2 Danseuses en combinaison
La production pléthorique de Pierre Carrier-Belleuse va donner lieu à toute une série de combinaisons improbables, qui font tout le charme de sa veine dansante.
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Piquantes épistolières
Danseuse écrivant | La lettre de rupture |
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Pierre Carrier-Belleuse,1890
A l’activité de l’épistolière s’oppose la passivité de la lectrice ; au blason sur l’encrier fait écho la couronne sur la lettre, celle du noble personnage qui vient de congédier la ballerine. Sur ses cuisses fermées, la lettre repliée souligne la fin de l’aventure.
La lettre de rupture | Le Présent |
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Pierre Carrier-Belleuse,1890
Dans « Le présent », la disparition de toute référence épistolière ramène la composition vers la scène de genre : la lettre est remplacée par l‘écrin d’un bracelet, l’enveloppe jetée par terre par un papier-cadeau. :La jeune fille, écrin ouvert sur ses jambes serrées, est dans l’expectative quant à la suite qu’il convient de donner.
Son air désabusé semble dire qu’elle est bien consciente de la métaphore : d’abord ouvrir l’écrin, ensuite ouvrir les jambes.
Sans prendre le risque de prendre à rebrousse-poil sa riche clientèle, le peintre livre discrètement un embryon de critique sociale : l’emballage tombé par terre est accompagné d’une faveur bleue, du même ton que la ceinture de la jeune danseuse . Manière de signifier que son vêtement et son corps ne sont guère plus qu’un paquet-cadeau et un bracelet : vite froissé, vite enfilé.
Danseuse tenant une lettre, Pierre Carrier-Belleuse, 1898
La même métaphore fille/papier est filée dans cette resucée : tandis que le tutu se casse contre le mur, l’enveloppe jetée par terre se casse contre la plinthe.
Deux danseuses lisant une lettre, 1890
Une possibilité de variante fructueuse est celle du duo. La présence de la confidente banalise le thème de la lettre de l’admirateur : un poulet dont on partage le contenu reste dans la normalité de la vie de ballerine. Et le bouquet dans le vase rappellent qu’elles sont bien, toutes deux, des sortes de fleurs en tutus.
A noter la réutilisation du guéridon d’acajou circulaire, qui devait faire partie du mobilier du maître.
Deux danseuses écrivant une lettre, 1913
Même procédé du duo, cette fois au service du thème de l’écriture acrobatique.
Charmantes lectrices
Danseuse écrivant | Danseuse lisant le journal, 1890, Far Eastern Art Museum , Khabarovsk |
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Installée à son aise dans un fauteuil, la cuisse haute et un coussin sous le pied, cette danseuse a perdu toute prétention aristocratique : elle est plongée dans « Le petit Journal », titre populaire, bon marché, et plein de faits divers racoleurs.
Trivialité de la posture, trivialité de la lecture… Le peintre explore ici une nouvelle thématique : celle de la déesse descendue du piédestal, de la fée des planches aux pieds sensibles. Et ce faisant nous fait partager le plaisir sacrilège du fantasme démystifié.
Danseuse lisant le journal, 1890 | Danseuse lisant un livre, 1891 |
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Inévitable déclinaison de la posture et du thème, en remplaçant le journal par un livre
Danseuse lisant un livre, 1891
Au livre s’ajoute un nouvel attribut, les cartes retournées : entre deux tours de danse, la vie de la ballerine n’est qu’une longue patience.
Le guéridon rond est ici astucieusement utilisé pour suggérer, de loin, qu’elle est assise en tailleur, cuisses ouvertes.
Danseuses lisant un livre, 1891
Le caractère excitant de la scène tient à l’utilisation à contre-emploi du tutu : parure esthétique lorsque la ballerine s’envole, il devient lorsqu’elle s’assoit un pur accessoire érotique, qui dit le contact direct, inconcevable pour toute femme respectable, entre le siège et le séant.
Délicieuses joueuses
Si les danseuses sont statutairement des grandes filles qui montrent leurs jambes, ce sont aussi des petites filles qui ne pensent qu’à jouer dès qu’elles ont un moment.
Danseuses jouant aux cartes couchées
Les tutus blancs en éventail ramènent le regard sur les décolletés pigeonnants, tout en l’incitant à traverser la barrière qui cache la partie intéressante de ces filles-fleurs coupées en deux.
Danseuses jouant aux cartes assises, date inconnue
Ces deux-là mettent tutu à terre pour taper le carton, tandis qu’une compagne, derrière, s’exerce de manière plus gracieuse à la barre.
La partie de cartes, 1905
Moins une partie de cartes qu’une séance de divination, avec l’as de coeur qui sort.
Danseuses jouant aux osselets, 1894
Dans ce pastel improbable, une ballerine déguisée en guêpe se prépare à jouer aux osselets, sous les yeux d’une copine attentive. Quatre osselets sont disposés par terre ; le cinquième, que la fille tient dans sa main gauche, doit être celui qu’on appelle le « père », elle l’examine pour bien le repérer.
L’une est assise, l’autre vautrée : leurs jambes étalées en V sont celles de gamines insouciantes, tandis que leur décolleté pigeonnant et le crêpe de leurs tutus en corolle leur font des appas de veuves noires.
Il nous est signifié que les danseuses sont agiles, piquantes, paresseuses et infantiles. Et qu’elles adorent jouer avec ce qui reste des vieux messieurs une fois qu’on les a sucés jusqu’à l’os…
La partie de dames, Pierre Carrier-Belleuse, vers 1929
Jusque très tard dans sa carrière, Carrier-Belleuse offrira à ses petits rats toutes les occasions pour ne pas danser.
Je n’ai malheureusement pas pu trouver de meilleure reproduction de cette posture improbable : saucissonner à califourchon.
La danseuse-chimère
Danseuse écrivant |
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Prenez le haut de la « Danseuse lisant une lettre » ainsi que le bas de son canapé ; prenez le guéridon des « Deux danseuses lisant une lettre » ; ajoutez-y les jambes de la « Danseuse lisant le journal », sans oublier son coussin : vous obtenez par synthèse une chimère très convaincante de notre Danseuse écrivant : il ne reste qu’à lui roussir les cheveux et bleuir les yeux pour que la ressemblance soit totale.
Voilà sans doute d’où proviennent toutes les bizarreries : le coussin sous le pied ; le tutu qui grimpe inexplicablement sur la table ; l’écritoire qui a la place de se caser parce que le plateau du guéridon est circulaire. Toutes ces indications déconcertantes tiennent non pas à une subtilité symbolique, mais à une méthode de production par découpage et recollage.
La préoccupation de Pierre Carrier-Belleuse n’est pas, comme Degas, de saisir un instant du mouvement d’un corps de ballerine ou d’un corps de ballet. Il s’agit de produire en série des danseuses suffisamment variées pour satisfaire des clients qui réclament tous des tutus, mais chacun le sien.
Aussi explore-t-il méthodiquement les possibilités de la combinatoire :
Deux faux Carrier-Belleuse que je me suis permis de fabriquer par la même méthode :
Parfois, à force de recoller des morceaux, on finit par s’emmêler les pastels, comme le montre la « Danseuse écrivant » qui est bien incapable d’écrire. Ses aspects intrigants ne résultent pas d’une réflexion profonde : juste des effets collatéraux du collage.
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J’adore ces tableaux je les trouve très bien fait et magnifique ces ballerines!!!
Bonjour,
Je recherche un article sur le tableau « Le Maraudeur » de Pierre Carrier Belleuse.
Dans l’espoir d’un retour,
Cordialement
JB.LABAU
Il est amusant de voir qu’il y a des similitudes dans les manières dont Pierre CB et son père dirigeaient leurs productions artistiques. Albert CB recyclait également ses sculptures en les déclinants en plusieurs versions, changeant seulement quelques ornements.