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5 Dans un Café : un contre deux

18 janvier 2014

Une salle lumineuse, de larges miroirs, des dorures, deux joueurs et un buveur près de son verre… Avec Caillebotte, quatre ans après L’Absinthe  de Degas, nous avons changé de quartier mais aussi d’univers : nous ne sommes plus dans un bistro de la Butte, repaire de d’artistes, de poules et de fripouilles ; mais dans un bel établissement  des boulevards, à la clientèle uniquement masculine.

Dans un café

Gustave Caillebotte, 1880, Musée des Beaux-Arts, Rouen
Caillebotte Dans un Cafe

Un lieu ouvert

Dans L’Absinthe, le miroir reflétait une vitrine protégée par des voilages,  fermant le tableau sur l’arrière. Ici au contraire, il révèle une ouverture, porte ou fenêtre, qui baigne le lieu de lumière. Les boules des lustres sont éteintes, la journée est ensoleillée,  le store aux rayures blanches et rouges est déployé sur la terrasse. Puisqu’un des clients a accroché son manteau à une patère, c’est que nous ne sommes pas en plein été, plutôt en demi-saison.

Les quatre soucoupes

Caillebotte Dans un Cafe soucoupesLe détail des quatre soucoupes empilées à côté du buveur était significatif pour Caillebotte, puisqu’il figure déjà dans un dessin préparatoire  (New Haven, Yale University Art Gallery). Le buveur attaque donc sa quatrième consommation.

Comme une loi libéralisant les débits de boisson avait été votée cette année-là (le 17 juillet 1880), certains  ont pu voir dans le tableau un manifeste contre l’alcoolisme. Interprétation sans doute forcée, si le verre n’est qu’un

« bock d’une médiocre bière, qu’à sa trouble couleur et à sa petite mousse savonneuse nous reconnaissons immédiatement pour cet infâme pissat d’âne brassé, sous  la rubrique de bière de Vienne, dans les caves de la route des Flandres. »

J.-K.Huysmans, L’Art Moderne, juin 1883, p 112


Une forte personnalité

Le buveur, qui occupe les deux tiers du tableau, écrase le reste de la pièce sous sa présence massive. Debout devant la table, négligeant la chaise, les mains dans les poches, il observe de son regard bleu. Et son chapeau-melon exhausse encore sa stature imposante.

Mais son calme n’est peut être que d’apparence : ses  mains pourraient facilement basculer de la décontraction à la menace ; son regard clair, de l’attention au vide alcoolisé ; et son équilibre ne tient peut-être  que grâce à la table contre laquelle il s’appuie.

Un des ressort du tableau réside dans cette ambiguïté : quatre soucoupes, c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez pour trancher entre le gaillard qui encaisse en restant parfaitement lucide, et l’alcoolique proche de rouler par terre.

Huysmans décrit bien le mélange de sympathie et d’agacement que suscite ce type de personnage :

« Ce pilier d’estaminet, avec son chapeau écrasé sur la nuque, ses mains plantées dans les poches, l’avons-nous assez vu dans toutes les brasseries, hélant les garçons par leurs prénoms, hâblant et blaguant sur les coups de jacquet et de billard, fumant et crachant, s’enfournant à crédit des chopes ».


Un personnage très similaire, campé lui aussi devant un miroir, figure dans un pastel de Manet réalisé l’année d’avant, et qui est peut être une des sources de Caillebotte (il s’agit du fils du propriétaire du restaurant Le Père Lathuille)

manet_Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, 1879 Don promis au Los Angeles, County Museum of Art

Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, Manet, 1879,

Don promis au Los Angeles, County Museum of Art


Deux joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs
En contraste, les deux autres consommateurs sont assis, tassés sur la banquette et la chaise. Ils ont ôté leurs chapeaux et les ont accrochés sur la tringle au-dessus d’eux, en une sorte de décapitation ou de capitulation symbolique : un chapeau-melon, un chapeau-claque, peut-être appartiennent-ils à des milieux sociaux différents.

Un jeu les rassemble, mais lequel ? Echecs, dames, tric-trac, dominos ? En tout cas un jeu de réflexion, qui mobilise toute l’attention de celui qui tient son menton dans son poing : en face, son partenaire attend qu’il ait joué.

Pourquoi pas une partie de bézigue, un jeu de cartes qui peut se jouer  à deux, et que Caillebotte a représenté cette même année 1880 ?
Caillebotte_Jeu de_Bezique

Partie de bézigue, 1880, Collection privée

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En tout cas la posture de l’observateur, debout les mains dans les poches, rappelle étrangement celle de notre pilier d’estaminet : sinon que celui-ci ne se tient pas juste au dessus de la table de jeu.


La cigarette

Revenons aux joueurs du Café : sur leur table, une cigarette est posée dans un cendrier, sa fumée monte vers la clarté du jour.  A la manière du chronomètre qu’on utilise aux échecs, elle mesure le temps imparti au joueur, tout en rendant visible les volutes de sa réflexion.

Un moment de suspens

S’il existe des tensions dans la scène, nous sommes à un moment où elles se neutralisent. Rien ne bouge sauf la fumée, le café tout entier semble figé dans l’attente du coup qui va venir.

Une composition en cinq tranches

Prenons un peu de recul et lisons le tableau frontalement, en faisant abstraction de la profondeur.  On peut distinguer cinq tranches verticales, séparées par des arêtes bien matérialisées.
Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches
La première tranche à gauche,  va jusqu’à la moulure du miroir et contient le verre et ses soucoupes. La deuxième, jusqu’à la moulure dorée, contient le buveur lui-même. Une tranche étroite, au milieu,  contient uniquement le manteau. La quatrième tranche correspond à la cloison grise et contient les deux joueurs. La dernière enfin contient le cendrier sur fond de soleil, et l’autre moulure du miroir.

Une mise en balance

Degas avait utilisé les reflets verticaux dans le miroir pour nous proposer un triptyque, Caillebotte se sert du même procédé pour composer un polyptyque en cinq panneaux. De part et d’autre de l’étroite bande centrale, les tranches s’organisent de manière symétrique : le buveur massif, son chapeau, son grand lustre et sa table, fait pendant aux deux frêles joueurs, à leurs petits chapeaux, à leur petit lustre et à leur petite table ; de même la boisson, vice lourd, s’oppose à la cigarette, vice léger.

Tout le tableau est ainsi mis en balance autour de la patère où est accroché le manteau, qui marque la verticale comme l’aiguille d’un fléau.

On sent bien que cet équilibre est fragile : les joueurs miniatures, le filet de fumée et le rayon de soleil peuvent-ils faire contrepoids au costaud lesté de ses quatre soucoupes ?


A la différence de la buveuse d’absinthe de Degas, le colosse de Caillebotte a le gabarit pour encaisser. Quatre bières n’ont pas entamé le bleu de son regard. Il domine le bistrot de sa stature. Mûrit-il un mauvais coup ? Ses grosses pognes cachent-elles  un coup de poing américain, une matraque ? Vont-elles s’abattre sur les têtes sans défense des deux joueurs, obnubilés par leur  partie ?

Le manteau suspendu derrière sa sinistre pourrait être l’emblème d’un voleur, d’un pickpocket. Ou pire, évoquant la carcasse pendue au croc du boucher, celle d’un possible assassin :  « l’assommeur de l’assommoir », quel beau titre pour les gazettes !

Après le café-laboratoire de Degas, l’honnête Caillebotte nous aurait-t-il invité, avec ses marbres, ses moulures dorées, ses banquettes rouges-sang, dans un café-boucherie ?

Nous allons voir qu’il n’en est rien. Mais pour comprendre ce que représente le personnage du buveur, nous devons examiner d’autres oeuvres de Caillebotte.

6 Dans un Café : un culte à la lumière

18 janvier 2014

Le plein air, la lumière du jour, les extérieurs ensoleillés,  sont les ingrédients fondamentaux des peintres impressionnistes.  Mais Caillebotte est peut-être celui qui a le mieux réussi, dans plusieurs oeuvres savantes et singulières, à prendre comme sujet principal du tableau cet héliotropisme, cet appétit immodéré d’extérieur.

Avant de revenir au café, une courte promenade lumineuse parmi ces autres oeuvres nous sera bénéfique.


Jeune homme à la fenêtre

 Caillebotte, 1876, Collection privée

 Caillebotte_-_Jeune_homme_a_la_fenetre

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Ce tableau faisait partie, avec les deux versions des Raboteurs, du lot montré par Caillebotte lors de sa première participation à l’Exposition Impressionniste, en mars 1876.

Un portrait de dos

Un de ses intérêts est biographique : la vue est prise depuis l’appartement familial, un hôtel particulier situé à l’angle de la rue de Miromesnil et de la rue de Lisbonne. Le jeune homme est René, le premier frère de Gustave,  de trois ans son cadet.

Rétrospectivement, cet homme en noir qui nous tourne le dos prend une dimension tragique : car René va mourir le 1er novembre 1876, six mois à peine après l’exposition qui a vu le premier succès de son frère.

Le peintre debout

Debout,  tête nue,  fermement campé sur ses jambes, René observe le boulevard. Et le peintre, par derrière, observe son frère.

Caillebotte  s’essaye ici au procédé de la « Rückenfigur surplombante » mis au point par Caspar-David Friedrich avec, là encore, une figure chère, celle de sa propre femme (voir Le coin du peintre).Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Perspective

Il inaugure également le point de vue perspectif qui sera celui de Dans un Café : le peintre est debout comme son personnage  : la ligne de fuite passe exactement au niveau de ses yeux.


La femme qui attend

Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail fiacreCaillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail femmeA la différence de Friedrich le mystérieux, Caillebotte n’évite pas de nous montrer ce que son personnage regarde : une femme campée au bout du trottoir,  au carrefour avec le boulevard Malesherbes, dans l’ombre large de l’immeuble. Le soleil commence à baisser (il se trouve en haut à gauche). Et la femme est tournée en direction du soleil.

De part et d’autre de la femme en attente, deux fiacres sont également à l’arrêt (d’après les jambes du cheval). Ils sont eux aussi tournés face au soleil. Celui de gauche est garé à contrevoie, celui du fond est garé à droite, dans le sens normal de la circulation.


Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Miroir
Il en résulte une impression de symétrie optique entre les deux rues et les deux fiacres : comme si la fenêtre prolongeait indéfiniment son effet de miroir jusqu’à ce point focal des regards que constitue la jeune femme.

Comme dans Dans un Café, nous sommes dans un moment de suspens, d’attente que quelque chose bouge. La jeune femme se trouve à l’intersection de deux rues. Mais aussi de l’intérêt des deux cochers qui se disent « va-t-elle monter ? ».  Mais aussi de la curiosité désirante du jeune homme et de son double qui, peut-être, se posent la même question.

Cinq personnages héliotropes équilibrés sur des lignes de force,

comme les pièces d’un jeu d’échec dans l’attente que la reine bouge.

Homme au balcon, boulevard Haussmann

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann

En 1880, Gustave reprend l’idée de l’observateur observé et du balcon sur la rue. Entre temps,  il a quitté l’immeuble  familial de la rue de Lisbonne pour s’installer au 6ème étage d’un immeuble du 31 boulevard Haussmann, à deux pas de l’Opéra. Changement de lieu qui l’encourage  sans doute à  superposer au souvenir de son cher René, l’image équivalente de ce bel homme en haut de forme et habit de soirée qui s’accoude au balcon pour contempler, comme au théâtre,  le spectacle du monde.


Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann_perspective
La     composition est plus simple que dans Jeune homme à sa fenêtre : la perspective est frontale, on ne voit ni l’intérieur de la pièce ni ce qui se passe en bas dans la rue. Mais le point de vue perspectif est le même : le peintre est debout comme son modèle, et décalé sur sa gauche.

Les bandes du store et les panneaux de la ferronnerie définissent un découpage en quatre bandes dans lequel  s’inscrivent symétriquement  l’homme et le pot de fleur, la fenêtre-miroir et le peintre invisible. Mise en balance très proche de celle que nous avons remarquée dans  Dans un Café, peint la même année, dans la même ambiance lumineuse, avec le même store aux rayures blanches et rouges.

Un balcon

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Un_balcon_(1880)

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Enfin nous voici sortis à l’extérieur, sur le balcon côté  boulevard Haussmann. Bien que traité à larges touches, nous reconnaissons tout de suite le premier personnage, avec son melon, ses rouflaquettes, sa large moustache et son col ouvert. Il se tient debout, dans la position qu’il affectionne : appuyé en arrière, les mains dans les poches. Depuis le balcon du sixième, il observe le boulevard.Caillebotte_Un_balcon_perspective


Et Gustave l’observe cette fois non de face comme dans Dans un Café, ni de dos, mais de profil, en se plaçant toujours à sa hauteur.

Notons également l’opposition entre le melon du personnage debout et le haut-de-forme de l’homme penché, qui rappelle quelque peu la supériorité du buveur sur les joueurs, dans Dans un Café.

Le contraste lumineux entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérisait les autres tableaux, est ici remplacé par une opposition entre le versant éclairé et le versant sombre du boulevard.

Notons donc cette règle que Caillebotte semble s’être imposée à cette époque :

la lumière est là où le peintre n’est pas.

Portait d’Homme

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Portrait_d'Homme

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Revenons à l’intérieur pour retrouver notre homme, en tout cas le même type d’homme massif, en moustache rousse et rouflaquettes brunes. Il est ici en habit de soirée, redingote, pantalon sombre et noeud serré : bien loin du déguisement de « pilier d’estaminet » qu’il avait passé pour plaire à l’ami Gustave : chapeau-melon, col débraillé, veste vague et pantalon clair.

Caillebotte Dans un Cafe _homme
Nous ne savons rien de son identité : un ami proche de Caillebotte en cette année 1880, proche comme un frère si c’est bien lui qui pose de dos, en haut-de-forme, superposé à l’image du bien-aimé René, dans l’unique autre Rückenfigure masculine de  Caillebotte.

Quoiqu’il en soit, dans cette série de tableau, il symbolise ces contemplatifs urbains qui, du fond d’un bar, du haut d’un balcon, ou de l’intérieur du  salon, dirigent toujours leur regard vers la lumière.

Intérieur

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Interieur

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Le mari

A la même place dans le fauteuil près de la fenêtre, ce barbu n’est pas un contemplatif : c’est par l’intermédiaire du journal qu’il entend s’informer sur le monde. Les glands et le noeud du rideau, à l’aplomb de son entrejambe, sous-entendent peut-être une préférence pour le lien conjugal plutôt que pour les aventures extérieures.


La femme

A côté de lui, la troisième et dernière Rückenfigure de Caillebotte, peinte  cette même année 1880, regarde par la fenêtre. Aucune fuyante ne permet de déterminer la position du point de fuite :

le lieu du couple – le pièce à la fenêtre close – semble être littéralement, pour Caillebotte à cette époque, un espace sans perspective.Caillebotte_-_Interieur_Exterieur

Si nous le comparons au tableau qui est probablement  son pendant, il semble bien que dans les deux cas le peintre se trouve debout à gauche, derrière sa Rückenfigure.

Porte-fenêtre grande ouverte contre fenêtre close, rayures colorés des stores contre  bouillonnement de rideaux blancs :  l’espace qui offre aux yeux du célibataire apparaît comme véritablement illimité, comparé à celui de la femme mariée : néanmoins, la fenêtre maritale n’est pas totalement domestiquée puisqu’elle laisse voir au moins jusqu’à  l’immeuble d’en face.

Caillebotte_-_Interieur_Canterbury
La pancarte « (Ca)nt(e)rbu(ry) » indique qu »il s’agit d’un hôtel, d’un lieu qui vous fait rêver d’étranger.


L’autre

Caillebotte_-_Interieur_etranger
Et l’étranger se trouve bien là, minuscule, à l’une des fenêtres  : c’est lui que la jeune femme regarde.

Un « conte de Cantorbery » du monde moderne, en quelque sorte…

Au cours de cette excursion, nous en avons appris un peu plus sur les sujets d’intérêt de Caillebotte en 1880, l’année où il peint Dans un Café.

Nous savons qu’il a pris plusieurs fois pour modèle ce costaud à moustache et rouflaquettes, qu’il utilise volontiers l’opposition entre les personnages assis/dominés, et les personnages debout/dominants. Parmi lesquels il se situe lui-même, puisque le point de fuite est toujours au niveau des yeux du personnage debout.

Nous en savons un peu plus ce que signifie « regarder dehors ». La fenêtre  de l’immeuble haussmannien prolonge à domicile le plaisir du  balcon de théâtre : contempler d’en haut, sans être vu,  le spectacle du monde,  les jolies passantes, les fiacres ; voir, en étant vu, l’étranger de la loge d’en face.

Surtout, nous en savons beaucoup plus sur la dévotion que Caillebotte lui-même porte à la lumière du jour. Avec ses grilles ouvragées, ses balustres, son store en guise de dais, chaque balcon est une chapelle particulière pour célébrer ce culte, un culte qui se pratique debout, si possible les mains dans les poches.

Et même dans la scène un peu vaudevillesque de l’hôtel Canterbury, les dentelles immaculées et les lourds velours bleu des rideaux lui dressent comme un reposoir.

7 Dans un Café : où est Gustave ?

18 janvier 2014

Comme dans tout tableau comportant un miroir, se pose la question « où est le peintre ? ».

La réponse nécessite une analyse précise de cette perspective singulièrement tarabiscotée, et va nous entraîner dans des réflexions en abyme.

Caillebotte Dans un Cafe

Les reflets

A la différence des reflets brouillés de Degas, ceux de Caillebotte sont d’une netteté géométrique. Le miroir reflète sans déperdition, c’est la condition nécessaire pour montrer le second miroir qui se  reflète à l’intérieur du premier, et reflète lui-même à son tour la lumière de la terrasse.

Le buveur et son double

Caillebotte Dans un Cafe _reflet tete

Dans un premier temps, le spectateur se laisse impressionner par la carrure du buveur,  qui barre la route à toute analyse : et son reflet,  à sa gauche, apparaît juste comme un effet servant à renforcer  cette présence, dans une sorte de dédoublement à la Dupond et Dupont.

Un jeu de miroirs

C’est seulement dans un second temps que l’oeil commence à appréhender la toile dans sa profondeur, et réalise que le sujet principal du tableau pourrait bien être, non pas le buveur, mais le jeu de miroirs lui-même. Nous sommes alors invités à pénétrer dans une sorte d’attraction optique, truffée  d’indices visuels tantôt mis en évidence, tantôt dissimulés, pour nous aider ou pour nous perdre…

Le porte-chapeaux

On comprend vite que les deux chapeaux sont accrochées à une tringle fixée sur le second miroir, ce qui explique leurs reflets très rapprochés. La tringle se poursuit sur la droite, devant le store,  confirmant que l’ouverture est elle-aussi un reflet, vu dans ce second miroir.

Comme la tringle du porte-manteau se superpose visuellement aux supports du second lustre, les ferrures dorées, les quatre boules blanches et les quatre « chapeaux » noirs se mélangent en une sorte d‘objet composite, rendu possible seulement dans l’espace virtuel des miroirs, qui abolit les distances.

Banquette et manteau

Caillebotte Dans un Cafe_manteauEn masquant derrière la banquette la moulure du bas du miroir, Caillebotte nous empêche de distinguer du premier coup d’oeil ce qui est cloison et ce qui est reflet. Il nous oblige à réfléchir mais nous donne tout de même un indice  : le bas du manteau passe devant la banquette, ce qui prouve que la cloison à laquelle il est accroché ne peut pas être un miroir.

Manteau et chapeaux travaillent donc de concert pour discriminer le mur et le miroir.


La veste du buveur

Caillebotte Dans un Cafe veste bezigueCaillebotte Dans un Cafe vesteLes vestes d’homme se boutonnent pan gauche sur pan droit, et la poche de poitrine est à gauche.

C’est ce que nous constatons sur la veste de l’homme debout dans La partie de bézigue,  et sur la veste du buveur. Ce qui nous confirme que ce dernier n’est pas  un reflet dans un miroir : à la différence des joueurs, c’est bien un personnage réel qui se dresse, en chair et en os, en face du peintre.

Le point de fuite

Caillebotte Dans un Cafe_point de fuite gauche
Les fuyantes des deux tables du premier plan donnent un point de fuite situé en haut du reflet du chapeau melon du buveur. Ce point de fuite est également cohérent avec les reflets des trois chapeaux dans le miroir (Il ne faut pas tenir compte de la ligne qui semble être le bord gauche de la table du buveur, et correspond en fait au contour en accolade du dossier de la chaise).

Le peintre serait donc situé face au buveur, un peu plus haut que lui : celui-ci lui fait  presque complètement écran, mais on devrait au moins voir l’oeil et le front de Gustave dépassant au dessus du reflet du chapeau-melon.


Abymes absents

Caillebotte Dans un Cafe_abyme
Le principal problème de ce point de fuite n’est pas l’absence du reflet de Gustave : il tient au fait que, si la pièce est symétrique et si les miroirs sont face à face sur les murs opposés, on devrait avoir une construction en abyme, une multiplication à l’infini des reflets du buveur et des joueurs.

Un second point de fuite ?

Caillebotte Dans un Cafe_points de fuite
Un autre point de fuite est possible : si on suppose toujours que les deux miroirs sont face à face sur les murs opposés de la pièce, on peut tracer une fuyante reliant les deux points où la moulure dorée coupe le haut de la banquette. De même, si les lustres sont également symétriques, on peut tracer une autre fuyante passant par le centre des lustres. L’intersection de ces deux lignes donne un point de fuite en haut à droite du tableau, confirmé par le bord gauche de la table des joueurs.

Gustave parmi les joueurs ?

Comme ce point se trouve à l’aplomb  de la signature, il est tentant, un instant , de penser que Gustave pourrait bien se dissimuler dans l’un des joueurs, mais lequel  :  celui de dos, qui regarderait la scène dans le miroir en face de lui ?  Ou celui de face, qui au lieu de jouer serait en fait en train de dessiner, le coude sur la table…

Mais ce point de fuite est  trop haut pour identifier le peintre avec l’un ou l’autre joueur. Par ailleurs, il conduirait à conclure que Caillebotte a délibérément truqué la perspective, avec un point de fuite différent pour l’espace réel, en avant du miroir, et l’espace virtuel, en arrière. Il doit y avoir une autre explication…

Une zone anormale

Caillebotte Dans un Cafe_paroi manquante
Sur la première cloison, derrière le buveur, il existe une zone moulurée intermédiaire – là ou est accroché le manteau –  entre le panneau du lustre et le miroir. Alors que sur la cloison grise, derrière les joueurs, le miroir jouxte directement le panneau du lustre.


Une perspective faussée ?

Ce décor  est-il vraiment composé de bric et de broc, en prenant des libertés avec la perspective ?

En fait, les soit-disantes « anomalies » – double point de fuite, cloisons différentes – n’en sont que parce que que nous avons supposé que les deux parois de la salle étaient symétriques.

Pour éviter la composition en abyme, il y avait une solution très simple, et c’est celle que Caillebotte a retenue :

ne pas mettre les miroirs face à face, mais en quinquonce !


Reconstitution de la salle

Une fois acceptée l’idée que la salle n’est pas symétrique, il n’est pas trop difficile de tracer un plan cohérent avec ce que le tableau nous montre (et aussi avec ce qu’il nous cache).

Dans cette représentation, chaque miroir se comporte comme une fenêtre ouvrant sur une deuxième salle. Ainsi, l’espace virtuel  correspondant à la réflexion dans le premier miroir donne, en plan, une salle  A’ symétrique de la salle principale. L’espace correspondant à la réflexion dans le second miroir donne une salle A », symétrique cette fois de la salle A’. La diminution de la taille des objets, dans les miroirs successifs, traduit cet éloignement au  travers d’espaces virtuels successifs.

La topographie de la salle est la clé qui nous manquait pour répondre aux petites énigmes que Caillebotte nous soumet.

Caillebotte Dans un Cafe plan


Les reflets des personnages

Le point de fuite de gauche explique parfaitement la position du reflet de la tête du buveur, à sa gauche.  Il explique aussi que les reflets des têtes des joueurs sont absents, si on admet que les joueurs ne sont pas face à face, mais en quinquonce : dans ce cas le reflet du joueur vu de dos (6 sur le schéma) se trouve en hors champ, et celui du joueur vu de face (7 sur le schéma) est masqué par les deux joueurs.

Les reflets des chapeaux

En revanche, Gustave s’est trompé sur un seul point : comme le point de fuite est décalé sur la gauche, le reflet apparait toujours à gauche de l’élément réel : ainsi celui  de chaque chapeau devrait se trouver à gauche, et pas à droite du chapeau réel.
Les deux seules anomalies résiduelles sont mineures : l’absence du reflet du front de Gustave, et  l’inclinaison du bord gauche de la table des joueurs.


Où est l’ouverture ?

Caillebotte Dans un Cafe _porte

La lumière du fond n’est pas un trucage perspectif,  elle correspond bien à une ouverture réelle, qui se trouve à droite du buveur.


Qu’est ce qui fait contrepoids à l’alcool ?

Nous avons observé que le tableau est composé comme une balance, les poids lourds à gauche (le verre et le buveur), les poids légers à droite (la cigarette et les joueurs).

Caillebotte Dans un Cafe_diagonale

Dans la  pièce réelle, le verre d’alcool et la porte lumineuse encadrent le buveur, sur le même cloison. Mais  par la magie des miroirs, ils se trouvent projetés aux antipodes, aux deux bouts de la diagonale montante.

Ce qui fait contrepoids à l’Alcool, c’est la Lumière…

Caillebotte Raboteurs de parquets Orsay Perspective
Trois ans après les Raboteurs de parquet, Caillebotte reproduit, mais cette fois dans un espace virtuel, la même composition  : au fond la lumière, au premier plan la bouteille de vin et le verre. Comme si, dans son imaginaire, lumière et alcool se trouvaient indissolublement liés.

  • Dans les  Raboteurs de parquet, ils s’opposaient de manière manichéenne, divinité lumineuse contre idole sombre, échappée vers le dehors contre pulsion vers l’alcool.
  • Dans Dans un Café, on ressent plutôt une complémentarité : le soleil illumine les extérieurs, mais lorsqu’il s’agit d’éclairer l’intérieur des êtres, c’est l’alcool qui prend la relève. Les deux substances sont deux principes d’éveil, d’initiation à la vérité des chose. Nous sommes sur le fil du rasoir, à l’équilibre entre deux divinités bénéfiques mais dangereuses, l’une qui aveugle, l’autre qui rend fou.

Le Café Caillebotte,

avec son stores et ses miroirs qui régulent le flux de lumière,

avec ses soucoupes qui comptent les verres d’alcool,

pourrait bien être une machine à acclimater les excès.


A qui appartient le manteau ?

Caillebotte Dans un Cafe plan manteau
Le manteau n’appartient pas nécessairement aux joueurs. Certes, il est accroché à côté d’eux (N°9 sur le plan),  mais cet emplacement se trouve situé juste derrière le peintre.

Probablement est-ce une coquetterie de Gustave : à défaut de nous laisser voir son reflet dans le miroir, du moins nous montre-t-il son manteau.


Que regarde le buveur ?

Caillebotte Dans un Cafe plan buveur
Ce que le buveur regarde, ce n’est pas le peintre : il porte les yeux un peu  plus à gauche, vers la table des joueurs, qui se situe en fait tout près de lui.
Il peut  ainsi observer simultanément trois choses :

  • en premier lieu, étant debout, il peut suivre facilement la partie par dessus l’épaule du joueur de dos ;
  • en deuxième lieu, il peut utiliser le miroir pour suivre la partie du point de vue de l’autre joueur, celui qui est vu de face ;
  • en dernier lieu, il lui suffit de lever un peu le regard au dessus de la table de jeu pour voir, toujours dans le miroir, tout nouveau client entrant dans le café.

Loin de truquer la perspective, Caillebotte a au contraire mis en place très scrupuleusement les éléments du décor, de manière à ce que le réalisme physique soutienne et renforce le contenu symbolique.

Toute la mise en scène a pour effet de placer le « buveur » dans une position très exceptionnelle, privilégiée, surplombante, d’où il peut détecter le moindre mouvement, aussi bien dans le monde en réduction que constitue la partie, que dans l’espace extérieur. En cela, il se trouve dans la même situation que les observateurs au balcon peints par Caillebotte la même année (voir Un culte à la lumière).

Jouissant de cette vision panoptique, notre colosse moustachu n’a plus rien à voir avec un soûlographe.  Guetteur plutôt que buveur, dominant les passions plutôt que dominé par elles, pourquoi ne pas y voir une sorte d’ange débonnaire, descendu boire un petit verre au comptoir ? Depuis Wim Wenders, nous savons bien que  les anges ont soif.

8 Dans un Café : comment Gustave voit

18 janvier 2014

Après avoir trouvé où est Gustave, nous allons nous livrer à une dernière spéculation,  quelque peu théorique : comment voit-il ?

Caillebotte Dans un Cafe _schema_vision

 

Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches

Nous avons remarqué que dans la composition, les joueurs sont mis en balance avec le buveur, à équivalence de poids : le thème du jeu est donc aussi important que celui de la boisson.

Caillebotte Dans un Cafe_quatre jouers

Si Caillebotte a empilé quatre soucoupes, s’il a mis quatre boules aux lustres, s’il a ajouté son manteau à côté des trois chapeaux, c’est peut être pour nous faire comprendre qu’il faut prendre en compte quatre joueurs, même si jusqu’à maintenant le peintre a fait le mort.


Les quatre joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs

Un joueur vu  de face (calculant) et un vu de dos (attendant), se livrent à un jeu non identifié, dans la salle virtuelle qui s’ouvre derrière le miroir.

Maintenant nous pouvons en rajouter deux autres :

un peintre (actif)  face à son modèle (contemplatif),

se livrant à autre jeu que nous pourrions appeler :

une partie de peinture.


La vision télescopique

Caillebotte Dans un Cafe plan vision directeD’où il est placé, si Gustave veut observer l’extérieur, il n’a qu’à tourner son regard vers la droite, en direction de la porte.

Bien au contraire, il choisit de restreindre son champ de vision, autrement dit l’espace du tableau, à une zone étroite autour de son modèle et du miroir situé derrière.

Et c’est au travers d’une succession de filtres  que la lumière extérieure va lui parvenir, reconstruite, telle celle d’une étoile au travers des trois chambres d’une longue-vue.

 


Caillebotte Dans un Cafe plan trois etagesLa salle du fond

Entrant par la vitre au fond du second café virtuel (A » sur le plan), la lumière d’abord ne rencontre personne : il n’y a dans cet espace qu’un mur gris et un lustre.  C’est un lieu sans sujet regardant ni pensant, où règne la réflexion purement physique, spéculaire.

D’un point de vue objectif, nous pouvons l’appeler la « chambre des miroirs ». D’un point de vue subjectif,  Gustave, lui, pourrait la nommer la « chambre de mon oeil« .

 

Le salle du milieu

Poursuivant son chemin au travers du miroir, la lumière entre dans le premier café virtuel (A’),  et y trouve les deux joueurs. C’est un lieu voué à la réflexion spéculative, qui combine et prévoit. On peut l’appeler la « chambre du calcul » ou encore, pour Gustave : la « chambre de ma cervelle« .

 

Le salle de devant

Enfin, à travers l’autre miroir, la lumière fait son entrée dans la salle réelle. C’est la « chambre du tableau » ou, pour Gustave, la « chambre de ma main« .

  

Le peintre dans le tableau

  • Dans L’Absinthe, en identifiant sa signature et sa position physique dans le café, Degas se présentait comme un peintre à l’intérieur du tableau : mais c’était de manière discrète, en tant qu’observateur assis,  non intrusif, au regard en biais par rapport à celui des personnages.

 

  • Dans Dans un Café, Caillebotte est debout en face de son modèle,  à égalité de stature, en vue frontale : et ici c’est  le modèle qui détourne le regard. Quant à la signature, elle ne désigne plus l’emplacement du peintre, mais la source de la lumière.

Au Café Degas, le peintre garde sa distance.

Au Café Caillebotte, il s’implique, dans une double identification

avec son modèle et avec la lumière.

  

Regarder, jouer

Dans L’Absinthe, Degas agitait  le thème du Café comme lieu de perdition.

Ici, marginalisée,  la boisson ne joue qu’un rôle très secondaire. Le Café est valorisé comme un lieu d’observation privilégié, un balcon sur le monde.

Celui que nous avons appelé le « buveur » ne boit pas avec sa bouche :

il boit du regard.

Le Café est aussi un lieu où on joue : et Caillebotte nous suggère que la confrontation de l’artiste et de son modèle, de part et d’autre du tableau, est comparable à celle de deux joueurs autour d’une partie, mélange d’intuition, de calcul et  de rivalité.

Le dispositif qui nous est présenté, avec ses miroirs et ses dorures, va bien au delà d’un simple jeu optique destiné à déconcerter le spectateur : c’est un véritable démonstrateur, un analyseur, par lequel Caillebotte nous explique, en décomposant, ce que peindre veut dire.

Pour peindre, il ne suffit pas de regarder  le monde directement. Il faut le reconstituer, grâce à ces trois filtres subjectifs que sont l‘oeil, la cervelle et la main de l’artiste. A chacun des filtres correspond une modalité différente de ce qu’on appelle « réflexion » :

  • la réflexion optique,
  • la réflexion intellectuelle,
  • le réflexe, autrement dit la pensée incorporée dans l’habileté de la main.

Etincelante réflexion sur la réflexionDans un Café constitue la tentative la plus ambitieuse de Caillebotte pour réaliser ce paradoxe qui hante plusieurs de ses oeuvres :

comment faire advenir, dans l’intérieur, l’extérieur.