Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants
Cet article regroupe, autour de deux oeuvres de Caravage, quelques autres tableaux où le gant joue un rôle-clé, passé totalement inaperçu.
Un gant prétentieux, chez Dürer
Autoportrait, Dürer, 1498, Prado
Lorsque Dürer âgé de vingt six ans se représente en riches habits, devant une fenêtre dominant le monde, c’est dans la pose des clients habituels de ce type de portrait flatteur : les riches marchands ou les nobles Les montagnes rappellent son récent voyage en Italie tandis que ses mains gantées, juste en dessous du monogramme déjà célèbre qu’il a inventé l’année précédente, nous transmettent un triple message :
- je suis un peintre si habile que je peins mes mains sans les voir (sur le problème de la main droite dans les autoportraits, auquel Dürer lui-même s’était heurté dans ses débuts, voir 1 L’index tendu : prémisses ) ;
- mes mains sont si précieuses que j’en prends soin ;
- mon commerce est si florissant que je suis proche de ceux qui n’ont pas besoin de travailler de leurs mains.
Portrait d’un sculpteur, anonyme italien, 1560-1600, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec |
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A contrario, ce portrait de la fin du siècle suivant, doublement anonyme quant au modèle et à l’auteur, véhicule un message inverse : voyez mes mains burinées de sculpteur, capables de vaincre la matière.
Tandis que Dürer proclame son destin exceptionnel (voir Dürer et son chardon), l’artiste anonyme ne revendique qu’une fierté professionnelle.
Des gants sophistiqués, chez Titien
L’Homme au béret rouge, Titien, vers 1510, Frick collection | L’Homme au gant, Titien, vers 1520, Louvre |
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Personne ne sait pourquoi ces deux jeunes gens portent ostensiblement un gant déchiré à la main gauche. La fourrure luxueuse de l’un, la chevalière et le collier d’or de l’autre, disent assez qu’il ne s’agit pas de dèche ou de triche, mais au contraire d’une marque supérieure d’élégance : un peu comme nos jeans troués disent à la fois la négligence volontaire, la revendication d’être unique et une forme de liberté sexuelle.
La sophistication se lit dans les trois accrocs délibérés au decorum :
- le crevé qui laisse voir la vrai peau ;
- la découpe du haut, qui permet un double retournement, montrant la face cachée du gant, puis la masquant, puis la montrant à nouveau ;
- l’index incomplètement rempli.
Il faut être très prudent avec le fétichisme du gant à la Renaissance, bien plus élaboré que la thématique simpliste de l’index phallique et du gant vaginal :
« A la Renaissance, l’obsession n’est pas tant que les hommes aient des pénis et les femmes non. mais plutôt que les hommes comme les femmes ont des langues, des bouches, des pieds. Les hommes comme les femmes se constituent à travers des présences et des absences. Et les amants masculins s’imaginent à plusieurs reprises comme les formes creuses (colliers, chaussures, chemises, gants) dans lesquelles entre la femme aimée. » ( [0a], p 128 )
L’idée de seconde peau amovible, mais aussi de paire séparable (donner un gant et garder l’autre) ouvrent un large champ de possibilités symboliques, qui ont dû être diversement exploitées et comprises selon les lieux et les époques.
Dans le cas des deux portraits de Titien, le fait qu’il s’agisse de deux très jeunes gens, à la moustache à peine naissante, suggère une thématique chevaleresque : les deux portent jusqu’à l’usure un cadeau d’amour, en gage de fidélité à leur dame.
Des gants louches, chez Cariani (SCOOP !)
Portrait d’un archer Attribué à Giorgione, avant 1510, National Galleries of Scotland, Glasgow |
Portrait d’un jeune homme au livre vert, Cariani 1510-1520 , Fine Arts Museums of San Francisco |
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Chez le jeune homme de Giorgione, le gant coupé au pouce et au majeur l’identifie comme un archer, dont la main droite doit ressentir la tension de la corde. Le pouce qui se reflète sur la cuirasse est un effet d’optique à la mode (voir 4 Reflets dans des armures : Italie), mais aussi un paradoxe sur l’idée de pénétration : la cuirasse arrête la flèche mais laisse passer le reflet.
Le gant du jeune homme de Cariani est en revanche un mystère : le majeur est coupé, mais on ne voit pas le pouce. S’il avait existé un type de gant spécifique pour la lecture, c’est l’index qui devrait être laissé nu, pour pouvoir feuilleter les pages. On en est réduit à conclure que ce jeune homme austère porte discrètement un gant d’archer, ce qui le classe parmi ceux qui décochent les flèches. Son regard rêveur s’échappe du livre vert, couleur du printemps et de l’espérance : la caractérisation de l’amoureux se précise.
En aparté : le majeur tendu
Le geste du majeur tendu est très souvent un geste grivois.
Les joueurs de carte
Lucas de Leyde, vers 1520, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid
Comme l’a montré Antonella Fenech Kroke ([0c], p 178), la partie de carte, que le jeune homme est en train de gagner avec son roi de pique, a aussi une signification érotique : le vieil homme a perdu la jeune femme. Le majeur de celle-ci, tendu vers le gagnant, symbolise l’objet victorieux auquel répond, côté jeune homme, le rond que forment le pouce et l’index.
Il est donc probable que l’index dénudé du jeune homme, caressant le cuir du livre ouvert, est une revendication virile, plus originale que celle de l’Homme au béret rouge de Titien manipulant la garde de son épée.
Séduction, Giovanni Cariani, 1515-16, Ermitage
Le sujet grivois de ce tableau est ici patent : la bourse du vieux se répand sur le parapet, les arrière-pensées de la courtisane s’incarnent dans la figure hideuse du bas-relief. La main qui vient de jeter la bourse se pose aussi sur la manche de la fille, matérialisant la transaction.
Les deux boules – un miroir qui ne reflète que les mains avides de la fille, un oculus montrant des nuages – synthétisent les deux caractères : l’une terrestre et opaque, l’autre lunaire et chimérique.
Sept portraits de la famille Albani (Le salon des courtisanes)
Giovanni Cariani, 1519, collection particulière
Il ne fait plus guère de doute que ce septuple portrait relève lui-aussi de la scène de genre libidineuse, et non du portrait de famille. Les quatre ou cinq femmes sont des courtisanes et les deux ou trois hommes des clients (le personnage intermédiaire, au visage à demi dans l’ombre, est habituellement considéré comme un homme, ce que dément son étrange boucle d’oreille) .
Chriscinda Henry [0b] a relevé quelques éléments suggestifs :
- la fille de gauche, à la face lourde, au béret d’homme cachant les cheveux, et tenant son gant dans son dos, adopte ostensiblement une posture masculine ;
- la fille de droite, à la chevelure blonde caressée par l’homme ganté, tient de sa main demi-gantée un miroir reflétant son corsage : le pouce nu et son reflet dans le miroir forment une sorte de pince, qui titille virtuellement sa poitrine.
On peut en ajouter deux autres :
A l’index ganté allongé sur le cadre fait écho la queue bien fournie qui s’étale sur le marbre, laquelle renvoie au manche dressé de l’éventail, tapoté par l’index nu.
En aparté : l’écureuil phallique
Famille de satyre, gravure de Hieronymus Hopfer, d’après Jacopo di Barabari, 1500-50, British Museum
La symbolique phallique de l’écureuil est bien attestée, non seulement à cause de sa queue dressée (qui fait ici écho au satyre) que pour son agilité à se fourrer dans les trous.
Plus haut, la courtisane centrale, au corsage transparent, fait un geste d‘effeuillage professionnel, en cachant sa poitrine avec le bout de foulard qu’elle vient de dégrafer.
La grammaire précise de ces gestes nous échappe en grande partie, mais il est clair que l’artiste a voulu enchaîner toutes les possibilités : deux gants, un gant, un demi-gant, pas de gant. Le geste de la courtisane de gauche semble inutilement compliqué : on jurerait que c’est la main droite qu’elle tient dans son dos, mais la position du pouce montre qu’il s’agit de la gauche : le gant qu’elle froisse est donc un gant droit.
On en vient ainsi à se demander si le gant droit qui manque à l’homme caressant les cheveux, n’est pas celui qui se retrouve, comprimé et vidé, dans la poigne de cette maîtresse-femme : probablement l’entremetteuse, à en croire sa riche ceinture et la lourde chaîne d’or qu’elle porte sur ses épaules.
Un gant galant, chez Gossaert (SCOOP !)
Le gentilhomme aux belles mains, Jan Gossaert (Mabuse), vers 1530, Clark Art Institute, Williamson
Le geste est excessivement précieux :
- la main gauche froisse avec négligence le haut des gants luxueux ;
- la main droite caresse le bas des doigts en peau de chevreau ou de chamois et les surpasse en finesse.
Un message galant (SCOOP !)
Oter ses gants est un geste de courtoisie qu’adresse au spectateur l’aristocrate au sang et au regard bleu.
Mais le bout de son pouce inséré dans le pourpoint rouge semble avoir une signification particulière : si le portrait était destiné à une dame, ne signifierait-il pas : « mon coeur est tout à vous » ?
Lucrèce (recto), 1534, Atelier de Gossaert, Clark Art Institute, Williamson
Ce geste fait un écho discret à celui de Lucrèce dans la grisaille du verso, se perçant le coeur pour échapper au déshonneur : notre gentilhomme se poserait-il ainsi en émule et défenseur de la Vertu romaine ?
Cependant, la noble dame se perce au travers d’une ouverture de sa chemise suggestivement disposée, juste en dessous de ses seins nus, dont elle caresse une aréole.
L’emblème du béret montre un autre homme en béret prenant entre ses bras une tour de garde peu efficace, vu la haute porte qui s’ouvre à sa base. Le motto qui l’accompagne n’a pas été compris dans sa dimension humoristique :
QUI PAR TROP EMBRACE EN VAIN SE BRAS LACE | Qui trop embrasse, en vain fatigue ses bras |
Ce détournement du célèbre proverbe « Qui trop embrasse, mal étreint« doit se lire en déplaçant la virgule : « Qui trop embrasse en vain, fatigue ses bras ». Et la tour démesurée doit être vue pour ce qu’elle est : un organe prometteur transbahuté par son propriétaire (le toit noir qui la coiffe comme un béret dit bien la continuité entre les deux).
Le gentilhomme au regard d’acier envoie en somme à la dame de ses pensées un message bien éloigné de son apparence respectable :
- je n’étreins pas mal ;
- je commence à me fatiguer de vous (m’) embrasser pour rien.
Les gants gracieux prennent alors une signification moins altière :
- la main gauche, formant boucle autour d’un jaillissement de cuir, traduit la situation actuelle : un « embrassement » fatigant.
- la main droite au pouce furtif caresse le rêve de toute main nue : enfiler le gant.
Des gants éloquents, chez Caravage
La diseuse de bonne aventure et ses deux versions
Vers 1594, Musée du Capitole, Rome (115 cm × 150 cm) | Vers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm) |
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La diseuse de bonne aventure, Caravage
Pour une analyse plus détaillée du sujet, voir La bonne aventure.
Ces deux versions sont aujourd’hui considérées comme authentiques, et un consensus semble désormais acter que la plus ancienne est celle de Rome (les rayons X ont révélé dessous une copie d’une Madone du cavalier d’Arpin, chez qui le jeune Caravage était apprenti).
Vendue à bas prix à l’époque des vaches maigres, la version du Capitole a appartenu au marquis Vincente Giustiniani et a fait beaucoup pour lancer la carrière du jeune artiste. La version du Louvre, d’un format plus petit, a été réalisée un peu plus tard à la demande d’un autre patron de Caravage, le cardinal Del Monte [1]. Une complication est que Del Monte a aussi acquis à un moment donné la première version, comme le prouve son sceau au revers ([1a], p 56) .
Les différences sont minimes, mais significatives :
- lieu non défini (extérieur rue ?) contre scène d’intérieur (évoquée par l’ombre d’un rideau et du meneau d’une fenêtre) ;
- scène dynamique (le turban et le buste inclinés de la gitane indiquent qu’elle attire vers elle le garçon) contre scène statique (les deux silhouettes s’inscrivent dans des triangles semblables) ;
- déséquilibre des sexes (la gitane contrebalance sa taille plus petite par son sourire engageant) contre équivalence de séduction (le garçon au visage de fille lui renvoie la même expression interrogative).
L’espace mal défini et le fond lumineux rappellent l’esthétique théâtrale : Caravage met en scène un moment de commedia del arte, entre deux personnages type : la gitane rouée et le jeune naïf. Le thème précis nous est connu par une description de Mancini, vers 1620 :
« »La petite bohémienne montre sa fourberie avec un sourire hypocrite en ôtant l’anneau du jeune garçon, et ce dernier montre sa naïveté et son inclination amoureuse pour la beauté de la petite bohémienne qui lui dit la bonne aventure et lui enlève son anneau ».
La bague à l’annulaire du jeune homme est pratiquement invisible aujourd’hui, mais sa présence a été confirmée lors des restauration.
La première version, aux ongles sales, insiste sur la technique du vol : le majeur de la gitane fait crochet tandis que son index fait semblant de lire les lignes de ma main ; en enserrant fermement la paume de sa victime, l’autre main crée un effet de diversion tactile.
La seconde version, aux ongles luisants, adoucit et dissimule ces gestes : la main voleuse se fait caresseuse et la main complice ne fait qu’effleurer la paume du bout des doigts.
Mais la différence qui nous intéresse le plus concerne la main gauche du jeune homme.
« (Caravage) se propose de n’avoir que la nature pour objet de son pinceau… Et, pour donner de l’autorité à ces paroles, il appela une Gitane qui passait sur la rue et la conduisit à son hôtel pour la peindre en train de prédire la bonne aventure, comme en ont l’habitude ces femmes de race égyptienne. Il fit un jeune homme, posant une main gantée sur une épée, et tendant l’autre, découverte, à la femme, qui la tient et l’examine. Et, par ces deux figures en buste, Michele traduisit si fidèlement le vrai qu’il prouva ce qu’il venait de dire » Pietro Bellori [2]
Bellori, qui décrit la seconde version, insiste donc sur le contraste entre la main gantée et armée, et la main nue et sans défense.
Dans la première version, le gant existe aussi mais il est à peine visible, fourré dans la garde compliquée de l’épée, détail caché à découvrir tout comme la bague. Il dénote un certain désordre (où est l’autre gant ?) et une forme de précipitation, voire une perte de contrôle : ce n’est plus le gant qui tient l’épée, mais l’épée qui tient le gant. La poignée tournée vers la jeune fille suggère le désir naissant du jeune homme, de même que le bas retroussé de son manteau .
Dans la seconde version au contraire, celui-ci s’est déganté en gentilhomme, comme il l’aurait fait pour toucher la main d’un ami. La poignée de l’épée, tournée cette fois vers l’arrière, est le signe d’un intérêt sexuel modéré. Et le manteau tombe impeccablement.
Cette évolution entre les deux versions va dans le même sens que les autres :
- moins de narration dans les gestes (l’histoire est maintenant bien comprise) ;
- plus de second degré et de decorum.
On peut même soupçonner que le scénario évolue vers une fin ouverte : le jeune gentilhomme aux gants impeccables est-t-il dupe de ce contact plébeïen ? Va-t-il se laisser voler, ou est-il à l’avance amusé par ces manigances ? La féminisation de ses traits et son épée à rebours en font moins une dupe de la guerre des sexes, qu’un alter ego, qui maîtrise les mêmes ruses.
Les Tricheurs et la question du pendant
La diseuse de bonne aventure, vers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm) | Les tricheurs, vers 1595, Kimbell Art Museum (94,2 × 130,9 cm) |
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Les Tricheurs n’a réapparu qu’en 1987 sur le marché de l’art, portant à l’arrière les traces d’un cachet de la collection Del Monte qui a confirmé définitivement son authenticité. Le jeune homme à la dague tire un trèfle de sa ceinture, sur les indications du complice plus âgé qui lui fait le signe trois (le coup n’a pas été précisément expliqué, faute de savoir de quel jeu de carte il s’agit) [3].
La question du pendant
Les deux tableaux sont mentionnés dans l’inventaire de 1627 de la collection Del Monte, sous les titres Gioco et Zingara, dans la même salle, avec le même cadre noir, la même taille (5 palmes) mais à 5 lignes de distance dans l’inventaire ( [4], p 31, folio 575r). L’hypothèse qu’ils formaient un pendant a été proposée plusieurs fois mais, la palme romaine valant 22 cm, on supposait que cette Zingara était la Diseuse de Bonne Aventure du Capitole (5,22 palmes de haut). Depuis que le Gioco est réapparu (avec 4,27 palmes de haut), on est obligé de constater que les longueurs données dans l’inventaire sont approximatives (ou incluent le cadre) [5]. Si pendant il y a, c’est donc avec La Diseuse du Louvre qu’il faut le constituer. La question se complique encore par le fait que la toile du Louvre a été élargie en haut par une bande de dix centimètres, probablement pour réparer un dégât dû à l’eau de mer, durant le voyage depuis Rome : on peut donc supposer que ce rajout ne fait que restituer l’état initial, et que les deux tableaux étaient bien de même taille (4,27 palmes de haut).
L’hypothèse la plus raisonnable est que Del Monte, ayant acheté les Tricheurs et avant de racheter la Diseuse du Capitole, a demandé à Caravage de peindre une réduction pour constituer un pendant avec les Tricheurs. Si c’est bien le cas, les modifications entre les deux versions devraient avoir eu pour but non seulement d’« améliorer » le tableau comme nous l’avons vu (effets moins appuyés, plus de decorum), mais aussi de faciliter le fonctionnement en pendant de deux compositions qui avaient été conçues séparément. C’est cette idée que nous allons rapidement explorer.
Comment fabriquer un pendant « a posteriori » (SCOOP !)
La tâche était difficile : comment mettre en rapport un couple et un trio ? Un point favorable était la direction identique de la lumière, de gauche à droite, comme souvent.
Première idée : sans modifier substantiellement le fond vide, rajouter l’ombre d’une fenêtre de sorte que les deux scènes se passent en intérieur.
Deuxième idée : puisque les Tricheurs montraient un affrontement entre garçons, féminiser la victime de la gitane pour tendre vers un affrontement de nature féminine, entre deux séductions.
- Formellement, le plumet crée une correspondance entre le volé et les deux tricheurs (en blanc).
- L’épée portée à rebours s’oppose à la dague dirigée vers le dupe (en rouge).
- Aux gants impeccables s’oppose le gant troué (en jaune).
Il se crée ainsi un parallélisme sous-jacent (en vert) qui porte un discours différent de la narration affichée (en bleu). Ainsi, par sa structure même, le pendant suggère deux moralités :
- le jeune homme soumis à la ruse d’une fille ou de deux tricheurs (lecture symétrique, en bleu) ;
- la manipulatrice manipulée, le joueur joué (lecture parallèle, en vert).
Le thème de la « voleuse volée », ici seulement suggéré, sera abordé plus ouvertement par les successeurs de Caravage (voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet) ).
Les gants troués du Tricheur
Non seulement le gant de la main levée est troué, mais aussi celui de la main posée sur la table.
Les premiers commentateurs ont vu dans ce détail une preuve de fausseté : l’homme du centre se fait passer pour un monsieur alors qu’il est fauché. Cette idée de dèche est quelque peu contradictoire avec le fait qu’il est visiblement le chef du jeune « bravo » aux habits impeccables.
Gail Feigenbaum ([6], p 156) a proposé que les gants soient troués pour raison professionnelle : couper ses gants permettait au tricheur de mieux sentir les marques sur les cartes. Cette explication est désormais répétée partout, alors qu’elle pose un double problème :
- les trous dans les gants sont nettement plus voyants que les marques dans les cartes ;
- dans tous les tableaux de joueurs de cartes connus, personne ne joue en gardant ses gants.
Feigenbaum donne néanmoins une indication intéressante :
« une pratique courante des tricheurs était d’enlever la couche supérieure de leur épiderme, de manière à exposer la peau sous-jacente, plus sensible pour détecter les marques ».
Ainsi les gants troués ne sont aucunement un détail réaliste à prendre au premier degré, mais un clin d’oeil de Caravage au spectateur, dans l’esprit de la commedia del arte : voyez ma « peau » usée, je suis Le Tricheur.
Trouer la peau (SCOOP !)
De manière plus théorique, les gants troués (en vert) introduisent un troisième terme entre la peau nue (en jaune) et la peau vêtue (en bleu). Ce motif de l’accroc, qui fait voir la vrai peau à travers la fausse, crève ici les yeux, en plein centre de la composition. Nous sommes ici très proche d’un autre motif éminemment caravagesque, la plaie qui révèle la crudité de la chair sous la beauté épidermique.
L’incrédulité de Thomas, Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam
Ce jeu sémantique entre la plaie dans la chair, l’accroc dans le tissu, et la faille dans la toile, est au coeur de ce très célèbre tableau (voir 3 Voir et toucher ).
Le martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie
Le plus fidèle disciple de Caravage lui rendra hommage en plaçant le même motif au centre de cette composition très paradoxale, où l’archer s’apprête à retirer la flèche qu’il vient de tirer.
Pour une autre histoire de gants chez Cecco, voir Le lapin et les volatiles 1
Le gant et la zibeline, chez Parmesan
Antea, Parmesan, 1524-27, Capodimonte, Naples
On ne connait pas le nom de cette jeune femme, dont la tradition prétend qu’il s’agirait d’Antea, une célèbre courtisane de l’époque. Le contraste de taille entre les deux bras a souvent été noté, et mis sur le compte de l’expressivité maniériste. Mais on a moins insisté sur le contraste entre les deux mains :
- la main gauche, menue et nue, se pose sur le coeur et palpe la chaîne d’or du collier ;
- la main droite, forte et gantée, se pose au niveau du sexe, tient l’autre gant et tire la chaîne d’une fourrure de zibeline.
Parmi les nombreux portraits d’époque montrant des femmes avec une zibeline [7], aucun ne présente un contraste aussi délibéré : d’autant que le gant épais, auquel s’attaquent vainement les dents et la patte du petit carnassier, n’a rien d’un accessoire féminin.
Les zibelines du XVIème siècle
Dessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick, 1562, British museum
Durant tout le XVIème siècle, la fourrure de zibeline était un accessoire de beauté luxueux : sous prétexte d’éloigner les puces, elle était surtout un objet de séduction et d’ostentation, la tête et les pattes de l’animal étant souvent remplacées par un bijou de même forme.
Pier Maria Rossi | Camilla Gonzaga |
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Comte et comtesse de San Secondo, Parmesan, 1539-40, Prado
C’est le cas dans cet autre zibeline peinte par Parmesan, où la comtesse cache du doigt le détail trivial de l’anneau fiché dans le museau : s’agissant d’un hommage au comte, à sa virilité et à sa progéniture, sans doute ne fallait-il pas suggérer que son épouse le menait par le bout du nez. La fourrure n’est pas présente ici en tant qu’accessoire de séduction, mais en tant qu’attribut de la mère de famille : car elle était sensée protéger les femmes durant l’accouchement. On voit ici la manière habituelle de la porter, attachée à la ceinture. Celle-ci est ici ostensiblement symbolique : les enfants s’y agrippent et elle est ponctuée de lourds grains d’or, comme autant de maternités.
La zibeline dénouée (SCOOP !)
La zibeline d’Antea est bien différente : aucun bijou ne la transcende, l’anneau transperce son museau et ses vrais dents font rictus. La chaîne se prolonge par un détail qui a échappé aux commentateurs : un cordon qui tombe droit , se perd derrière la robe et dont les couleurs noir et blanc l’assortissent au tablier ou à la sous-robe (visible par ses manches bouffantes).
Autant la ceinture de la comtesse proclamait sa fierté dynastique, autant celle à peine visible d’Antea est du registre de l’intime, du dénouage discret.
On pourrait presque supposer que le majeur de la main nue désigne l’emplacement où était nouée cette ceinture.
Psautier d’Ormesby, 1310–35, MS. Douce 366 fol. 131 r.
A l’époque médiévale, les petits animaux fourrés étaient des symboles sexuels plutôt féminins : c’est ici le cas du chat et de l’écureuil, tandis que le rat et l’épée sont dans le camp des objets pénétrants [7a].
Il est probable qu’à la Renaissance, ce vieux symbolisme s’était inversé : la longue bête fourrée que les belles dames manipulent de toutes les manières possibles (en laisse, à l’épaule, sur le bras, dans la main) fait plutôt référence aux hommes qu’elles captivent : d’autant que ces fourrures de grand prix leur servaient souvent de présent dans les affaires de coeur.
Le gant qui se joue des dents inoffensives, et la main nue qui manipule un gros collier tout en désignant un espace libre, évoquent un mélange de brutalité et de séduction qui pourrait bien confirmer la tradition : cette très belle jeune femme change d’amant comme elle dénoue sa zibeline.
Un portrait de famille
La comtesse Livia da Porto Thiene et sa fille, Walters Art Museum, Baltimore | Le comte Iseppo da Porto et son fils, Offices |
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Véronèse, 1551-2
Ce pendant grandeur nature s’intégrait dans la décoration du palais des Da Porto à Vicence probablement de part et d’autre d’une fenêtre si l’on en juge par la direction des ombres. C’est cet effet de trompe-l’oeil, comme si la famille comtale sortait du mur à la rencontre du visiteur, qui justifie l’inversion de l’ordre héraldique (dans les portraits maritaux, les femmes et filles sont toujours à droite, voir 1-3 Couples irréguliers). Nous ne sommes pas ici dans une réception officielle, comme chez les San Segondo, mais dans un accueil qui se veut familier.
En symétrie avec la fillette, la zibeline a ici pleinement son acception maternelle : la comtesse était probablement enceinte au moment du portrait, et la grande soeur ouvre le manteau fourré comme pour attirer l’attention sur son ventre.
Du côté des hommes, le garçonnet imite son père en tout point : chausses noires, manteau noir fourré, petite épée au côté et coiffure identique. Il lui manque les gants, accessoire d’homme adulte qui va de pair avec le maniement des armes.
Cette représentation strictement sexuée, où zibeline et gants sont dans leurs camps respectifs, illustre ce que pouvait avoir de provocant le portrait d’Antea , s’appropriant le gant d’un homme pour en tenir un autre en laisse.
Un gant de seigneur, chez Mostaert
Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec
Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».
Ce qui nous intéresse ici est un autre bijou : la chevalière à son index gauche et le gant à crevés qui permet de la montrer.
Portrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool
On retrouve ici le même dispositif, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [8].
Un gant évangélique (SCOOP !)
Les éléments accumulés jusqu’ici vont nous aider, en conclusion, à déchiffrer un tableau particulièrement résistant.
Couple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde
Ce tableau peu connu a fait l’objet récemment d’une analyse très détaillée et scrupuleuse par Cornelius Lange [9] : elle a mis en lumière une série de motifs très particuliers qui semblent aller dans tous les sens, sans qu’un thème d’ensemble ne se dégage.
Des éléments symboliques
La partie droite concentre des objets manifestement symboliques, mais qui résistent à l’analyse.
Un gant contradictoire
Le gant présente un pouce et un majeur coupés, exactement comme dans les Tricheurs qui datent de la toute fin du siècle. Or comme nous l’avons vu, le gant représenté par Caravage n’est pas un accessoire réaliste, mais un objet « téléphoné », destiné à nous faire comprendre que celui qui le porte est un tricheur.
Soit Caravage avait vu le tableau de notre peintre anonyme (à Crémone pour Melone, à Brescia pour Romanino), soit les deux artistes se sont alimentés à la même source : peut être un costume conventionnel dans les comédies de l’époque ?
Mais le gant tient aussi du modèle sophistiqué de Jan Mostaert, avec son ouverture pratiquée dans l’index pour montrer la chevalière.
Comment concilier ces deux figures contradictoires du tricheur et du fils de famille ?
Le bucrane ailé
Juste au dessus du gant est gravé dans la pierre un crâne de bélier ailé, portant une petite sphère. Il se trouve que cet emblème n’a pas d’autre exemple connu.
Scuola Grande di San Fantin (Ateneo Veneto), 1592-1600, Venise
Cornelius Lange a retrouvé un motif similaire dans les trois fenêtres de cette façade largement postérieure. Mais ils s’agit de ici de crânes de cheval, qu’il faut lire probablement en contrepoint du crâne d’Adam au pied de la Croix, juste au dessus (sur ce motif rare, voir 3 : en terre chrétienne).
Tombeau de Louis de Brézé
Attribué à Jean Goujon, 1536-44, Cathédrale Notre Dame, Rouen
Plus proche dans le temps, cette décoration funéraire ne montre pas les crânes, mais les têtes ailées d’un bouc et d’une chèvre. Voici la traduction de l’inscription de gauche :
« Oh Louis de Brézé ! Diane de Poitiers, désolée de la mort de son mari, t’a élevé ce sépulcre. Elle te fut inséparable et fidèle épouse dans le lit conjugal, elle te le sera de même dans le tombeau. »
Si l’on remarque que les ailes du bouc sont dirigées vers le ciel et celles de la chèvre vers la terre, il y a peu de doute que les deux têtes représentent, d’une manière sublimée, antiquisante et cryptique, la fidélité têtue du couple par delà la mort.
Juan de Horozco y Covarrubias, Emblemas morales, 1586
Le motif du crâne de boeuf, surplombé par une roue de la fortune ailée et couronnée, illustre de manière transparente le motto :
Que la fortune soit en proportion du travail |
PAR SIT FORTUNA LABORO |
L’emblème est trop tardif pour notre tableau, et un crâne de bélier n’évoque en rien la notion de travail.
In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564
Le motif du crâne humain ailé, aujourd’hui si courant, ne s’est développé comme symbole funéraire qu’au cours du XVIIème siècle. Au XVIème, il apparaît dans cet emblème de 1564. Le texte [10] explique que le crâne sans peau, la trompette, le sablier sur le livre, le laurier, le globe, et la « Renommée messagère (nuntia fama) » figurent tous sur le tombeau de l’humaniste Lodovicus Vives, mort à Bruges en 1540. L’expression étrange cite un vers d’Ovide :
La Renommée messagère volant avec ses plumes Enéide, Livre IX |
Nuntia fama volitans pennata |
Ainsi le symbole des ailes s’applique à l’ensemble du motif, pas spécifiquement au crâne, et signifie la Renommée.
En fait la pierre tombale de Vives, à l’église Saint Donatien de Bruges, ne comportait que ses armoiries [11]. L’emblème est donc bien une invention de Sambucus en 1564, largement postérieure à notre tableau.
Résumons-nous :
Notre crâne de bélier ailé n’est pas une édulcoration du crâne humain ailé, symbole funéraire qui n’existait pas à l’époque. Il n’a pas été copié ailleurs, mais inventé spécifiquement dans le contexte du tableau, en combinant deux motifs antiques : un bucrane modifié (le boeuf étant remplacé par un bélier) et des ailes, qui pouvaient être lues à l’époque comme le symbole de la renommée.
Un dernier symbole étrange est le bout de bâton en biais dans le coin de la fenêtre, dont on ne sait s’il est posé sur le rebord ou bien plus bas, à l’extérieur.
Double portrait ou scène de genre ?
Une devise ou un rébus ?
Le médaillon du béret montre un volatile blanc (probablement un coq) avec l’expression laconique « Fin che (Jusqu’à ce que) ». Comme il n’y pas de motto connu à l’époque commençant par ces deux mots, il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas d’une devise personnelle, mais d’une sorte de rébus incluant le coq. On peut alors penser à l’expression évangélique « avant que le coq ne chante ».
Couple d’amoureux (copie), Musée des beaux-arts, Budapest
Ce rébus a dû poser problème dès l’époque, puisque dans la copie de Budapest, la devise a été remplacée par le mot grec AETOU (aigle) ou plus probablement les lettres AEIOU, signe que le copiste n’avait pas compris le rébus. A noter qu’il a également omis le trou du gant au niveau de la chevalière.
Des symboles galants
Version de Dresde (détail)
Le copiste de Budapest, en revanche, a bien compris ces deux détails :
- le brin végétal passé derrière le médaillon (probablement une plante odorante)
- le brin floral dans les cheveux de la fille.
Nous sommes bien dans le registre de l’amourette, avec probablement une allusion ironique : car le brin fiché derrière le coq, en rappelant le plumet derrière le béret, sous-entend que le jeune homme est lui-aussi un coq.
Du coup, on est fondé à se demander si les ailes derrière la tête de bélier ne font pas, tout simplement, allusion à une vigueur sexuelle renommée.
Et si le bâton dressé dans l’orifice de la fenêtre (lui aussi repris par le copiste) n’est pas une troisième manière de dire la même chose.
En aparté : le premier portait de couple italien
Messire Marsilio Cassotti et son épouse Faustina
Lorenzo Lotto, 1525, Prado
Ce tableau constitue un jalon bien connu, puisqu’il signe l’arrivée en Italie du double portait de couple, inspiré d’exemples nordiques.
Le contenu symbolique, copieux, est parfaitement élucidé par la notice du musée [12] :
Cupidon met un joug sur les épaules des mariés en référence aux obligations qu’ils contractent lors de leur mariage. Les feuilles de laurier qui y pussent symbolisent la vertu, ici la fidélité entre les époux. Lotto illustre le moment culminant de la cérémonie : l’échange des vœux, lorsque Marsile s’apprête à introduire l’alliance dans le troisième doigt de la main gauche de Faustine d’où, selon une théorie qui remonte au moins à saint Isidore de Séville, une veine remontait directement au cœur. Faustine est habillée de rouge, la couleur préférée des mariées vénitiennes, et porte un collier de perles, symbole de l’assujettissement de la femme à son mari, connu à l’époque sous le nom de vinculum amoris. Elle porte également un camée à l’effigie de Faustine la Majeure , épouse dévouée de l’empereur Antonin le Pieux et incarnation de l’épouse parfaite….
Cette lecture iconographique n’explique cependant pas le sens ultime de l’œuvre. Marsilio s’est marié à l’âge de vingt et un ans (un très jeune âge à Bergame ), un an après avoir été émancipé par son père. Celui-ci voulait que Lotto représente le moment culminant du « caprice » de son fils, qu’il avertit ainsi que le mariage est toujours un joug, aussi léger soit-il… Le ton ironique du tableau, déjà souligné par Berenson , est souligné par le sourire de Cupidon , étranger par principe à un acte aussi solennel que des fiançailles. »
Un double portrait théorique
Notre tableau, qui doit être postérieur de quelques années seulement, défriche donc la même nouveauté, iconographique, avec le même goût pour la profusion de symboles et la même touche d’ironie. Mais il s’en écarte sur plusieurs points :
- cadrage serré, très exceptionnel pour l’époque ;
- emblèmes fabriqués pour l’occasion ;
- motto au sens ouvert ;
- gestes sans decorum (le gant troué caressant l’épaule) ;
- postures discordantes : l’homme au visage très caractérisé nous regarde avec intensité (pourquoi pas un autoportrait ?) tandis que le visage de la femme, plus générique, part en arrière et se trouve à moitié dans l’ombre.
Tous ces éléments rendent impossible qu’il s’agisse du portrait d’un couple réel. En outre, d’autres détails ne peuvent s’expliquer que dans une lecture ironique :
- au gant usé fait écho la manche décousue ;
- à la croix vertueuse de la fille s’opposent deux éléments de désordre : le collier décalé (l’ouverture est à gauche) et le bout de foulard qui s’insère dans l’échancrure, ouvrant le chemin à l’index ganté.
Une autre nouveauté iconographique
Scène de Taverne (le Fils prodigue), Lucas de Leyde, 1517, BNF
Cornelius Lange rapproche à juste titre le geste osé du garçon de celui de ce naïf pris aux pièges d’une taverne : pendant qu’il enlace la fille, celle-ci passe son bras dans l’autre sens pour subtiliser sa seconde bourse, tandis que la première bourse file déjà par la porte.
Ce type de composition, à la fois scène de genre égrillarde (la taverne), moralisatrice (les dangers des plaisirs) et évangélique (la parabole du Fils Prodigue) était suffisamment nouveau pour que l’artiste ait jugé bon d’attirer l’attention du spectateur par le phylactère :
Attention à ce qui va se passer |
Wacht hoet varen sal |
Le sens métaphorique des deux bourses est agréablement complété par le bâton noueux que le fou pose sur le bord de la fenêtre, et confirmé par un autre détail.
La gravure de la BNF étant l’unique exemplaire original connu (il en existe des copies inversées par Jan Thiel, vers 1590), il serait aventureux de prétendre que notre peintre italien s’en soit directement inspiré. Mais il a pu imaginer le même sous-entendu pour le bâton posé dans l’angle de la fenêtre.
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Une lecture évangélique (SCOOP !)
Le rébus du médaillon nous avait déjà mis sur la piste d’une lecture évangélique : « jusqu’à ce que le coq chante », qui peut maintenant se préciser : « profite de la nuit et de ses plaisirs jusqu’à ce que… ».
Dès lors tous les détails s’emboîtent :
- le trou montrant le chevalière désigne l’homme comme un fils de famille ;
- l’usure de ses vêtements montre que ses moyens sont bientôt épuisés ;
- le motif du « bélier ailé » est une autre manière de signifier que le temps des plaisirs charnels va s’envoler ;
- enfin, la croix en biais sur la poitrine de la fille, est vouée à se redresser.
Le bâton lui aussi en biais, omis par les commentateurs, se révèle finalement crucial, par la double lecture qu’il autorise :
- s’il est posé sur le rebord, il symbolise une virilité en situation précaire ;
- s’il est posé sur le sol, il évoque un bâton de voyageur.
On voit d’ailleurs, au dessus de la facilité des ailes, le chemin par lequel le Fils prodigue va bientôt retourner chez son père.
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Diseuse_de_bonne_aventure_(Le_Caravage)
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/6607/1/Frommel_Caravaggios_Fruehwerk_und_der_Kardinal_Francesco_Maria_Del_Monte_1971.pdf
Qui vigiles studiis noctes egere, diesque
Parcere non oculis, nec voluere sibi:
Hos celebres lato nomen disseminat orbe,
Ac simul in caelum fata suprema vehunt.
Mortua non mors est, quae etiam post funera vivit,
Hoc decus à Musis, praemia tanta ferunt.
Id cute nudatum caput, & tuba, vitra libelli,
Hora refert, laurus, nuntia fama, globus.
Ista ferè Brugis, Vives Lodovice, sepulchro
Addita sunt vestro symbola marmoreo.
Pour la traductionn anglaise :
https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FSAb081
https://books.google.fr/books?id=0lk-AAAAcAAJ&pg=RA2-PA148