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Dürer et son chardon

28 octobre 2021

Le chardon, qui apparaît dans plusieurs oeuvres de jeunesse de Dürer, constitue clairement un emblème personnel, mais dont le sens reste controversé. Cet article fait le point sur la question.



L’autoportrait de 1493

Durer autoportait 1493 LouvreAutoportrait,Dürer, 1493, Louvre

Cette oeuvre est considérée comme le tout premier autoportrait revendiqué de la peinture occidentale (dans les quelques exemples antérieurs, les peintres se dissimulaient à l’intérieur d’une foule). Cette oeuvre marque aussi la première apparition incontestable du chardon chez Dürer , et de manière ô combien cruciale, puisqu’il est l’attribut principal du personnage, qui le tient bizarrement par les deux mains.

L’autre point crucial est l‘inscription du haut, ambigüe à souhait . Littéralement :

Mon affaire va
Comme c’est là haut.

My sach die gat
Als es oben schtat

Toute bonne interprétation se doit d’expliquer ces deux points.


Le chardon : un attribut rarissime

Hans Schaufelein the Elder 1504 Indianapolis+Museum+of+ArtHans Schäufelein l’Aîné, 1504, Indianapolis Museum of Art

La difficulté de l’interprétation du chardon tient à la quasi-absence d’éléments de comparaison : le seul exemple de portrait avec cet attribut a été peint onze ans plus tard par un élève de Dürer, qui s’en inspire ostensiblement.


 

Utrecht Um1445_BildnisMannMitAkelei_WRM_0882__c__Wallraf_RichartzPortrait d’un homme tenant une ancolie (Achilleia), Utrecht, vers 1445

Walter Rotkirchen von 1479 copie de 1624 Wallraf-Richartz-MuseumPortrait de Walter Rotkirchen en 1479 tenant un chardon et une ancolie (copie de 1624), attribué au Meister des Bartholomäus-Altars, Wallraf Richartz Museum, Cologne

Le seul antécédent connu s’en éloigne très sensiblement. Walter Rotkirchen porte deux fleurs bleues, un chardon et ce qui semble être une ancolie, qui ont été diversement interprétées (l’ancolie peut être lue comme symbole de la Mélancolie, de la Folie, du Saint Esprit, du Christ, ou de l’amoureux) . Comme l’inscription mentionne que Rotkirchen revenait d’un pèlerinage à Jérusalem, Sainte Catherine et Rome, il est possible que ses trois attributs (rosaire, chardon, ancolie) renvoient à ces voyages.


La théorie du chardon christique

En 1805, Goethe a identifié le chardon comme étant de l’Eryngium. Un de ses noms vernaculaires étant Kreuzdistel (chardon-croix), Ludwig Grote (1965) et Anzelewsky (1971) ont proposé qu’il symbolise les souffrances du Christ. L’inscription signifierait alors : « Ma vie sera comme il est écrit là haut », et exprimerait la soumission du jeune Dürer à la volonté divine.


Durer autoportait 1500 Alte Pinakothek MunichAutoportrait, Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Münich

Valide pour l’autoportrait quelque peu mégalomaniaque de 1500 (« Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg me dépeint dans des couleurs éternelles âgés de 28 ans », une telle identification christique paraît étonnante chez le jeune artiste de 22 ans, si doué ou torturé soit-il.


La théorie du chardon aphrodisiaque

Les érudits ont déterré dans Pline un passage croustillant concernant l’eryngium :

« La racine, dit-on, a la figure des parties naturelles de l’homme ou de la femme; elle est rare: si un homme trouve celle qui représente les parties mâles, cela le fait aimer; et telle fut la cause de la passion de Sapho pour Phaon de Lesbos. » Pline, Histoire naturelle, Livre 22, VIIII

D’où l’idée largement partagée que l’autoportrait a quelque chose à voir avec l’amour.

Si le côté lubrique de la racine déplaît, on peut se rabattre, comme Goethe, sur un autre nom vernaculaire de l’Eryngium, Männertreu, qui signifie « fidélité du mari ».

A l’inverse, comme J.Koerner [2], on peut voir dans l‘homosexualité supposée de Dürer la source des réticences que semble exprimer ce portrait (le motto résigné, le chardon aphrodisiaque).

Le problème de ces interprétations est que la partie aphrodisiaque de l’Eryngium est, comme Pline le précise bien, non pas sa fleur mais sa racine.


La théorie du portrait de fiançailles

Le portrait n’a pas été peint sur bois, comme c’était l’usage, mais à l’huile sur parchemin, ce qui le rendait plus facile à envoyer de Strasbourg à Nuremberg. Nous serions donc en présence, non pas du premier autoportrait d’un artiste, mais du portrait d’un fiancé qui se trouve par ailleurs être peintre.

Les habits luxueux, destinés à montre le promis sous son meilleur jour, plaident en faveur d’un portrait destiné à plaire à sa fiancée et à sa famille.

Reste à expliquer l’inscription énigmatique. En 1493, Dürer voyageait dans le Rhin supérieur tandis que son père, à Nüremberg, arrangeait son mariage avec Agnès Frey, qui aura lieu en 1494. « Ma vie sera comme il est (écrit) en haut » signifierait la soumission à la volonté du père, et l’acceptation d’un mariage quelque peu forcé.


La théorie de Shira Brisman : un autoportrait métaphysique

Illustration Brisman

Yringus (Eryngium, Mannestreu),

Gaerde der suntheit (Hortus sanitatis), Chapitre 533, 1492 Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 143038

Ynguirialis (Aster Atticus, Sternkraut),

Gart der Gesundheit, Chapitre 431, 1485, Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 86415

Dans un article très fouillé [1], Shira Brisman a prouvé, en explorant les flores de l’époque, que la plante dessinée par Dürer n’aurait pas été identifiée comme un Yringus mais comme un Ynguirialis (les flores n’inverseront la dénomination qu’en 1530).

Cette découverte remet en cause toutes les interprétations précédentes : exit le chardon-croix, la plante aphrodisiaque de Pline, et le chardon « fidélité de l’homme » : Dürer aurait nommé cette plante un Sternkraut, une « herbe-étoile ».


albrecht_duerer_self_portrait_sick 1512-13 Kunsthalle BremeAutoportrait en homme malade, Dürer, 1512-13, Kunsthalle, Breme

Les indications médicinales de la plante sont variées : brûlures d’estomac, inflammations oculaires ou inguinales, ulcères, douleurs de l’accouchement, épilepsie, morsures venimeuses, sciatique. On connait bien un autoportrait très postérieur de Dürer se plaignant d’une douleur au côté, mais il est difficile se supposer qu’à vingt deux ans, dans ce tout premier autoportrait, Dürer aurait voulu indiquer qu’il souffrait d’un problème de santé.

Shira Brisman a trouvé dans le Hortus Sanitatatis une raison, non médicale, mais poétique, que Dürer aurait pu lire dans la traduction allemande (1485) :

« Cette plante brille dans la nuit comme les étoiles dans le ciel et brille si fort que les hommes croient qu’ils ont vu un fantôme ou un diable. »

Mais l’idée-clé de Shira Brisman est que cette herbe-étoile doit être mise en corrélation avec l’inscription : « mes affaires vont selon ce qui est (écrit) en haut ».

« Mon propre sentiment, déduit du lien, dans l’autoportrait de Dürer, du Sternkraut avec l’inscription, ainsi que de sa place dans d’autres oeuvres, est que la plante était pour lui une image du destin, de ce qui est écrit. Sa présence suggère qu’il existe, là-haut, la connaissance de l’issue de la vie. » ([1], p 204)



Durer autoportait 1493 Louvre mains
Shira Brisman conclut avec finesse que représenter ses deux mains, dans un autoportrait, constituait pour le jeune artiste un morceau de bravoure, à tout le moins un sujet légitime de fierté. Mais aussi, plus profondément, la revendication d’une inspiration supérieure.

« En convoquant main gauche et main droite pour attirer l’attention sur le Sternkraut, il se positionne comme n’étant pas l’auteur de l’oeuvre… Montrer ses deux mains équivaut à « pas fait de main d’homme ». Ainsi, Dürer renonce momentanément (et, bien sûr, de manière fictive dans le contexte de l’autoportrait) à son statut d’auteur, au profit des puissances d’en haut.
Les sommités fleuries des bractées en forme d’étoile sont dessinées avec une précision supérieure à toutes les études botaniques dans les flores de son époque. Après ce rendu méticuleux, la tige de la plante plonge, guide notre œil vers le bas de l’image, d’où il remonte le long de la tige du Sternkraut, courbée par la main gauche de Dürer. C’est une fioriture picturale, un geste délibéré qui oriente toute la composition vers l’horizon supérieur, plutôt que sur la bande inférieure de l’image. C’est cette courbure abrupte de la tige qui donne la signification de la peinture. Dürer a été placé sur terre pour étudier la physionomie de la nature. Plus il s’immerge dans le détail, plus il regarde vers les hauteurs et s’émerveille des cieux et de leurs étoiles savantes. »


Remise en question du portrait de fiançailles

La découverte de Shira Brisman nous oblige à réviser tout ce que nous pensions avoir compris de la peinture : si le chardon n’est pas aphrodisiaque et si l’inscription a une portée essentiellement métaphysique, quels arguments subsistent en faveur d’un portrait de fiançailles ?

Dürer avait-il vraiment besoin d’envoyer son portait aux Frey, qui le connaissaient depuis l’enfance ? (Frey père était un artisan réputé de fontaines d’intérieur et Dürer père était orfèvre). De plus les vêtements luxueux semblent pour le moins déplacés dans un contexte bourgeois. Comme le note Andrea Bubenik [3] :

« De toute évidence, Dürer se considérait comme étant au-dessus de la disposition du conseil de Nuremberg qui stipulait que « désormais aucun homme, citoyen ou habitant de cette ville, à l’exception des docteurs de la loi et des chevaliers, ne portera dans aucune partie de son vêtement des ficelles, des bordures ou de la dentelle, entièrement ou partiellement en or. » D’autres règlements décrivaient les chemises de fantaisie comme une preuve d’extravagance, et stipulaient qu’aucune veste ne devait être coupée trop profondément ou laissée ouverte. Les vêtements de Dürer dans cet autoportrait auraient été considérés comme inappropriés à sa position sociale, davantage façonnés selon la mode de la noblesse et de la société de cour que selon sa profession d’artiste. »


Michael Wolgemut. Mann mit Nelke. 1486 Detroit Institute of ArtsJeune homme à l’oeillet
Michael Wolgemut, 1486, Detroit Institute of Arts.

Dans les portraits habituels de fiançailles, un jeune homme sérieux offre un oeillet, comme on le voit dans ce tableau de Wolgemut, le maître de Dürer à Nuremberg. A noter le bonnet noir à franges, complètement ridiculisé par le rouge écarlate et les franges explosives de celui de Dürer. Détail intéressant : de part et d’autre de la date, les initiales L et HZ, probablement celles du jeune fiancé.



Durer autoportait 1493 Louvre detail motto
Dürer aurait pu avoir la même idée en dissimulant ses propres initiales, AD, dans la forme étrange de la lettre M au tout début du motto (il n’inventera son célèbre monogramme qu’en 1495).


Durer autoportait copie LeipzigCopie de l’autoportrait de 1493
Leipzig, Museum der Bildenden Künste

L’existence d’une copie ancienne et très précise sur panneau (moins la date et le motto) montrent l’importance qui a été accordée très tôt au portrait, en dehors du cercle familial et d’un éventuel contexte de fiançailles. L’omission du motto montre qu’il n’était pas essentiel (ou bien que sa signification était, déjà à l’époque, jugées trop obscure) : reste le portrait admirable d’un jeune homme flamboyant.


Un autoportrait en star (SCOOP !)

Albrecht_durer_heavenly_body_in_the_night_skyVerso du Saint Jérôme au désert,
Dürer, peint à Venise vers 1494, National Gallery, Londres

Le 7 novembre 1492 (soit très peu de temps avant notre autoportrait), Dürer avait assisté à un événement marquant : la chute de la météorite d’Ensisheim. C’est très probablement ce qu’il a voulu peindre ici, au verso d’un autre panneau.

Notre inscription énigmatique – « Mes affaires vont selon ce qui est là haut » pourrait bien être en rapport avec cet événement récent, dans lequel Dürer avait pu voir un signe personnel du destin.

De plus, l’inscription voisine avec l’« étoile rouge » du bonnet à franges, qui n’a guère attiré jusqu’ici l’oeil des commentateurs.


Meister des Amsterdamer Kabinetts 1480-85 Liebespaar Herzogliches Museum GothaLes amoureux de Gotha
Maître du Livre de Raison, 1480-85, Herzogliches Museum, Gotha

On voit, dans cette scène galante (voir 1-3a Couples germaniques atypiques) une amoureuse tenant d’une main une fleur rouge qu’elle a cueillie sur la couronne de son amant, et de l’autre passant autour des franges du bonnet rouge un anneau de résille dorée.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportait, Dürer, 1498, Prado, Madrid

Dans cet autoportrait en homme marié, Dürer prend soin de montrer nouées les franges de son béret : il est très probable que cette ligature était comprise à l’époque comme un symbole d’engagement.

Il est temps de rassembler tout ce que nous venons de remarquer sur notre supposé portrait de fiançailles :

  • à la place de l’oeillet traditionnel, Dürer tient dans sa main un chardon en forme d’étoile ;
  • l’équivalent de l’oeillet, le pompon rouge, il l’a placé crânement sur sa tête, à côté de l’inscription « mes affaires, c’est en haut qu’elles se tiennent » ;
  • la frange n’est pas ligaturée comme celle d’un homme engagé, mais expansive, comme celle d’un homme libre.

Sarah Brisman a montré que deux éléments du tableau, le Sternkraut et l’inscription, renvoient au thème de l’étoile : nous pouvons maintenant en rajouter un troisième, l’explosion rouge du pompon au dessus de la tête de Dürer, comme la météorite d’Ensisheim.

Durer autoportait 1493 Louvre detail beret

« Je suis né coiffé par les astres«  tel pourrait être le sous-titre de cet anti-portrait de fiançailles : l’affirmation orgueilleuse d’une singularité hors du commun, d’un destin de star.



L’Homme de Douleurs (1492-93)


Le Christ comme Homme de Douleurs
Dürer, 1492-93, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Dans une iconographie très originale, le sarcophage tâché du sang du Christ, au recto, se prolonge au verso en un faux-marbre aux mêmes couleurs, sorte de relique virtuelle.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail
Incisés dans le fond d’or, on distingue un hibou effaré attaquée par deux oiseaux, encadré par deux chardons.

L’association d’idée entre les chardons et les épines de la couronne est à la fois visuelle et biblique :

« il (le sol) te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs ». Genèse 3,18

Le motif du hibou ou de la chouette attaqué par des oiseaux a pour origine plusieurs techniques de chasse, où l’oiseau prisonnier sert d’appât, en étant attaqué par des oiseaux plus petits [3a]. Comme l’a montré J.E. von Borries [3b], le hibou harcelé n’a pas de valeur péjorative, bien au contraire : il est l’image du Christ persécuté.


Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Koln p 102Couronnement d’épines
Meister des Bartholomäus-Altars, vers 1475, Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Köln p 102

Vingt ans avant, on le trouve dans la bordure inférieure de cette miniature, en compagnie d’autres créatures souffrantes : mouton désossé par l’aigle, homme emporté par un centaure, coq étranglé par un renard, oeufs gobés par une fouine, oiseau dévoré par une échassier.

« Cette interprétation est étayée par une mention de la Concordantia caritatis, qui compare la chouette aveuglée par le jour et attaquée par d’autres oiseaux, avec le Christ impuissant devant Pilate, ou avec le Christ du Couronnement d’épines. Dans ce contexte, la chouette harcelée par les oiseaux est un éloge de la Folie, Folie aux yeux du monde mais Sagesse à ceux de Dieu, emblème de l’innocente et irrévocable incapacité de l’Homme à la connaissance. » Antje Wittstock [3c]


A noter que Dürer reprendra à deux reprises, la même année 1515, le thème du hibou persécuté (cette fois sans allusion christique et sans chardon) :


Durer 1515 Livre de Prieres de l'Empereur Maximilien Bordure de l'Annonciation, p 73
Dürer, 1515, Livre de Prières de l’Empereur Maximilien, Bordure de l’Annonciation, p 73

  • …comme décoration marginale dans le Livre de Prières de l’Empereur Maximilien ;


Durer 1515_Die_Eule_im_Kampf_mit_anderen_VogelnDürer, 1515

…comme sujet principal de cette gravure, dont le titre est :

Du hibou, tous les oiseaux sont envieux et chagrins

Der Eulen seyndt alle Vögel neydig und gram

Le poème en dessous présente le hibou comme une personne irréprochable, attaquée et persécutée à tort. Les oiseaux qui s’en prennent à lui sont en définitive la proie du Diable, l’oiseleur qui utilise le hibou comme appât.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail

La valeur indubitablement christique du chardon dans l’Homme de Douleurs de 1493 ne contredit pas, mais complète, son autre signification pour Dürer : de même que l’ogive dorée constitue un commentaire sur la Souffrance, les deux « Sternkraut » dans les coins sont une forme de commentaire du commentaire : cette Souffrance est un destin, elle était « écrite là-haut ».



Le blason de l’homme au poêle (1493-95)

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen RotterdamBlason avec un homme derrière un poêle
Attribué à Dürer 1493-95, dessin, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam

L’attribution de ce dessin a Dürer a été contestée, et sa signification reste obscure. Un jeune homme est assis derrière un poêle en faïence, une paire de soufflets près de l’oreille, sous le texte « Frieze oho » (« Quelle chaleur ! »). L’oiseau caricatural posé sur le casque est soit un héron, soit un pélican : ce dernier symbolise la folie ou l’imprudence dans les hiéroglyphes d’Horapollon (mais le livre ne sera édité qu’en 1503, et illustré par Dürer seulement en 1512). La partie centrale du blason a été diversement interprétée, comme une caricature de l’acedia (la paresse) et/ou de l’alchimie (le pélican pouvant désigner un type de vase, voir 7.4 La Machine Alchimique).


Pour ce qui nous intéresse ici, un chardon est figuré en bas du flanc gauche, au dessous d’une autre plante à fleurs et à vrilles qui ressemble à de la bryone [4].


Une pure décoration ? (SCOOP !)

Durer 1500 Blason avec coq et lionBlason avec coq et lion, Dürer, 1500

Ces deux herbes réalistes contrastent avec la grande masse végétale du flanc droit, des feuilles de choux purement décoratives, telles qu’elles apparaîtront un peu plus tard, par exemple, dans le Blason avec coq et lion [5].



Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam schema
On peut ainsi noter une certaine analogie formelle entre les trois plantes, plus le casque, et les quatre parties de l’oiseau : le chardon, avec ses piques, évoquant les pattes griffues.


Une caricature médicinale ? (SCOOP !)

Bryonia racineRacine de bryone, site hippocratekepos.fr [6]

La bryone a pour particularité d’avoir une racine à la forme humanoïde, quelquefois vendue pour contrefaire la racine de mandragore. Extrêmement toxique, elle a valu à la plante le nom de navet-du-diable.

Si Dürer avait par ailleurs entendu parler de la racine phalloïde de certains chardons, il a pu vouloir composer, à gauche, un bouquet humoristique de deux plantes aphrodisiaques : l’homme qui cuit derrière le poêle (Quelle chaleur !) pourrait alors être celui qui compte sur ces substances

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam detail

…à l’image de la cheminée dressée devant son bas-ventre.


Des allusions perdues

Tout ceci ne nous avance guère quant à la signification du chardon pour Dürer, d’autant moins que l’authenticité du dessin est contestée. Faute de connaître le contexte, il est probable que les allusions de ces armoiries « pour rire » sont pour nous à tout jamais perdues.



Le Ravisseur (1495)

Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

La nouvelle interprétation de Sarah Brisman marche ici parfaitement :

Dans le cas du Ravisseur, « où la plante apparaît près de la tête de la femme, la notion auparavant soutenue que l’Eryngium connote la puissance sexuelle masculine fait sens dans le sujet de l’image : une jeune fille qui lutte pour s’éloigner d’un homme âgé et nu qui la caresse (très probablement une personnification de la mort). Il y a sûrement de la luxure ici. Mais ce que la présence du Sternkraut fait émerger est une image plus sombre. Tirée par la mort, la femme s’accroche à un rondin pour sauver sa vie. L’image la montre dans cet entre-deux, mais la plante en forme d’étoile près de sa tête nous dit que ni tirer ni pousser ne l’aidera. La fin a été écrite. Le parchemin vierge au-dessus de sa tête laisse entendre qu’il y a bien un destin à lire, que l’image refuse d’expliciter. » ([1], p 205).



La Petite Fortune (1495-97)

Durer La petite fortune 1496La Petite Fortune, Dürer, 1496

Toujours dans la foulée de l’eryingium aphrodisiaque, Panofsky avait interprété sa présence ici dans le sens restrictif de « chanceux en amour ».

A nouveau, l’interprétation de Sarah Brisman ([1], p 205) colle bien. En débarrassant la gravure de toute connotation amoureuse, elle lui restitue un sens plus général : la Fortune compense l’instabilité sous ses pieds par le bâton sur lequel elle prend appui ; et, dans la même main, le chardon-étoile proclame que, malgré l’inconstance apparente, le destin est fixé par les astres.



Le diptyque Fürleger (1497)

 

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-loose-hair Stadel Museum francfortAux cheveux dénoués, Städel Museum, Francfort portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Gemaldegalerie BerlinAux cheveux tressés, Gemäldegalerie, Berlin

Portrait d’une jeune femme de la famille Fürleger, Dürer, 1497

Jusqu’à leur séparation en 1849, les portraits étaient présentés en diptyque. La présence des armoiries Fürleger laissait penser qu’il s’agissait soit de deux soeurs, soit de la même femme (Katherina Fürleger) dans deux attitudes différentes : pour Panofsky par exemple, Dürer aurait représenté Katerina selon deux symboliques opposées : Chasteté et Volupté [6a].
[6a].


L’énigme des modèles

Les recherches historiques n’ont pas permis de trouver une Katherina Fürleger, ni deux soeurs de cette famille très connue de Nuremberg, à la date de 1497 mentionnée sur les deux panneaux. De plus on s’est aperçu que les écus des Fürleger avaient été rajoutés ultérieurement, au début du XVIIe. A noter que les armes des Fürleger avaient deux formes : avec une croix inversée au centre, pour les ecclésiastiques de la famille ; avec un lys pour les autres ([8], p 38). Celui qui a fait rajouter les deux types d’écus (à la croix et au lys) dans les deux portraits était donc bien conscient de leur contraste d’ambiance, religieuse d’un côté et profane de l’autre.


Un diptyque atypique

Les deux tableaux ont en commun une technique particulière à certains portraits de l’époque : ils sont peints à l’aquarelle sur un tissu fin de soie ou de lin.

L’idée qu’ils aient été destinés à être accrochés en diptyque se heurte à l’absence de tout élément commun, et à la présence unilatérale du parapet et de la fenêtre : au lieu d’unifier les deux panneaux (comme c’était le cas dans les très appréciés diptyques flamands ), le décor casse ici toute notion d’un espace continu.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado Durer (d apres) 1497 Portrait de son pere National GalleryPortrait de son père, copie d’après Dürer, 1497, National Gallery

Il existe cependant un autre exemple de diptyque de la même période affichant exactement les mêmes « anomalies » : bien que le portrait du père, sur fond neutre, ne soit pas un original, les deux tableaux ont été offerts ensemble en 1636 au roi Charles I par les bourgeois de Nuremberg [7] . Une anomalie supplémentaire est que, par déférence, le père devrait se trouver à la place héraldiquement supérieure, à gauche.

Se basant sur ce « dyptique » père-fils, Bodo Brinkmann a proposé en 2006 [8] que l’autre diptyque présente lui aussi des portraits privés de la famille Dürer, ce qui expliquerait qu’il s’affranchisse si ouvertement des conventions habituelles. Parmi les sept soeurs de Dürer, Agnès, qui avait 18 ans en 1497, serait la modèle de la coquette de Berlin. La fille pieuse serait Katharina, 15 ans. La différence d’attitude :

  • cheveux dénoués, en prière dans l’intimité d’une chambre,
  • coiffure de femme mariée ou en âge de l’être, en représentation près d’une fenêtre,

serait simplement le reflet de la différence d’âge.



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail portailAux cheveux tressés, copie de Leipzig (détail)

Un indice supplémentaire vient à l’esprit : le portail très insolite pourrait simplement être une allusion à l’arme parlante des Dürer : la porte (Tür) (voir 6.2 Devinettes acrobatiques).

Du coup, la notion des deux diptyques s’estompe : Dürer se serait lancé en 1497-98 dans une série de portraits de famille, chacun dans son arrière-plan privilégié : sur fond montagneux pour Albrecht le voyageur, sur fond de ville pour Agnès qui faisait son entrée dans le monde, sur fond neutre pour ceux qui restent à la maison : le vieillard et l’adolescente. Les quatre tableaux subsistant ou réalisés de la série auraient été montés en diptyque par la suite, au gré des achats ou donations.

Quoiqu’il en soit, nous allons ici nous concentrer sur un seul panneau, celui qui intéresse notre sujet.


Le panneau au chardon

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig propheteCopie, Museum der bildenden Kunste, Leipzig

Très détérioré par les nettoyages successifs, le tableau doit être étudié à partir de cette copie ancienne (on a cru longtemps que c’était l’original).



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail encolureLe copiste a reproduit à l’identique les deux énigmatiques séries de lettres de l’encolure, jamais expliquées (KTATDTDTETWT / KAE) : faute de mieux, on suppose que ce sont les initiales d’une devise.


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig prophete portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail panonceau

Le prophète tenant un livre avec le monogramme AD a totalement disparu dans l’original, et le panonceau illisible est ici conservé  : 

Voici comment j’étais à l’âge de dix huit ans

“Also pin ich gestalt In achcehe[n] jor altt.”


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail mains Durer autoportait 1493 Louvre mains

Le geste des mains est bien moins sophistiqué que celui de l’autoportrait. A la tige de Sternkraut s’ajoutent maintenant deux tiges d’armoise.


Les deux tiges d’Artemisia (SCOOP !)

On peut écarter d’emblée la possibilité que ce soit le prénom de la jeune fille : pourquoi dans ce cas avoir rajouté le chardon ?

Le nom vernaculaire de l’armoise, Beifuss, ne nous avance pas : le mot provient du moyen haut allemand bivous (vuoz = pied), et semble lié à la croyance qu’un brin d’armoise passé au pied évitait la fatigue du voyageur. Que Beifuss ait été le nom de famille de la jeune fille se heurte au même argument : la présence du chardon.

Reste la valeur médicinale de l’armoise :

« Sa decoction beue appaise et oste les causes des maladies des femmes. Elle fait fluyr et provocque les fleurs et menstrues d’icelles. Elle attire les secundines (ce sont les petites pellicules qui viennent avec l’enfant quand il naist). Elle laisse yssir et expelle les enfans mors du ventre de leurs meres. Elle espart et amollist la durté et constrictions de la matris et aussi toutes les enfleures. Quand elle est prinse et beue, elle derompt et despiece les pierres qui viennent en la vecie et si provocque l’urine et faict pisser. L’herbe mesme broyee et mise sur le nombril de la femme faict fluyr les fleurs et menstrues  » Ortus sanitatis translate de latin en françois, 1501, page XXIVr

L’amoise est clairement un médicament féminin : il est donc très possible que la jeune femme du tableau soit enceinte, et que l’armoise qu’elle tient ait une valeur propitiatoire en vue de son accouchement.

Comme on ne sait rien sur Agnès Dürer mis à part sa date de naissance [9], il est impossible de vérifier si elle aurait pu être enceinte en 1497.


Le chardon et le prophète (SCOOP !)

Sarah Brisman n’a pas étudié ce tableau : il est vrai qu’à première vue, il semble constituer une difficulté quand à sa théorie que le Sternkraut est un emblème intime de Dürer :

« Etant donné la rareté des cas où le chardon… peut être localisé dans les images d’autres artistes, nous devons conclure que le Sternkraut n’avait guère de valeur symbolique dans un code partagé entre artistes comme, par exemple, le lys de la Vierge ou l’œillet des mariés. En l’utilisant, Dürer n’invoquait pas seulement le pouvoir reconnu à la plante ; il y ajoutait son propre sens. Aussi, toutes les recherches que nous pouvons accumuler sur les applications médicales ou la portée textuelle de la plante ne peuvent nous en dire plus. »

Pourtant, l’interprétation de Sarah Brisman s’étend parfaitement à ce portrait. De même que dans l’autoportrait de 1493, l’inscription du haut fait système avec le chardon, nous avons ici la même configuration : au chardon que tient la jeune femme répond, en haut, le prophète tenant le livre au monogramme, figure évidente du destin déjà écrit.

Tout se passe comme si Dürer encadrait la future mère de ses propres emblèmes personnels de confiance en sa destinée, l’un public (le monogramme) et l’autre privé (le chardon) : protection d’autant plus compréhensible si la jeune fille était sa soeur.



Références :
[1] Shira Brisman « ‘Sternkraut’: ‘The Word that Unlocks’ Dürer’s Self-Portrait of 1493 », 2012, The Early Dürer https://www.academia.edu/11876275/Sternkraut_The_Word_that_Unlocks_D%C3%BCrers_Self_Portrait_of_1493
[2] Joseph Leo Koerner, The Moment of Self-Portraiture in German Renaissance Art, p 31 https://books.google.fr/books?id=CVWEqfKxcwsC&pg=PA31&dq=Eryngium
[3] Andrea Bubenik, « Reframing Albrecht Dürer: The Appropriation of Art, 1528-1700 » p 27 https://books.google.fr/books?id=M2KSOX3OkRkC&pg=PA26&dq=Eryngium
[3b] JOHANN ECKART VON BORRIES: « Albrecht Dürer. Christus als Schmerzensmann », Staatliche Kunsthalle Karlsruhe (Bildhefte der Staatlichen Kunsthalle Karlsruhe, Nr. 9), Karlsruhe 1972.
[3c] Antje Wittstock, « Melancholia translata: Marsilio Ficinos Melancholie-Begriff », 2011, p 206
https://books.google.fr/books?id=T208W4InDE4C&pg=PA206&dq=Johann+Eckart+von+Borries,+1972+%22Albrecht+D%C3%BCrer+:+Christus+als+Schmerzensmann%22
[4] La bryone, dont il existe plusieurs espèces, a en allemand un grand nombre de noms vernaculaires, qui reflètent des usages médicinaux variés :

 

Gart der Gesundheit. Mainz 1485 Brionia

Gart der Gesundheit, 1485, Mainz

Bryonia

Du temps de Dürer, on trouve essentiellement stickwurtz, « racine qui colle »ou Raselwurtz

EVA-MARIA WAGNER « Viticella wilder zytwan— Betrachtungen zu Bryonia L. und Tamus communis L. in Texten und Bildern des Mittelalters und der frühen Neuzeit » https://www.zobodat.at/pdf/Mitt-Bad-Landesver-Natkde-Natschutz-Freiburg_NF_17_0919-0950.pdf
https://de.wikipedia.org/wiki/Wei%C3%9Fe_Zaunr%C3%BCbe
https://de.wikipedia.org/wiki/Rotfr%C3%BCchtige_Zaunr%C3%BCbe
[5] Flechsig, Eduard « Albrecht Dürer: sein Leben und seine künstlerische Entwickelung » (2. Band) — Berlin: G. Grote’sche Verlagsbuchhandlung, 1931 p 390 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/flechsig1931bd2/0430/image
[8] Bodo Brinkmann « Albrecht Dürer: Zwei Schwestern » Städel Museum, 2006

 

Jeux avec le monogramme AD

1 octobre 2021

Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.

Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .

Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche



Le monogramme pivoté

Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.


Durer 1514 St Jerome dans son etude detail monogramme
St Jérôme, 1514 (détail)

Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).

Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull METBlason avec un crâne, Dürer, 1503, MET

Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].


L’homme sauvage

Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.


Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.


Durer 1499 Homme sauvages tenant des ecus triptychon des Oswolt Krel Alte Pinakothek MunichHommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich

Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detailBlason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET

La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :

« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]

La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.

Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.


Danseuse ou mariée ?


Danseuse Ecole de Durer, Musee des Beaux Arts de BaleDanseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle

On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :

C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser.

Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck


Retable des sept sacrements, mariage, Van der Weyden 1445-50 Musee royal des Beaux Arts AnversRetable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.

La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.


Le crâne

Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu

« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]

L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.


anat-sutures-e1501698141586[4]

Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais  hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.

L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail monogrammeRien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu - pivoteIl se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.


 

Durer 1513 le chevalier la mort. et le diable detail

Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails

D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.


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Durer 1511_Small_Passion_ArrestationArrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511

Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.

Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :


Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail premier plan

« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detailJe rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail doigtJe ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation schema

Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.



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Durer 1512 Ecce_Homo_(No._8)_-_WGA07303Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512

La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.

sb-lineDurer 1514 Nativite albertinaNativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne

Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence detailTriptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)

Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.



Le monogramme inversé

Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?

La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.


Durer 1498 pupila-augusta The Royal LibraryPupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library

Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.

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Durer 1500 witch-riding-backwards-on-a-goatLa sorcière, Dürer, 1500

Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :

  • visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
  • métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.



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Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.


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Le contexte de 1511

En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme


Durer 1510 ca Life_of_the_Virgin GlorificationDürer, 1510 Durer-1511-ca-Life_of_the_Virgin-Glorification-copie-marcantonio-raimondi-National-Gallery-ScotlandMarcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland

La Glorification, série de la Vie de la Vierge

C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).

Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :

« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »


Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :

« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),

Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.

Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .



sb-lineDurer 1511 Small passion adoration des bergers schemaNativité, Dürer, Petite Passion, 1511

Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.


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Un premier pendant

Durer 1511 Small passion annonciationAnnonciation Durer 1511 Small passion christ-appears-to-his-motherApparition du Christ à sa mère

Dürer, Petite Passion, 1511

Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :

« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »



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Le second pendant (SCOOP !)

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511

Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?

Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :

  • 1) l’Entrée à Jérusalem,
  • 2) la Cène
  • 3) l’Ecce Homo
  • 4) la Résurrection.

Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .


Passio Christi ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata fol 4v 5r GallicaFol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]

Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :

Après six lustres que vécut,
Le Roi des Cieux
Sous son enveloppe charnelle…
En chantant, la gens davidique,
Salue le Roi aimablement…
Mais, divin Jésus, la gloire
Que la foule versatile t’accorda
S’est mue en opprobre et en croix.

Post lustra sex
Quæ vixerat Rex aetheris
sub carneo amictu…
Genus canens Dauidicum
Regem falutat obuius…
Sed , dive Iesu , gloriam
Plebs mobilis quam prestitit
In probra vertit et crucem

L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.


Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo, Dürer, Petite Passion, 1511

La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :

Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme
Dont vous appellez la mort !
Voyez le roi blessé, le Dieu à moitié mort,
Homme de pitoyable apparence !
Voyez ses yeux défigurés par de pieuses larmes,
Par les épines sa tête, par les crachats ses joues !

En in quo nihil est criminis. En Homo
Vobis petitus ad necem.
En regem lacerum.Seminecem deum
Formæ virum vilissimæ.
En afflicta piis lumina fletibus
Spinis caput.Sputis genas.

hop]
Durer 1511 Small passion ecce homo detail
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :

  • par la couronne d’épines,
  • par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
  • par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo

 

Dürer, Petite Passion, 1511

Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :

  • aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
  • aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
  • au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.

 

Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.



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Le dernier monogramme inversé

Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524

Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.



Durer 1523 Frederick the Wise, Elector of Saxony dessinPortrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523

Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer

Dürer, 1524

Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.


Le portrait rétrospectif humaniste

Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.

Epitaph-of-Conrad-Celtis-1503-04-Hans-Burgkmair-METEpitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET

La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)

Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».

En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.

Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.


Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524

Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :

Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort.

Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524

En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.

L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :

Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien

Bene Merenti Fecit Vivus Vivo


Durer 1496 POrtrait de Frederic III de Saxe Gemaldegalerie,BerlinPortrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony

Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

 

Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.


Mais il y a peut être plus profond…

Giorgione 1505 ca Giustiniani portrait Gemaldegalerie BerlinPortrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 Durer 1506 Portrait_of_a_Venetian_Woman Gemaldegalerie BerlinPortrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506

Gemäldegalerie, Berlin

Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.

Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :

  • signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
  • souligner combien le portrait imite la vie ;
  • suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.

Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »

Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».


Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.

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Références :
[3] Richard Bernheimer, « Wild men in the Middle Ages: a study in art, sentiment, demonology », 1952, Harvard University Press, p 183 https://archive.org/details/wildmeninmiddlea00bern/page/182/mode/2up?view=theater&q=skull
[5] Shira Brisman « A Touching Compassion: Dürer’s Haptic Theology », 2015 https://www.academia.edu/11876276/A_Touching_Compassion_D%C3%BCrers_Haptic_Theology?email_work_card=title
[7] Nicolas Galley « De l’original à l’excentrique : l’émergence de l’individualité artistique au nord des Alpes »
https://doc.rero.ch/record/5793/files/GalleyN.pdf
[8] Angela Hass « Two Devotional Manuals by Albrecht Dürer: The Small Passion and the Engraved Passion. Iconography, Context and Spirituality » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 63. Bd., H. 2 (2000), pp. 169-230 https://www.jstor.org/stable/1594938
[10] Harry Vredeveld “Lend a Voice : The Humanistic Portrait Epigraph in the Age of Erasmus and Dürer » Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2 (Summer 2013), pp. 509-567 https://www.jstor.org/stable/10.1086/671585
[11] Nancy Thomson de Grummond « VV and Related Inscriptions in Giorgione, Titian, and Dürer » The Art Bulletin Vol. 57, No. 3 (Sep., 1975), pp. 346-356 https://www.jstor.org/stable/3049402