Les clés du compartiment
Pierre Carrier-Belleuse, fils du célèbre sculpteur, a produit des scènes parisiennes, des portraits de personnalités et de gigantesques panoramas, très célèbres à l’époque, dont il ne reste pas grand chose [0].
Panorama de ND de Lourdes (détail) Pierre Carrier-Belleuse 1881 |
Panthéon de la Guerre, 1918 Pierre Carrier-Belleuse et A.F.Gorguet |
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Familier donc des grandes machines remplies de portraits, d’anecdotes, et de significations, le peintre nous a laissé quatre tableaux plus intimistes, largement inexpliqués, où il prend un espace clos comme décor de cohabitations incongrues.
L’Omnibus
Pierre Carrier-Belleuse, 1877, Collection particulière
Voici la première incursion de Carrier-Belleuse dans la sociologie des transports en commun. Il ne subsiste pas d’explication sur les personnages représentés, dont certains sont probablement des portraits. Il faut probablement les lire en trois couples.
- Au centre une bretonne (coiffe et croix autour du cou) est assise près d’un breton (chapeau rond et insigne de pélerinage). Assoupi par son long voyage, il est indifférent à la Parisienne délurée (sans chapeau) assise derrière, et dont le faux-cul rose s’insinue entre lui et sa femme.
- A gauche un couple de bourgeois entre deux âges, en habit de sortie, discute en se rendant à quelque sortie ou spectacle ; la femme tient entre ses mains le roman qu’il faut avoir lu en 1877, l’Assommoir de Zola.
- A droite un vieux couple s’ignore : lui est plongé dans son journal, elle tient bien serrés contre elle son sac et son parapluie.
Les réclames ne semblent pas donner d’indications de lecture : au plafond, on devine « Chocolat Menier », « La France », « Rue de la Paix ». Au fond, « Eviter les contrefaçons » et « En vente ».
En l’absence de toute information sur les allusions éventuelles, le tableau reste une scène de genre intéressante, dans la lignée des Omnibus de Daumier. Le fatras des affiches confine des personnages de condition sociale différente, matérialisée par les sept couvre-chefs, dans un espace limité.
Malgré tout, la France est en Paix.
Les Plaisirs de Paris, Pierre Carrier-Belleuse, 1878
L’année suivante, ce tableau met en scène astucieusement un autre genre de promiscuité, dans la loge d’un café concert.
On reconnaît à droite notre couple bourgeois en pleine discussion : l’époux pratiquement identique (haut de forme, gants, canne), l’épouse tenant un bichon plutôt qu’un livre. La pancarte « Paris en poche » souligne la cohésion de ce couple constitué.
La jeune fille, seule à côté d’une chaise vide, scrute la foule d’un air terne. Attends-elle son fiancé ? Le bouquet voyant, le châle posé en évidence sur l’angle de la baignoire, et la pancarte « Louée » suggèrent une réalité plus crue : l’homme en bas à droite, qui l’évalue du regard, est moins un admirateur qu’un client. Et la seconde pancarte « Plaisirs de Paris », désigne ce couple de fortune.
Dans la même idée de cohabitation forcée, le premier tableau ferroviaire de Pierre Carrier-Belleuse vaut moins par ses qualités picturales que par la petite devinette historique qu’il propose.
Dans le Wagon
Pierre Carrier-Belleuse, 1879, Collection particulière
Quatre lecteurs
Quatre hommes en noir sont répartis sur les deux banquettes : celui de gauche lorgne sur le journal de son voisin endormi ; le troisième regarde fixement devant lui ; seul le curé est plongé dans la lecture.
Quatre journaux
De gauche à droite :
- Le Rappel : tendance radicale républicaine
- Le Journal des Débats : journal de référence
- titre illisible, commençant par L
- Le Figaro, journal conservateur
L’année 1879
C’est celle du triomphe des partis républicains, avec l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, suite à la démission de Mac Mahon. Déjà, les élections de 1877 leur avaient donné une large majorité à la Chambre des Députés.
Compartiment France : côté gauche
Et si l’accoudoir séparait, dans ce compartiment symbolique, les deux moitiés de la politique française ?
Nous aurions à gauche les Républicains :
- le lecteur du Rappel, oeillet rouge à la boutonnière, représenterait la gauche radicale ;
- le lecteur du Journal des Débats, bleuet à la boutonnière, représenterait le centre somnolent.
En 1879, les fleurs à la boutonnière n’avaient pas encore la signification précise qu’elles acquerront par la suite :
- oeillet rouge : signe distinctif du boulangisme, puis de la Fête du Travail
- bleuet de France : souvenir des Anciens Combattants, après la guerre de 1914.
Mais les couleurs rouge et bleu étaient clairement des symboles républicains, comme le montre cette affiche pour les élections de 1879.
Compartiment France : côté droit
Le curé absorbé dans son Figaro représente la droite traditionaliste et cléricale.
Le dernier personnage est plus difficile à cerner : c’est le seul dont le journal est illisible, le seul qui regarde fixement devant lui, prenant appui sur sa canne, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle perturbante.
L’homme à la Légion d’Honneur
Si le compartiment représente une allégorie de la Chambre de 1877, alors ce bourgeois portant moustache et bouc, plus une décoration impériale, doit représenter le Bonapartisme.
Reste à identifier son journal, dont la particularité est que la Une est entourée d’un liseré noir.
Le 21 juin 1879, la France apprenait avec stupéfaction la mort au combat du Prince Impérial, et avec lui la fin du courant bonapartiste.
Le journal, avec un titre court commençant par L, doit être un des autres organes bonapartistes, Le Pays (de Cassagnac) ou L’Ordre de Paris (de Rouher).
Ainsi, dans ce tableau de circonstance, le jeune Pierre a sans doute voulu marquer la page qui se tourne entre une époque et un autre sur une voie qui continue :
- entre l’Empire qui avait vu consacrer la célébrité de son père
- et la Troisième République qui la confirmerait
(Albert Carrier-Belleuse fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1867 puis Officier en 1885).
Départ en voyage de noces
Pierre Carrier-Belleuse, vers 1915, Collection privée
Un wagon archaïque
Nous voici dans un wagon de première, capitonné, avec sa fenêtre arrondie et ses poignées en ruban : un décor typique des années 1870 (voir Compagnes de voyage ), mais totalement archaïque sur les voies ferrées françaises de 1915.
La ligne de téléphone qu’on voit par la fenêtre prouve qu’il s’agit bien d’un wagon du passé, voyageant dans le temps présent.
Un couple séparé
Pour un départ en voyage de noces, étrange que le jeune couple ait pris place de part et d’autre de l’accoudoir capitonné.
A voir leurs regards amusés vers le vieillard, et la femme qui commence à se déganter, on comprend vite la situation : le jeune couple vient juste de monter dans le wagon et a pris les dernières places libres. Le jeune homme pourra-t-il prendre celle du dormeur, pour regarder le paysage tout en enlaçant sa compagne ?
Un peintre décoré
Le dormeur, avec sa Légion d’Honneur à la boutonnière, ressemble à Pierre Carrier-Belleuse lui-même, âgé en 1915 de 64 ans (il avait été fait Chevalier en 1900, et Officier en 1913, ce qui l’autorisait à porter la Rosette).
Pierre Carrier-Belleuse, 1907 (détail), Gallica |
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On remarque que l’homme du train porte un autre signe distinctif : une bague à à l’auriculaire gauche. Cette bague était très importante pour Pierre Carrier-Belleuse : c’était celle de son célèbre père, perdue dans les vagues et miraculeusement retrouvée quelques années plus tard [1].
Nous sommes donc bien face à une transposition humoristique du peintre en bonhomme roupillant, mais néanmoins en majesté.
Une composition nostalgique
Notons que le point de fuite se situe côté jeune homme : le peintre se place, par construction, à distance du corps vieilli qui lui ressemble. Chapeau, cheveux noirs, ventre plat contre crâne chauve, barbe blanche et bedaine, pardessus clair contre veste sombre, le jeune homme semble un concurrent du vieillard : et le livre à peine entamé contraste avec le journal qu’il ne vaut plus la peine de parcourir.
Concurrent, ou alter-ego ? Au delà de la scène de genre plaisante, on sent une profondeur peut-être involontaire, une complicité nostalgique de part et d’autre de la jeune femme.
Et si le jeune couple était le rêve du dormeur, un souvenir de sa jeunesse, au temps des wagons capitonnés ?
Le gêneur qu’il est devenu, près du terme de son voyage terrestre, encombre de sa présence assoupie le départ de son propre voyage de noces.
Le vigile
Pierre Carrier-Belleuse, date inconnue, Collection privée
Un jeune homme et sa femme se sont endormis, épaule contre épaule. Le chapeau-melon est posé sur la banquette de l’autre côté de la dormeuse, renforçant le geste de possession du bras. Le bibi abandonné sur les mains de la dormeuse s’oppose au parapluie austère dans les mains gantées de la vieille.
Des tableaux jumeaux
Nous ne connaissons pas la date précise de ce tableau, mais il est clair qu’il a été conçu en contrepoint du précédent.
Voici les éléments en correspondance :
Lecture en pendant
L’accrochage horizontal rend évidentes certaines symétries : le jeune couple endormi fait écho au jeune couple éveillé, tandis qu’aux deux extrémités, sous la signature, le vieux peintre assoupi forme couple avec la vieille dame vigilante. On pourrait supposer qu’il s’agisse d’un portrait de Mme Carrier-Belleuse en chaperon, aussi ironique que celui de son époux en barbon. Mais l’hypothèse d’une caricature est fragile, car le peintre n’était pas peu fier d’avoir pris pour épouse Thérèse Duhamel-Surville, petite nièce d’Honoré de Balzac
Une autocitation
Omnibus, 1877 (détail) | Le vigile, vers 1915 (détail) |
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En fait, cette figure de vieille femme acariâtre est une autocitation : elle apparaît déjà dans le tableau Omnibus de 1877, avec la même voilette, et crispant également ses mains gantées sur son parapluie.
La veille d’un début, 1888
La même figure sévère indique, à la jeune danseuse, le destin amoureux qui l’attend (l’as de coeur). Le titre suggère, entre les deux femmes, le même rapport chronologique qu’entre la « veille » et le « début ».
Lecture chronologique
Il n’est pas évident que les deux tableaux de 1915 aient été conçus pour être accrochés en symétrie : car un certain inconfort visuel résulte de la position de la fenêtre, située côté droit dans les deux tableaux.
Un accrochage vertical favorise une lecture plus intéressante, en deux actes :
- Premier acte : vers 1877, un jeune homme et son épouse sont épiés (et jalousés) par la Vieille de l’Omnibus, pincée comme son parapluie fermé, heureusement séparée du couple par l’accoudoir en forme de serpent.
- Second acte : en 1915, un vieil homme s’endort, en rêvant au jeune couple qu’il formait au temps jadis. Le journal et le livre font le lien entre ses deux avatars. Et l’absence d’accoudoir crée cette fois un côtoiement intemporel avec celle qu’il a aimée jadis.
On peut lire les mains tripliquées comme un raccourci mélancolique de l’existence féminine :
- à demi dégantées au départ du voyage de noces,
- elles se trouvent nues, dans l’intimité du chapeau, pendant ce long sommeil à deux que constitue le mariage ;
- puis elles terminent regantées, à l’abri de tout contact charnel, tripotant un manche de bois.
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Sur La Mission patriotique de Jeanne d’Arc (8 tableaux)
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3188855.r=%22La%20Mission%20Patriotique%20de%20Jeanne%20d%27Arc%22?rk=21459;2
Sur le Panthéon de la Guerre : https://www.fulltable.com/vts/p/pan/p.htm
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6572447r/f62.item.r=%22pierre%20carrier%20belleuse%22wissant%20cam%C3%A9e