Voyages de classe

 

Dans cette série de tableaux, Shakespeare et la morale victorienne sont convoqués dans deux  wagons pour une constatation édifiante :

en  Première Classe, on est plus heureux qu’en Seconde.

Première classe : La rencontre

(First Class : The Meeting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Canada, Ottawa

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Le sous-titre

Inscrit dans la modernité ferroviaire, le tableau porte un sous-titre propre à rassurer les plus classiques :

« Et à notre première entrevue nous nous sommes aimés »

« And at First Meeting Loved » Shakespeare, Cymbeline, Acte V Scene 5

Sauf que cette réplique concerne, dans la pièce, l’instinct fraternel qui fait aimer à la belle Imogène ses deux frères encore inconnus. Citation détournée donc, comme alibi littéraire à une scène de flirt peu conventionnelle pour l’époque.

 

Un thème d’époque

Le thème de l« Amour au premier regard » fut très à la mode de 1840 à 1880 en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, dans de petites histoires, de poèmes ou des tableaux comme celui-ci.

« …au milieu du siècle, les représentations du  « love at first sight  » explorent et célèbrent de manière directe  le spectacle du  désir hétérosexuel masculin, de ses origines et de ses mécanismes » [1]


Le père

Dans la rougeur du crépuscule, le père s’est endormi sur son journal. Par crainte du courant d’air qui passe par la fenêtre ouverte, il a posé un foulard, un peu ridiculement, sur son crâne chauve et ses favoris blanc. Le lorgnon qui pend sur son gilet dit bien qu’il ne voit rien. Sur le siège en face de lui, ses gants, un châle, une gabardine, un livre, une canne et un parapluie : tout un fatras de voyage posé en tas inoffensif. Au dessus de lui, son haut de forme est retourné dans le porte bagage :   l’autorité du chef de famille est en suspens.


Le galant

Au coin opposé du compartiment, un jeune homme contemple la jeune fille. Son haut de forme, dans lequel il a jeté une élégante faveur rose, a déjà pris position sur la banquette adverse. Et sa canne à pêche souligne qu’il s’agit d’un sportsman, paré pour tout type de proie.


La jeune fille

Elle a posé sur la banquette d’en face ses deux attributs féminins – un panier de fleurs et un livre – à portée de la main gantée de son entreprenant compagnon de voyage. Entre ses mains gantées, elle tient un pendentif en forme de coeur qu’elle regarde fixement, pensive et rosissante. S’agit-il de son propre collier ?  Peu vraisemblable, vu son chapeau étroitement serré. Placé juste à côté de la main nue du jeune homme, le « coeur qui balance » est  l’appât que le séducteur confirmé vient de lui tendre.


Compartiment flirt

Même dans le confort capitonné des premières classes, la morale victorienne pouvait donc se trouver mise en danger : et le wagon, espace de proximité forcée entre les sexes, est ici  mis en scène  comme un lieu libidinal, sorte de lit à grande vitesse d’une effrayante et captivante modernité.

Le compte-rendu de l’exposition exprime un accueil mitigé : « en tant que tableau, il revèle une exécution savante et puissante. Mais il y a lieu de regretter, pensons-nous, qu’une telle facilité soit prodiguée à un sujet aussi plat, voire vulgaire . The Art Journal, 1854

Suite à ce succès de scandale, Solomon se sentit obligé de produire, l’année suivante, une seconde version,  plus conforme aux convenances.

Première classe : La rencontre

(seconde version)

Abraham Solomon, 1855, Art Gallery, Southampton

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Exit le crépuscule suspect et le personnage féminin pris  en tenaille entre  deux autorités masculines  : maintenant, la lumière entre à flot et la fille est assise bien sagement derrière le rempart de son père, auquel s’adresse, comme il convient, le prétendant.

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Père et fille ont échangé leur rôle de tiers exclu. Le triangle mixte qui rapprochait les jeunes gens à l’insu du vieil homme s’est transformé en un triangle strictement masculin, qui rapproche les âges et laisse à l’écart le sexe faible.

 

La jeune fille

Solomon a féminisé les accessoires posés en face d’elle : le parapluie s’est transformé en ombrelle, la gabardine est devenu un plaid sur lequel elle a posé ses gants blancs.

De ses mains nues, elle est occupée non plus à soupeser la sincérité du pendentif, mais à broder, occupation plus recommandable, tout en suivant avec émotion le récit du jeune militaire.


Le père

Intéressé et quelque peu goguenard, il se penche vers le jeune homme pour écouter ses aventures. Sa main dégantée tient un journal, sa main gantée est posée sur sa cuisse, tenant l’autre gant. Le fait d’être à la fois ganté et déganté semble désigner, dans la symbolique de cette série, le manipulateur, celui qui mène le jeu : l’amoureux dans la première version, le père dans la seconde.

Comme le confirme son haut de forme, accroché cette fois au centre et en haut du tableau, soumettant l’ensemble du compartiment à son autorité.


Le jeune militaire

Le prétendant a cette fois un statut social rassurant : son uniforme est celui d’un lieutenant de marine.

Leutnant

Il est sans doute chargé d’une mission de confiance : transporter le coffre métallique qu’il a déposé sur la banquette en face de lui. Il a dégrafé son sabre, qui remplace la canne à pêche en tant que symbole viril. De même que, dans la première version, la canne s’associait au pendentif pour suggérer la Tentation, l’objet déposé par le jeune homme complète celui tenu par la jeune fille :

la lame répond à l’aiguille pour célébrer cette fois le Travail : papa taille et maman coud.

 

Un critique récalcitrant

Malgré cette révision précautionneuse , on trouve encore sept ans plus tard un critique peu convaincu que le réveil et l’intercession du père de famille change  quoi que ce soit à l’immoralité de la scène  : « tellement épris l’un de l’autre et chacun ne s’intéressant qu’à l’autre… ils sont juste un groupe de voyageurs bien habillés, sans objectif défini ni intention, sinon un flirt qui passe ». Dafforne, The Art Journal, 1862

Comme si la rapidité  du train impliquait la fugacité de l’amour…

 

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Yale Center for British Art

Une petite étude à l’huile pour la seconde version montre tous les objets déjà en place : Solomon avait donc mûrement réfléchi à la signification de chaque détail. Les seules évolutions entre l’étude et l’état final sont la préférence pour les couleurs froides (bleu du ciel, gris du rideau, marron du châle, bleu de la robe, noir de la redingote) et l‘affadissement de l’expression de la jeune fille : un sourire complice remplace l’effroi, à l’écoute des dangers subis.

Au final, comme on pouvait s’y attendre, la version moralisée s’avère moins sensible que l’étude, et bien plus faible picturalement que la version scandaleuse.

En même temps que cette première version, Solomon exposait à la Royal Academy son pendant. Le contraire de la rencontre amoureuse chez les riches, c’est la séparation douloureuse chez les pauvres, comme l’explique le sous-titre du tableau :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

« Thus part we rich in sorrow parting poor »

Shakespeare, Timon d’Athenes, Acte 4, Scene 2

Seconde classe : le Départ

(Second Class -the parting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Australia, Canberra

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La composition

Après l’intimité des banquettes rembourrées, la promiscuité des bancs de bois.

Le wagon est montré de manière symétrique, avec à gauche une fenêtre vide – le pays natal qu’on ne distingue déjà plus – et à droite une échappée  sur un port : le but de ce voyage en train. La mère et la soeur, malgré leur gêne, ont accompagné le garçon aussi loin qu’il est possible.

A droite, juste sous les bateaux en partance, les bagages qu’il va emporter : un sac avec une étiquette à sa poignée, un foulard noué, une paillasse.

Seaman

Son pantalon blanc et sa chemise bleue suggèrent qu’il s’est engagé comme matelot pour payer son voyage.

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La médiane du tableau tombe exactement sur les deux mains jointes, dernier point de contact entre la mère et le jeune émigrant qui va tenter sa chance en Australie.

Le point de fuite est au niveau des yeux de la jeune veuve : comme si le peintre, assis sur la banquette d’en face, se substituait au père disparu.

 

La logique de la séparation

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Première classe : la rencontre nous montrait comment un nouveau lien d’amour s’ajoutait à l’amour filial.

Seconde classe : le départ nous montre comment la Séparation attaque simultanément l’amour filial, l’amour fraternel et l’amour du couple (le marin et sa compagne, dans le compartiment du fond).

 

L’expression des sentiments

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Le jeune homme regarde sa soeur fixement. Il se retient de pleurer pour ne pas ajouter au chagrin de celle-ci, la larme à l’oeil et le mouchoir à la main. Derrière, le rude marin regarde le garçon d’un oeil ému, en songeant aux épreuves qui l’attendent.

 

Les réclames

La cloison du fond est couvert d‘affichettes qui accompagnent et explicitent la scène.

En haut, Goulding and Comp. fournit des outils aux émigrants qui partent chercher de l’or en Australie, tandis que The Monarch leur propose des vêtements bon marché.

Juste en dessous, on peut lire, de gauche à droite, différentes réclames qui retournent le couteau dans la plaie :

  • « Plus de cheveux blancs (No more grey Hair) » : ironie envers la douleur de le jeune veuve ;
  • le bateau CLEOPATRA part à destination de Sydney
  • « Jouets pour étrennes (New Year Gift) » : pas de cadeau pour un garçon pauvre, à l’orée de sa nouvelle vie ;
  • Cowells Manufactory propose des montres et des chronomètres, à celui qui part pour toujours ;
  • Le Corps d’Armée de l’Inde de l’Est recherche des « jeunes gens convenables (few fine young men) » juste au dessus de la tête encore enfantine du garçon : recrutement de classe, sans doute impossible pour lui.
  • le bateau MEDIANA est direct pour Port Phillip

 

L’étude

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Yale Center for British Art

L’étude à l’huile propose exactement les mêmes réclames sur la cloison. Mais les expressions des visages semblent inversées : ici, c’est le jeune homme qui pleure, sa soeur le regarde fixement pour lui imprimer son courage tandis que, derrière, le marin lui sourit pour le réconforter.

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De l’étude à la version finale, l’enfant terrorisé devient un pauvre méritant,

et l’arrachement un départ socialement acceptable, validé par l’autorité de Shakespeare :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

 

Retournement de situation

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Et si le jeune matelot effrayé et le fringuant officier naval n’étaient qu’une seule et même personne ?

C’est en tout cas l’idée qu’exploitèrent les gravures qui furent tirées des tableaux,  renommées en Le départ (Seconde Classe)  et Le retour (Première classe), et présentées dans l’autre sens.

Solomon engraving second classLe départ (Seconde classe)

Gravure de 1857

Solomon engraving first classLe retour (Première classe)

Gravure de 1857

 

Sous nos yeux,  la soeur éplorée revient sous la forme d’une souriante épouse, la veuve pauvre qui posait sa main sur l’épaule du petit émigrant devient un père noble, tout prêt à adouber de la senestre ce beau parti.

« Ainsi, la notion réconfortante de la vertu récompensée par l’ascension sociale s’ajouta au pathos de Seconde classe, mitigeant du même coup les aspects frivoles et superficiels de Première Classe [2] ».

Dans cette lecture diachronique, la confrontation dangereuse des deux classes  se transforme en la narration édifiante d’une double réussite, maritime et ferroviaire : de matelot à lieutenant, des bancs de bois aux banquettes de velours.

Bateaux et trains se posent en symboles de  la mobilité sociale par le mérite, mythe  fondateur du XIXème siècle

 

Références :
|1] Love at First Sight: The Velocity of Victorian Heterosexualite, Christopher Matthews, Victorian Studies, Vol. 46, No. 3 (Spring, 2004), pp. 425-454, Published by: Indiana University Press https://www.academia.edu/969999/Love_at_First_Sight_The_Velocity_of_Victorian_Heterosexuality?email_work_card=title
|2] Jeffrey Daniels , « Abraham Solomon », London : Inner London Education Authority, 1985, p 53

2 Comments to “Voyages de classe”

  1. Sorel Véronique

    Je trouve votre travail passionnant bien que parfois poussant les limites de l’instropection dans une vision personnelle et très(trop) imaginative.

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