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1 Femme de plume en tutu

22 octobre 2011

De nos jours, Pierre Carrier-Belleuse est surtout connu pour une tripotée de pastels de petits rats aux tutus diversement relevés, qui nous permettront d’aborder cette importante question :

faut-il lever la cuisse pour écrire  ?

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Danseuse écrivant

Pierre Carrier-Belleuse, vers 1890, collection privée

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant

Remerciements  à Andrea Fisher Fine Art (AndreaFisherFineArt.com)


Un sujet qui pose question

L’originalité de la composition et la perplexité du spectateur tiennent au fait que les nécessaires d’écriture ne font pas partie de l’équipement usuel des corps de ballet.

La jeune ballerine profite-t-elle d’un moment pendant la répétition pour écrire un mot urgent,  en se réfugiant dans une autre pièce à l’insu du maître de ballet ?  Sans doute pas, car elle a pris le temps de s’installer confortablement, en glissant un coussin de satin gris sous son pied droit.

S’agit-il plutôt d’une jeune fille riche qui, pendant son cours de danse à domicile, réfléchit à un plan de table, à une liste de courses, à moins qu’elle ne jette quelques vers sur le papier ?

Ou encore, avons-nous sous les yeux une poule de luxe qui reçoit en tutu et rédige une convocation pour un de ses admirateurs ?


L’écritoire

Voyons si l’écritoire de porcelaine peut nous fournir quelques lumières.
Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ecritoire
Elle est décorée d’un blason couronné, entouré semble-t-il par deux anges. Ce qui milite soit en faveur de la petite fille noble, soit en faveur de la poule de luxe.

L’encrier est ouvert, le couvercle est posé à  l’envers sur le guéridon, pour ne pas le tâcher. Derrière, un tiroir fermé entouré de jaune.

La flamme jaune et rouge qu’on voit à gauche, à la limite du tableau est un des pieds de l’écritoire. On retrouve ce motif en haut à droite, sur ce qui semble être une tasse à thé  assortie, posée sur l’écritoire avec sa soucoupe. A côté est posée une autre soucoupe vide.

On peut donc supposer que quelqu’un,  peut-être une amie de bon conseil,  est en train de prendre le  thé avec la jeune fille. Celle-ci a posé sa tasse sur l’écritoire pour se faire de la place pour écrire.

 

L’alliance

La jeune fille porte un simple anneau doré à l’annulaire de la main qui tient la plume.

Une fille qui semble si jeune peut-elle être mariée ? Et gauchère, puisque l’anneau de mariage se porte à la main gauche ? Pourtant c’est bien sa main droite qui écrit : à moins que PCB ait voulu dessiner, non pas directement la jeune fille, mais son reflet dans un miroir ? Tout cela semble bien compliqué…

D’autant que d’autres pastels de PCB montrent des danseuses très jeunes avec le même anneau d’or à la main droite. A l’époque, la signification de ce détail était claire  : ce ne peut être qu’un anneau de fiançailles. Et le thème de la petite fiancée émouvait tout en émoustillant.


Le mot et son sens

Portons maintenant notre attention sur cette fameuse lettre.

Vu de loin, il semblerait  logique que la feuille soit orientée face à la danseuse, parallèlement à l’écritoire. Mais dans ce cas pourquoi la plume se trouve-t-elle en milieu de page, sans rien de lisible au-dessus ? De plus, la main qui tient la plume fait obstacle à l’écriture.  Et le bas de page, maintenu par l’autre main, est recouvert par le tutu : manière très sûre de le tâcher !

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ligne
Vu de près, on se rend compte que la feuille est en  fait  orientée perpendiculairement à l’écritoire. Ainsi, la main ne fait plus obstacle et  la plume se trouve dans le coin en haut à gauche de la page : la jeune fille n’ a pas encore commencé à écrire. Quant au tutu, qui se retrouve sur le bord gauche de la feuille, il risque moins d’être tâché.


Une position impossible

Le plateau du guéridon doit être assez profond pour contenir, du fond vers l’avant,  l’écritoire, l’avant-bras  de la jeune fille et le haut de la feuille : on peut donc en déduire qu’il est de forme circulaire.

Une première difficulté apparaît : même si le guéridon est plaqué contre le mur, la danseuse risque de pousser du coude l’écritoire et de la faire tomber. Risque qui devient une certitude lorsque nous remarquons un détail forcement voulu par l’artiste : un coin de la feuille est pris sous le parement de laiton. Puisque la feuille ne peut avancer, la main est  forcée de reculer : PCB a placé son innocente jeune fille dans une machine à casser la porcelaine !

Seconde difficulté, encore plus sérieuse : dans cette position, il est en fait impossible d’écrire, puisque la main ne peut pas aller du papier à l’encrier.


Une danseuse qui n’écrit pas

Soit PCB a conçu une composition boiteuse, chose parfaitement possible chez cet artiste prolifique ;  soit il voulu mettre en scène délibérément une danseuse qui n’écrit pas.

Deux détails semblent le confirmer :   la feuille coincée sous le bord, qui attire l’attention sur la position impossible de l’avant-bras, coincé entre la lettre et l’encrier (mais pas de risque de le casser l’encrier si la fille ne bouge pas le bras) ; et le tutu coincé sur le papier ( pas de risque de le tâcher si la plume ne contient pas d’encre).

PCB a donc réussi le tour de force de nous prouver  par A plus B que le véritable titre n’est pas Une danseuse écrivant, mais Une danseuse qui fait semblant d’écrire.


Un bavardage contradictoire

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Roulettes« Elégante comme le guéridon, voyez comme la position des roulettes imite celle de mes chaussons : quand je danse, c’est comme si j’étais montée sur roues. »

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ecritoire Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ecritoire

« Raffinée comme la porcelaine, je suis blanche et virginale comme la feuille. Et ma plume y trace des arabesques, comme mes pointes sur les planches. »

« Inflammable et vénale comme un accessoire pour cocotte, béante comme l’encrier, j’aime manier le porte-plume et n’ai pas peur de me tâcher. »

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse_Comparaison


L’analyse de la « Danseuse écrivant » laisse au final plus de questions que de réponses : sans doute parce qu’elle constitue une sorte de compromis entre une scène de genre à décrypter – dans la veine des tableaux ferroviaires – et une image de charme à savourer – résultat de variations aléatoires.


pin-up-typewriter Esquire calendar 1953Esquire calendar, 1953

La collision entre encrier et tutu joue en somme le même rôle de coq-à-l’âne visuel que celle de la machine à écrire avec le maillot de bains : signaler au spectateur qu’il n’a pas à faire avec une intellectuelle à la plage, mais avec un pur objet sexuel.


sb-line

Pierre Carrier-Belleuse 1890 Ballerine ecrivant coll part

Danseuse écrivant, Pierre Carrier-Belleuse,1890, collection privée

Ce message théorique est confirmé par ce pastel jumeau : la même danseuse tient gracieusement la pose, mais maladroitement le crayon, pour tracer en caractère bâtons…

Pierre Carrier-Belleuse 1890 Ballerine ecrivant coll part detail Pierre Carrier-Belleuse Monogramme

…rien moins que le Monogramme du Maître, tout en jetant au spectateur un regard entendu :

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant visage

chez la ballerine, ce n’est pas avec l’agilité de la main qui prime !


Voilà qui place Carrier-Belleuse comme un des grands précurseurs de l’esthétique pinup.

Pour une confirmation éclatante, voir l’article suivant :  2 Danseuses en combinaison

2 Danseuses en combinaison

22 octobre 2011

La production pléthorique de Pierre Carrier-Belleuse va donner lieu à toute une série de combinaisons improbables, qui font tout le charme de sa veine dansante.

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Piquantes épistolières

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-EcrivantDanseuse écrivant Pierre_Carrier_Belleuse 1890 La lettre de ruptureLa lettre de rupture

Pierre Carrier-Belleuse,1890

A l’activité de l’épistolière s’oppose la passivité de la lectrice ; au blason sur l’encrier fait écho la couronne sur la lettre, celle du noble personnage qui vient de congédier la ballerine. Sur ses cuisses fermées, la lettre repliée souligne la fin de l’aventure.


Pierre_Carrier_Belleuse 1890 La lettre de ruptureLa lettre de rupture Pierre Carrier-Belleuse 1890 Le presentLe Présent

Pierre Carrier-Belleuse,1890

Dans « Le présent », la disparition de toute référence épistolière ramène la composition vers la scène de genre : la lettre est remplacée par l‘écrin d’un bracelet, l’enveloppe jetée par terre par un papier-cadeau. :La jeune fille, écrin ouvert sur ses jambes serrées, est dans l’expectative quant à la suite qu’il convient de donner.

Son air désabusé semble dire qu’elle est bien consciente de la métaphore : d’abord ouvrir l’écrin, ensuite ouvrir les jambes.

Sans prendre le risque de prendre à rebrousse-poil sa riche clientèle, le peintre livre discrètement un embryon de critique sociale : l’emballage tombé par terre est accompagné d’une faveur bleue, du même ton que la ceinture de la jeune danseuse . Manière de signifier que son vêtement et son corps ne sont guère plus qu’un paquet-cadeau et un bracelet : vite froissé, vite enfilé.


Pierre Carrier-Belleuse Danseuse tenant lettreDanseuse tenant une lettre, Pierre Carrier-Belleuse, 1898

La même métaphore fille/papier est filée dans cette resucée : tandis que le tutu se casse contre le mur, l’enveloppe jetée par terre se casse contre la plinthe.


Pierre Carrier-Belleuse 1890 La lettreDeux danseuses lisant une lettre, 1890

Une possibilité de variante fructueuse est celle du duo. La présence de la confidente banalise le thème de la lettre de l’admirateur : un poulet dont on partage le contenu reste dans la normalité de la vie de ballerine. Et le bouquet dans le vase rappellent qu’elles sont bien, toutes deux, des sortes de fleurs en tutus.

A noter la réutilisation du guéridon d’acajou circulaire, qui devait faire partie du mobilier du maître.


Pierre Carrier-Belleuse 1913 La lettreDeux danseuses écrivant une lettre, 1913

Même procédé du duo, cette fois au service du thème de l’écriture acrobatique.


Charmantes lectrices

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-EcrivantDanseuse écrivant Pierre_Carrier Belleuse 1890 Sitting_Ballet_DancerDanseuse lisant le journal, 1890, Far Eastern Art Museum , Khabarovsk

Installée à son aise dans un fauteuil, la cuisse haute et un coussin sous le pied, cette danseuse a perdu toute prétention aristocratique : elle est plongée dans « Le petit Journal », titre populaire, bon marché, et plein de faits divers racoleurs.

Trivialité de la posture, trivialité de la lecture… Le peintre explore ici une nouvelle thématique : celle de la déesse descendue du piédestal, de la fée des planches aux pieds sensibles. Et ce faisant nous fait partager le plaisir sacrilège du fantasme démystifié.


Pierre_Carrier Belleuse 1890 Sitting_Ballet_DancerDanseuse lisant le journal, 1890 Pierre Carrier-Belleuse 1891Danseuse lisant un livre, 1891

Inévitable déclinaison de la posture et du thème, en remplaçant le journal par un livre


Pierre Carrier-Belleuse 1891 danseuse avec livreDanseuse lisant un livre, 1891

Au livre s’ajoute un nouvel attribut, les cartes retournées : entre deux tours de danse, la vie de la ballerine n’est qu’une longue patience.

Le guéridon rond est ici astucieusement utilisé pour suggérer, de loin, qu’elle est assise en tailleur, cuisses ouvertes.


Pierre Carrier-Belleuse 1891 Danseuses-Lisant_Livre
Danseuses lisant un livre, 1891

Le caractère excitant de la scène tient à l’utilisation à contre-emploi du tutu : parure esthétique lorsque la ballerine s’envole, il devient lorsqu’elle  s’assoit un pur accessoire érotique, qui dit le contact direct, inconcevable pour toute femme respectable, entre le siège et le séant.


Délicieuses joueuses

Si les danseuses sont statutairement des grandes filles qui montrent leurs jambes, ce sont aussi des petites filles qui ne pensent qu’à jouer dès qu’elles ont un moment.

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuses-Jouant_Cartes_Couchees
Danseuses jouant aux cartes couchées

Les tutus blancs en éventail ramènent le regard sur les décolletés pigeonnants, tout en l’incitant à traverser la barrière qui cache la partie intéressante de ces filles-fleurs coupées en deux.


Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuses-Jouant_Cartes_AssisesDanseuses jouant aux cartes assises, date inconnue

Ces deux-là mettent tutu à terre pour taper le carton, tandis qu’une compagne, derrière, s’exerce de manière plus gracieuse à la barre.


Pierre Carrier-Belleuse 1905 La partie de cartesLa partie de cartes, 1905

Moins une partie de cartes qu’une séance de divination, avec l’as de coeur qui sort.


Pierre Carrier-Belleuse 1898 Flint Institute of ArtsDanseuses jouant aux osselets, 1894

Dans ce pastel improbable, une ballerine déguisée en guêpe se prépare à jouer aux osselets, sous les yeux d’une copine attentive. Quatre osselets sont disposés par terre ; le cinquième, que la fille tient dans sa main gauche, doit être celui qu’on appelle le « père », elle l’examine pour bien le repérer.

L’une est assise, l’autre vautrée : leurs jambes étalées en V sont celles de gamines insouciantes, tandis que leur décolleté pigeonnant et le crêpe de leurs tutus en corolle leur font des appas de veuves noires.

Il nous est signifié que les danseuses sont agiles, piquantes, paresseuses et infantiles. Et qu’elles adorent jouer avec ce qui reste des vieux messieurs une fois qu’on les a sucés jusqu’à l’os…


Pierre Carrier-Belleuse1929 ca La partie de dames

La partie de dames, Pierre Carrier-Belleuse, vers 1929

Jusque très tard dans sa carrière, Carrier-Belleuse offrira à ses petits rats toutes les occasions pour ne pas danser.



Danseuse mangeant
Je n’ai malheureusement pas pu trouver de meilleure reproduction de cette posture improbable : saucissonner à califourchon.


La danseuse-chimère

Carrier Belleuse Pierre Danseuse Ecrivant recomposée Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-EcrivantDanseuse écrivant

Prenez le haut de la « Danseuse lisant une lettre » ainsi que le bas de son canapé ; prenez le guéridon des « Deux danseuses lisant une lettre » ; ajoutez-y les jambes de la « Danseuse lisant le journal », sans oublier son coussin : vous obtenez par synthèse une chimère très convaincante de notre Danseuse écrivant : il ne reste qu’à lui roussir les cheveux et bleuir les yeux pour que la ressemblance soit totale.

Voilà sans doute d’où proviennent toutes les bizarreries : le coussin sous le pied ; le tutu qui grimpe inexplicablement sur la table ; l’écritoire qui a la place de se caser parce que le plateau du guéridon est circulaire. Toutes ces indications déconcertantes tiennent non pas à une subtilité symbolique, mais à une méthode de production par découpage et recollage.

La préoccupation de Pierre Carrier-Belleuse n’est pas, comme Degas, de saisir un instant du mouvement d’un corps de ballerine ou d’un corps de ballet. Il s’agit de produire en série des danseuses suffisamment variées pour satisfaire des clients qui réclament tous des tutus, mais chacun le sien.

Aussi explore-t-il méthodiquement les possibilités de la combinatoire :

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse_Combinatoire


Deux faux Carrier-Belleuse que je me suis permis de fabriquer  par la même méthode :

Sitzende Ballett-Tänzerin beim Lesen einer Zeitung. 1890

Sitzende Ballett-Tänzerin beim Lesen einer Zeitung. 1890

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse_Lisant-Lettre_Recollee

Parfois, à force de recoller des morceaux, on finit par s’emmêler les pastels, comme le montre la « Danseuse écrivant » qui est bien incapable d’écrire. Ses aspects intrigants ne résultent pas d’une réflexion profonde : juste des effets collatéraux du collage.


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