A la recherche d’une explication unifiante, les chercheurs ont exploré très tôt la piste astronomique, voire astrologique.
Article précédent : 1.1 Un point de méthode
Dürer et l’astronomie
Nüremberg était une des capitales de cette science depuis que le célèbre astonome Regiomontanus y avait installé, en 1471, l’un des tous premiers observatoires d’Europe. Le maître de Dürer, Michael Wolgemut, a illustré plusieurs publications de Regiomontanus. De plus, en 1509, Dürer devenu célèbre et riche, acquiert la maison de Regiomontanus, sa bibliothèque, et la plate-forme d’observations aménagée sur le pignon sud par le précédent propriétaire, l’astronome Bernard Walther. [1] p 132 et ss
En 1515, en collaboration avec son ami le cartographe Stabius, Dürer réalisera les deux premières cartes du ciel imprimées en Europe.
Le bâtiment de Melencolia I : un observatoire astronomique ?
Uraniborg, observatoire de Tycho Brahé
Le bâtiment pourrait-il être la base d’un observatoire astronomique, situé en hauteur, près de la mer (comme le sera, soixante ans plus tard, celui de Tycho Brahé sur l’île de Ven ?). Le sablier fixé dans le mur (pour les mesures nocturnes) complèterait alors le cadran solaire (pour les mesures diurnes). Le carré magique gravé dans le mur va également dans le sens d’un bâtiment exceptionnel, dédié à la résolution de mystères numériques.
L’astre : une comète ?
Les comètes sont connues depuis l’Antiquité. En tant que phénomènes erratiques, Aristote les considérait comme faisant partie du monde sublunaire, soumis aux changements, et non au domaine immuable des objets célestes.
En 1472, Régiomontanus avait observé une comète à Nuremberg, et fondé l’étude scientifique de ces objets.
Panofsky relie l’astre de la gravure avec la ville en bord de mer, et rappelle que
« Saturne – et en particulier les comètes qui lui lui sont associées, était rendu responsable des marées hautes et des inondations. Et l’on peut affirmer en toute confiance qu’une comète qui apparait dans une image de la Melancolie ne peut être qu’une comète de Saturne » Klibansky, Panofsky et Saxl [2]
Le fait qu’elle soit visible impose que la scène est nocturne. Mais pourquoi a-t-elle deux queues, et produit-elle ce rayonnement expansif ?
Il est vrai qu’à l’époque de Dürer, l’étude des comètes était balbutiante. Il faudra attendre Apianus en 1532 pour comprendre que la queue est unique est toujours orientée à l’inverse du soleil : on ne peut donc pas en tirer argument ici pour déterminer la position de celui-ci.
Echappant à toute prévision, la comète constitue un phénomène éminemment déceptif, qui peut ainsi trouver sa place dans le climat de la gravure.
L’astre : une météorite ?
A la différence de la comète, une météorite peut être visible le jour, pourvu qu’elle soit de taille suffisamment importante (on la nomme alors « bolide »). La chute de la météorite d’Ensisheim, qui a fortement impressionné le jeune Dürer, s’est produite le 7 novembre 1492 vers 11h30 locale (le morceau de 55 kg qui subsiste de cette météorite géante est toujours exposé dans le village). Les érudits se sont écharpé sur la question de savoir si Dürer avait ou pas été témoin oculaire de l’événement. En tout cas il se trouvait à Bâle à cette période, à une vingtaine de kilomètres du point de chute, et on a retrouvé en 1957, au dos d’un autre tableau, une scène qui ressemble fort à un souvenir. [1], p 135 et [3]
Verso du Saint Jérôme au désert,
Dürer, peint à Venise vers 1494, National Gallery, Londres
Le poème de Sébastien Brandt consacré à ce prodige « précise même que, tombée en biais, elle pourrait provenir de Saturne. » C.Makowski [10] p 37
Certains avancent que la météorite figure deux fois dans la gravure : une fois dans l’air et une fois sur terre, sous forme du polyèdre posé sur la margelle [4].
« Lors de sa chute, la météorite d’Ensisheim avait une forme en delta, comme l’ont constaté tous les témoins. Le delta représente la moitié d’un losange qui peut, en langage savant se dire un « rhombe », d’où le rhomboèdre (volume dont toutes les faces sont des losanges). Ce qui est le cas pour le rhomboèdre gravé par Dürer dans Melencolia I, même si, pour des raisons esthétiques évidentes, Durer a mélangé plusiuers rhombes de taille différentes en les tronquant puis en les rassemblant en un seul polyèdre » [10] p 50
Nous verrons dans 4 La question du Polyèdre combien cette interprétation est réductrice par rapport aux intentions de Dürer : il n’y a qu’un seul rhombe de taille unique, et le polyèdre est un exercice brillant de géométrie dans l’espace.
Reste qu’en tant qu’annonciatrice de grands bouleversements, la météorite s’accorde avec l’âme pessimiste du Mélancolique.
L’échelle
|
L’astronome, Dürer, 1500 |
En contraste avec l’astre erratique, les sept barreaux de l’Echelle peuvent être interprétés comme une référence à l’étagement régulier des sept Planètes, illustré dans cette gravure de 1500. Les planètes sont dans l’ordre de Ptolémée, de la plus proche à la plus éloignée de la Terre : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.
Le symbole de la Lune est manquant : soit parce qu’elle est déjà présente dans le ciel, soit plus vraisemblablement, par confusion humoristique avec le séant du Savant.
Cependant, à l’époque de Dürer bien d’autres associations au nombre sept sont envisageables : les sept Arts Libéraux, les sept Jours de la Semaine, les sept Etoiles de l’Apocalyse, les sept Métaux…
La sphère
|
Ptolémée
carte du ciel de 1515 |
Dans sa carte du ciel de 1515, Dürer représente quatre astronomes célèbres, l’un avec un compas, l’autre avec un livre, et tous avec un globe orné d’étoiles.
La sphère opaque et vide de Melencolia pourrait alors être vue également comme un objet déceptif, un globe brut privé de ses étoiles.
Le compas, le livre
Le compas et le livre sont des attributs classiques de l’Astronome (qui mesure les positions angulaires et les compare avec les tables). Mais le compas est aussi l’attribut des Géomètres et surtout du premier dans ces deux catégories de savants, Dieu lui-même, Créateur du Ciel et de la Terre.
Le livre est lui-aussi un symbole des plus polyvalents.
Le cadran solaire
L’aiguille est dans un plan à peu près perpendiculaire au mur : il s’agit donc d’un cadran solaire « méridional« , autrement dit placé sur un mur situé plein Sud. Dans un tel cadran, l’aiguille pointe vers l’Etoile Polaire, autrement dit le Nord géographique : l’angle de l’aiguille est d’environ 40°, ce qui est la bonne inclinaison à la latitude de Nüremberg (50°).
Reste que sa taille en fait un instrument bien sommaire pour des mesures précises.
L’équerre
L’astronome
Gravure de M.Wolgemuth, 1492 [5]
Cette gravure du maître de Dürer montre un compas, une équerre de type habituel, une règle, un astrolabe, et en bas à droite, un instrument qui ressemble énormément à celui de Melencolia I.
Même profil pour la base moulurée, même forme allongée. Le trou de suspension est quadrilobé et situé à la base (au lieu d’être au bout).
Cet instrument semble être unique en son genre, on ne le retrouve dans aucun autre illustration d’astronomie de l’époque. Il semble que les « marches » obéissent à une progression arithmétique.
L’avantage d’une telle équerre était qu’on pouvait la faire glisser le long de la règle en profitant de l’épaulement de la base. Peut être s’agissait-il d’une sorte de gabarit, permettant d’évaluer, dans la nuit, des rapports de distance simples, afin de repérer facilement une étoile à partir d’autres (par exemple, pour trouver la polaire, prolonger de 5 longueurs la base de la Grande Ourse).
La découpe beaucoup plus simple de l’équerre de Melancolia I l’apparente bien plus à un outil de menuisier (nous verrons de nombreux exemples dans 1.4 Outils d’artisan).
La meule
D’après de Haas (1951) Dürer aurait conçu Melencolia l comme un monument symbolique à Johannes Müller (Meunier), à savoir l’astronome et mathématicien Johannes Müller de Königsberg Franken (Regiomontanus), [1] p 132
Sans commentaires.
L’arc en ciel (solaire)
Même s’il se produit dans le ciel, l’arc-en-ciel, phénomène fugace, a toujours été compris comme faisant partie de la sphère sublunaire, donc hors des objets d’études de l’astronome : la sphère immuable des Fixes.
De plus, sa présence pose de nombreux problèmes aux tenant d’une lecture scientifique de la gravure : d’abord, son envergure est trop petite : il devrait embrasser une plus grande partie de l’horizon. Ensuite, puisqu’il est situé en arrière-plan, le soleil devrait être positionné derrière le spectateur (ce qui est cohérent avec le cadran solaire placé au Sud). En revanche, d’après les ombres, notamment celle du sablier (qui correspond à une hauteur de 60° au moins), il se trouve en haut à droite : ce qui est cohérent avec la position du soleil à la latitude de Nuremberg, aux environs du solstice d’été, à midi.
Mais dans ce cas, comment expliquer la présence de la chauve-souris ?
L’arc en ciel (lunaire)
Pour éviter ces difficultés, on suppose que toute la scène est nocturne, et qu’il s’agit d’un arc-en-ciel lunaire : phénomène rare mais réel.
Le problème étant qu’il se produit lorsque la lune est basse (en dessous de 42°), ce qui est incohérent avec l’ombre du sablier.
Voyons maintenant ce que donne un approche selon ce que nous qualifions aujourd’hui d’astrologie, sachant que du temps de Dürer la distinction n’existait guère.
Le carré magique, talisman de Jupiter
Agrippa , Carrés de Saturne et de Jupiter, 1533, [6]
Dans le « De occulta philosophia », Agrippa présente des carrés magiques d’ordre croissant, associés aux différentes planètes. Le carré magique de quatre est le talisman associé à la planète Jupiter. Agrippa préconise de le porter afin de contrecarrer l’influence mélancolique de Saturne.
Cependant, si la raison d’être du Carré Magique était d’illustrer la Mélancolie par un talisman, pourquoi Dürer a-t-il choisi celui de la Planète qui la contrecarre, plutôt que celui de la Planète qui l’inspire ? Le pauvre carré d’ordre trois de Saturne avait il est vrai moins de prestige, et ouvrait moins de possibilités combinatoires.
La Vierge, la Balance
La Vierge et la Balance. Carte du ciel de 1515
Il y a dans Melencolia I deux éléments évoquant les signes du Zodiaque : la Balance, mais aussi l’Ange : dans la carte de 1515, Dürer représente la Vierge comme une femme ailée, debout et vêtue d’une longue robe. Mais seule la Balance a retenu l’attention des spécialistes.
Saturne, la Balance et Jupiter
Si l’on considère que Saturne est suggéré par la comète et Jupiter par le carré magique (manière plausible de représenter les Planètes autrement que par un personnage mythologique), alors leur positionnement évoque l’idée d’un événement céleste remarquable :
la conjonction de Saturne et de Jupiter dans le signe de la Balance.
La conjonction de 1484
Les conjonctions planétaires étaient très suivies, commentées et illustrées, car elles annonçaient des événements considérables.
Le syphilitique, Dürer, 1496
Dans cette gravure dédiée à la grande conjonction de 1484, on voit le soleil, la lune et quatre planètes (représentées par de petites étoiles) en conjonction dans le Scorpion, tandis que Mars est en Bélier : configuration néfaste à laquelle on attribuait l’irruption de la syphilis [7]
Autres conjonctions
Illustration du Pronosticon de Johannes Stabius (1503)
La gravure illustre la conjonction de 1503-1504 et montre la Terre soumise aux influences combinée des Planètes, avec Saturne et Jupiter ensemble entre le Cancer et le Lion.
La conjonction Saturne-Jupiter suivante surviendra vingt ans plus tard, en 1524. Mais du temps de Dürer, aucune n’aura lieu dans le signe de la Balance.
En 1514 en revanche, aucune conjontion : bien au contraire, les deux planètes étaient en opposition ! [1], p 146
Un carré mirobolant
MacKinnon a trouvé néanmoins un événement astronomique à se mettre sous la dent [8]. Il a fait les hypothèses que :
- la ligne du bas du carré donne non seulement l’année, mais la date complète : 4 janvier 1514 ;
- le cadran solaire l’ heure : l’aiguille se situe entre trois et quatre heures du matin ;
- le sablier, à moitié vide, donne bien sûr les minutes : soit 3h30 du matin.
Il a ensuite calculé l’état du ciel à Nuremberg, à cette date et à cette heure précise. Et miracle : il se trouve que Jupiter se couche à l’Ouest à 2h30, laissant le ciel sans planète. A 2h44, Saturne se lève à l’Est dans le signe de la Balance, suivi par Mars à 4h08. A 3h30, nous sommes donc quasiment au milieu de cette « nuit mélancolique », où Saturne est seul dans le ciel.
Les objections logiques
- Dans la gravure, l’aiguille du cadran solaire n’a pas d’ombre, même lunaire : considérer que c’est l’aiguille elle-même qui en donne l’heure est quelque peu parachuté.
- L’astre est en train de tomber : drôle de manière de symboliser le lever de Saturne.
- La date pourrait être aussi bien le 1 avril 1514. MacKinnon n’en parle pas (peut-être l’état du ciel ce jour-là collait-il moins bien). De plus, le fait que Saturne rencontre Mars dans la Balance est un évènement rare. C’est donc une coïncidence remarquable que le seul carré magique symétrique disponible pour 1514 révèle, en plus, la date d’un événement astronomique sophistiqué [9].
- Si le 4 et le 1 étaient des chiffres ordinaires, le fait de les lire comme un quantième serait plausible. Mais il se trouve que ce sont surtout les initiales de Albrecht Dürer. Il devient vraiment magique que ce carré soit, en plus, capable de nous donner l’identité de l’observateur.
Les objections historiques
Dürer avait-il les moyens de connaître l’état du ciel aussi précisément ? MacKinnon suppose qu’il a pu consulter les tables de Regiomontanus.
Mais la démolition la plus implacable est administrée par Weitzel :
« Du temps de Dürer, c’est la conjonction Saturne-Jupiter qui était remarquable. Jupiter devait repousser l’influence de Saturne et c’est pour les dates de ces conjonctions que les prévisions étaient établies. Les conjonctions Saturne-Mars n’étaient pas sujettes à interprétation : on n’en trouve pas de traces écrites ni illustrées. Si Dürer avait souhaité le faire, c’est le carré magique 5X5 de Mars qu’il aurait représenté, au lieu de celui de Jupiter ». Weitzel, p 147
Agrippa , Carré magique de Mars, 1533, [6]
Il faut toute l’honnêteté de Weitzel, après avoir lu tous les auteurs, calculé toutes les conjonctions et synthétisé l’ensemble en 43 pages bien tassées, pour conclure qu’au final, il n’y a pas grand chose à conclure :
« Enfant de son temps, l’astrologie l’a toujours intéressé, mais dans Melencolia I il n’avance pas d’un pas dans la direction des gravures astrologiques. Au mieux fait-il allusion à la conjonction Saturne-Jupiter dans le signe de la Balance, mais sans en faire une configuration réelle d’astres qu’il aurait observée de son vivant ; et on ne peut pas en faire le thème central de la gravure. » [1] p 147
Les trois objets en vert sont les plus étudiés par les interprétations astro. Ceux en bleu sont des objets polyvalents, où ayant un rapport très indirect. Ceux en orange posent plutôt problème.
Au terme de toutes ces savantes études, il n’y a finalement que la comète/météorite qui reste comme une référence indiscutable à l’Astronomie, et nous avons vu toutes les difficultés qu’elle pose dans une lecture purement scientifique. Avec son astre imprévisible, sa sphère opaque, son cadran solaire miniature et sans ombre, la gravure pourrait passer, dans le meilleur des cas, non pas comme une exaltation de cette science, mais comme une illustration de ses limites.
Etude pour Melencolia I, London, British Library, Sloane 5229 fol. 60
En outre, aucun instrument strictement scientifique ne figure dans la gravure : Dürer a même renoncé à l’idée de l’Angelot tenant un niveau et un cadran, qu’on trouve dans cette étude. En évacuant toute référence directement reconnaissable il semble plutôt que l’auteur a tout fait pour que, malgré son astre spectaculaire, Melencolia I ne soit pas confondue avec une banale illustration de Prognostication, ni même avec une évocation de l’Astronomie.
L’Astronomie
Hans Sebald Beham, dessin, musée de Lille
A contrario, lorsque Hans Sebald Beham reprendra de Dürer le sablier, le compas, la règle et un dodécaèdre pour illustrer l’Astronomie, il aura bien soin de quadriller ses sphères et de rajouter le soleil, la lune et une étoile, pour rendre l’image compréhensible à tous.
Tableau synthétique des hypothèses
Nous avons commencé par évacuer les interprétations astronomiques et astrologiques, parce qu’elles sont l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire avec quelqu’un de l’envergure de Dürer – à la fois artiste d’une habileté démoniaque, astrographe expert , géomètre novateur, et ami des plus grands esprits de son temps.
Même en les habillant de doctes recherches, il est tout à fait simpliste d’espérer qu’une ou deux idées banales vont épuiser ce qui est à la fois un sommet de l’art de graver et une Somme délibérément universelle. En plaquant sur cette complexité une théorie toute faite, en forçant quelques éléments choisis à tenir le discours qui nous arrange, on condamne au silence tous les autres : or c’est seulement en écoutant le murmure de cette communauté d’objets, prise dans son ensemble, que quelques pistes plus riches vont surgir.
Article suivant : 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse
Revenir au menu : 4 Dürer
Références :
[5] Peter-Klaus Schuster, Melencolia I, Dürer Denkbild, Berlin, 1991, fig 35
[8] MacKinnon, The Mathematical Gazette, Vol 77, N° 479, July 1993, p 212
[9] Comme la somme de la ligne fait 34, il n’y a que le 3 février et le 2 mars qui étaient également disponibles. Or s’il existe bien un carré magique correspondant (N°385 de Frenicle), il n’est pas symétrique :
2 12 7 13
15 5 10 4
14 8 11 1
3 9 6 16
[10] Mélancolie(s), Claude Makowski, 2012