Le perroquet est un exemple parfait de symbole à deux faces, selon qu’il se situe dans un contexte profane ou dans un contexte sacré. [1]
Face Hide : un sacré gaillard !
Un amateur de vin
Les effets de l’intempérance
Jan Steen, 1663-65, National Gallery
le vin surtout le met en gaité
Pline |
in vino praecipue lasciva
|
il est grand parleur quand on lui fait boire du vin
Aristote |
loquatior cum biberit vino redditur
|
De plus, il n’aime pas l’eau :
« Il habite les côtes orientales ou indiennes. Il vit sur la montagne Gilboa, en raison de la sécheresse, car il meurt s’il pleut abondamment sur son plumage ». Physiologus
La mort de Vert-Vert, Couder Louis Charles Auguste, vers 1830, Musée de Beauvais |
Vert-Vert, Jean-Baptiste Mallet (attr.), 1810-20, collection privée |
Ces deux images s’inspirent « du « spirituel et malicieux » poème « Vert-Vert » publié en 1734 par l’amiénois Jean-Baptiste Gresset (1709-1777), qui connut un grand succès, depuis sa parution jusqu’au milieu de XIXème siècle. Ce poème raconte l’odyssée d’un talentueux perroquet élevé dans la dévotion par les Visitandines de Nevers ; admiré pour son vocabulaire recherché, il est ainsi envoyé aux Visitandines de Nantes par la Loire. Au cours du voyage, il s’imprègne du langage grossier des bateliers et de certains passagers (moine paillard, filles de joie), qu’il s’empresse d’utiliser devant les sœurs de Nantes ; celles-ci, horrifiées par la verdeur des propos, le renvoient à Nevers, où les sœurs, après l’avoir jugé, le mettent en pénitence au cachot, le condamnant au jeûne, à la solitude et au silence. Enfin revenu à de meilleures manières, le volatile pécheur est alors pardonné, puis si généreusement récompensé qu’il meurt d’une indigestion de dragées, « bourré de sucre et brûlé de liqueur ». » [1a]
Pochard et paillard
« Comme le dit Aristote, il boit volontiers du vin, et est un oiseau excessivement luxurieux«
Thomas de Cantimpré, dominicain mort en 1270 |
ut dicit Aristoteles, vinum libenter bibit, et est avis luxuriosa nimium
|
« …semblant tantôt joyeux, tantôt triste, en simulant les gestes des amants, il semble avoir envie de copuler«
Alexandre Neckham, mort en 1247 |
et nunc laetanti similis, nunc delenti, gestus amantis praetendens, coïtum appetere videtur
|
Le Jardin d’amour
1465, Maître E.S.
Cette réputation lui vaut de figurer au dessus de deux des couples du Jardin d’Amour : à droite, un fou de cour, au crâne rasé et à la bourse proéminente, se permet de lire le billet doux destiné à la jeune femme ; au centre, un autre couple joue aux échecs, métaphore du combat amoureux et du pouvoir de la femme.
Un pigeon, symbole d’amour fidèle, surplombe le couple de gauche où la jeune femme tresse une guirlande, tandis que le jeune homme la contemple, une longue dague entre ses cuisses.
La présence insolite de la chouette signifie ici non pas la sagesse, mais le péché (l’oiseau nocturne étant sensé fuir la lumière de Dieu). Comme elle servait d’appeau pour les oiseleurs, il se peut que, dans ce contexte, elle représente une sorte d’entremetteuse, prenant à témoin le spectateur de ces divertissements amoureux [2] .
Le Fou et la jeune fille au miroir, Maitre ES, 1450-68 |
Le Philtre d’Amour (Der Liebeszauber), vers 1480, Meister des Bonner Diptychons , Museum der Bildenden Kuenste, Leipzig |
Dans ces deux compositions, le perroquet à la queue rigide se retourne vers le fou ou le mateur, imageant sa lubricité.
Pour d’autres perroquets dans d’autres oeuvres du Maître ES, voir Une vieille histoire.
Portrait dit de Marguerite de Navarre, vers 1527, Walker Art Gallery
S’opposant vertement à l’interprétation habituelle du tableau, Anne-Marie Lecoq [3] propose qu’il s’agisse du portrait d’une courtisane :
« Le petit Cupidon bandant son arc sur l’enseigne du chapeau concorde assez bien avec cette interprétation, de même que le perroquet vert, symbole amoureux. Une chose est sûre en tout cas: on ne peut imaginer un seul instant Marguerite de Navarre se faisant portraiturer avec ces attributs, dans ce costume à la fois italien (la résille) et hispano-nordique (le chapeau), et fortement décolleté. Il y a là une impossibilité tenant aux mœurs générales de l’époque (Marguerite était, en 1527, à la fois veuve et reine) et au caractère particulier de la sœur du roi, grave et dévote femme s’il en fut. L’histoire de l’art, et tout particulièrement celle du portrait, exige un minimum de psychologie de la part des historiens. »
Le couple mal assorti
Jan Massys 1566, National Museum, Stockholm
Le vieillard a posé sur la table ses cadeaux – un coupe avec des pièces d’or et une broche – et la courtisane le remercie en l’embrassant. L’entremetteuse est contente et la vieille passante rigole.
Les deux animaux imitent les deux principaux protagonistes :
- à droite, le vieux singe tente de croquer la pomme ;
- à gauche, le perroquet tient entre ses griffes une amande qu’il vient de casser.
Sa griffe gauche tient l’amande comme la main gauche de la fille tient le crâne de sa victime, tandis que l’entremetteuse fait le geste obscène de la figue (voir – Faire la figue).
Favori délicat, il se sustente du bout du bec tandis que sa maîtresse, au bout de sa longue queue, se satisfait du bout du doigt.
Georg Erler, 1925
Ce perroquet surexcité, dont les couleurs et le plumage exubérants font contraste avec le chemisier noir et la demi-nudité de la jeune fille, est par elle remis à sa place.
Face Jekyll : un petit Ange !
Une image christique
Le Physiologus et les premiers théologiens chrétiens voient une image christique dans la manière dont on apprend à parler à un perroquet. En effet, on place le perroquet devant un miroir, qu’il regarde, tandis que par derrière un homme lui parle. De même le Christ, bien qu’il soit le fils de Dieu, a pris forme humaine pour enseigner à l’homme la langue de Dieu :
« L’homme qui veut apprendre à parler à un oiseau
Se cache derrière un miroir, quand il enseigne.
Si l’oiseau se tourne vers la parole,
il voit sa propre image
et pense que c’est un ami qui lui parle…
Ainsi le Christ s’est transformé en un Etranger pour enseigner :
c’est à travers l’Homme qu’il a parlé à l’Homme. »
(Hymne d’Ephrem le Syriaque).
La Sobriété
Sobriété et gloutonnerie, 1295, Somme le Roi, Bibl. Mazarine, MS 870 (IRHT)
La Sobriété porte en triomphe le Perroquet et foule aux pieds l’Ours glouton, lequel regarde tristement en direction du banquet tandis que l’oiseau modèle n’a d’oeil que pour sa maîtresse. La source de l’image est très certainement les Amours d’Ovide, un texte dont il existe de nombreux manuscrits médiévaux. Le poète y fait le panégyrique du perroquet mort de Corinne :
« La moindre nourriture te rassasiait, et tu aimais trop à babiller pour aspirer sans cesse après des aliments. Une noix faisait ton repas ; quelques pavots t’invitaient au sommeil ; quelques gouttes d’eau étanchaient ta soif. « Ovide, Amores 2,6
La Pureté de Marie
La Madone au Chanoine Van der Paele (détail)
Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges
C’est cette symbolique qui, pour la plupart des historiens d’art, explique la présence du perroquet au beau milieu de ce très célèbre tableau [5].
Conrad de Wurtsbourg (mort en 1287) en donne une première raison : le perroquet est un oiseau très propre et son plumage vert, jamais mouillé, est comparable à Marie, jamais touchée par le péché. Car les péchés roulent sur elle comme les gouttes d’eau sur son plumage [6]. On disait également que la femelle perroquet fait son nid en direction de l’Orient, où il ne pleut pas, et ne peut donc pas être souillée par la boue.[7]
Liber precum, Anglais, 1415-40, BNF Latin 1196 fol 113v
Ici c’est en tant que messager extraordinaire qu’il figure dans la marge. Sa banderole adresse à la Vierge les mots « memento finis », rapelle-toi de la Fin, qu’il faut comprendre ici comme une avertissement à Marie de la fin tragique de son Fils : le geste de toucher le pied de l’Enfant, à l’endroit de sa future blessure, est une autre manière classique de signifier la Prémonition de la Passion (pour d’autres exemples, voir La Sainte Famille de Nuit).
En pendant du perroquet, la colombe ne peut pas ici évoquer l’Esprit Saint, en raison de sa couleur grise.
Il faut se reporter aux banderoles, aux deux bouts de la verdure, pour comprendre que ce pigeon gris porte un autre message tragique, cette fois destiné au lecteur :
Souvenez-vous du
« Deum time » (Crains Dieu)
|
remembrez
deum time
|
Juste à côté, le singe mirant un urinal et la coccinelle menacée par un oiseau sont, sous l’apparence de drôleries anodines, des allusions à la Maladie et à la Mort.
Deux variations sur la Pureté
Le perroquet rouge de Carpaccio
Le perroquet rouge apparaît dans trois cycles très différents – la Vie de la Vierge, la vie de Saint Georges et la vie de Saint Etienne – et dans des épisodes très différents : il est donc impossible qu’il ait une valeur symbolique unique.
On remarque en revanche des similitudes formelles fortes :
- il est placé au premier plan ;
- il est apparié avec un quadrupède rapide (lapin ou lévrier).
Les deux dernières occurrences fonctionnent par autocitation :
- présence en bas d’un escalier ;
- fleur dans le bec de l’oiseau (dans le cas de Saint Etienne, un enfant tend aussi une fleur sous le museau du chien).
Comme le remarque Herbert Friedmann [8], le perroquet rouge est une pure invention de Carpaccio : les Lori unicolores n’ont été découverts que deux siècles plus tard. Pour en trouver la source, il faut remonter à sa toute première apparition, quinze ans auparavant, dans l’oeuvre de Carpaccio.
Méditation sur la Passion, Carpaccio, vers 1490, National Gallery
Dans cette composition extrêmement originale :
- à droite Job prend la parole (comme le montre son index tendu), croisant les jambes au dessus d’un crâne ;
- à gauche Saint Jérôme reçoit sa parole (main sur le coeur) au dessous de deux livres : le Livre de Job (avec les nombreux signets) et le Commentaire qu’il en a fait; on notera deux inventions bizarres, le chapelet de vertèbres et le pommeau de la canne en forme de main ;
- au centre le Christ descendu de la croix est assis sur un trône en ruine (Israël).
A ce tableau sans titre, on a donné le nom de « Méditation sur la Passion« , car le Livre de Job, comme le montre notamment Saint Jérôme dans son Commentaire, est en bien des points une anticipation de celle-ci.
Dans la littérature surabondante sur ce tableau très intellectuel, le perroquet rouge n’a guère été commenté. On aurait dû remarquer sa symétrie avec le lion, attribut de Saint Jérôme. La composition nous indique clairement que le perroquet rouge doit ête compris comme l’attribut, inventé ad hoc, de « Saint Job » (la sanctification de San Giobbe est un particularisme vénitien). Inutile de chercher ailleurs un équivalent : les représentations de Saint Job sont rarissimes.
Le lion, blessé par une épine, puis guéri par saint Jérôme, est souvent compris comme une métaphore de celui-ci, sauvé par son ses mortifications au désert. Le perroquet rouge doit donc être une métaphore de Job, purifié par ses souffrances.
Une autre symétrie vient alors à notre aide : opposé en diagonale au perroquet rouge, on trouve un autre oiseau au symbolisme très connu : le chardonneret, qui doit sa tâche rouge au fait de s’être posé sur la couronne d’épines, en la prenant pour un chardon.
Le perroquet rouge est en fait un perroquet rougi, à la fois par les souffrances de Job et par celles du Christ (il est posé entre la plaie à la main et la couronne d’épines).
Ainsi trois compagnons saignants (le lion blessé, le chardonneret tâché et le perroquet rougi) accompagnent discrètement trois hommes qui chacun ont vécu leur Passion [9].
D’où le fait qu’il n’y a pas de dichotomie, comme on l’a prétendu, entre un arrière-plan dramatique côté Saint Jérôme et un arrière-plan pacifié côté Saint Job : mais deux moments d’une même Passion : le cerf poursuivi par un léopard, puis ratrappé parce que son chemin est bloqué par un loup. [10]
La logique suivie par Carpaccio devait être assez transparente pour ses contemporains :
- à l’époque, tous les perroquets sont verts, et symbolisent la Pureté de Marie et/ou le Renouveau ;
- le perroquet rougi symbolise la purification et la rénovation par le Sang.
Cette invention ayant dû être remarquée, Carpaccio l’a reprise ensuite de loin en loin, hors de son contexte initial, en clin d’oeil aux amateurs.
Un symbolisme cumulatif
Suzanne et les vieillards (portrait d’Anna Vischer ?), Rubens, 1624, Nationalmuseum, Stockholm
Rubens réussit ici une véritable anthologie symbolique, puisque le perroquet évoque en même temps la luxure des vieillards et la chasteté de Suzanne, tout en manifestant sa phobie aquatique en évitant soigneusement le jet d’eau.
Puisque les deux statues de faunes sont l’image évidente des vieillards, le vase abondant tenu par un Cupidon attentif fait forcément référence à Suzanne, mettant ouvertement en doute sa supposée chasteté.
Suzanne et les vieillards
Jacob Jordaens, 3e quart 17e siècle, Lille, Palais des Beaux-Arts.
Cette composition ironique sera ensuite développée et reprise plusieurs fois par Jordaens, qui affuble Suzanne, en sus du perroquet ambivalent, du paon de la coquetterie et du chien-chien de l’obéissance (voir 6 Le perroquet, le chien, la femme).
Autres significations classiques
Le salut à l’Empereur
« Il salue les empereurs, et prononce les paroles qu’on lui a apprises » Pline
Tribut à César
Andrea del Sarto,1519-21, Villa Medicis, Rome
Il est possible que le perroquet, en bonne place dans cette composition, soit une allusion savante à cette ancienne légende de la salutation impériale, tout en ajoutant sa touche colorée aux cadeaux exotiques reçus par César (dindon d’Amérique, singes, girafe des Médicis à l’arrière-plan).
Le Salut à la Vierge
« Il a une grande langue , plus large que celle des autres oiseaux . De là vient qu’il prononce des mots articulés , au point que , si on ne le voyait pas , on croirait entendre parler un homme. Il salue naturellement en disant « Haue » ou « Khaire » » Isidore de Séville
C’est sans doute parce que le cri du perroquet évoque le mot grec pour « Salut ! » que Pline, puis Isidore de Séville, ont compris qu’il disait Ave.
Defensorium inviolatae virginitatis Mariae, Franciscus de Retza, 1485-90, imprimé par Hurus, Saragosse
Si un perroquet peut dire ave par nature, pourquoi une vierge pure ne peut enfanter par l’ave ?
Isidore de Séville, Etymologies, Chap 7
|
Psitacus a natura, si ave dicere valet, qoare virgo pura per ave non generaratet
|
Pour la plupart des auteurs de traités zoologiques du Moyen Age, c’est parce que le perroquet était capable de prononcer le mot AVE qu’on le considérait comme le prophète de l’Annonciation : puisque l’Ave Maria avait déclenché la conception miraculeuse de la Vierge, il était logique que cette scène-culte de la parole performative soit associée à notre spécialiste du Langage.
Annonciation, Heures (Bruges), 1425-59 ,BM Boulogne sur Mer, MS 0089 fol 36, IRHT
Cette miniature cumule les exceptions : Annonciation inversée (l’Ange à droite) et présence très intrusive de la donatrice, qui correspond probablement à un souhait personnel de maternité (voir 7-4 Le cas des Annonciations inversées).
Motif assez fréquent dans les bordures ornementales, le perroquet est ici convoqué en tant qu’alter-ego de l’Ange, juste en dessous du mot AVE.
Annonciation, Anonyme (provenant de Lucques), vers 1500, Bode Museum, Berlin
Pour souligner son statut de messager, le perroquet est perché au dessus de l’Ange, et un livre dans un étui bleu est suspendu à son perchoir.
L’Eloquence
Cicero, De imperio Cn. Pompei ,vers 1450, BNF Latin 7782 fol 1r
Ce n’est pas par hasard que deux perroquets verts encadrent le frontispice de ce traité de Cicéron.
Portait de Francois Ier en saint Jean-Baptiste
Jean Clouet 1518 Photo (C) RMN photo Rent-Gabriel Ojeda
Le roi tend l’index vers l’Agneau, dans le geste classique de Saint Jean Baptiste annonçant la venue du Christ (voir 1 L’index tendu : prémisses). Le parallèle avec Saint Jean Baptiste s’explique par plusieurs circonstances, politiques et biographiques (François I étant né d’un couple dont on redoutait la stérilité).
La présence du perroquet est en revanche plus controversée. Anne-Marie Lecoq [11] réfute l’idée qu’il saluerait le roi en tant qu’empereur (celui-ci étant l’ennemi des rois de France). Le plus probable est qu’il fait allusion à l’« éloquence cicéronienne » que chacun reconnaissait au jeune roi.
Un argument supplémentaire est que le perroquet se substitue au compagnon aviaire de Saint Jean Baptiste, la colombe : l’éloquence du monarque ne craint pas de se comparer à celle qu’insuffle directement l’Esprit Saint.
Ripa, Icologia, édition de 1603, p 127.JPG
A partir de Ripa, l’oiseau devient le symbole officiel de l’Eloquence, représentée par une jeune fille avec une cage ouverte, et un perroquet posé dessus : « parce que l’éloquence ne connait pas de limite, son but étant de savoir parler de manière probable sur n’importe quel sujet »
Article Perroquet,Hieroglyphiques de Jean-Pierre Valerian, 1615 [12]
L’oiseau met ici sa liberté de parole au service de la propagande.
Ripa, Iconologie, édition de 1643
Dans l’édition française de l’Iconologie, le « perroquet libéré » se bâillonne , devenant l’emblème de la Docilité :
« …la Pie ou le Perroquet perché sur son chef (montre) qu’on ne lui enseigne rien, qu’en même temps elle ne tâche de le retenir, à l’exemple de ces Oiseaux ».
Princesse inconnue avec un perroquet
Cercle de Frans Pourbus le Jeune, 1620, Collection privée [13]
Le tableau joue sur le mimétisme, en orange et vert, entre les tissus rutilants et le plumage de cet Amazone à tête jaune, une espèce renommée comme un des plus douées pour apprendre à parler. Outre son caractère d’objet d’importation luxueux, le perroquet a donc peut-être ici une valeur d’exemple, ou de récompense, pour une princesse incitée à être aussi docile que lui.
Quel bec d’or ! (Que pico de oro)
Goya, 1799, Caprices No 53
Il s’agit ici de fustiger « les orateurs qui se copient avec des auditoires d’idiots » [13a].
Le Toucher
A cause de sa manière très particulière, pour un oiseau, de manger en portant une griffe vers son bec, le perroquet était associé au sens du Toucher.
Wenzel von Olmütz, La joueuse de Luth, 1481-1500, British Museum
Texte en allemand du Sud (signification obscure) : « och mich vrlaget zir dv gros mein libes lib noch dir das gelavb mr vor vns »
Lucas Cranach l ancien, Cardinal Albrecht von Brandenburg en Saint Jerome dans son Etude,
1526, John and Mable Ringling Museum of Art, Sarasota, US
Allégorie des sens, le Toucher : Recueil de figures de la Bible de Jean Mès
Martin de Vos, vers 1590-1591
Si on le touche, le scorpion irrité blesse avec sa queue
|
Scorpius irata tactus dat vulnera cauda
|
Abraham Janssens II, Le Jeune, 1630-40, collection particulière |
Gravure anonyme, Rijksmuseum |
Allégorie du Toucher
Allégorie des Cinq Sens (détail), Gérard de Lairesse, 1668, Glasgow Museum |
Attribué à Otto_van_Veen, coll part |
Le Toucher
Le thème évolue parfois jusqu’à montrer le bec mordant le doigt, comme si l’allégorie du sens se retournait contre son organe même. Sur le tableau de Gérard de Lairesse, voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse.
Dans la version de droite, on remarquera la toile d’araignée, autre symbole de la sensibilité tactile.
Quelques cas particuliers
Un pape gaulois
Portrait de Charles de Guise, cardinal de Lorraine, archevêque de Reims
Greco, vers 1572, Kunsthaus Zurich
« A cette date, Le Greco ne parvient pas à s’imposer sur un marché romain déjà encombré, si bien qu’il a pu accepter de se plier aux exigences d’un commanditaire prestigieux et ayant peut-être un avenir romain… commanditaire qui a pu vouloir un portrait à la vénitienne réalisé à Rome pour se présenter en papabile. Cette prétention est en effet affichée de façon fort explicite par la présence d’un perroquet dont le profil apparaît parallèle à celui du cardinal. Symbole d’éloquence, domaine dans lequel le cardinal de Lorraine excellait, le perroquet est en italien pappagallo, ce qui peut aussi bien signifier pape gaulois.« [14]
Cette lecture est d’autant plus probable que, dans une copie gravée réalisée à Reims après la mort du cardinal, le perroquet-calembour, devenu obsolète, est remplacé par un crucifix.
La reverdie
Recueil Robertet, 1490-1520, BNF Français 24461 fol 110r
Tout comme la couronne de fleurs, le perroquet est pris ici comme attribut de cette personnification de la couleur Verte, et associé à la Joie.
Il en vient à illustrer la thématique de la reverdie, le retour du Printemps, dans l’iconographie très particulière du Miroir d’Armide :
Dominiquin, 1600-25, Louvre (c) RMN photo Martine Beck-Coppola |
Carrache, 1601, Musée de Capodimonte |
Renaud présentant un miroir à Armide,
Il faut se reporter au texte pour comprendre la présence du perroquet, à la fois orateur et chantre du printemps :
« Parmi ces chantres ailés, il en est un dont le plumage est varié de mille couleurs : son bec à l’éclat de la pourpre; sa langue forme des sons qui ressemblent aux nôtres: il commence à chanter, tous se taisent pour l’entendre et les vents, dans les airs, retiennent leurs haleines.
« …ainsi un seul jour voit flétrir la fleur de notre vie : le printemps vient ranimer la nature, mais notre jeunesse fuit pour ne revenir jamais. Cueillons la rose dès le matin, le soir elle sera fanée. » Renaud et Armide [15]
Sur le thème du Miroir d’Armide, voir 2 Le Bouclier-Miroir : scènes modernes .
L’Ingéniosité
Allégorie de la Technologie, Pietro Paolini, collection particulière
C’est son habileté à broyer les coques et la force de son bec qui valent au perroquet cette comparaison avec un armurier.
Embleme 79 fol 593.
Diego de Saavedra Fajardo, Idea de un principe politico christiano, Munich 1640, (c) Biblioteca Nacional de Espana [16]
Les conseils s’éludent par les conseils
|
Consilia consiliis frustrantu
|
Le perroquet fait son nid suffisamment haut pour que ses oeufs échappent au serpent, et même le piègent. Cette légende est inventée en 1640, dans un livre de conseils politiques qui sera traduit dans toute l’Europe :
« Cardano raconte que parmi les oiseaux, il surpasse tous en ingéniosité et en sagacité, et qu’il apprend non seulement à parler, mais aussi à méditer, avec un désir de gloire. Cet oiseau est très franc, une qualité d’une grande ingéniosité. Mais sa franchise n’est pas exposée aux tromperies, et il sait les prévenir à temps. Et, bien que le serpent soit si rusé et si prudent, il se moque de ses arts, et pour en défendre son nid, il le sculpte avec une admirable sagacité, en attendant les branches les plus hautes et les plus fines d’un arbre, sous la forme montrée dans cette Compagnie, pour que lorsque le serpent essaie de les traverser pour massacrer ses enfants, il tombe sous son propre poids. Il est donc commode de frustrer l’art par l’art et le conseil par le conseil. En ce que le roi Ferdinand le Catholique était le grand maître des princes, comme il le montrait dans tous ses conseils… »
L’idée est trop tardive pour justifier les nombreux perroquets qui apparaissent souvent, à partir du XVIème siècle, dans les images du Paradis et de la Chute.
Joseph Zoller, Mira satis ac sine omni peccato Mariae sanctissima conceptio 1712 p 33 [17]
Le serpent trompé
|
Fallitur anguis
|
Au siècle suivant, l’emblème est repris, plus chrétiennement, dans une apologie de Marie qui « sait mieux que le perroquet accabler le serpent malfaisant ».
Un intrus
Le Baptême du Christ
Bellini,1500-02 Santa Corona, Vicenza
On a prétendu, sans aucune autre justification que la couleur rouge, que le perroquet symbolise ici la Passion [18].
Simona Ciofetta [19] rappelle la vieille histoire de l’Ave et exhibe un texte de Bernardino da Novara dans lequel des perroquets de couleur verte saluent le Christ cheminant avec sa mère. Elle ne s’étonne pas que le perroquet, qui n’est pas vert, n’apparaisse que dans la toile de Bellini, et dans aucune des nombreuses répliques qu’elle a suscitées à l’époque.
Le naturaliste Francesco Mezzalira [20] identifie ce perroquet comme étant un Lorius domicella parfaitement représenté, et souligne la rareté de cet animal, qui n’aurait pu être ramené à l’époque que par les premiers marins portugais explorant l’Indonésie. Selon lui, le perroquet pourrait symboliser ici la pureté du Christ, ou bien l’éloquence de Saint Jean Baptiste (la voix de celui qui crie dans le désert) ou encore le salut au nouvel Empereur.
En fait, l’aire de répartition de cette espèce est très étroite, quelques îles des Moluques que les portugais n’atteindront qu’en 1511. Ceci n’exclut pas un commerce antérieur (les clous de girofle, connus depuis les Romains, venaient exclusivement des Moluques) mais souligne l’extraordinaire rareté d’un tel spécimen.
Francesca Marini [21], remarquant que l’oiseau a été rajouté par dessus les couches picturales de Bellini, ne craint pas de l’attribuer à la fantaisie d’un restaurateur (tout le haut du tableau a été entièrement refait au XIXème siècle).
Cas d’application : le perroquet chez Marteen Van Heemskerck
Saint Luc Peignant la Vierge
Marteen Van Heemskerck, vers 1545, musée des Beaux Arts, Rennes
Dans cette composition très complexe, le perroquet a été diversement interprété :
- virginité de Marie et victoire sur le Péché Originel (E. K. J. Reznicek, [22]) ;
- virginité de Marie ; la noix représente la Passion (fruit amer) ( R Grosshans, [23]) ;
- Annonciation (AVE) : la noix représente le Crucifixion (bois et chair) [24] ;
Le problème est que la métaphore de Van Heemskerck est totalement originale : l’Enfant Jésus donne au perroquet des noix qu’il casse avec son bec, tour de force dont l’oiseau est en effet capable.
Je pense que ce geste disqualifie toutes les interprétations de type médiéval reliant l’oiseau à Marie : on voit mal la Virginité cassant une noix, d’autant plus que cette dernière constitue elle-aussi un symbole de la Virginité. Je vais résumer et prolonger l’interprétation d’Irving Lavin [25], pour qui le perroquet symbolise ici la Rhétorique ou l’Eloquence, la signification moderne que lui donneront les iconographes du XVIIème (Ripa, Van Mander).
Ancien Palazzo del Valle
Heemskerck, Berlin Kupferstichkabinett |
Bocca delle Verita, Santa Maria in Cosmedin |
La gueule grotesque sur le sol semble à la fois s’inspirer d’une dalle antique qui était insérée dans la cour du Palazzo del Valle,et d’une autre plaque antique, la Bocca delle Verita : cette curiosité romaine était sensée mordre la main des menteurs. La difformité de la figure imaginée par Heemskerck, une oreille dedans et une oreille dehors, en fait une figure négative : logiquement, elle devrait symboliser le mensonge, les mauvaises paroles. Peut être faut-il comprendre, à sa moue, qu’elle déplore la véracité du pinceau de l’Evangéliste.
Tout l’arrière-plan du tableau s’inspire d’un autre haut lieu romain, la collection d’antiques de la cour du Palazzo Sassi, que Heemskerck avait dessiné lors de son séjour à Rome. Irving Lavin, qui a retrouvé le nom des statues telles qu’on les connaissait du temps d’Heemskerck, note avec raison un effet d’écho (en jaune) :
- Rome et Jupiter renvoient à Marie et Jésus ;
- le sculpteur (qui évoque Michel-Ange) renvoie au peintre Saint Luc.
Le livre vierge du premier plan à gauche, sur lequel le taureau de Saint Luc pose sa patte, est l’Evangile qu’il écrira après la mort du Christ ; tandis que les livres de médecine, dans la niche renvoient à son métier de médecin ; et le tableau en cours à son troisième talent : celui de peintre (en vert).
Je rajouterai pour ma part que les trois autres statues (en bleu), emblèmes de la maîtrise antique du nu, renvoient au livre d’anatomie du premier plan, emblème des connaissances modernes sur le Corps :
Alors que les Anciens montraient le corps sous toutes ses faces, les Modernes ont réussi à décrire son intérieur.
Le détail de l’urinal renversé par la patte du taureau est un morceau de bravoure montrant la virtuosité du peintre.
Ainsi Heemskerck met ici au point une structure très originale, où l’arrière-plan antique du tableau fait écho au premier-plan chrétien (pour un autre exemple d’un tel « pendant interne », voir Un pendant très particulier : les Fileuses).
Le perroquet, qui croque les noix opaques et dévoile leur vérité, apparaît comme l’homologue moderne de l’antique Bocca della Verita, qui croque les mains des menteurs.
… le point ultime de l’allégorie de Heemskerck, s’incarne dans le perroquet que l’enfant Jésus présente au spectateur, symbole standard de la Rhétorique. Par là, il définit le tableau comme l’équivalent visuel du sermon idéal envisagé par Erasme et les défenseurs humanistes d’une rhétorique chrétienne, qui combinerait l’apprentissage de l’antiquité avec la simplicité expressive, divinement inspirée, de la Bible. » Irving Lavin [25]
Apollon et les muses
Marteen Van Heemskerck, 1555-60, New Orleans Museum of Art
On a pensé que l’organiste était Polymnie, la muse de l’Eloquence, et que le perroquet perché sur l’orgue symbolisait cet art.
Sa position ,entre les tuyaux de l’orgue et ceux de la flûte de Pan, pourrait aussi vouloir dire que l’orgue imite la flûte (la musique savante imite la nature).
Il est également possible que cette proximité avec les tuyaux s’explique par une référence à Martianus Capella, poète latin auteur de Noces de Philologie et de Mercure, très obscure encyclopédie dont le Livre IX, l’Harmonie, présente l’art de la Musique. On y lit que « les oiseaux sont attirés par les tuyaux en roseau » [26].
Le fils prodigue, Marteen Van Heemskerck, Collection privée
Dans cette oeuvre récemment retrouvée, le perroquet répond aux deux mêmes allusions :
- attirance par le tuyau,
- imitation de la flûtiste qui le surplombe.
Pour une utilisation très particulière du perroquet par Dürer, voir 3 La Chute de l’Homme.
Références :
[1] « Mémoire en Temps Advenir, Hommage À Théo Venckeleer » p 187 et suivantes.
[2]
« Master E. S. and the Folly of Love », Keith P. F. Moxey, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 11, No. 3/4 (1980), pp. 125-148
http://www.jstor.org/stable/3780567
[5] Selon des rapprochements quelque peu acrobatiques, le perroquet pourrait ici représenter les prêtres (son nom italien
« parrocchetto » signifiant
« le petit curé »), le pape (jeu de mot avec
papegai) ou l’Esprit Saint (à cause d’une vieille enseigne parisienne).
Voir Élisabeth Mornet
« Le chanoine, la Vierge et la réforme. Hypothèses de lecture du tableau de Jan Van Eyck, La Vierge au chanoine van der Paele » dans « RELIGION ET MENTALITÉS AU MOYEN ÂGE » p 409-18
https://books.openedition.org/pur/19844?lang=fr
[6] Wilhem Molsdorf, Christliche Symbolil der mittelaterlichn Kunst, Leipzig, Hieseramnn 1926, p 148 et 217
[7] Simona Cohen, « Animals as Disguised Symbols in Renaissance Art », 2008, p 50
[10] Pour sauver cette dichotomie (déjà présente dans l’article pionnier de Frederick Hartt en 1940) l’interprétation récente d’Atara Moscovich distingue le tigre négatif (derrière Job) et la panthère positive (derrière Jérôme). Le cerf ratrappé serait un symbole de l’âme dévorée par Dieu, illustrant Job 19,22 :
« Pourquoi me poursuivre comme Dieu me poursuit ? Pourquoi vous montrer insatiables de ma chair ? ». Autant la référence à ce verset est pertinente, autant la dichotomie semble artificielle : il s’agit de deux moments d’une même Passion qui se poursuit, de Job à saint Jérôme en passant par le Christ.
Voir Atara Moscovich.
« A Leopard or a Panther? The Pairs of the Stag and the Predator in Vittore Carpaccio’s ‘Meditation on the Passion’. » Review of European Studies vol. 11 (November 22, 2019)
https://ccsenet.org/journal/index.php/res/article/view/0/41350
[11] Anne-Marie Lecoq, « Le François Ier en saint Jean-Baptiste du Louvre : quelques précisions iconographiques. » Revue de l’Art – N° 152/2006-2
[14] Bruno Restif.
“ Les portraits du cardinal de Lorraine. Indices esthétiques et corporels d’un séducteur en politique et religion ”. dans Bruno Restif; Jean Balsamo; Thomas Nicklas.
Un prélat français de la Renaissance. Le cardinal de Lorraine, entre Reims et l’Europe, Droz, p. 401-417, 2015
https://shs.hal.science/halshs-02962525/document
[22] E. K. J. REZNICEK
« De reconstructie van „t’ Altaer van S. Lucas » van Maerten van Heemskerck » Oud Holland Vol. 70, No. 4 (1955), pp. 233-246
https://www.jstor.org/stable/42711844
[23] R Grosshans, « Maerten van Heemskerck. Die Gemälde », Berlin, 1980
[26] Martianus Capella Martianus Capella and the Seven Liberal Arts, trans . and ed. William Harris Stahl, II, p 359