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Les gants à striures

Cette mode touche uniquement les pays du Nord, catholiques comme protestants, entre 1506 et 1550.


Une mode critiquable à ses débuts

Durer,_la_grande_passion Ecce Home 1498 inverseeEcce Homo (Grande Passion), inversée
Dürer, 1498
Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-KalkarEcce homo (volet du Retable de la Crucifixion)
Jan Joest, 1506-08, église Saint Nicolas, Kalkar [0a]

Jan Joest reprend en vue frontale la composition de Dürer, en la symétrisant par rapport à la colonne centrale :

  • à gauche, l’idée de la fourrure réunit Pilate et les deux juifs cossus, avec lesquels il dialogue,
  • à droite l’idée du manteau réunit le Christ dénudé et l’officier vu de dos.

Les deux saynettes de l’arrière-plan confirment cette lecture binaire :

  • la comparution devant le grand prêtre Caïphe, à savoir l’autorité religieuse ;
  • la comparution devant Hérode, à savoir l’autorité politique.

Jan Joest a donc magistralement recyclé les éléments fournis par Dürer au service d’une idée très originale : montrer le pouvoir romain (Pilate) comme pris en sandwich entre les deux autorités juives, hostiles à Jésus.



Jan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail gantsJan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail bottes

De même que deux détails vestimentaire, la fourrure et le manteau, viennent appuyer cette lecture, un troisième accessoire fait sa première apparition : le gant à striures (sur l’index et sur le dos de la main), assorti aux bottes.

Il y a sans doute ici une dimension critique : appliquer la mode des crevés aux accessoires en cuir est dénoncé ici comme un excès, une fragilisation gratuite. D’autant que le geste de la main levée est ici très négatif : il s’adresse au bourreau, lui commandant de dénuder le Christ.

Comme si les struires,  en donnant accès à la peau sous la peau, portaient en elles l’impudeur du déshabillage.


Il n’est sans doute pas fortuit que Jan Joest ait placé son autoportrait présumé (le jeune homme blond au béret rouge ) juste à côté de cette main à la fois coquette et indigne (l’autre homme au bonnet, en pendant, est certainement lui-aussi un portrait).

On notera que les deux enfants, noir et blond, symétrisent l’enfant au bâton présent chez Dürer : il s’agit du thème, assez fréquent dans l’art germanique, de l’indifférence puérile aux souffrances du Christ, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


Les gants pour chevalière

Mostaert (attr) 1517-20 Portrait présumé de Charles V PradoPortrait d’un fiancé (peut-être Charles Quint)
Jan Mostaert (attr), 1517-20, Prado

La main droite gantée à s’oppose à la main gauche nue : l’une laisse deviner une bague à l’index (sans doute la chevalière familiale) tandis que l’autre exhibe en pleine lumière l’anneau destiné à la fiancée (le pendant féminin a disparu).


Portrait de Jan van Wassenaer (1483-1523), vicomte de Leyde, gouverneur de la Frise. Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail

Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».



Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bague
La chevalière est portée ici à l’index gauche, toujours sous le gant à striures.


Jan_Mostaert_-_Portrait_of_a_Young_Man_-Walker Art Gallery liverpool 1520 caPortrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool

On retrouve ici le même accessoire, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [0].


Portrait d'homme habillé de noir et tenant d'une main ses gantsHomme habillé de noir, Joos van Cleve, 1525-35, Louvre (c) RMN photo Gérard Blot

Le dispositif est ici plus allusif : l’homme tient dans sa main gauche son gant droit, avec des striures à l’index. Pourtant sa main droite, qu’il pose sur son coeur en nous fixant avec intensité, montre ostensiblement l’absence de la chevalière. L’intention reste hypothétique : hommage galant (je vous offre ma noble extraction) ou espérance d’une ascension sociale (j’attends ma chevalière) ?


Joos van Cleve 1480-1541 Anvers rnLucretia 1518rnZ?rich Kunsthaus1518, Kunsthaus, Zürich (photo Jean Louis Mazières) Joos_van_Cleve 1520-25 _mort_lucrece Kunsthistorisches Museum Vienne1520-25, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le Suicide de Lucrèce, Joos van Cleve

Après avoir été violée, la digne épouse se donne la mort.

La version de 1518 regorge de symboles voyants :

  • le noeud hâtivement renoué image à la fois le mariage et le viol ;
  • la plaie saignante s’ouvre à côté du rubis ;
  • l’idée de lacération est portée par l’exubérance des manches à rubans et crevés.

La seconde version est bien plus raffinée :

  • la goutte de sang trouve écho dans la goutte d’or du lacet qui pend ;
  • la noble romaine se suicide en gants blancs, avec à l’index droit l’insigne de sa haute extraction.



Les gants à striures chez Cranach

Cranach 1520 Gabriel_von_Eyb,_Bischof_von_Eichstätt,_mit_den_hll._Willibald_und_Walburga Residence BambergGabriel von Eyb, Evêque d’Eichstätt, avec Saint Willibald et Sainte Walburge
Cranach, 1520, Residence, Bamberg

Les deux saints d’Eichstätt, son premier évêque et sa royale abbesse, accueillent le nouvel évêque. Les striures se multiplient pour les quatre anneaux de chaque main de Saint Willibald, parmi lesquels l’anneau épiscopal, à l’annulaire de la main droite, n’est pas particulièrement souligné. Avec la crosse dorée et sa hampe de cristal, les anneaux magnifient la puissance et la richesse de l’Evêché, non la fonction épiscopale.


Cranach 1525 Saint_Helena_with_the_Cross Cincinnati Art MuseumSainte Hélène portant la croix, Cincinnati Art Museum Cranach 1525 ca_possibly Mary_Magdalene _Walters Art Museum BaltimorePossiblement Marie-Madeleine, Walters Art Museum, Baltimore

Cranach, 1525

En 1525, Cranach affuble Sainte Hélène, outre sa couronne d’impératrice, de gants blancs striés à toutes les articulations pour leur donner plus de souplesse. Leur fragilité en fait des objets de grand luxe.

La même année, il fait porter les mêmes gants à une élégante aux cheveux dénoués (sans doute Marie-Madeleine), avec des striures complémentaires pour les trois bagues de chaque main, portées sur des doigts différents : au luxe s’ajoute la personnalisation, qui en fait comme les empreintes, la seconde peau d’une unique dame.


Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National GalleryPortrait d’une dame de la cour de Saxe
Cranach, 1525, National Gallery

La même année, le nouvel accessoire séduit cette jeune fille non identifiée, qui porte des M sur son corsage. Se prénommait-elle Marie ou Madeleine, et a-t-elle voulu se faire portraiturer à la guise de la sainte ? Toujours est-t-il que les gants, ici, ne sont plus personnalisés : ils portent des striures aux articulations, mais les anneaux sont enfilés par dessus.



Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National Gallery detail

Selon le site de la National Gallery [1] :

« Cette partie de sa tenue est physiquement impossible : les bagues sous ses gants, à peine visibles à travers les entailles, sont plus hautes sur ses doigts que celles qui sont passées par dessus. Cranach a manipulé la réalité pour mettre en valeur sa richesse et sa beauté. »

En fait, les éclats dorés qu’on voit sous les striures ne sont pas des anneaux, impossibles à porter aux articulations : mais probablement une doublure dorée. On remarquera que la coquette apprécie particulièrement les crevés, qui couvent entièrement ses manches.



Cranach 1525 Judith Universuty of Syracuse Photo lucascranach.org detailJudith avec la tête d’Holopherne (détail)
Cranach, 1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Toujours en 1525, Cranach reprend les gants personnalisés de Marie-Madeleine pour Judith, l’héroïne juive qui a décapité le général assyrien après l’avoir ensorcelé par sa beauté. Les gants sont ici à la fois l’accessoire de la séduction et l’instrument de la justicière, lui évitant de toucher à main nue les objets dégradants que sont les cheveux et l’épée.


Cranach 1525 Judith University of Syracuse Photo lucascranach.org

1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Cranach a peint de nombreuses femmes fatales : des Salomés portant dans un plateau la tête de Saint Jean l’Evangéliste, et des Lucrèces se poignardant : mais seules ses Judiths assassinent en gants blancs.


Cranach 1525 Judith et deux servantes Collection Rau UnicefJudith et deux servantes
Cranach, 1525, Collection Rau Unicef

Le sujet a eu un succès immédiat et durable : Cranach le multiplie par trois dans ce tableau miniature réalisé la même année. Le Corpus Cranach compte au total 56 Judiths, qui s’étalent entre 1525 et 1531. La popularité du thème est directement liée à la Réforme :

On a vu dans ce sujet, sans doute avec raison, une justification de la révolte des princes luthériens contre l’empereur et un appel au tyrannicide ; mais il s’agit aussi d’une légitimation biblique de la noblesse, de ses activités belliqueuses et de sa moralité particulière qui entrent dans le plan divin ([3], p 42) .


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum
Vers 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On notera, dans cette version, le dénouement des cheveux qui fait évoluer le thème vers celui de la prostituée couverte d’or et de bijoux. Jean Wirth a bien noté le côté transgressif du thème :

« Le propre de la noblesse et du demi-monde est d’échapper à la moralité commune et aux lois somptuaires qui la garantissent. Le type iconographique qui illustre le mieux cette réalité est Judith, la jeune veuve héroïque qui brava la moralité pour venir à bout du tyran. Avec son épée et son trophée, elle apparaît comme une sorte de justification biblique d’une noblesse située par Dieu au-dessus du 5e et du Ge commandements ». ([3], p 39)


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum detail
C’est avec une sensualité morbide que Cranach compare les striures avec les poils, les fentes du cuir et du tissu avec celles des paupières.


Cranach 1504-05 The_Martyrdom_of_St_Catherine Ráday Library of the Reformed Church, BudapestLe Martyre de Sainte Catherine
Cranach, 1504-05, Ráday Library of the Reformed Church, Budapest

On est ici renvoyé aux excentricités de la période danubienne : l’habit blanc du bourreau, dissymétrique et rayé comme il se doit, est strié au genou comme par autant de coups de lames, préfigurant la nuque suppliciée.


Cranach 1526 JEUNE FILLE AUX MYOSOTIS (la princesse) Musee Palais de WilanowJeune fille au myosotis (la princesse)
Cranach, 1526, Musée Palais de Wilanow

Très- rapidement, la judithmania se répand parmi les jeunes fille nobles : cette anonyme a gardé le béret rouge et les gants à striures, en remplaçant seulement l’épée par un myosotis.


Cranach 1535 ca Die Prinzessinnen Sibylla (1515, Emilia (1516 und Sidonia (1518-von Sachsen Kunsthistorisches Museum VienneLes princesses Sibylle (née en 1515) Emilia (née en 1516) et Sidonia (née en 1518) de Saxe
Cranach, vers 1535, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Les atours de ces trois princesses saxonnes ont dû faire l’objet de savants compromis : celle du centre est en position dominante mais a gardé les mains nues, afin que ces deux soeurs, gantées à la Judith, ne passent pas pour des suivantes. Les bérets à plumets, en revanche, s’étoffent par ordre d’ancienneté.


Cranach 1537 ca Portrait_of_a_Young_Woman Statens_Museum_for_Kunst,_CopenhagenPortrait d’une jeune femme
Cranach, vers 1537, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Cette dernière élégante reprend la pose « modeste », les mains jointes, de la princesse centrale : les gants à striures, devenus courants, sont presque escamotés sous le brocart des manches.



Coté catholique

 

Amberger 1532 Portrait de Charles Quint Gemäldegalerie BerlinPortrait de Charles Quint
Amberger, 1532, Gemäldegalerie, Berlin

Les gants de l’Empereur son striés non seulement aux jointures des doigts, mais aussi sur le dos de la main : ainsi ils combinent une apparence austère et un comble de luxe et de légèreté. Charles a gardé gantée sa main droite, pour entrouvrir respectueusement son missel. On notera sa devise laconique, « PLUS OULTRE », inscrite de part et d’autre des colonnes d’Hercule.


Anthonis Mor L'empereur Maximilien II 1550 PradoL’empereur Maximilien II, 1550 Anthonis Mor L'imperatrice Marie d'Autriche 1551 PradoL’impératrice Marie d’Autriche, 1551

Anthonis Mor, Prado

Dans ce pendant officiel; les deux époux s’appuient du bras gauche sur une table, et gardent baissée la main droite : tenant les deux gants pour l’empereur, et un seul pour l’impératrice. Tandis que l’empereur ne porte aucune bague, l’impératrice en porte aux deux mains.


Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detail

Son gant, très austère et semblable à ceux de son mari, est strié au niveau des trois bagues, seule concession à sa féminité.


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Couple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Sur cet énigmatique tableau italien montrant le même genre de gant, voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants.


Anthonis-Mor-Anne-dAutriche-Reine-despagne-1570-Kunsthistorisches-Museum-VienneAnne d’Autriche, reine d’Espagne
Anthonis Mor, 1570, Kunsthistorishes Museum, Vienne

Mor a repris la même dissymétrie des mains pour le portrait d’Anne, la fille de Marie d’Autriche, l’année de ses noces avec Philippe II. Le gant ne présente plus ici qu’une seule struire, pour l’annulaire de la main gauche. Il est significatif que dans la copie réalisée en 1616 par Bartolomé González (Prado), le peintre supprimera la striure : preuve que la mode en était définitivement passée, même dans la très conservatrice Espagne.


Références :
[0a] Merci à Raoul Bonnaffé pour cette référence (https://lamusee.fr)
[3] J. Wirth, « La Réforme luthérienne et l’art », dans : Luther, mythe et réalité, https://www.yumpu.com/fr/document/view/35271106/luther-mythe-et-realite-universite-libre-de-bruxelles#

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