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Pendants solo : homme homme

3 février 2017

Ces pendants confrontent deux personnages masculins.


Lucas Cranach l'Ancien. Joachim II - prince electeur 1520 Jagdschloss GrunewaldJoachim II, prince électeur du Brandenburg, à 16 ans Lucas_Cranach l'Ancien_-_Furst_Johann_von_Anhalt_(Jagdschloss_Grunewald)Le Duc Johann von Anhalt, à 16 ans

Lucas Cranach l’Ancien, 1520, Jagdschloss Grunewal

Mis à part leur âge identique et leur armure très similaire, on ne connaît pas la raison de ce double portrait de jeunes gens. La position du Duc, à droite du pendant donc à gauche du prince, traduit bien son rang subalterne ; de même que son absence de plumet, ses bijoux plus modestes et son geste plus pacifique : il pose la main gauche sur le fourreau de son épée, pointe en bas, tandis que le Prince porte de sa main droite la hache, lame nue vers le haut.



Quentin Metsys Portrait of Erasmus 1517 Galleria Nazionale d'Arte Antica, RomePortrait d’Erasme Quentin Metsys Portrait of Pieter Gillis 1517 Galleria Nazionale d'Arte Antica, RomePortrait de Pierre Gilles

Quentin Metsys, 1517, Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome

On connait bien les circonstances de la composition de ce pendant : les deux amis humanistes, Erasme et Gilles,  eurent l’idée  de commander au peintre le plus célèbre d’Anvers cette double image, en cadeau pour leur ami commun Thomas More qui venait de retourner en Angleterre. Le portrait d’Erasme fut fini en premier car Gilles était souvent malade, et More les bombardait de lettres dans l’attente de son cadeau [1].

Le triangle amical est suggéré dans le tableau par la lettre de More que Gilles tient dans sa main, tandis qu’il pointe l’autre vers le livre “Antibarbari” qu’Erasme est en train de rédiger : on peut même lire ce qu’il écrit, une paraphrase de l’Epître de St Paul aux Romains, avec son instrument d’écriture favori : une plume en bambou.  Grand spécialiste de Saint Jérôme, Erasme est représenté dans la posture caractéristique de ce saint érudit.



Portret-metsys2
La niche avec ses étagères se poursuit d’un tableau  à l’autre : les amis sont assis à la même table. Les originaux sur bois ayant été rentoilés et recoupés, on ne sait pas si les deux panneaux étaient présentés en diptyque ou en pendants : leur taille relativement importante (61 x 47) et la continuité horizontale des étagères  milite plutôt pour une présentation en pendants.


Lucas-Cranach-l'ancien 1532 Luther Staatliche Museen zu Berlin, Gemaldegalerie Lucas-Cranach-l'ancien 1532 Melanchton Staatliche Museen zu Berlin, Gemaldegalerie

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Lucas Cranach l’Ancien, 1532, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie

Les deux grands réformateurs sont ici âgés de 49 ans et 35 ans, vêtus de la même aube noire. L’aîné est coiffé d’un béret en signe de préséance et placé à gauche, par ordre chronologique.


Lucas-Cranach-l'Ancien 1543 Martin-Luther-And-Philipp-Melanchthon coll privee

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Lucas Cranach l’Ancien, 1543, Collection privée

La demande étant très forte, Cranach et son atelier ont fourni de nombreuses répliques, sans toujours tenir compte du vieillissement. Onze ans plus tard, le cadet a pris du galon, coiffé maintenant d’un béret.


Lucas Cranach le jeune 1546 Martin_Luther_Philippe_Melanchthon

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Lucas Cranach le jeune, 1546, Collection privée

Trois ans plus tard, Cranach fils entérine le passage du temps et  nous montre un Luther grisonnant mais pétant de santé, face à un Mélanchton plus jeune, mais émacié et mal rasé : le tout semblant s’équilibrer. Nous sommes  pourtant l’année de la mort de Luther.



Lucas Cranach le jeune 1558 Martin Luther and Philipp Melanchthon North Carolina Museum of Art, Raleigh

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Lucas Cranach le Jeune, 1558, North Carolina Museum of Art, Raleigh

Douze ans plus tard, Cranach ressuscite Luther avec une chevelure de neige, tandis que Melanchton n’a blanchi encore que de la barbe.



Double Portrait of Martin Luther (1483-1546) and Philip Melanchthon (1497-1560) (oil on panel)

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Collection particulière

Cette formule désormais figée est déclinée par l’atelier  : ici, les deux encadrent une vue imaginaire de Rome.  La pelisse de Melanchton est bordée d’une fourrure, bien utile pour réchauffer les vivants.


Lucas Cranach le jeune apres 1560 Luther Stiftung Schloss Friedenstein, Gotha Lucas Cranach le jeune apres 1560 Melanchton Stiftung Schloss Friedenstein, Gotha

Portrait de Martin Luther et Philippe Melanchthon
Lucas Cranach le Jeune, après 1560, Stiftung Schloss Friedenstein, Gotha

Les deux sont morts désormais, le jupitérien et le mercurien , si différents physiquement, mais indissolublement associés par la magie sympathique du pendant.



Les demi-figures caravagesques

Surtout exploitées par les hollandais à partir de 1622 avec des figures de buveurs, de musiciens ou de bergers (voir Les pendants caravagesques de l’Ecole d’Utrecht), cette formule touche aussi d’autres peintres caravagesques.



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Nicolas_tournier,_soldato_che_alza_il_calice,_1619-24 Palazzo dei Musei (Modena)Soldat levant son verre Nicolas_tournier,_soldato_che_alza_la fiasca,_1619-24 Palazzo dei Musei (Modena)Soldat levant sa fiasque

Nicolas Tournier, 1619-24, Palazzo dei Musei (Modena)

L’homme au plumet rouge se tranche un saucisson et du fromage sur le coin d’un chapiteau, tandis que l’homme au plumet blanc dîne d’un pâté sur une table. Tournier a trouvé une solution très simple pour mettre en symétrie ces deux buveurs droitiers :

  • montrer l’un de face et l’autre de profil ;
  • inverser la position du verre et de la fiasque.



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Tournier 1630 ca Un soldat Musee des Augustins ToulouseUn soldat Tournier 1630 ca Saint Paul Musee des Augustins ToulouseSaint Paul

Tournier, vers 1630, Musée des Augustins, Toulouse

Ces deux tableaux de même taille ont été conservés durant des siècles dans la même famille, c qui laisse epnser qu’ils constituaient des pendants. Une inscription découverte récemment au dos du Saint Paul (« trois tableaux pour le Sr Pennautier ») [1a] confirme la provenance, mais n’éclaire pas le sujet.


La logique du pendant (SCOOP !)

La mise en pendant d’un personnage profane et d’un personnage sacré est intrigante. Sauf si l’on remarque que le soldat fait le geste de tirer de la main droite une épée invisible, tandis que le saint tient sous son bras gauche celle de son martyre.

Le thème sous-jacent pourrait donc être un « martyre de Saint Paul » particulièrement radical, réduit à l’opposition caravagesques entre l’homme de guerre et l’homme de Dieu, entre le velours et la bure.



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Valentin de Boulogne, David avec la tete de Goliath, 1627 coll priveeSamson Valentin de Boulogne Samson, 1630-31. The Cleveland Museum of Art,David

Valentin de Boulogne , 1630-31, The Cleveland Museum of Art

Les deux héros bibliques mis ici en correspondance représentent avant tout deux types de beauté masculine  : le jeune homme imberbe et l’homme mûr velu (on sait que la force de Samson venait de ses cheveux). La pose identique (tous deux accoudés comme de part et d’autre d’une même table)  et le drapé somptueux sont étudiés pour mettre en valeur la rondeur du genou et de l’épaule.

Deux attributs (la fronde en bandoulière et la mâchoire d’âne) permettent d’identifier les deux héros, tandis que les têtes énormes de Goliath et du lion rappellent leur victoire contre un être hors de proportion.

Le tour de force du pendant est d’équilibrer deux figures par ailleurs antithétiques : le jeune berger chétif et le premier des malabars.

 

Ribera 1632 Ixion PradoIxion Ribera 1632 Tityus PradoTityus

Ribera, 1632, Prado, Madrid

Ce pendant montre deux des quatre « Furias » (Ixion, Tityus, Tantale , Sisyphe), personnages mythologiques punis pour avoir offensé Zeus.

Ixion, ayant séduit Junon et de plus s’en vantant, fut condamné par Zeus  à être attaché par les quatre membres sur une roue environnée de serpents. Tityus est un géant qui, pour avoir attenté à l’honneur de Latone, fut précipité dans les Enfers où un vautour lui dévore le foie et les entrailles, qui repoussent éternellement.

Ribera réduit le mythe au minimum : deux hommes allongés, l’un vu de dos et l’autre de face, attachés par les quatre membres, montrés en plongée sur un fond sombre sans repère visuel .  Les détails pittoresques (les serpents, le gigantisme) sont éliminés, seul demeure le dialogue atroce entre l’homme attaché et son bourreau inlassable : le faune qui tourne la roue, l’aigle qui dévide les entrailles.

L’ordre d’accrochage est incertain : dans celui que nous proposons, l’oeil monte du faune en contrebas au rapace surplombant,  des Enfers au Ciel, de l’exécuteur des basses  oeuvres au dieu courroucé, Zeus sous la forme de l’aigle noir.



Rubens 1636-38 democrite pradoHéraclite Rubens 1636-38 Heraclite PradoDémocrite

Rubens, 1636-38, Prado , Madrid

Le couple que forment le Philosophe qui rit et la Philosophe qui pleure a fait l’objet de nombreux pendants au début du XVIIème siècle (voir Les pendants caravagesques de l’Ecole d’Utrecht). Rubens suit la mode pour ce pendant grandeur nature, destinée à décorer un pavillon de chasse de Philippe IV, la Torre de la Parada [1b].


Velazquez 1639-41 Menippe PradoMénippe Velazquez 1639-41 Esope PradoEsope

Vélasquez, 1639-41, Prado , Madrid

Pour le même pavillon, Vélasquez, choisit un couple plus original de célébrités antiques, tous d’eux d’anciens esclaves : d’où sans doute leurs pauvres vêtements.

Ménippe, philosophe célèbre pour sa cupidité, s’enveloppée dans un grand manteau noir et arbore un sourire cynique.

Esope le fabuliste est représenté comme un bon vivant, la main sur la panse, mais au visage triste et amaigri. Le baquet à sa gauche pourrait être une allusion à une anecdote avec son maître Xanthus qui avait parié, étant ivre, qu’il boirait toute l’eau de la mer : Esope lui conseilla de se faire amener un grand récipient d’eau de mer et, au moment de le boire, de dire qu’il s’était engagé à boire l’eau de la mer, mais pas celle des rivières qui s’y déversent. Quant à l’objet posé à droite sur le matelas, il s’agirait de la verrerie que les habitants de Delphes avaient caché dans ses bagages, pour le faire accuser de vol et exécuter.

Vélasquez met ici en scène un couple paradoxal, qui semble prendre le contre-pieds de celui de Rubens : l’homme qui sourit est en fait un triste sire, tandis que l’homme à l’expression désabusée est un être attachant et plein de fantaisie [1c].



Livio Mehus Le genie de la sculpture vers 1650 Palais Pitti FlorenceLe Génie de la Sculpture
Palais Pitti, Florence
Livio Mehus Le genie de la peinture vers 1650 Prado MadridLe Génie de la Peinture
Prado, Madrid

Livio Mehus, vers 1650,

Dans ce pendant inspiré et redécouvert  récemment, le jeune peintre représente deux stades de son évolution artistique. Nous avons la chance d’avoir une explication détaillée de ses intentions :

« Dans le tableau sur la Sculpture,  il avait l’intention de montrer l’amour qu’il avait toujours porté à toutes les sculptures anciennes et belles, et qu’il dessinait volontiers du temps où il se trouvait à  Rome ;  et dans celui sur la Peinture, l’affection avec laquelle, lorsqu’il était à Venise, il étudiait parmi les magnifiques peintures du siècle  de Titien. Dans celui sur la Peinture, il a mis son propre portrait, en train de contempler le beau tableau du Martyre de  Saint-Pierre, que le Génie de la  Peinture, sous la forme d’un très bel enfant, assis sur une pauvre chaise de paille presque entièrement consumée par le temps ,  est en train de recopier avec une grande attention . Avant que cette oeuvre ne sorte de ses mains, le peintre avait écrit dans un endroit approprié cette expression qui faisait allusion à lui-même  :  » Beau Génie dans un pauvre siège  »  ; mais, ne doutant pas qu’une telle mention ne fut estimée trop ambitieuse par certains, il la supprima. Dans celui de la Sculpture, on voit bien le portait de sa personne, parmi les sculptures de cette grande cité les plus renommées et les plus chères à son coeur : parmi lesquelles la colonne Trajane, et son Génie en train de dessiner, voulant  montrer par là les deux pensées qu’à Rome, on dessine et à Venise, on peint.«  [2]

Ajoutons  que la peinture consacrée à Rome montre les jambes de l’Hercule Farnèse, ainsi qu’une statue dorée de Minerve que Mehus devait posséder (il l’a peinte dans une étude sous deux autres angles).



Ducreux 1790s Le Silence, Nationalmuseum Stockholm - 66,5 x 52,5 cmLe Silence Ducreux 1790s La Surprise melee de terreur Nationalmuseum StockLa Surprise mêlée de terreur

Ducreux, 1791-99, Nationalmuseum Stockholm ( 66,5 x 52,5 cm)

Connu pour ses autoportraits qui sont en même temps des têtes d’expression, Ducreux a eu l’idée de confronter ces deux images de lui-même, sous un même éclairage et le même accoutrement (chapeau et houppelande), dans une sorte de dialogue contradictoire où l’une recommande la retenue dont l’autre manque absolument :

  • chevelure dans la lumière contre chevelure dans l’ombre,
  • poing fermé contre paume ouverte,
  • lèvres serrées contre bouche béante.

Le pendant unifie deux autoportraits indépendants, réalisés précédemment :

ducreux 1791 Le-discret Spencer Museum of Art, University of Kansas, Lawrence, KansasLe discret, Spencer Museum of Art, University of Kansas, Lawrence, Kansas Ducreux 1791-self-portrait-in-surprise-and-terror-coll priveeLa Surprise mêlée de terreur, collection privée

Ducreux, 1791



Kronberger Karl A WINTER'S DAY AND NIGHTSo nah - und doch so fern!Si près – si loin (So nah – und doch) kronberger_A WINTER'S DAY AND NIGHT verlorene schluesselLa clé perdue (Verlorene Schluessel)

Un jour d’hiver, jour et nuit
Karl Kronberger,  fin XIXème, Collection privée

Le jour et la nuit, la tempête et le calme, hors les murs et dans les murs, le haut de forme et la casquette, le mouchoir jaune et le mouchoir rouge : les deux scènes de genre se complémentent pour moquer le citadin découronné et dépité, dépossédé en un instant de ses signes de pouvoir et réduit à courber l’échine devant la toute puissance de la neige.


original.94471.tsarPortait de Nicolas II,
Ilya Galkin Savich, 1896, École de commerce de l’entreprise Petrovsky, Saint-Pétersbourg
original.94471.leninePortrait de Lénine ,
Vladislav Izmailovich,1924, Ecole Primaire N°206, Saint Petersbourg

A l’occasion d’une restauration, on vient de redécouvrir le portrait du tsar au dos d’un portrait de Lénine, badigeonné, retourné et accroché au même emplacement, dans la salle d’honneur d’une école de commerce devenue une école primaire.[4]

Présentée côte à côte, les deux faces constituent un pendant convainquant et secret, qui a dû être imaginé par le second artiste pour sa seule satisfaction personnelle : intérieur contre extérieur, tapis contre pavés, colback contre casquette, uniforme militaire contre uniforme prolétarien.

Le tsar, encadré par le miroir qui reflète un double à cheval de lui-même, semble statufié vivant dans sa propre image.  Le bonhomme Lénine lui tourne le dos, et dirige son regard, au delà  de la flèche de la Cathédrale Pierre-et-Paul, vers un idéal encore plus élevé  et doré.




Sur le modèle du couple Luther-Melanchton, on aurait pu s’attendre à trouver  de nombreux portraits croisés de ces deux autres pères fondateurs : Lénine et Staline. Veston contre vareuse, petite taille contre carrure imposante, barbiche contre moustache, calvitie contre chevelure argentée, non-fumeur contre fumeur de pipe, il aurait été facile de mettre en scène la complémentarité du colérique et du sanguin qui semble à la base de toute bonne révolution réussie.

De tels pendants sont en fait rarissimes : nous n’avons trouvé que celui-ci :

URSS 1951 Au nom du communisme

Au nom du Communisme
Affiche de V. Govorkov, 1951, Moscou

Lénine à gauche lance l’électrification, comme le prouve derrière lui l’image d’un barrage avec sa  centrale électrique.
Staline a droite parachève l’oeuvre, en rayant le mot « Désert » dans le libellé « Désert du Karakoum ». Il s’agissait à l’époque d’y creuser le grand canal du Turkmenistan, projet qui sera finalement abandonné. Le plan derrière lui montre un fleuve déjà équipé de deux barrages.


lenine-staline 1a profil lenine-staline 1b profil

Il y a en fait assez peu de  représentations des deux dirigeants  ensemble, et ils sont montrés le plus souvent côte à côte et de profil, ce qui évite toute confrontation et légitime les idées de coopération et de succession.


lenine-staline 2a lenine-staline 2b

La ressemblance physique est magnifiée, au point que le vivant pourrait passer comme la réincarnation du mort.


lenine-staline 3a lenine-staline 3b

A l’issue, absorbés par le drapeau rouge,  les deux  se désincarnent en motifs purement textiles, agités par les bras et le vent.


Références :
[1] Pour les détails sur les deux humanistes et sur les livres représentés, on peut consulter https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2012/12/11/desiderius-erasmus-and-pieter-gillis-by-quinten-massys/
[2] ‘Life’ of Mehus , Baldinucci, éditée dans ‘Notizie deiprofessori del disegno da Cimabue in qua (1681-1728)’ quoted from ed. F. RANALLI, Florence [1845-1847], Vol.V, pp.537-38, citée dans Livio Mehus’s ‘Genius of Sculpture’, Gerhard Ewald, The Burlington Magazine Vol. 116, No. 856 (Jul., 1974) http://www.jstor.org/stable/877734
« in quello della scultura ebbe intenzione di far vedere l’amore ch’ei porto sempre all’ antiche e bellissime sculture, e quanto egli volentieri nel tempo, che e’si trattenne in Roma, le disegno ; e similmente in quello della pittura, l’affetto, con che nell’essere a Venezia fece i suoi studi intorno alle mirabili pitture del secolo di Tiziano. In quello della pittura espresse il proprio ritratto, in positura di accennare verso la stupenda tavola del san Pier Martire, mentre il Genio della pittura, in figura di un bellissimo fanciullo, in atto de sedere sopra una povera seggiola di paglia, quasi consumata dal tempo, la sta con grande attenzione ricavando. Aveva il pittore, avanti che questa opera uscisse di sua mano, in un bene adatto luogo scritte queste parole, alludenti a se stesso: « Bel Genio in povera sedia » ; ma, dubitando che tal concetto non fosse da taluno stimato troppo ambizioso, le cancello. In quello della scultura si vede pure il ritratto di sua persona fra le pi’ rinomate a lui piu care sculture di quella gran citta : efra le quali fu la colonna Trajana, e il suo Genio in atto di disegnare volendo inferire con questi due pensieri che a Roma si disegna, e a Venezia si dipinge »

Pendants paysagers matin soir

2 février 2017

Ces pendants opposent deux états particuliers du paysage , aux fortes connotation symboliques: : le matin et le soir.



 

Claude-Lorrain- David sacre roi par SamuelDavid sacré roi par Samuel Claude-Lorrain-le-d-barquement-de-Cleopatre---Tarse--2-Le débarquement de Cléopâtre à Tarse

Claude Lorrain, 1642 – 1643, Musée du Louvre

Ces deux pendants ont été peints à Rome pour Angelo Giori, fait cardinal en 1643. Comme d’autres pendants de Claude, ils opposent la campagne et la mer, une scène biblique et une scène antique, dans une architecture classique qui fait fi de la vraisemblance au profit de la Beauté éternelle.

Dans le premier pendant, le jeune berger David baisse la tête humblement pour recevoir l’onction. A l’extérieur du portique, un serviteur accompagné de deux chiens contemple la scène. Derrière, on amène un bélier pour le sacrifice. Au fond, un pont unit la ville et la campagne. Une caravane y passe, des moutons paissent, des femmes s’occupent des enfants à l’ombre d’un arbre : c’est la paix et la prospérité (il se peut que cette mise en scène d’une intronisation prometteuse ait à voir avec la récente dignité du commanditaire).

Dans le second pendant, le mouvement va dans l’autre sens, de gauche à droite. Les chroniques romaines racontent l’arrivée de Cléopâtre à Tarse, portant les vêtements d’Aphrodite et une profusion de bijoux et de parfums, dans une embarcation à la poupe dorée, avec des rames d’argent et des voiles pourpres . Claude Lorrain n’a pas insisté sur le luxe : le riche bateau est bien là , mais l’or des bijoux est passé dans la lumière. Un serviteur avec deux chiens va au devant de la reine, que Marc-Antoine est venu accueillir sur la pas de la porte.

D’un côté, le tout début d’un règne pieux et béni ; de l’autre, le tout début d’une aventure fatale, entre une reine sensuelle et un aventurier. Mais Claude Lorrain traite en sourdine ces contrastes moraux, afin de ne pas étouffer le sujet principal du pendant :

la splendeur inaugurale de l’aube, la splendeur terminale du crépuscule.



Vernet 1747 Morning_In_Castellemare ErmitageLe Matin à Castellamare vernet 1747 cascatelles de tivoli Saint-Petersbourg, Ermitage,Cascatelles de Tivoli

Joseph Vernet, 1747, Ermitage, Saint-Pétersbourg

La mer calme contraste avec les cascades mouvementées, la côte napolitaine avec la campagne romaine. Mis à part la classique composition en V, Vernet s’intéresse peu à la logique des pendants. Son succès tient au traitement raffiné de la lumière : un matin doré aux lointains embrumés près de la mer, une fin de journée aux ombres tranchées en pleine terre.


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Vernet 1752 Le matin Collection priveeLe soir : port méditerranéen à l’aube avec des pêcheurs et des marchands sur un quai Vernet 1752 Le soir Collection priveeLe clair de lune : port méditerranéen avec des pêcheurs près d’un feu sur le rivage, avec une arche naturelle

Joseph Vernet, 1752, Collection privée

Ici le lieu est le même : deux ports. Mais les lumières sont complètement différentes, entre le crépuscule et le clair de lune, traité ici avec un réalisme novateur.

« Les paysages imaginaires de Vernet, bien que s’inspirant librement de paysages de la côté au Sud de Rome autour de Naples, marquent l’abandon de la demande purement topographique au profit de quelque chose de plus naturel ; c’était leur insistance sur la nature, les formations rocheuses, les conditions météorologiques, les effets du soleil et de la lune sur les différentes surfaces qui intéressaient la plupart de ses patrons étrangers, à partir des années 1740. Ils évoquaient plus que le souvenir d’un emplacement : celui d’une sensation. A la fois naturalistes et évocateurs de l’expérience des voyageurs en Italie, ils étaient à apprécier lors du retour des patrons sous les climats plus calmes de l’Angleterre ou d’ailleurs. Pour les voyageurs du Grand Tour ou les aristocrates européens, ces paysages étaient moins faits pour réveiller le souvenir d’un lieu précis que pour symboliser la traversée des mers dangereuses, l’arrivée sain et sauf au port, la campagne parcourue par l’oeil d’un touriste averti. » Notice Sotheby’s, [1]



Vernet 1752 Le matin Collection privee detail

Dans Le Soir, la lumière dorée et les ombres longues rehaussent les scènes pittoresques du premier plan : dockers soulevant un ballot, tandis que des collègues oisifs entreprennent une voyageuse qui attend son bateau en tricotant.


Vernet 1752 Le soir Collection privee detail feu Vernet 1752 Le soir Collection privee detail

Dans le second tableau, la virtuosité réside dans la cohabitation entre les deux sources de lumière :

  • côté feu, seules sont discernable les femmes qui préparent la soupe, tandis que les hommes attendent dans l’ombre ;
  • côté pleine lune, les silhouettes en ombre chinoise des pêcheurs qui s’activent s’échelonnent, du premier-plan jusqu’à l’infime au delà de l’arche de pierre. Autour de l’astre nocturne des chauve-souris volettent : tout un pré-romantisme en gestation.


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En vingt cinq ans, Vernet a réalisé plusieurs séries des Quatre Parties du jour :

  • pour le château de Russborough du brasseur Joseph Leeson, en 1749 ;
  • pour un commanditaire inconnu, en 1757 ;
  • pour Monsieur Journû de Bordeaux en 1760 ;
  • pour la bibliothèque du Dauphin à Versailles en 1762 ;
  • pour Louis XV et la bibliothèque du château de Choisy en 1765 ;
  • pour la Du Barry et le château de Louveciennes en 1775.

La série de Russborough et celles du Dauphin (ci-dessous) sont exclusivement maritimes.



Vernet 1762 Serie Dauphin Ensemble

Série du Dauphin, 1762, Château de Versailles

Il serait fastidieux de les présenter toutes, car elles sont basées sur le même principe : un pot-pourri des formules à succès du peintre, permettant de goûter à la fois le rendu des effets de lumière et des ambiances météorologiques [2] :

  • le matin : soleil levant sur un fleuve (avec baigneuses, lavandières ou pêcheurs) ou un port, temps calme ;
  • le midi : mer ou rivière, tempête ;
  • le soir : un port ou un torrent (avec baigneuse ou pêcheur), soleil couchant ;
  • la nuit : un port avec un feu sur la rive, pleine lune.

A titre d’exemple, voici une des plus anciennes :

Vernet 1757 Les quatre heures du jour Le matin Art Gallery of South Australia, AdelaideLe matin Vernet 1757 Les quatre heures du jour Midi Art Gallery of South Australia, AdelaideLe midi
Vernet 1757 Les quatre heures du jour Soir Art Gallery of South Australia, AdelaideLe Soir Vernet 1757 Les quatre heures du jour Nuit Art Gallery of South Australia, AdelaideLa nuit

Les quatre heures du jour
Joseph Vernet ,1757, Art Gallery of South Australia, Adelaide

https://en.wikipedia.org/wiki/Four_Times_of_the_Day_(Joseph_Vernet)


sb-linevernet Le Matin Le Soir 1778 Collection privee

 Le Matin (Paysage avec des pêcheurs)   Le Soir (Mer calme au crépuscule)
Joseph Vernet, 1778, Collection privée

Commandé en 1778 par le collectionneur Denis-Pierre-Jean Papillon de la Ferté, ce pendant sans prétention  reprend l’opposition devenue machinale entre le soleil levant et le clair de lune.

 



Jacob More 1788 The cascade of Tivoli at sunset, Marmore at moonlight with figures in the foreground
La cascade de Tivoli le matin, la cascade de Terni le soir
Jacob More, 1788, collection privée

Ce pendant réunit deux curiosités naturelles du Grand Tour, en opposant :

  • le matin et le soir,
  • le soleil et la lune se reflétant dans l’eau ;
  • l’arbre vif et l’arbre mort,
  •  vue d’en haut et vue d’en bas



gericault matinPaysage aux pêcheurs, dit Le Matin
Géricault, 1818, Munich, Nouvelle Pinacothèque
gericault midiPaysage à la tombe romaine, dit Le Midi
Géricault, 1818, Paris, Musée du Petit Palais

gericault soirPaysage à l’aqueduc dit Le Soir
Géricault, 1818, Metropolitan Musem of Art,New York,

Ces trois grands tableaux que Géricault a peints en 1818 après son retour de Rome, formaient un cycle dont la destination reste énigmatique . Y avait-il une quatrième toile, la Nuit ? Les indices sont contradictoires : il reste un croquis représentant  un port au clair de lune, réalisé par Nat Leeb qui dit avoir acheté les quatre tableaux en 1937 ; selon ce témoignage, le quatrième tableau aurait été endommagé par la pluie durant la guerre, puis vendu à un obscur collectionneur brésilien. Mais d’un autre côté, les factures du fournisseur de Géricault, qui ont rendu certaine la datation de 1818, ne mentionnent que trois châssis de la même taille [3].

L’influence de Vernet [4] est manifeste dans les sujets :

  • un départ à la pêche pour le Matin
  • un orage pour le Midi
  • une baignade pour le Soir.

Comme chez Vernet, des éléments unificateurs sont présents : le fleuve, le pont, la montagne, le village, les monuments antiques. Mais l’éclairage dramatisé et l’artificialité assumée tranchent radicalement avec les conceptions de son prédécesseur [5].


Le matin

Seule l’amorce d’un pont est visible sur la rive gauche, à côté du village. Une barque est échouée rive droite, cinq hommes la tirent et la poussent pour tenter de la mettre à flot. Le palmier jauni et la montagne au profil de sphinx, références vaguement égyptiennes, nous remémorent l’histoire d’une autre embarcation : le berceau de Moïse mis à flot dans le Nil pour le sauver de l’assassinat.

Le début du jour coïncide le début d’une vie.


Le midi

Comme l’a montré Joanna Szepinska-Tramer [6], la construction est un mixte de la tombe de Cecilia Metella et du tombeau des Plautes, recomposée à partir d’un recueil de gravures de Florent Fidèle Constant Bourgeois (1804) : nous sommes donc très loin d’une peinture sur le motif.



gericault midi famille
Le pont, plus large, est en partie ruinée. La famille qui vient des montagnes enneigées n’a, pour gagner le village, d’autre solution que de demander de l’aide à des pêcheurs. A voir le ciel gris qui les attend de l’autre côté, la traversée manifestement ne résoudra pas tous les problèmes.



gericault midi detail
Derrière eux, un détail macabre que Géricault n’avait pu voir qu’en Italie, ajoute au côté dramatique de la fuite : un poteau auquel sont attachés les membres de brigands est planté au bord du chemin, à l’emplacement de leur crime.

Le milieu du jour coïncide avec la fondation d’une famille et les orages de la vie.


Le soir

Le pont est maintenant totalement construit : il est même à deux étages, comme si une oeuvre nouvelle avait surélevé l’oeuvre ancienne. Juste en dessous, un vieillard en bleu blanc rouge et bonnet phrygien discute avec un baigneur, autre figure d’un pont transgénérationnel. Ce soir tranquille où l’on se baigne entre les ruines inoffensives d’une tour romaine et d’une tour médiévale, ressemble fort à un paradis républicain.

Le soir du jour coïncide avec la sagesse, la propreté, l’élévation.



Asher-Brown.-Durand-The-Morning-of-Life 1840 The National Academy Museum and School of Fine Arts New YorkLe matin de la vie ( the Evening of Life) Asher-Brown.-Durand-The-Evening-of-Life 1840 The National Academy Museum and School of Fine Arts New YorkLe soir de la vie ( the Evening of Life)
 
Asher Brown-Durand,1840,
The National Academy Museum and School of Fine Arts, New York

Réalisé au retour d’un voyage en Europe, ce pendant montre l’influence lointaine de Claude Lorrain et l’influence proche de l’ami Thomas Cole, que les commentateurs de l’époque ont bien notée (voir Les pendants paysagers de Thomas Cole).

Selon le principe classique (voir Pendants architecturaux), le soleil, placé dans l’intervalle entre les pendants, unifie les deux points de vue.


Le matin
Asher-Brown.-Durand-The-Morning-of-Life 1840 The National Academy Museum and School of Fine Arts New York detail

Dans un paysage antique, le Matin montre de face une famille nucléaire debout au pied d’une statue de l’Espérance (avec son ancre), devant une enfilade de troncs en V dans lesquels il faut voir autant d’arbres généalogiques : « Croissez et multipliez ». Au fond, tous se dirigent vers un Temple.

Asher-Brown.-Durand-The-Morning-of-Life 1840 The National Academy Museum and School of Fine Arts New York temple


Le soir

Dans un paysage médiéval, le Soir montre de dos une vieille femme qui se repose, assise à côté d’un chapiteau tombé d’un temple en ruine. Elle est éloignée du bouquet d’arbres (sans descendance), isolée comme le tronc mort à côté de la colonne : on comprend qu’elle n’avancera pas plus loin, clouée par sa canne à l’entrée du tableau. Au fond, tous se dirigent vers une Cathédrale.

Asher-Brown.-Durand-The-Evening-of-Life 1840 The National Academy Museum and School of Fine Arts New York detail


La logique du pendant

En passant de l’arrière-plan au premier plan, du bâtiment neuf à la ruine, le temple païen de l’autre tableau cède la place, tout comme la vieille femme, à un autre futur, un futur chrétien  : avancer dans la profondeur est en somme comme avancer dans le temps.

Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/the-morning-of-life/TAH0jQwvBw-I0g


Asher Brown Durand 1847 Forenoon New Orleans Museum of ArtLa matinée (Forenoon), New Orleans Museum of Art Asher Brown Durand 1847 Afternoon Mead Art Museum at Amherst College 152.4 x 121.9 cmL’après-midi (Afternoon Mead), Art Museum , Amherst College

Asher Brown-Durand, 1847 (152.4 x 121.9 cm)

Cet autre  pendant de Brown-Durand, qui prend pour sujet principal deux immenses troncs en V, est intéressant par sa composition atypique :

  • dans La Matinée, un bûcheron fait tirer par deux boeufs un tronc (qu’il a dû couper le veille), en direction du bord gauche du pendant ;
  • dans L’après-midi, un vacher pousse le troupeau vers le bord droit du pendant

Le soleil, qui est placé  ici des deux côtés du pendant, contribue à cet effet centrifuge.



sarazin_de_belmont_louise_josephine-vue du forum le matin 1865 musee beaux arts de toursVue du forum le matin sarazin_de_belmont_louise_josephine-vue du forum le soir 1865 musee beaux arts de toursVue du forum le soir

Sarazin de Belmont (Louise-Joséphine), 1865, Musée des Beaux Arts, Tours

Le Matin est une vue plongeante depuis le Capitole, en direction de l’Est. Au premier plan, un peintre dessine les colonnes du temple de Saturne, tandis que deux troupeaux de vaches arrivent ou paissent déjà dans le Forum. On distingue à gauche, en plein contrejour, l’arc de Septime Sévère qui termine la Via Sacra. L’aube ressuscite un « campo vaccino » bucolique,  depuis longtemps disparu  en 1865 (à en croire le tableau ci-dessous).


salomon corrodi - foro romano - roma - 1845
Le forum romain
Salomon Corrodi,1845

Le Soir est une vue plongeante prise dans l’autre sens, depuis le Colisée, en direction de l’Ouest. Au premier plan, un berger rentre son troupeau de chèvres, tandis qu’un autre troupeau (touristes, prêtres, militaires ?) visite visite l’esplanade du Temple de Vénus et de Rome. On distingue à gauche, en plein contrejour, l’arc de Titus qui ouvre la Via Sacra, et une autre escouade qui passe. Le crépuscule qui cuit les vielles briques est propice à faire ressurgir les fantômes des Triomphes passés.

Ainsi le soleil couchant ravive la Rome impériale, tandis que le soleil levant fait revivre les temps du Grand Tour. [9]



FREDERIC Leon Les marchands de craie 1882-83 matinLe matin FREDERIC Leon Les marchands de craie 1882-83 soirLe soir

Triptyque des marchands de craie
Léon Frédéric, 1882, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique

Le triptyque relate une journée de la vie de Bernard Scié, marchand de craie de la région de Bruxelles et modèle récurrent de Frédéric.

Le matin

La grande soeur, en tête, fait le travail d’un homme, la hotte de craie sur ses épaules : elle essaie d’en soulager le poids en passant ses mains dans les bandoulières. Derrière elle, le père porte en plus, dans sa hotte, un jeune enfant qui dort ; il donne la main au petit frère qui mange une tranche de pain. Le trio est vu de face, cadré à gauche, au bas d’une descente.


Le soir

Le père, en tête, fait le travail d’une femme, portant un jeune enfant dans ses bras, la hotte vide sur ses épaules. Derrière lui, la grande soeur ramène elle-aussi sa hotte vide ; elle donne la main au petit frère, emmitouflé dans des chiffons pour lutter contre le froid. Le trio est vu de dos, cadré à droite, au bas d’une côte. Très haut sur la butte, une maison domine – château-fort de ceux qui ont, la roulotte de ceux qui n’ont pas grand chose : à peine une marmite qui fume à même le sol.


Le midi

FREDERIC Leon Les marchands de craie 1882-83 midi
La mère a amené le repas, accompagnée de deux enfants et bas-âge et de la soeur cadette, qui s’est assise près du père. Deux troncs désignent les deux soutiens de famille : la mère, assise sous l’église lointaine ; le père, assis sous l’usine qui ne veut pas de lui. Un long égout horizontal sépare le village de ceux qu’elle rejette. La vue plongeante expose à cru les stigmates de la misère : la cruche cassé, le maigre contenu de la bassine et des écuelles, les plantes des pieds nus et les sabots crottés du père, puisqu’on réserve l’unique paire au plus indispensable.

On pourrait croire la famille au comble de l’accablement : mais les mains jointes des enfants et du père, qui a enlevé son chapeau par déférence, révèlent la signification de la scène : les pauvres sont les véritables chrétiens, ils disent le bénédicité. Et les arbres se  lisent d’une autre manière, découpant l’arrière-plan en trois zones :

  • la Mère et l’Eglise : la Foi ;
  • le Père et  l’Usine : le Travail ;
  • les cinq enfants et le Village : la Famille.


La logique du pendant

Le matin, le midi et le soir ont perdu ici toute ambition météorologique : le ciel est uniformément gris, la lumière absente, la route glacée, l’herbe pâle, comme si la poudre de craie avait contaminé le paysage. Les trois moments de la journée sont réduits à leur dimension purement animale : manger, manger, manger. Les hottes extériorisent la logique des estomacs qui se vident et qu’il faut regarnir, Sisyphes du Plat Pays  voués à une réitération indéfinie.

sb-line

FREDERIC Leon Triptyque de l'Age d'Or le Matin, Musee d'Orsay ParisLe matin FREDERIC Leon Triptyque de l'Age d'Or le Soir , Musee d'Orsay ParisLe soir

FREDERIC Leon Triptyque de l'Age d'Or le Midi, Musee d'Orsay Paris
Le midi
Triptyque de l’Age d’Or
Léon Frédéric, 1900-01, Musée d’Orsay, Paris

L’Age d’Or constitue une antithèse éclatante de l’Age de Craie : l’éternel bonheur dans une campagne luxuriante au lieu des allers-retours quotidiens dans une plaine désolée.

Frédéric a conservé la vue plongeante et certains principes de composition :

  • le matin, des chevaux s’éloignent sur une route descendante ;
  • le soir, un cheval remonte vers la ferme une charrette débordante de paille, tandis que des femmes rentrent sans efforts des corbeilles de pommes.

Mais ici, le point de référence est inversé : c’est la maison qui reste au premier plan et la route qui est marginalisée. Prés contre terrasse, fleurs contre fruits, chat contre chien, moulin contre meules de foins, bébé qu’on fait voler contre enfant qui fait ses premiers pas : les deux panneaux latéraux affichent des symétries marquées.

Est-ce par référence à sa première oeuvre à succès que Frédéric, vingt ans plus tard, a baptisé ce triptyque Matin, Midi et Soir ? Car les trois panneaux montrent à l’évidence un autre trio :

  • le Printemps avec ses arbres et ses prairies en fleur,
  • l’Eté où les bergers et les moutons innombrables dorment sous la chaleur écrasante,
  • l’Automne, avec ses meules sous le soleil couchant, tandis qu’on fait goûter aux enfants les pommes et les raisins sous la treille.

Le titre est plus profond qu’il ne semble : l’Age d’Or est celui d’une éternité heureuse, où les années passent comme les jours, et où donc le cycle paisible des saisons a remplacé le cycle épuisant des heures.

Une seconde métaphore est à lire dans chacun des panneaux : s’y mélangent, dans une joyeuse harmonie, des enfants, des femmes et un couple de vieillardmatin, midi et soir de la vie.

Mais l’intérêt principal du triptyque est dans ses ellipses : l’Hiver ne nous est pas montré, et le seul homme du tableau (mis à part le vieillard) est le père qui dort dans le panneau central, armé d’une houlette pacifique.

Comme si l’expulsion de la Mort réclamait l’exclusion de l’Homme.



Références :
[2] Cette division en quatre heures du jour sera théorisée plus tard :
« Les artistes ont généralement observé qu’en le divisant en quatre parties, on trouvoit en chacune d’elles et à l’instant déterminé pour chaque division, des contrastes plus décidés, des oppositions plus prononcées et des effets plus distincts. » La représentation d’un orage pour l’heure de midi est également recommandée ».
Pierre-Henri de Valenciennes, Eléments de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre du paysage, Paris, Desenne, Duprat, 1800 ; fac-similé, Genève, 1973, 2e éd. augmentée, Paris, Payes, 1820., p. 405-407, 427-456. « (…)
[3] L’étude la plus récente et la plus fouillée, passionnante comme une enquête policière, est celle de Gary Tinterow : »Géricault’s Heroic Landscapes: The Times of Day », Metropolitan Museum of Art, 1990, librement téléchargeable sur le site du MET : http://www.metmuseum.org/art/metpublications/Gericaults_Heroic_Landscapes_The_Metropolitan_Museum_of_Art_Bulletin_v_48_no_3_Winter_1990_1991
[4] Géricault avait pu voir ses oeuvres au Louvre, ou chez Horace Vernet dont il était très proche.
[5] Pour une mise en perspective historique et esthétique, on peut se référer à « Composition du paysage et émergence du sens. La peinture de paysage et l’art des jardins autour de 1800 », Peter Schneemann, Revu germanique internationale, 1997 http://rgi.revues.org/621?lang=en#ftn45
[6] Joanna Szepinska-Tramer, Recherches sur les paysages de Géricault, Bulletin de la Société d’histoire de l’art français, 1973, p. 299-317.
[9] Pour des vues d’artistes du Forum Romain au cours des siècles, on peut consulter : http://www.rome-roma.net/site-rome-art.php?lieu=forum%20romain

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