6 Dans un Café : un culte à la lumière
Le plein air, la lumière du jour, les extérieurs ensoleillés, sont les ingrédients fondamentaux des peintres impressionnistes. Mais Caillebotte est peut-être celui qui a le mieux réussi, dans plusieurs oeuvres savantes et singulières, à prendre comme sujet principal du tableau cet héliotropisme, cet appétit immodéré d’extérieur.
Avant de revenir au café, une courte promenade lumineuse parmi ces autres oeuvres nous sera bénéfique.
Jeune homme à la fenêtre
Caillebotte, 1876, Collection privée
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Ce tableau faisait partie, avec les deux versions des Raboteurs, du lot montré par Caillebotte lors de sa première participation à l’Exposition Impressionniste, en mars 1876.
Un portrait de dos
Un de ses intérêts est biographique : la vue est prise depuis l’appartement familial, un hôtel particulier situé à l’angle de la rue de Miromesnil et de la rue de Lisbonne. Le jeune homme est René, le premier frère de Gustave, de trois ans son cadet.
Rétrospectivement, cet homme en noir qui nous tourne le dos prend une dimension tragique : car René va mourir le 1er novembre 1876, six mois à peine après l’exposition qui a vu le premier succès de son frère.
Le peintre debout
Debout, tête nue, fermement campé sur ses jambes, René observe le boulevard. Et le peintre, par derrière, observe son frère.
Caillebotte s’essaye ici au procédé de la « Rückenfigur surplombante » mis au point par Caspar-David Friedrich avec, là encore, une figure chère, celle de sa propre femme (voir Le coin du peintre).
Il inaugure également le point de vue perspectif qui sera celui de Dans un Café : le peintre est debout comme son personnage : la ligne de fuite passe exactement au niveau de ses yeux.
La femme qui attend
A la différence de Friedrich le mystérieux, Caillebotte n’évite pas de nous montrer ce que son personnage regarde : une femme campée au bout du trottoir, au carrefour avec le boulevard Malesherbes, dans l’ombre large de l’immeuble. Le soleil commence à baisser (il se trouve en haut à gauche). Et la femme est tournée en direction du soleil.
De part et d’autre de la femme en attente, deux fiacres sont également à l’arrêt (d’après les jambes du cheval). Ils sont eux aussi tournés face au soleil. Celui de gauche est garé à contrevoie, celui du fond est garé à droite, dans le sens normal de la circulation.
Il en résulte une impression de symétrie optique entre les deux rues et les deux fiacres : comme si la fenêtre prolongeait indéfiniment son effet de miroir jusqu’à ce point focal des regards que constitue la jeune femme.
Comme dans Dans un Café, nous sommes dans un moment de suspens, d’attente que quelque chose bouge. La jeune femme se trouve à l’intersection de deux rues. Mais aussi de l’intérêt des deux cochers qui se disent « va-t-elle monter ? ». Mais aussi de la curiosité désirante du jeune homme et de son double qui, peut-être, se posent la même question.
Cinq personnages héliotropes équilibrés sur des lignes de force,
comme les pièces d’un jeu d’échec dans l’attente que la reine bouge.
Homme au balcon, boulevard Haussmann
Caillebotte,1880, Collection privée
En 1880, Gustave reprend l’idée de l’observateur observé et du balcon sur la rue. Entre temps, il a quitté l’immeuble familial de la rue de Lisbonne pour s’installer au 6ème étage d’un immeuble du 31 boulevard Haussmann, à deux pas de l’Opéra. Changement de lieu qui l’encourage sans doute à superposer au souvenir de son cher René, l’image équivalente de ce bel homme en haut de forme et habit de soirée qui s’accoude au balcon pour contempler, comme au théâtre, le spectacle du monde.
La composition est plus simple que dans Jeune homme à sa fenêtre : la perspective est frontale, on ne voit ni l’intérieur de la pièce ni ce qui se passe en bas dans la rue. Mais le point de vue perspectif est le même : le peintre est debout comme son modèle, et décalé sur sa gauche.
Les bandes du store et les panneaux de la ferronnerie définissent un découpage en quatre bandes dans lequel s’inscrivent symétriquement l’homme et le pot de fleur, la fenêtre-miroir et le peintre invisible. Mise en balance très proche de celle que nous avons remarquée dans Dans un Café, peint la même année, dans la même ambiance lumineuse, avec le même store aux rayures blanches et rouges.
Un balcon
Caillebotte,1880, Collection privée
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Enfin nous voici sortis à l’extérieur, sur le balcon côté boulevard Haussmann. Bien que traité à larges touches, nous reconnaissons tout de suite le premier personnage, avec son melon, ses rouflaquettes, sa large moustache et son col ouvert. Il se tient debout, dans la position qu’il affectionne : appuyé en arrière, les mains dans les poches. Depuis le balcon du sixième, il observe le boulevard.
Et Gustave l’observe cette fois non de face comme dans Dans un Café, ni de dos, mais de profil, en se plaçant toujours à sa hauteur.
Notons également l’opposition entre le melon du personnage debout et le haut-de-forme de l’homme penché, qui rappelle quelque peu la supériorité du buveur sur les joueurs, dans Dans un Café.
Le contraste lumineux entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérisait les autres tableaux, est ici remplacé par une opposition entre le versant éclairé et le versant sombre du boulevard.
Notons donc cette règle que Caillebotte semble s’être imposée à cette époque :
la lumière est là où le peintre n’est pas.
Portait d’Homme
Caillebotte,1880, Collection privée
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Revenons à l’intérieur pour retrouver notre homme, en tout cas le même type d’homme massif, en moustache rousse et rouflaquettes brunes. Il est ici en habit de soirée, redingote, pantalon sombre et noeud serré : bien loin du déguisement de « pilier d’estaminet » qu’il avait passé pour plaire à l’ami Gustave : chapeau-melon, col débraillé, veste vague et pantalon clair.
Nous ne savons rien de son identité : un ami proche de Caillebotte en cette année 1880, proche comme un frère si c’est bien lui qui pose de dos, en haut-de-forme, superposé à l’image du bien-aimé René, dans l’unique autre Rückenfigure masculine de Caillebotte.
Quoiqu’il en soit, dans cette série de tableau, il symbolise ces contemplatifs urbains qui, du fond d’un bar, du haut d’un balcon, ou de l’intérieur du salon, dirigent toujours leur regard vers la lumière.
Intérieur
Caillebotte,1880, Collection privée
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Le mari
A la même place dans le fauteuil près de la fenêtre, ce barbu n’est pas un contemplatif : c’est par l’intermédiaire du journal qu’il entend s’informer sur le monde. Les glands et le noeud du rideau, à l’aplomb de son entrejambe, sous-entendent peut-être une préférence pour le lien conjugal plutôt que pour les aventures extérieures.
La femme
A côté de lui, la troisième et dernière Rückenfigure de Caillebotte, peinte cette même année 1880, regarde par la fenêtre. Aucune fuyante ne permet de déterminer la position du point de fuite :
le lieu du couple – le pièce à la fenêtre close – semble être littéralement, pour Caillebotte à cette époque, un espace sans perspective.
Si nous le comparons au tableau qui est probablement son pendant, il semble bien que dans les deux cas le peintre se trouve debout à gauche, derrière sa Rückenfigure.
Porte-fenêtre grande ouverte contre fenêtre close, rayures colorés des stores contre bouillonnement de rideaux blancs : l’espace qui offre aux yeux du célibataire apparaît comme véritablement illimité, comparé à celui de la femme mariée : néanmoins, la fenêtre maritale n’est pas totalement domestiquée puisqu’elle laisse voir au moins jusqu’à l’immeuble d’en face.
La pancarte « (Ca)nt(e)rbu(ry) » indique qu »il s’agit d’un hôtel, d’un lieu qui vous fait rêver d’étranger.
L’autre
Et l’étranger se trouve bien là, minuscule, à l’une des fenêtres : c’est lui que la jeune femme regarde.
Un « conte de Cantorbery » du monde moderne, en quelque sorte…
Au cours de cette excursion, nous en avons appris un peu plus sur les sujets d’intérêt de Caillebotte en 1880, l’année où il peint Dans un Café.
Nous savons qu’il a pris plusieurs fois pour modèle ce costaud à moustache et rouflaquettes, qu’il utilise volontiers l’opposition entre les personnages assis/dominés, et les personnages debout/dominants. Parmi lesquels il se situe lui-même, puisque le point de fuite est toujours au niveau des yeux du personnage debout.
Nous en savons un peu plus ce que signifie « regarder dehors ». La fenêtre de l’immeuble haussmannien prolonge à domicile le plaisir du balcon de théâtre : contempler d’en haut, sans être vu, le spectacle du monde, les jolies passantes, les fiacres ; voir, en étant vu, l’étranger de la loge d’en face.
Surtout, nous en savons beaucoup plus sur la dévotion que Caillebotte lui-même porte à la lumière du jour. Avec ses grilles ouvragées, ses balustres, son store en guise de dais, chaque balcon est une chapelle particulière pour célébrer ce culte, un culte qui se pratique debout, si possible les mains dans les poches.
Et même dans la scène un peu vaudevillesque de l’hôtel Canterbury, les dentelles immaculées et les lourds velours bleu des rideaux lui dressent comme un reposoir.
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