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Les gants à striures

20 avril 2024

Cette mode touche uniquement les pays du Nord, catholiques comme protestants, entre 1506 et 1550.


Une mode critiquable à ses débuts

Durer,_la_grande_passion Ecce Home 1498 inverseeEcce Homo (Grande Passion), inversée
Dürer, 1498
Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-KalkarEcce homo (volet du Retable de la Crucifixion)
Jan Joest, 1506-08, église Saint Nicolas, Kalkar [0a]

Jan Joest reprend en vue frontale la composition de Dürer, en la symétrisant par rapport à la colonne centrale :

  • à gauche, l’idée de la fourrure réunit Pilate et les deux juifs cossus, avec lesquels il dialogue,
  • à droite l’idée du manteau réunit le Christ dénudé et l’officier vu de dos.

Les deux saynettes de l’arrière-plan confirment cette lecture binaire :

  • la comparution devant le grand prêtre Caïphe, à savoir l’autorité religieuse ;
  • la comparution devant Hérode, à savoir l’autorité politique.

Jan Joest a donc magistralement recyclé les éléments fournis par Dürer au service d’une idée très originale : montrer le pouvoir romain (Pilate) comme pris en sandwich entre les deux autorités juives, hostiles à Jésus.



Jan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail gantsJan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail bottes

De même que deux détails vestimentaire, la fourrure et le manteau, viennent appuyer cette lecture, un troisième accessoire fait sa première apparition : le gant à striures (sur l’index et sur le dos de la main), assorti aux bottes.

Il y a sans doute ici une dimension critique : appliquer la mode des crevés aux accessoires en cuir est dénoncé ici comme un excès, une fragilisation gratuite. D’autant que le geste de la main levée est ici très négatif : il s’adresse au bourreau, lui commandant de dénuder le Christ.

Comme si les struires,  en donnant accès à la peau sous la peau, portaient en elles l’impudeur du déshabillage.


Il n’est sans doute pas fortuit que Jan Joest ait placé son autoportrait présumé (le jeune homme blond au béret rouge ) juste à côté de cette main à la fois coquette et indigne (l’autre homme au bonnet, en pendant, est certainement lui-aussi un portrait).

On notera que les deux enfants, noir et blond, symétrisent l’enfant au bâton présent chez Dürer : il s’agit du thème, assez fréquent dans l’art germanique, de l’indifférence puérile aux souffrances du Christ, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


Les gants pour chevalière

Kunsthistorisches_Museum_Wien,_Bernard_van_Orley,_Bildnis_eines_jungen_Mannes 1520Portrait d’un jeune homme
Bernard Van Orley, 1516-17, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On a longtemps pensé qu’il s’agissait d’un autoportrait du peintre, mais la richesse des vêtements (fourrure, dentelle, brocart), ainsi que l’absence de tout attribut du métier, on fait abandonner l’hypothèse. La main droite est dégantée par courtoisie, tandis qu’à la main gauche la chevalière familiale est mise en valeur par le gant qui la laisse deviner [0a].


Mostaert (attr) 1517-20 Portrait présumé de Charles V PradoPortrait d’un fiancé (peut-être Charles Quint)
Jan Mostaert (attr), 1517-20, Prado

Dans ce tableau d’un fiancé (le pendant féminin a disparu), les mains sont inversées : peut-être pour donner la première place à la bague de fiançailles, à main gauche, tandis que la bague de la lignée, sous le gant, passe en second.


Portrait de Jan van Wassenaer (1483-1523), vicomte de Leyde, gouverneur de la Frise. Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail

Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».



Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bague
La chevalière est portée ici à l’index gauche, toujours sous le gant à striures.


Jan_Mostaert_-_Portrait_of_a_Young_Man_-Walker Art Gallery liverpool 1520 caPortrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool

On retrouve ici le même accessoire, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [0].


Portrait d'homme habillé de noir et tenant d'une main ses gantsHomme habillé de noir, Joos van Cleve, 1525-35, Louvre (c) RMN photo Gérard Blot

Le dispositif est ici plus allusif : l’homme tient dans sa main gauche son gant droit, avec des striures à l’index. Pourtant sa main droite, qu’il pose sur son coeur en nous fixant avec intensité, montre ostensiblement l’absence de la chevalière. L’intention reste hypothétique : hommage galant (je vous offre ma noble extraction) ou espérance d’une ascension sociale (j’attends ma chevalière) ?


Joos van Cleve 1480-1541 Anvers rnLucretia 1518rnZ?rich Kunsthaus1518, Kunsthaus, Zürich (photo Jean Louis Mazières) Joos_van_Cleve 1520-25 _mort_lucrece Kunsthistorisches Museum Vienne1520-25, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le Suicide de Lucrèce, Joos van Cleve

Après avoir été violée, la digne épouse se donne la mort.

La version de 1518 regorge de symboles voyants :

  • le noeud hâtivement renoué image à la fois le mariage et le viol ;
  • la plaie saignante s’ouvre à côté du rubis ;
  • l’idée de lacération est portée par l’exubérance des manches à rubans et crevés.

La seconde version est bien plus raffinée :

  • la goutte de sang trouve écho dans la goutte d’or du lacet qui pend ;
  • la noble romaine se suicide en gants blancs, avec à l’index droit l’insigne de sa haute extraction.



Les gants à striures chez Cranach

Cranach 1520 Gabriel_von_Eyb,_Bischof_von_Eichstätt,_mit_den_hll._Willibald_und_Walburga Residence BambergGabriel von Eyb, Evêque d’Eichstätt, avec Saint Willibald et Sainte Walburge
Cranach, 1520, Residence, Bamberg

Les deux saints d’Eichstätt, son premier évêque et sa royale abbesse, accueillent le nouvel évêque. Les striures se multiplient pour les quatre anneaux de chaque main de Saint Willibald, parmi lesquels l’anneau épiscopal, à l’annulaire de la main droite, n’est pas particulièrement souligné. Avec la crosse dorée et sa hampe de cristal, les anneaux magnifient la puissance et la richesse de l’Evêché, non la fonction épiscopale.


Cranach 1525 Saint_Helena_with_the_Cross Cincinnati Art MuseumSainte Hélène portant la croix, Cincinnati Art Museum Cranach 1525 ca_possibly Mary_Magdalene _Walters Art Museum BaltimorePossiblement Marie-Madeleine, Walters Art Museum, Baltimore

Cranach, 1525

En 1525, Cranach affuble Sainte Hélène, outre sa couronne d’impératrice, de gants blancs striés à toutes les articulations pour leur donner plus de souplesse. Leur fragilité en fait des objets de grand luxe.

La même année, il fait porter les mêmes gants à une élégante aux cheveux dénoués (sans doute Marie-Madeleine), avec des striures complémentaires pour les trois bagues de chaque main, portées sur des doigts différents : au luxe s’ajoute la personnalisation, qui en fait comme les empreintes, la seconde peau d’une unique dame.


Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National GalleryPortrait d’une dame de la cour de Saxe
Cranach, 1525, National Gallery

La même année, le nouvel accessoire séduit cette jeune fille non identifiée, qui porte des M sur son corsage. Se prénommait-elle Marie ou Madeleine, et a-t-elle voulu se faire portraiturer à la guise de la sainte ? Toujours est-t-il que les gants, ici, ne sont plus personnalisés : ils portent des striures aux articulations, mais les anneaux sont enfilés par dessus.



Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National Gallery detail

Selon le site de la National Gallery [1] :

« Cette partie de sa tenue est physiquement impossible : les bagues sous ses gants, à peine visibles à travers les entailles, sont plus hautes sur ses doigts que celles qui sont passées par dessus. Cranach a manipulé la réalité pour mettre en valeur sa richesse et sa beauté. »

En fait, les éclats dorés qu’on voit sous les striures ne sont pas des anneaux, impossibles à porter aux articulations : mais probablement une doublure dorée. On remarquera que la coquette apprécie particulièrement les crevés, qui couvent entièrement ses manches.



Cranach 1525 Judith Universuty of Syracuse Photo lucascranach.org detailJudith avec la tête d’Holopherne (détail)
Cranach, 1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Toujours en 1525, Cranach reprend les gants personnalisés de Marie-Madeleine pour Judith, l’héroïne juive qui a décapité le général assyrien après l’avoir ensorcelé par sa beauté. Les gants sont ici à la fois l’accessoire de la séduction et l’instrument de la justicière, lui évitant de toucher à main nue les objets dégradants que sont les cheveux et l’épée.


Cranach 1525 Judith University of Syracuse Photo lucascranach.org

1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Cranach a peint de nombreuses femmes fatales : des Salomés portant dans un plateau la tête de Saint Jean l’Evangéliste, et des Lucrèces se poignardant : mais seules ses Judiths assassinent en gants blancs.


Cranach 1525 Judith et deux servantes Collection Rau UnicefJudith et deux servantes
Cranach, 1525, Collection Rau Unicef

Le sujet a eu un succès immédiat et durable : Cranach le multiplie par trois dans ce tableau miniature réalisé la même année. Le Corpus Cranach compte au total 56 Judiths, qui s’étalent entre 1525 et 1531. La popularité du thème est directement liée à la Réforme :

On a vu dans ce sujet, sans doute avec raison, une justification de la révolte des princes luthériens contre l’empereur et un appel au tyrannicide ; mais il s’agit aussi d’une légitimation biblique de la noblesse, de ses activités belliqueuses et de sa moralité particulière qui entrent dans le plan divin ([3], p 42) .


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum
Vers 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On notera, dans cette version, le dénouement des cheveux qui fait évoluer le thème vers celui de la prostituée couverte d’or et de bijoux. Jean Wirth a bien noté le côté transgressif du thème :

« Le propre de la noblesse et du demi-monde est d’échapper à la moralité commune et aux lois somptuaires qui la garantissent. Le type iconographique qui illustre le mieux cette réalité est Judith, la jeune veuve héroïque qui brava la moralité pour venir à bout du tyran. Avec son épée et son trophée, elle apparaît comme une sorte de justification biblique d’une noblesse située par Dieu au-dessus du 5e et du Ge commandements ». ([3], p 39)


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum detail
C’est avec une sensualité morbide que Cranach compare les striures avec les poils, les fentes du cuir et du tissu avec celles des paupières.


Cranach 1504-05 The_Martyrdom_of_St_Catherine Ráday Library of the Reformed Church, BudapestLe Martyre de Sainte Catherine
Cranach, 1504-05, Ráday Library of the Reformed Church, Budapest

On est ici renvoyé aux excentricités de la période danubienne : l’habit blanc du bourreau, dissymétrique et rayé comme il se doit, est strié au genou comme par autant de coups de lames, préfigurant la nuque suppliciée.


Cranach 1526 JEUNE FILLE AUX MYOSOTIS (la princesse) Musee Palais de WilanowJeune fille au myosotis (la princesse)
Cranach, 1526, Musée Palais de Wilanow

Très- rapidement, la judithmania se répand parmi les jeunes fille nobles : cette anonyme a gardé le béret rouge et les gants à striures, en remplaçant seulement l’épée par un myosotis.


Cranach 1535 ca Die Prinzessinnen Sibylla (1515, Emilia (1516 und Sidonia (1518-von Sachsen Kunsthistorisches Museum VienneLes princesses Sibylle (née en 1515) Emilia (née en 1516) et Sidonia (née en 1518) de Saxe
Cranach, vers 1535, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Les atours de ces trois princesses saxonnes ont dû faire l’objet de savants compromis : celle du centre est en position dominante mais a gardé les mains nues, afin que ces deux soeurs, gantées à la Judith, ne passent pas pour des suivantes. Les bérets à plumets, en revanche, s’étoffent par ordre d’ancienneté.


Cranach 1537 ca Portrait_of_a_Young_Woman Statens_Museum_for_Kunst,_CopenhagenPortrait d’une jeune femme
Cranach, vers 1537, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Cette dernière élégante reprend la pose « modeste », les mains jointes, de la princesse centrale : les gants à striures, devenus courants, sont presque escamotés sous le brocart des manches.



Coté catholique

 

Amberger 1532 Portrait de Charles Quint Gemäldegalerie BerlinPortrait de Charles Quint
Amberger, 1532, Gemäldegalerie, Berlin

Les gants de l’Empereur son striés non seulement aux jointures des doigts, mais aussi sur le dos de la main : ainsi ils combinent une apparence austère et un comble de luxe et de légèreté. Charles a gardé gantée sa main droite, pour entrouvrir respectueusement son missel. On notera sa devise laconique, « PLUS OULTRE », inscrite de part et d’autre des colonnes d’Hercule.


Anthonis Mor L'empereur Maximilien II 1550 PradoL’empereur Maximilien II, 1550 Anthonis Mor L'imperatrice Marie d'Autriche 1551 PradoL’impératrice Marie d’Autriche, 1551

Anthonis Mor, Prado

Dans ce pendant officiel; les deux époux s’appuient du bras gauche sur une table, et gardent baissée la main droite : tenant les deux gants pour l’empereur, et un seul pour l’impératrice. Tandis que l’empereur ne porte aucune bague, l’impératrice en porte aux deux mains.


Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detail

Son gant, très austère et semblable à ceux de son mari, est strié au niveau des trois bagues, seule concession à sa féminité.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden

Couple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Sur cet énigmatique tableau italien montrant le même genre de gant, voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants.


Anthonis-Mor-Anne-dAutriche-Reine-despagne-1570-Kunsthistorisches-Museum-VienneAnne d’Autriche, reine d’Espagne
Anthonis Mor, 1570, Kunsthistorishes Museum, Vienne

Mor a repris la même dissymétrie des mains pour le portrait d’Anne, la fille de Marie d’Autriche, l’année de ses noces avec Philippe II. Le gant ne présente plus ici qu’une seule struire, pour l’annulaire de la main gauche. Il est significatif que dans la copie réalisée en 1616 par Bartolomé González (Prado), le peintre supprimera la striure : preuve que la mode en était définitivement passée, même dans la très conservatrice Espagne.


Références :
[0a] Merci à Raoul Bonnaffé pour ces références (https://lamusee.fr)
[3] J. Wirth, « La Réforme luthérienne et l’art », dans : Luther, mythe et réalité, https://www.yumpu.com/fr/document/view/35271106/luther-mythe-et-realite-universite-libre-de-bruxelles#

1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

15 avril 2024
Cette série d’articles défriche  un point d’iconographie resté inexploré : dans les Crucifixions ou les Dépositions, il arrive qu’un des Larrons soit représenté de dos, le plus souvent le Mauvais, mais quelquefois le Bon.
Ces deux cas ont des significations symboliques différentes jusqu’au à la fin du XVème siècle. Par la suite, l’introduction des Calvaires vus de biais changera la donne : le choix de l’une ou l’autre formule aura plus à voir avec des traditions locales, dans le sillage de certaines oeuvres majeures.

Larronsdedos_SchemaPlan

Le premier chapitre est dédié à la configuration la plus ancienne :  les trois croix disposées dans un même plan. La couleur verte désigne le Bon Larron et le Christ, la couleur rouge le Mauvais. La couleur assombrie indique celui qui est vu de dos.

Disposition plane :  Le Mauvais larron centrifuge

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentrifuge
Le Mauvais larron est vu de dos, et son corps est tourné vers l’extérieur de l’image.

Les exemples

1379 Volkreicher Kalvarienberg Pfarrkirche St. Sebald Nuremberg Corpus vitreum DeutschlandVerrière du Calvaire (Volkreicher Kalvarienberg)
 1379, Eglise St. Sebald, Nuremberg ( Corpus vitreum Deutschland)
1380 ca Crucifixion Ci nous dist Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31rCrucifixion, Ci nous dist, vers 1380, Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31r

Ce vitrail bavarois et ce manuscrit du Nord de la France, pratiquement contemporains, montrent le même détail rare du Mauvais larron tourné vers l’arrière-plan droit.

La vue de dos sert ici, très logiquement, à signifier sa volonté de se détourner du Christ.

1395 ca anglais Denver art Museum
Anonyme anglais, vers 1395, Denver art Museum
Ce tableau de style gothique international est un des rarissimes témoins  à avoir survécu à la destruction généralisée des oeuvres catholiques, suite à la création de l’Église d’Angleterre par Henri VIII. Les chiens sur la tunique du centurion, emblèmes des Talbot, suggèrent qu’il pourrait avoir été réalisé pour le couvent de Crabhouse, où Matilda Talbot était prieure de 1395 à 1420.

1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380
Crucifixion
1399-1407, Missel Sherborne (Angleterre), BL Add MS 74236 p.380
La formule a pu être assez courante en Angleterre puisqu’on la rencontre dans cet autre vestige catholique. L’artiste a pris grand soin de représenter les larrons de manière identique : même posture, même culotte, mêmes ligatures  : seules la pilosité (cheveux lisses et barbe bifide), ainsi que la vue de face,  rapprochent le Bon Larron de la figure christique.
La vue de dos sert donc ici de signe distinctif, tout en constituant un effet de style pré-paragonien (voir 1 Les figure come fratelli : généralités) : montrer le même corps recto verso.

Une formule germanique transitoire

Entre 1420 et 1450, dans quelques exemples germaniques, un trait supplémentaire vient exacerber la formule : le Mauvais larron se courbe en arrière par dessus sa croix en tau.

1415-20 Campin Bon Larron
Il s’agit  en fait d’une posture inventée par Robert Campin à Bruges vers 1415-20, mais pour le Bon larron (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), que les artistes germaniques vont transposer au Mauvais.

420-30-Maitre-tyrolien-Wien-Osterreichische-Galerie-Belveder.j
Maitre tyrolien, 1420-30, Belvédère, Vienne
Cet artiste a vu le côté pratique de la posture pour figurer  l’extraction de l’âme, par l’ange ou par le démon situé au dessus. Il l’applique aussi au Bon, mais sans l’infamante vue de dos.

1440-50 frankisch_schwabischer_meister_-kalvarienberg Staedel Museum FrancfortFranconie ou Souabe, 1440-50, Staedel Museum, Francfort 1450 ca Maître de la Passion de Darmstadt. Musée régional de la Hesse DarmstadtMaître de la Passion de Darmstadt, vers 1450, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

Vingt ans plus tard, la contorsion tragique devient un  signe distinctif du Mauvais larron, toujours avec son démon extracteur. Rien de tel côté Bon Larron :

  • dans la version de gauche, l’ange lui enlève son bandeau, pour signifier qu’il a vu la lumière ;
  • dans la version de droite,  l’ange est superflu, puisque le  Bon larron lève les yeux vers le Christ.

1450 hallstatt-kath-kirche-knappenaltar-kreuzigung
Autel des Mineurs (Knappenaltar)
Vers 1450, église catholique,  Hallstatt
Bien que le démon ait disparu, la pose contorsionnée subsiste, attribut du Mauvais larron, au même  titre que la barbe.

La fin de la formule centrifuge

1450 Meister der Münchner Domkreuzigung Frauenkirche München,
Meister der Münchner Domkreuzigung,  1450,  Frauenkirche, Münich
Le Mauvais larron se courbe ici vers l’avant, dans une pose moins expressionniste mais plus réaliste anatomiquement. L’ange et le démon ont définitivement passé de mode.

1460 ca Specukum chicago Newberry Library, MS 40 Bruges,
Speculum Humanae Salvationis, Bruges, vers 1460, Chicago Newberry Library, MS 40
Ce modeste illustrateur brugeois utilise encore la pose centrifuge.

Maître du Livre de prière de Dresde 1497 Isabella Bréviary BL Add. 18851 f.106v
Maître du Livre de prière de Dresde (Bruges), Bréviaire d’Isabelle, 1497, BL Add. 18851 f.106v
Elle trouve une sorte d’apothéose dans cette composition radicale, où la symétrie des croix rend d’autant plus évidente la vacuité spirituelle du Mauvais Larron.

1496 Rueland_Frueauf_d._J._-_Crucifixion_-stiftsmuseum klosterneuburg
Rueland Frueauf le Jeune, 1496, Stiftsmuseum, Klosterneuburg
Cet artiste bavarois affuble le Mauvais larron de trois autres signes infamants : la jeunesse, la rousseur et la position dans le paysage, en dehors des remparts de Passau ; le Bon larron quant à lui se découpe entre l’église Saint Nicolas et la ville, avec  l’âge et la blancheur  de la sagesse.

Disposition plane :  le Mauvais larron centripète

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentripete
Le Mauvais larron est vu de dos, et tourné vers le Christ.

Les plus anciens exemples : en Italie

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1340 ca Maestro di Mombaroccio o Bellpuig affresco crocifissione palazzo ducale mantova Phototheque Zeri
Fresque de la Crucifixion
Maestro di Mombaroccio o Bellpuig, vers 1340,  Palais ducal, Mantoue,  Photothèque Zeri [1]
Cet extraordinaire larron, suspendu par les mains à un arbre en V,  n’a pour prédécesseur en Italie que le pendu vu de dos introduit par Giotto en 1306 dans son Enfer de la chapelle Scrovegni (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)).
Le cavalier également vu de dos, juste en dessous, puis les deux joueurs de dés  vus de dos encore plus bas, suggèrent une grande symétrie recto-verso de part et d’autre du Christ ; hypothèse que la disparition de la moitié gauche empêche de confirmer.  A noter que, selon Stefano L’Occaso, certains des visages, très caractérisés, pourraient être des portraits de personnages de la cour des Gonzague.
L’idée de remplacer les luminaires habituels, Soleil et Lune,  par les deux bustes auréolés de la Vierge et de Dieu le Père,  est probablement une amplification graphique à partir des deux petits protagonistes habituels, qui prennent la valeur d’attributs respectifs :
  • l’Ange, par le biais de l’Annonciation,
  • le Démon, par le biais du Jugement dernier.
Tandis  que l’âme du Bon larron est pieusement recueillie dans un linge, l’âme du Mauvais est hameçonnée de loin, indignité qui se rajoute à celle de ne même pas mériter d’être crucifié. Pendu par l’âme et par le corps, ce Mauvais Larron  nous est montré comme un alter ego de Judas.
Tous ces éléments extrêmement originaux militent en faveur d’une conception très élaborée, par un artiste majeur.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino
Fresque de la Crucifixion
 Lorenzo et Jacopo Salimbeni, 1416, oratorio di San Giovanni Battista, Urbin
Le pélican en haut au centre, l’étendard SPQR, le cheval vu de dos, se retrouvent dans plusieurs Crucifixions italiennes du gothique international.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail longin
Noter la représentation précoce du miracle de Saint Longin qui, selon la  Légende dorée :
« se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. »

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail demon
Le Mauvais larron vu de dos ne peut s’expliquer que par l’influence lointaine de la fresque de Mantoue. Par affinité entre méchants, le démon qui grimpe sur son épaule pour s’emparer de son âme est lui aussi vu de dos.

La Crucifixion perdue de Pollaiuolo (SCOOP !)

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Crucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue
Connu seulement par cette photographie, le tout premier tableau attribué à Pollaiuolo esquisse une torsion du Mauvais larron vers l’arrière, dans une iconographie rare : sa bouche hurlante illustre les injures qu’il jette à Jésus [2],  sa chevelure ébouriffée et son pied qui a trouvé suffisamment de force pour s’arracher au clou et le tordre, expriment violence et souffrance. A l’inverse, l’auréole et le visage apaisé du Bon larron signalent qu’il est déjà au Paradis (  Luc, XXIII, 39-43).

V
Crucifixion
Grégoire Huret, 1664, Albertina, Vienne
Il est amusant de faire un saut de deux siècles pour comparer cette oeuvre tragique et profondément originale, avec une gravure qui veut illustrer le même passage de Luc, mais de manière didactique et dépassionnée : les panonceaux portent en trois langue l’identité des malfaiteurs, l’un sourit béatement dans une nuée d’angelots qui lui décernent la palme et la couronne, et la mauvaise humeur de l’autre est masquée par la vue de dos.

1445-50 Pesellino Crucifixion with Saint Jerome and Saint Francis NGA
Crucifixion avec Saint Jérôme et Saint François
Pesellino, 1440-50, NGA
Une autre singularité du panneau de Pollaiuolo est l’inversion des deux saints : dans toutes les Crucifixions italiennes où ils apparaissent :
  • Saint Jérôme est toujours à gauche, par ordre chronologique et parce qu’on peut ainsi évoquer la scène emblématique de la pénitence, où il se frappe la poitrine avec un caillou en contemplant un crucifix ;
  • Saint François, à droite, ouvre les mains pour évoquer sa propre scène emblématique, la stigmatisation.

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Face au problème diplomatique que posait sa Crucifixion très polarisée, Pollaiuolo a trouvé une solution astucieuse : il a placé Saint Jérôme dans le camp du mauvais Larron, mais en lui donnant le geste de Saint François, et réciproquement. L‘hybridation restaure l’égalité.

Après Mantegna

1457-60 Mantegna,_Andrea_-_crucifixion_-_Louvre_from_Predella_San_Zeno_Altarpiece_Verona
Crucifixion (prédelle du retable de San Zeno de Vérone)
Mantegna, 1457-60, Louvre
La Crucifixion de Mantegna, dans les mêmes années, imposera pour longtemps, en Italie, sa conception dépassionnée et parfaitement symétrique du Calvaire.

1300-1400 Anonimo orvietano Musee des Beaux Arts Lyon photothèquezeriAnonyme d’Orvieto,  14ème siècle,  Musée des Beaux Arts, Lyon 1400-99 Anonimo ferrarese Museum of Art Baltimore phototheque ZeriAnonyme de Ferrare, 15ème, Museum of Art, Baltimore
Crucifixion, photothèque Zeri
On ne trouve dans toute la photothèque Zeri, sur deux siècles, que ces  deux oeuvres mineures et isolées présentant un Mauvais larron vu de dos, dans un but évidement péjoratif.


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Le Mauvais larron dans les Pays germaniques,  après 1450

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<>1445 Hans Bornemann (Hambourg)Lamberti Altarpiece (detail of the Crucifixion),Lüneburg, Saint-Nicholas
Lamberti Altarpiece (détail),
Hans Bornemann (Hambourg), vers 1447, église Saint-Nicholas, Lüneburg
1443-45 Van der Weyden Triptyque Crucifixion Kunsthistrisches Museum Vienne detailTriptyque de la Crucifixion, Van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches Museum, Vienne 1415-20 Campin Bon Larron inverseTriptyque de la Déposition, Bon Larron, Robert Campin (inversé), 1415-20

Ce peintre hambourgeois a composé sa Crucifixion par collage de motifs flamands :

  • le Christ est copié sur celui de Van der Weyden, avec  :
    •  son pagne blanc  flottant dans les deux directions, en contrepoint des deux anges en deuil ;
    • le détail caractéristique de la traînée de sang, issue de la plaie du flanc, qui coule par en dessous ;
  • la fissure dans le rocher, qui sépare les Bons et les Mauvais, est une idée de Robert Campin dans sa descente de Croix perdue (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin)
  • le Mauvais larron est copié, en l’inversant, sur le Bon Larron de Campin [3].
Cette inversion est significative : comme nous le verrons plus loin, le motif quelque peu paradoxal du Bon larron vu de dos, propulsé par Robert Campin dans la peinture flamande, se diffuse peu à l’extérieur. De manière plus conventionnelle, Bornemann applique cette pose péjorative au Mauvais larron, comme élément différentiateur. Il ajoute au passage d’autres oppositions avec le Bon larron : bras liés contre bras libres, nudité complète contre culotte et drap.
Le motif reste ensuite très rare dans les pays germaniques, mais trahit  la même influence flamande : dans les deux seuls cas subsistants,  le Christ est emprunté à celui de Van der Weyden (la coulée de sang sous le pagne) :
1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches NationalmuseumPeintre franconien, 1465-85, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg 1485-90 Maître de la Passion de Lyversberg Cologne Calvaire avec donateurs Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique BruxellesCalvaire avec donateurs , Maître de la Passion de Lyversberg (Cologne), 1485-90   Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique Bruxelles

Le peintre franconien utilise la vue de dos pour différencier la Mauvais larron, en supplément d’un autre détail discret : la croix de type tronc, qui s’oppose aux deux autres croix de type poutre (sur cette formule, voir 2 Croix-poutres, croix-troncs).

Le peintre colonais quant à lui le différencie, outre la vue de dos, par l’âge (jeune et imberbe) et le vêtement (culotte contre pagne). On notera, en bas, le détail rare des deux squelettes touchant du bout des os, par derrière, le père et la mère de famille.

1450-70 Wien
Graveur viennois, 1450-70
Cette gravure sans lendemain intègre la vue de dos flamande dans l’iconographie populaire germanique.

1478 ap Johann Zainer Auslegung des Lebens Jesu Christi DNB Inc. 4° 909 p 119 Ulm
L’autre parole (das ander Wort), après 1478 « Auslegung des Lebens Jesu Christi » imprimé à Ulm par Johann Zainer, DNB Inc. 4° 909 p 119 [4].
Tirée d’une Vie de Jésus Christ abondamment illustrée, cette image est la seule du livre à montrer les deux larrons : ceci pour illustrer un moment bien  précis, la seconde parole du Christ, en réponse au bon Larron. L’illustrateur a inventé cette vue de dos maladroite pour mettre en valeur le bon interlocuteur.

1506 Urs Graf a Le christ entre les Larrons Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe Christ entre les Larrons 1506 Urs Graf bL'eponge au vinaigre Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deL’éponge au vinaigre
Série « Szenen der Passion », Urs Graf, 1506, Herzog Anton Ulrich Museum (nds.museum-digital.de)
Durant la grande vogue des séries de la Passion, quelques année avant celles de Dürer, Urs Graf réalise la sienne. Les larrons figurent dans quatre images consécutives. Le Mauvais larron « à la flamande » n’apparaît pas par hasard : au moment où le Christ boit le vinaigre,  les deux larrons se renversent en arrière par dessus la croix en tau  : le Bon pour recueillir les gouttes qui tombent du poignet du Christ (selon la tradition de l’eucharistie par le sang, voir plus bas) , le Mauvais pour s’en éloigner.

1506 Urs Graf c Le coup de lance Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe coup de lance 1506 Urs Graf d La déposition Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLa Déposition

De même, le coup de lance donné au Christ est synchronisé avec les coups de massue qui cassent les jambes des larrons pour accélérer leur mort : moment où l’ange et le démon viennent recueillir leur âme.

Ceci est conforme au texte de Jean :
« Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus. Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. » Jean 19,32
La seconde vue de dos apparaît à la dernière image, s’ajoutant au bannissement en hors champ pour matérialiser la perdition définitive du Mauvais larron, tandis que le Bon se trouve déjà au Paradis.


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Le Mauvais larron dans les Flandres,  après 1450

Autant les Bons larrons vus de dos y sont fréquents, sous l’influence de Campin, autant les Mauvais ne se bousculent pas.

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Deux Calvaires d’Antonello de Messine (SCOOP !)

Antonello est si lié à la peinture flamande que c’est dans ce contexte qu’il faut apprécier ses larrons, qui n’ont pas été étudié en profondeur, malgré leur singularité.

V
Calvaire, Antonello de Messine, 1454-55, Brukenthal National Museum

Comme l’ont remarqué tous les commentateurs, la composition fait cohabiter un climat italien, en bas, avec son paysage maritime et ses personnages statiques, et un climat « à la Campin », en haut, avec ses larrons dramatiques pendus à des troncs étêtés.

La traverse en tau ne sert à rien puisque, d’une manière unique, leurs mains sont ligotées ensemble. Disposés face à face et vus de profil, ils se différencient :

  • par le visage, barbu comme le Christ pour le Bon, jeune et rejeté en arrière pour le Mauvais ;
  • par les mains, congestionnées ou pâles ;
  • par le torse, concave et collée au tronc, ou convexe et décollé ;
  • par la ligature des membres inférieurs, au mollet ou à la cheville.

De ce fait, la brisure de la jambe, si elle peut accélérer le mort pour le Mauvais larron, n’a d’autre effort pour le Bon qu’une torture supplémentaire. Le Bon larron est donc peut-être encore vivant ou, s’il est mort, souffre plus longtemps.

L’idée de la composition est donc double :

  • d’une part, par leur suspension infamante sur une croix rustique, signifier que les souffrances des deux malfaiteurs ne sont que des souffrances humaines, méritées et sans finalité : alors que celles du Christ innocent ont valeur de Rédemption, comme le montre l’auréole qui transcende la couronne d’épines ;
  • d’autre part que le Bon Larron se rapproche du Christ, par un surcroît de souffrance.

1440 Konrad_Witz_-_Lamentatio Frick collection
Lamentation, Konrad Witz (atelier), vers 1440, Frick collection, New York

Cette conception doloriste se retrouve dans cette oeuvre légèrement antérieure (longtemps attribuée à Antonello) : les deux larrons sont couverts de coupures gratuites, pas seulement aux jambes. Le Bon Larron, qui regarde vers la croix du Christ, est encore lié par les pieds, à son imitation ; alors que le Mauvais se balance de manière infamante, comme un morceau de viande à l’équarrissage.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centre
Calvaire, Antonello de Messine, 1475, Musée des Beaux Arts, Anvers

Le Mauvais larron vu de dos apparaît que dans la deuxième Crucifixion d’Antonello (sur les trois qui lui sont attribuées).

De la première à la deuxième, vingt ans plus tard, la ligne d’horizon s’est abaissée, accentuant l’effet de contre-plongée. Restés seuls au pied des croix, la Vierge assise par terre et Saint Jean à genoux sont un unicum iconographique. Antonello a repris l’idée du torse concave et du torse convexe des larrons, mais il a cassé la symétrie en différenciant radicalement les modes de suspension :

  • le Bon, attaché par les bras à une croix en tau, pouvait poser les pieds sur une branche faisant ressort : point d’appui fragile que la fracture des jambes a supprimé ;
  • le Mauvais reste suspendu uniquement par les poignets à la croix-tronc la plus haute, ses jambes ne montrent aucune plaie et il peut appuyer l’un ou l’autre pied, indéfiniment, sur un moignon de branche. L’absence de blessure aux jambes est une rupture par rapport à la littéralité du texte , tout comme la vue de dos est une rupture par rapport aux conventions graphiques.

Pour autant qu’on puisse pénétrer les intentions d’une oeuvre aussi singulière, il semble bien qu’Antonello, par rapport à sa première Crucifixion, ait inversé la narration au service du même objectif :

  • c’est ici le Mauvais larron qui est encore vivant – ou du moins condamné à une torture infinie ;
  • tandis que le Bon a rejoint le Christ dans la Mort.

Pour illustrer le caractère profondément médité de la composition, mentionnons un détail qui n’a pas non plus été analysé :


1475 Calvarieberg,_Antonello_da_Messina Koninlijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail
La composition développe l’opposition entre les deux troncs, élagués mais encore vivants, et les croix équarries mais cassées, coincées par des cailloux et des coins : on en voit trois bases rompues derrière la route par laquelle s’en vont les soldats, contrastant avec l’arbre coupé qui refleurit. Et surtout un autre au tout premier plan, sur lequel est posé le cartellino avec la date et la signature, à l’imitation du cartellino INRI en haut de la croix.
Le couple du lapin et de la chouette s’inscrit dans la même dialectique du bois équarri et du bois tranché. Antonello joue ici magnifiquement sur le symbolisme contradictoire de la chouette posée sur le tronc : à la fois Sagesse et Ignorance, comme le  Bon et le Mauvais Larron.  De part et d’autre du crâne d’Adam hanté par le serpent de la Chute, les deux couples animal/bois  forment une sorte de paysage moralisé  : en plaçant son cartellino côté gauche, dans le camp honorable, Antonello choisit :
  • le bois aplani mais cassable, contre le bois brut ;
  • le lapin domesticable, mais sacrifiable, contre la chouette ;
  • le Christ contre les Larrons.

Un Triptyque de Memling

1491 MEMLING Triptyque Greverade Lubeck Sankt-Annen-Museum
Triptyque Greverade
Memling, 1491,  Sankt-Annen-Museum, Lübeck
Dans ses Crucifixions tardives, Memling suit l’iconographie des retables westphaliens, qui mettent l’accent sur les deux convertis : Longin aveugle à gauche de la croix, le centurion attestant de sa foi à droite. Assis sur un cheval blanc vu de face, il forme un couple antithétique avec le pharisien assis sur un cheval blanc vu de dos, en train de discuter avec Caïphe. Le singe en croupe, qui chez Memling signifie le péché  [5], ajoute au caractère péjoratif de la vue de dos,  qui conduit l’oeil à celle d’un autre ennemi du Christ, le Mauvais larron juste au dessus.

1480-90 Atelier de Memling Musee national Budapest
Atelier de Memling, 1480-90, Musée national, Budapest
Le caractère concerté de ces  vues de dos est démontré, a contrario, par deux autres triptyques (à Budapest et au musée Frans Hals d’Haarlem), copies d’atelier d’un triptyque disparu de Memling dont l’iconographie était plus conventionnelle : pas de singe, le pharisien vu de face et le Mauvais Larron aussi.

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Le Mauvais Larron en Crète, après 1480

Dans l’art byzantin, les larrons ne sont jamais représentés dans les Dépositions, et rarement dans les Crucifixions. Le Mauvais larron vu de dos inventé par un maître crétois n’en est que plus exceptionnel.

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1378 Giusto de Menabuoi Baptistere Giusto de Menabuoi, 1378, Baptistère, Padoue 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes

Les Calvaires à un grand nombre de personnages existent depuis longtemps en Italie, lorsqu’un artiste grec acclimate cette formule à Candie, colonie vénitienne en Crète. Outre la foule de personnages, les emprunts italianisants sont nombreux : le pélican en haut de la croix, les chevaliers en costume moderne, la ville à l’arrière-plan, la chevelure blonde de Marie-Madeleine. La signature en latin traduit l’adoption d’une mode italienne pour satisfaire un client catholique [5a]. La grotte des Enfers qui s’ouvre sous le crâne d’Adam est en revanche un motif typiquement byzantin.


1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail bon 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvais

Pavias s’est particulièrement attaché à travailler les effets d’opposition :

  • à côté d’un clocher, le Bon larron vu de face voit son âme vue de face emportée vers le Soleil par un ange vu de face ;
  • à côté de Judas pendu, le Mauvais larron vu de dos voit son âme vue de dos emportée vers la Lune par un démon vu de dos.
Cette vue de dos du Mauvais larron a conduit à deux détails très originaux : sa croix en tau et son âme harponnée.

1545–1546 Crucifixion Theophanes the Cretan Monastery of Stavronikita AthosTheophanes le Crétois, 1545–46, Monastère de Stavronikita, Athos 1547 Georges le Crétois Dyonisou monastery AthosGeorges le Crétois, 1547, Monastère de Dyonisou, Athos

Cinquante ans plus tard, deux peintres crétois exportent au Mont Athos le Mauvais larron mis au point par Pavias.


1548 Frangos-Katelanos-Crucifixion--fresco-Naos-Varlaam-Monastery-Meteora-Thessaly
Frangos Katelanos, 1548, Monastère de Varlaam, Météores
Cet autre peintre très influencé par la Renaissance crétoise le transporte en même temps aux Météores.

1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes 1625-40 Emmanuel Lampardos Crucifixion ermitage, S.PeterburgEmmanuel Lampardos, 1625-40, Ermitage, S.Peterbourg

Au siècle suivant, un dernier peintre de la même école reprend, en la simplifiant, l’ensemble de la composition de Pavias.

Etrangement, aucun des Larrons vus de dos qui se multiplient, au XVIIème siècle, dans les gravures flamandes, ne sera repris dans l’art des icônes, malgré des influences nombreuses [5b]. Le Mauvais larron de Pavias reste une invention isolée, qui n’a pas à l’époque d’équivalent en Italie. On peut néanmoins rattacher la symétrisation recto-verso des deux Larrons à la mode purement graphique qui se développe un peu partout à l’époque : celle des figure come fratelli (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas).

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Un Mauvais Larron en France, vers 1515

Cette composition isolée se trouve dans une église rurale de Champagne.

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1505 ca baie 0 Saint Nizier Troyes Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion, vers 1505 (baie 0),
Saint Nizier, Troyes, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Cette verrière, où figuraient autrefois l’Ange et le Démon recueillant les âmes des larrons, serait la prototype d’une verrière très singulière, dans une église de campagne à une quarantaine de kilomètres de Troyes [5c].


1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr
Crucifixion, vers 1515 (baie 0), Rosnay l’hôpital

Les deux premiers phylactères portent le dialogue entre le Bon Larron et le Christ. Sur le troisième, l’imprécation du Mauvais Larron :

Sauves-toi, ainsi que nous, si tu l’es toi-même » (paraphrase de Luc 23-39)

Salvum te fac et nos si tu es ipse

…forme comme un répons rimé à la profession de foi du centurion (en bas au centre) :

Vraiment, il était le fils de Dieu, celui-ci

Vere filius dei erat iste



1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Nhuan DoDuc httpndoduc.free.fr
La croix tourmentée et le retournement du Mauvais larron traduisent scéniquement son exclusion du dialogue sacré : deux petits diables verts se tortillent déjà sous ses yeux, tandis que deux anges sont descendus écouter le Bon larron.

On notera, au centre, la dextérité de l’ange en rouge, qui recueille dans une coupe le sang de la main et dans une autre celui du flanc.


1520 ca arrembecourt photo (c) Painton Cowen .therosewindow.com
Crucifixion, vers 1520 (baie 0),
Arrembécourt, photo (c) Painton Cowen (therosewindow.com)

A 15km de Rosnay, cette autre verrière reprend la même composition, en la simplifiant. Le phylactère du Centurion a été remonté à la gauche du Christ, et le texte du Mauvais larron a été légèrement modifié, de manière à le rendre autonome :

Si tu es le fils de Dieu, sauve-toi et sauve- nous

Si filius dei es, te salva et nos


1525 ca Baie 0 Eglise de la-Nativité-de-la-Vierge Bérulle photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Crucifixion, vers 1525 (baie 0)
Eglise de la Nativité de la Vierge, Bérulle, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Dans un village diamétralement opposé aux deux précédents par rapport à Troyes, cette troisième verrière réduit le carton à l’essentiel :

  • au centre les phylactères opposés du Bon et du Mauvais larron, avec Marie-Madeleine au pied de la croix ;
  • de part et d’autre, l’Ange et le Démon ;
  • en bas à gauche Saint Jean et la Vierge ;
  • en bas à droite le Centurion et Longin.

Disposition plane : le Bon Larron vu de dos

Larronsdedos_SchemaPlanBon
Les Trois Croix sont dans un même plan. Le Bon Larron est vu de dos. L’effet paradoxal est de casser l’affinité entre le Bon larron et le Christ.

Les origines

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L’eucharistie par le sang

Kaufmann_Crucifixion-_GemaldeGalerie Berlin 1340
Crucifixion Kaufmann,
Maître de Vyšší Brod, Bohême, vers 1340, GemäldeGalerie, Berlin
Dans cette Crucifixion bohémienne, des larrons complètement désarticulés s’enroulent autour de deux croix en tau, sous la grande croix de Jésus qui organise cette composition très symétrique (lance et masse d’armes à gauche, roseau et doigt levé à droite).
Les poses contournées des larrons s’inscrivent dans cette recherche :
  • symétrie miroir pour les jambes ;
  • symétrie de dos/ de face pour les torses.
Ce raffinement graphique n’est pas gratuit : il sert à montrer que le Bon Larron accepte de recevoir le sang du Christ sur sa face tournée vers le Ciel, tandis que le Mauvais Larron  refuse cette communion en tournant son regard vers la terre.

Crucifixion, Psalm 45, Chludov Psalter, Byzantine, 9th century, Moscow, Historical Museum MS 129
Psaume  45, Psaultier de Chludov MS 129, 9ème siècle, Musée Historique de Moscou
L’origine de cette idée est probablement byzantine : ici le Mauvais Larron baisse la tête, refusant de recevoir le sang qui tombe de la main gauche de Jésus.

1409-Meister-des-Sbinko-von-Hasenburg-ONB
Crucifixion
Maître du Missel Hasenburg, 1409, Cod. 1844, ONB, Vienne
Cet enlumineur de Bohême du Sud a recopié à l’identique les positions des larrons, mais au service d’une idée plus moderne : montrer l’âme du Bon Larron emportée vers le ciel par un Ange, et celle du Mauvais emportée vers la terre par un Démon.


Crucifixion (détail du retable de la Passion)
Maître de la Passion de Lyversberg,  1464-66, Wallraf-Richartz-Museum
Cette composition très inventive d’un maître colonais oppose  la face tournée vers le ciel du Bon Larron à la face tournée vers la terre du Mauvais. On peut la comprendre  comme l’ultime évolution de cette posture acrobatique, permettant au départ de recueillir le sang, puis facilitant l’extraction de l’âme.

1460 Meister der Sterzinger Altarflügel (Ulm) Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Meister der Sterzinger Altarflügel, 1460, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
De manière rarissime, ce peintre d’Ulm applique cette pose au Bon Larron tout en conservant la formule typiquement germanique du Mauvais Larron centrifuge, ce qui aboutit paradoxalement à unifier les deux Larrons. Pour les différencier, l’artiste a eu recours à un procédé narratif.  Le bourreau :
  • a déjà brisé la jambe et la cuisse du Bon Larron, qui vient d’expirer comme le Christ ;
  •  s’est déplacé sur la droite pour s’attaquer maintenant à la cuisse du Mauvais Larron, qui pousse un cri de douleur.
L’effet obtenu est celui de la solidarité entre le Bon Larron et le Christ, et l’exclusion du Mauvais.


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Les expérimentations françaises

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1400 ca Cercle du Maitre de BedfordMissale parisiense Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Crucifixion
Missel parisien, Cercle du Maïtre de Bedford, 1390-1400, Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Dans ce missel provenant de Notre Dame de Paris, les deux larrons exhalent tous deux  leur âme vers le haut, sans Ange ni démon pour la recueillir. La seule différenciation est discrète : la destination diurne (le Soleil) ou nocturne (la Lune).  La vue de dos du Bon Larron pourrait être le souvenir d’une tradition antérieure, analogue à la formule bohémienne, et dont on aurait perdu en France toute trace.
Mais il est plus probable qu’il s’agit d’une réinvention : elle  sert d’élément différentiateur complémentaire tout en  portant une signification symbolique : en se tournant vers le Christ, le Bon Larron manifeste, littéralement,  sa conversion.

La formule du maître de Boucicaut

1405-08 Maitre de Boucicaut Heures du Marechal de Boucicaut MS 2 fol 105v Musee Jacquemart Andre
Maître de Boucicaut, 1405-08, Heures du Maréchal de Boucicaut, Musée Jacquemart André, MS 2 fol 105v
Le Maître de Boucicaut rationnalise la composition :
  • les croix en biais, strictement identiques,  créent  un effet de profondeur ;
  • les âmes des larrons disparaissent, suggérées par les attitudes des anges qui les surmontent : celui du Bon joint les mains en souriant,
  • celui du Mauvais croise les bras d’un air sévère, signalant par là qu’il n’y a rien pour lui à emporter ;
  • c’est le Mauvais larron qui est vu de dos, selon l’interprétation péjorative, la plus simple ;
  • la tête penchée et la banderole suppriment toute interaction entre lui et le Seigneur.

1410-12 Maître de la Mazarine et collaborateurs BNF Français 2810 fol 126r
Maître de la Mazarine et collaborateurs, 1410-12, Marco Polo, Livre des merveilles, BNF Français 2810 fol 126r
Ce maître parisien recopie la configuration des croix, en modifiant seulement le visage  du Bon Larron.  Il accentue la symétrie d’ensemble : deux collines, deux drapeaux et deux groupes de personnages aux regards centripètes.

Le   pendant Jour / Nuit des frères Limbourg (SCOOP !)

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-152v-1411Crucifixion, fol 152v Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Mort du Christ, fol 153r
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Ce bifolium très exceptionnel met en pendant la Crucifixion en plein jour, et l’instant précis de la Mort du Christ, où les ténèbres se font  :
« A midi, il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à trois heures de l’après-midi » Marc 15:33
« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent : les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ». Mathieu 27, 52-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts.
Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis. Le panonceau infamant « Roi des Juifs » a disparu, remplacé par la figure de Dieu le Père qui atteste de la véritable identité de Jésus.
S’il est logique que Jérusalem, au fond, ne soit plus visible dans la nuit, le pivotement des croix des deux Larrons semble  en revanche anormal : le Mauvais Larron est maintenant face à Jésus, tandis que le Mauvais Larron lui tourne le dos : pivotement surnaturel  dans lequel on peut voir l’effet du tremblement de terre. Retour à l’interprétation « savante » de la vue de dos, comme symbolisant la conversion du Bon Larron, face à face avec le Christ.

Le   pendant Jour / Nuit des Heures de Bedford (SCOOP !)

Des travaux récents ont montré la participation, avant 1416, de certains artistes de l’atelier du Maître de Bedford aux Très Riches Heures du duc de Berry, notamment pour la réalisation de la bordure de la Crucifixion [6].

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centre
Mort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’est donc pas étonnant que cette Crucifixion, entourée par la bordure à médaillons caractéristique de l’atelier Bedford, reprenne l’idée des phénomènes associés à la Mort du Christ (l’éclipse, les morts sortant du tombeau), comme le précise la légende en bas de l’image :
« Com’t n’re Seigneur fut mis où il souffry mort et passion pour nous tous. Et sont es rolleaux entour luy toutes les paroles qu’il parla en la Croix.Com’e il y envita (mourut), et la terre trambla, et les morts resusciter’nt de leut to’bes. »

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreCrucifixion , fol 144r Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centreMort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’a pas été remarqué (parce qu’elles ne sont pas côte à côte) que les Heures de Bedford contiennent, exactement comme les Très Riches Heures, deux Crucifixions, l’une de jour et l’autre au moment de l’éclipse. Comme chez les frères Limbourg, le paysage à l’arrière-plan disparaît dans la Nuit, et la figure de Dieu le Père remplace le pannonceau INRI. Une trouvaille supplémentaire est la lance, qui perce le flanc de Jésus dans la scène diurne et retombe sur les soldats dans la scène nocturne.
Ainsi le maître de Bedford a probablement emprunté aux frères Limbourg le procédé différentiateur du recto-verso, mais en l’interprétant à l’inverse : considérant la vue de dos comme péjorative, il  l’applique au  Mauvais Larron, de son vivant.
L’effet du tremblement de terre, outre de faire surgir un os du sol,  est de rectifier les deux croix, qui se retrouvent en symétrie de part   et d’autre de celle du Christ : ce qui permet à l’ange et du démon de venir recueillir leurs âmes.

Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLivre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282 1412-1425 Maître de Bedford Missel de saint Magloire Arsenal. Ms-623 fol 213AvMissel de saint Magloire, 1412-1425, Arsenal. Ms-623 fol 213Av
Crucifixion, Maître de Bedford et atelier
La vue de dos péjorative devient un trait distinctif de l’atelier Bedford. D’autres traits distinctifs du Mauvais Larron sont :
  • dans la première variante,  le crâne chauve
  • dans la seconde, les poignets liés, pour souligner sa dangerosité ;
  • dans toutes, le regard de biais qu’il lance au Seigneur tandis que le Bon Larron tourne  son regard vers le ciel ou vers le sol.
Dans la version de Vienne, un autre trais distinctif est la forme  de la croix : de type Tronc pour le Bon Larron, de type Poutre pour les deux autres. Sur cette configuration rare, qui crée une affinité paradoxale entre le Christ et le Mauvais Larron ; voir 2 Croix-poutres, croix-troncs


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 La Déposition de Campin et sa postérité

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Triptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool
La Déposition de Robert Campin, réalisée vers 1415-20 pour l’église Saint Jacques de Bruges,  nous est connu par un seul fragment (le Mauvais Larron) et par cette copie. Elle cumule les paradoxes en affectant au Bon Larron des traits apparemment péjoratifs, qui forcent le spectateur à la réflexion  (pour la justification détaillée de cette analyse, voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin) :
  • le bandeau sur ses yeux signifie au premier degré l’aveuglement, mais au second degré la Foi de celui qui reconnaît le Christ non par les yeux, mais par le coeur ;
  • la croix de type Tronc (qui s’oppose aux croix équarries du Christ et du Mauvais Larron) signifie au premier degré la grossièreté, mais au second la nouveauté de l’Ere sous la Grâce : le jeune bois remplace le vieux bois ;
  • la vue de dos exprime, littéralement, la conversion.
Ces retournements audacieux n’ont pas tous été compris  à l’époque  : aucun des suiveurs de Campin  n’a repris la différenciation des croix, mais tous ont respecté les poses des deux larrons.

Heures catherine de cleves vers 1440 084-M945_066v
Crucifixion
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, M945_066v-067r, Pierpont Morgan Library
Transposer la Déposition en une Crucifixion permettait de rajouter le thème de l’eucharistie originelle, les gouttes de sang  qui tombent dans la bouche du Bon Larron tandis que le Mauvais s’en détourne. Pour rendre la composition encore plus explicite, le miniaturiste a affublé ce dernier d’une physionomie sauvage, et lié court ses poignets pour montrer sa dangerosité.

Jésus Christ sur la croix entre les deux larrons. Bartsch 5, tome VI, page 93

Crucifixion
Maître à la Navette (IAM von Zwolle, Hollande, ), 1460-90, Petit Palais, Paris
Le Bon Larron est repris à la lettre, et le Mauvais est totalement modifiée au service d’une nouvelle opposition :
  • l’homme mûr, au cheveux et à la barbe taillée, déjà tourné vers le ciel,
  • le jeune homme hirsute et imberbe, qui se tord pour rester sur Terre.

Justus_van_Gent_-_Calvary_Triptych_central 1465-68 cathedrale saint bavon gand
Triptyque du Calvaire,
Juste de Gand, 1465-68, Cathédrale Saint Bavon, Gand
L’influence de Campin se sent encore cinquante ans après dans la posture du Bon Larron, cambré en arrière et les yeux bandés. La vue de dos exprime le dialogue apaisé qu’il poursuit avec le Christ, par delà le bandeau et la Mort.

Anonyme vesr 1500 Cathedrale Saint Sauveur Bruges
Anonyme, vers 1500, Cathédrale Saint Sauveur, Bruges
Pour cette Crucifixion, l’artiste a calqué la Déposition de l’église Saint Jacques : les trois croix de Campin, les Larrons,  la Vierge et Saint Jean, et à droite le Centurion, en le déplaçant vers le centre (et en supprimant la fissure, qui aurait parasité ce continuum sur le même sol de trois scènes temporellement distinctes). L’adjonction d’une barbe a rendu le Mauvais Larron plus antipathique, tandis le périzonium de Jésus, avec ses deux pans flottant en direction du Bon Larron, crée une similarité formelle avec le bandeau de ce dernier : évoquant des phylactères, ces tissus blancs matérialisent  le dialogue évangélique de manière très ingénieuse.

1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann
Atelier Urbain Huter, vers 1500, église St Jean Baptiste, Buhl (photo Ralph Hammann)
Le retable a été réalisé pour le couvent des religieuses de Sainte-Catherine de Colmar, d’où la donatrice miniature, en dessous de la Vierge, et les deux grandes saintes, Catherine et Ursule, de part et d’autre. Les emprunts aux gravures de Schongauer sont nombreux (Christ, anges, joueur de dés aux bras relevés), tandis que les deux larrons renvoient encore à la Déposition de Bruges, dont l’influence s’étend donc jusqu’en Alsace.


1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann detail
A noter l’invention remarquable de la hallebarde qui sert de guide à la lance de l’aveugle Longin.

Gerard David 1510 ca Christ Carrying the Cross, with the Crucifixion MET Detail
Portement de Croix (détail)
Gérard David, vers 1510, MET
Encore un clin d’oeil à Robert Campin par Gérard David, à l’arrière-plan de son Portement de Croix.

1450-1500 Anonyme Muzeum Narodowe Poznan
Anonyme, 1450-1500, Muzeum Narodowe, Poznan
Cet artiste anonyme, en revanche, n’a pas compris l’iconographie de Campin et a voulu la corriger : il a recopié à droite (en l’inversant) le Larron vu de dos de Campin,  et a inventé pour le Bon larron le même personnage vu de face, les yeux bandés. Il a égalisé les trois croix dans le type poutre et poussé la symétrie jusqu’au parallélisme de la lance et du roseau.

Crucifixion Brugge master 1490-1510 Philadelphia Museum of Arts
Crucifixion
Maître de Bruges, 1490-1510, Philadelphia Museum of Arts
Cet autre anonyme a « corrigé » de la même manière le modèle Campin, en n’égalisant que les croix des Larrons, cette fois dans le type tronc.

1550 Montfort-l'Amaury_Église_Saint-Pierre_Baie_011Verrière de la Crucifixion (baie N° 11)
Vers 1550, Eglise Saint-Pierre, Montfort-l’Amaury
Cette église possède une série assez peu homogène de vitraux, dus à différents donateurs. L’étonnante vue de dos du Bon larron pourrait être une lointaine réminiscence campinienne, facilitée par la structure non polaire de la verrière : tous les personnages positifs se regroupant sous le Christ dans la lancette centrale, la différenciation des larrons perd de son importance.


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Le mystère du Larron en Y (SCOOP !)

Le Bon larron vu de dos de Campin se caractérise par sa face tournée vers le haut, son corps rejeté vers l’arrière par dessus la barre du tau, et ses bras tendus vers le bas. Une autre posture caractéristique a laissé des traces multiples, mais sa source n’est pas connue

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1452 ap Weyden (ecole) Diptych_of_Jeanne_of_France Musee Conde Chantilly
Diptyque de Jeanne de France (volet droit)
Van der Weyden (école), après 1452, Musée Condé, Chantilly
Ce petit diptyque dévotionnel présente plusieurs traits iconographiques uniques, surtout pour la date précoce qui est aujourd’hui retenue : vers 1452, à l’occasion du mariage de Jeanne de France (figurée en prières dans le volet gauche).
Celui qui nous intéresse ici est la vue de dos du Mauvais Larron. Elle attire l’oeil sur son supplice très particulier : la suspension  par les seuls poignets, Au moment représenté – le coup de lance qui vérifie que le Christ est bien mort –  les larrons, d’après le texte de Jean, ont déjà eu les jambes brisées afin d’accélérer leur mort. Or ce mauvais Larron a les jambes intactes, le bourreau s’étant contenté de délier ses pieds.
Il se trouve que le Bon larron est ici une copie flagrante du Mauvais Larron ambigu de Campin, et d’autres motifs du panneau sont également des emprunts à Campin et Van der Weyden. Par ailleurs, l’éclipse et la cécité de Longin sont des motifs que Memling développera : ce pourquoi on a cru longtemps que le diptyque était une de ses oeuvres de jeunesse, ce que la date précoce rend peu probable.
L’artiste anonyme du diptyque est en tout cas un compilateur, qui procède par collage au risque d’incohérences.  Puisqu’il a recopié le Mauvais Larron de Campin pour en faire un Bon, faisons l’hypothèse qu’il n’a pas inventé son Mauvais larron pendu, mais qu’il l’a recopié dans une oeuvre aujourd’hui perdue. Pouvons-nous en trouver d’autres traces ?

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-PalaisPetit Palais 16eme Deposition musee des BA Strasbourg detruite en 1947Strasbourg (incendié en 1947)
Descente de croix, d’après Van der Weyden, 16ème siècle
Ces deux panneaux recopient, en bas, une Déposition perdue de van der Weyden, dont on a conservé un dessin préparatoire [7] et plusieurs oeuvres  qui s’en inspirent [8]. A l’origine, l’arrière-plan était à fond d’or ;  d’autres copistes ont rajouté une croix vide ; nos deux copistes du XVIème siècle ont imaginé un arrière-plan paysager, avec un Calvaire à taille réduite.

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-Palais-detail.
La vue de dos du Bon Larron n’a rien d’étonnant dans la tradition de Campin, à laquelle la suspension par les mains apporte un renouvellement spectaculaire :
  • trouvaille graphique, avec  l’ombre de la croix qui se projette au milieu du dos ;
  • trouvaille symbolique : les pieds dénoués signifient la libération de son âme, comme le souligne le lien qui pend  ; et ici, aucune incohérence par rapport  au texte de Jean, puisque la Déposition a lieu bien après la mort.

1475-80 Hans-Memling Deposition galerie Doria Pamphili RomeDéposition, Memling, 1475-80, Galerie Doria Pamphili, Rome
Memling utilise le même position en Y du Mauvais larron vu de dos, mais en lui liant les pieds : ce qui a pour effet de le plaquer contre la croix, supprimant l’effet spectaculaire de l’ombre.

1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling 1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverseInversée

Julius Goltzius, 1586, gravure d’après Memling

Julius Goltzius (un cousin du célèbre graveur Hendrick Goltzius) n’a pas pris soin d’inverser le dessin, lorsqu’il a gravé cette Crucifixion disparue de Memling (il a juste permuté le plus facile, à savoir le soleil et la lune). En inversant la gravure, les saints personnages et Longin reprennent leur place habituelle, à gauche. Parmi les soldats joueurs de dés, deux portent l’épée à gauche et deux à droite : l’inversion fait apparaître comme gaucher le soldat le plus violent, celui qui porte la main à son arme. Cet effet était probablement voulu par Memling, afin d’ajouter un caractère péjoratif aux joueurs.
L’inversion étant acquise, le Bon larron est un nouvel exemple de la suspension en Y, avec toutefois les pieds cloués et non ballants, ce qui est logique s’agissant d’une Crucifixion.

Le cas Kempeneer

v1529 av Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) The_Crucifixion Sternberg palacePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), avant 1529 , Palais Sternberg, Prague
La ressemblance avec le Calvaire perdu de Memling est frappante, même si Kempeneer va plus loin :
  • en étendant la vue de dos aux deux larrons ;
  • en plaçant les deux luminaires du côté du Bon Larron, dans une conjonction très rare.
Les deux troncs posés au centre sont à la fois un stock pour les croix et la bordure du chemin circulaire qui fait le tour de la Croix du Christ et l’isole des deux monticules, en avant, qui portent celles des larrons. Ils sont tous deux presque nus, mis à part un pagne à peine visible.
La datation de l’oeuvre a fait l’objet d’une querelle de spécialistes :
  • la maturité du style fait penser à une oeuvre tardive, après le retour d’Espagne à Bruxelles (1562) ;
  • la signature, flamande et non latine, tend au contraire vers une oeuvre de jeunesse, réalisée avant le départ de Bruxelles pour l’Italie (1529).
La notice du musée [8a] retient la datation haute: la Crucifixion de Prague serait le prototype, réalisé en Flandres, de toutes les Crucifixions ultérieures de Kempeneer. Sa maturité s’expliquerait alors par le fait qu’elle recopie soit le Calvaire de Memling, soit une composition antérieure.

1545 Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) LouvrePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), 1545, Louvre
Un contrat récemment retrouvé [8b] montre que cette Crucifixion faisait partie d’un retable en cinq tableaux réalisé à Séville, pour une dévotion privée. C’est sans doute la raison pour laquelle Kempeneer abandonne sa formule des larrons vus de dos pour une posture plus conventionnelle, tout en conservant l’implantation triangulaire des croix.

1560 ca Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) fundacion-cajasol sevillePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1560, Fundacion Cajasol, Séville
Dans cette oeuvre tardive en revanche [8c], il revient à sa formule d’origine, et en accentue la radicalité : deux personnages seulement au pied de la croix, et nudité intégrale pour les larrons. Les luminaires sont maintenant dissociées, et un corbeau près de la lune évoque l’âme noire du Mauvais larron.

Déposition
Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1570, Prado
Dans cette Déposition, Kempeneer complète les obliques de sa composition phare par les obliques des échelles, inspirées d’une Déposition de Raphaël gravée par Marcantonio Raimondi. Un résumé, en somme, de toute son évolution artistique : les apports italiens enchâssés dans la tradition flamande.

Larron pendu schema
Les traces du Bon Larron en Y
La rareté des exemples empêche d’identifier l’auteur de cette idée brillante, apparue dans une Déposition réalisée entre 1420 et 1450, qui n’a pas laissé d’autre trace.

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D’autres types de Bons larron vus de dos

Tant qu’à duré la formule des croix en tau pour les larrons, d’autres postures moins spécifiques sont apparues sporadiquement.

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Le bon Larron tête basse

Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Les Ténèbres lors de la mort du Christ, f.153r Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-Folio_156v_-_The_Deposition-1411-1416Descente de Croix , f 156v
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Le dessin animé  continue avec la scène diurne qui suit la scène nocturne  :
  • le soleil remplace Dieu le Père, au dessus du panneau INRI  ;
  • le paysage réapparaît ;
  • les deux larrons, figés par la Mort, n’ont pas modifié leur posture.
Quoique saint, le Bon larron n’a pas d’auréole : en effet Dismas ne figure pas dans le calendrier du manuscrit. En revanche, Saint Nicodème, qui y figure deux fois (1er juin et 15 septembre), est auréolé de rayons, toute comme la Sainte Vierge et Sainte Marie-Madeleine. Monté sur la même échelle que Saint Nicodème,  Joseph d’Arimathie reçoit le cadavre dans un linceul. Un aide, monté sur l’autre échelle, le soutient  par un linge passé sous ses bras.
Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.
Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté.

Des influences cumulées

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaCrucifixion, fol 198v Descente de Croix, fol 201v
Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica
A la fin du siècle, ces deux images sont bien éloignées de la rigueur des Frères de Limbourg. le Maitre d’Antoine Rolin procède par collage à partir de modèles d’atelier :
  • pour  sa Déposition il imite celle des Très Riches Heures pour les trois croix et le Mauvais Larron, toute en reprenant pour le Bon celui de Robert Campin ;
  • pour sa Crucifixion, il inverse les poses et les chevelures (blonde et brune), faisant primer le principe de variété sur celui de la cohérence.
Il reprend de ses prédécesseurs la rarissime formule tronc-poutre-poutre, tout en différenciant les deux croix poutre par la couleur, marron et gris :
  • derrière la croix grise se presse la longue enfilade des soldats romains ;
  • derrière les deux croix marrons, un paysage aéré conduit à Jérusalem.
A noter au centre le personnage positif du bon Longin, expliquant à un collègue que son oeil vient d’être guéri.
La croix du Christ vue en biais serait innovante pour l’époque, si elle traduisait l’intention de montrer tout le Calvaire vu de biais : or les bases des trois Croix restent bien  dans le plan du tableau.

Les deux larrons vus de dos

1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 39v Simon Marmion CrucifixionSimon Marmion, 1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126 fol 39v Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaMaitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallicafol 198v

Le Maître d’Antoine Rolin est considéré comme un disciple de Simon Marmion. Ainsi  sa Crucifixion s’inspire probablement de la seule Crucifixion de Marmion qui montre les larrons [9], avec ses trois croix  pivotantes, mais implantées dans le plan du tableau,. Ce dispositif semble être  une invention de Marmion, puisqu’il ne reprend ni la structure tronc-poutre-poutre, ni la posture Limbourg ou Campin du larron vu de dos : il le suspend par la pluie du coude, les pieds libres.  De plus, de manière quasiment unique, il applique cette vue de dos aux deux larrons. Du fait que le Christ regarde vers la droite, l’effet obtenu est très surprenant :

  • complicité entre le Christ et le Bon Larron (du fait du rapprochement des deux croix) ;
  • affrontement entre le Christ et ses adversaires : le Mauvais larron et l’enfilade de soldats, repoussée sur le bord droit.

D’autres Bons larrons vus de dos

L’influence du Bon Larron de Campin ne dépasse pas les Flandres et en Hollande.
Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneMaître de 1477, 1450-1500, Wallraf Richardz Museum, Cologne 458-60-Kreuzigung-aus-der-Dominikanerinnenkirche-St.-KatharinaMEISTER-DES-LANDAUER-ALTARS-Maître du retable Landauer, 1458-60, provenant  de la Dominikanerinnenkirche St. Katharina, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

Dans les Pays germaniques, on ne rencontre que la posture tête baissée. La symétrie des poses produit l’effet d’une confrontation entre les deux larrons, de part et d’autre de la croix du Christ.


1480 Monogrammist IM pays bas sud MET
Monogrammiste IM, 1480,  MET
Même composition  chez cet artiste du Sud des Pays bas.

Une pose expressionniste

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum
Triptyque avec la Crucifixion, le Portement de Croix et la Déposition.
Maître de la Virgo inter Virgines, 1495, Bowes Museum.
Juste à l’aplomb de la Vierge qui défaille, les fesses nues du Larron vue de dos fait partie des nombreuse incongruités et singularités de la composition : le grand Noir qui continue  à présenter l’éponge alors que le Christ et déjà mort, l’archer à cheval, Judas pendu à l’arrière-plan du Mauvais Larron et, à l’opposé, l’homme qui épie au travers d’une haie. Le peintre procède par juxtaposition de détails bizarres, qui ne s’inscrivent  pas dans une intention d’ensemble [10].

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum detail
La pose controuvée du Bon larron est à mettre sur le même plan que d’autres gestes expressionnistes  :  Saint Jean qui retient sous  le voile la Vierge qui s’affale, ou la sainte Femme qui, pour la ranimer,  presse sa main inerte.

1495 ca Master Virgo inter virgines Mise au tombeau (detail) St Louis Art Museum
Mise au tombeau (détail)
Maître de la Virgo inter Virgines, St Louis Art Museum
Une autre invention curieuse du même maître est ce arrière-plan d’une Mise au Tombeau, où les deux larrons sont fichés comme au spectacle face au Christ, et où le masquage progressif des personnages sur le sentier fait voir l’ensevelissement.

1502 av Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach, avant 1502, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach pousse encore plus loin la provocation expressionniste, avec ce Bon Larron cassé en deux  et étranglé qui regarde encore le Christ, environné de traverses gauchies et de cadavres en raccourci que les chevaux piétinent. L’éponge de vinaigre qu’on lui  propose peut être vue n’est pas une singularité gratuite, mais plutôt une sorte d’hommage, par le partage des souffrances du Christ. Cette oeuvre de jeunesse n’aura aucun succès, et on n’en connaît qu’un seul exemplaire.

1502-Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion-MET
Cranach, 1502, MET
Dans cette variante un peu moins radicale, le Bon larron a repris une pose plus confortable, et l’éponge sert plus clairement de point commun avec le Christ.  Sans plus de succès néanmoins, puisque seulement deux exemplaires ont subsisté.

Les inventions bizarres de Jörg Breu

1501 Breu, Jörg d. Ä Aggsbacher Altar Germanisches nationalmuseum Nüremberg Gm1152Crucifixion (panneau extérieur de l’Aggsbacher Altar)
Jörg Breu l’Ancien, 1501, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm1152)
Contemporain de Cranach, ce peintre de l’école du Danube cherche lui-aussi à renouveler les compositions épuisées en introduisant des détails bizarres.
En 1501 en Autriche, la vue de dos du Bon larron peut être comptée parmi les bizarreries du panneau.
Autre bizarrerie : le mode de suspension des larrons. Nous sommes après la mort du Christ puisque la plaie du flanc est présente, mais ils n’ont pas de plaies aux jambes : il serait bien inutile de les briser puisqu’ils sont plaqués à la croix, au niveau du ventre, par une sorte de garrot, serré avec un bâton faisant tourniquet. Un second garrot lie les pieds du Mauvais larron. Par contraste, ceux du Bon larron ne sont pas attachés, symbolisant sa libération
Une autre détail incongru est le soldat en rouge qui pose le pied sur le socle de la croix : on l’a correctement interprété comme un railleur (Breu en place de similaires dans ses Couronnement d’épines). Dans un geste de dérision, il lève son bras gauche sorti de sa manche (une image probable du désordre ou de la folie). Sa main droite tient par le bride le cheval du Centurion. Il faut comprendre que soldat et centurion forment un couple : c’est le fou qui fait le geste conventionnel de reconnaissance, mais du bras gauche et par ironie ; tandis que le centurion garde sa main droite prudemment posé sur son bâton de commandement.

Jörg Breu l’Ancien, 1520, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm284)Jörg Breu l’Ancien, 1501
Vingt ans plus tard, ces larrons ne sont plus attachés par la taille : ce pourquoi un bourreau monte à l’échelle avec sa hache. On note des bizarreries similaires :
  • la raillerie – en plein centre un soudard, retenu par un autre, donne un coup de pied au derrière de Saint Jean ;
  • la violence enfantine – deux enfants se disputent, à coup de poings, un bâton tombé à terre : transposition des joueurs de dés qu’on voit souvent en venir aux mains.
L’idée, quelque peu pessimiste, semble être que l’événement extraordinaire que constitue la mort du Christ ne change rien aux maux du quotidien : les soudards sont grossiers et les enfants se battent pour un rien.

Jörg Breu l’Ancien, 1501 Crucifixion (détail)
Meister des Schinkel altars, 1501, église St Marien de Lübeck (détruit-en-1942)

Cette Crucifixion un peu moins énigmatique jette une lumière rétrospective sur un détail de la première : l’enfant à demi nu près de la source. Eric Ziolkowski [10a] le rattache au motif de « l’indifférence puérile » exprimé par les enfants qu’on rencontre quelquefois dans les scènes de la Passion, et reconnaît dans son bâton un jouet, tel que l’enfourchait l’enfant tenu par la main, dans la Crucifixion disparue de Lübeck. Mais ici le  bâton est brisé en deux (on voit bien une partie qui passe devant la patte du cheval, et une derrière), et l’enfant se frotte la cuisse d’un air douloureux : il jouait à monter à cheval et son jouet vient de casser.

Dans la source juste à côté, il faut remarquer qu’il manque la margelle de droite, écrasée par un gros caillou. Ainsi le tremblement de terre qui marque la mort du Christ se réduit à deux minuscules phénomènes : la brisure d’un jouet et d’une planche.
Un centurion qui n’ose pas lever le bras, un tremblement de terre qui n’effraye qu’un enfant et ne trouble même pas l’écoulement de la source : il semble que le jeune Breu, âgé d’une vingtaine d’année, faisait déjà preuve d’un grand scepticisme quant à la foi basée sur les miracles.

Elévation de la Croix
Jörg Breu l’Ancien, 1524, Musée des Beaux Arts, Budapest
Nous ne sommes plus ici dans un Calvaire en configuration plane, mais dans une de ces Crucifixions excentriques que nous détaillerons au chapitre suivant. Remarquons pour l’instant que le Bon larron ne porte qu’une corde en guise de ceinture, tandis que le Mauvais, ici vu de dos, est comprimé à la taille par le si caractéristique garrot à tourniquet. Comme Dali avec ses montres molles, Breu reste fidèle à ses marques de fabrique obsessionnelles.

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En synthèse sur la configuration plane

Larronsdedos_SchemaPlanSynthèse
Le Mauvais larron vu de dos s’explique par le caractère péjoratif de cette vue  :
  • la formule centrifuge ne se rencontre que dans les Pays Germaniques ;
  • la formule centripète apparaît en Italie, puis passe après 1450 dans les Pays Germaniques ; l’oeuvre phare de cette formule est la Crucifixion d’Antonello de Messine, qui est restée isolée.
Le Bon Larron vu de dos s’explique au départ par la notion d’Eucharistie par le sang, puis par le dialogue intime qu’elle suggère entre le Bon larron et le Christ.
On la rencontre au 14ème siècle en Bohème, puis au début du 15ème dans plusieurs ateliers parisiens, sans qu’on puisse  prouver une transmission. L’invention par Campin du Bon larron à la tête renversée en arrière aura une filiation durable dans les Flandres. La variante  du Bon larron suspendu en Y n’a laissé que des traces indirectes.  La formule tête baissée, moins frappante, sera employée çà et là à partir des frères Limbourg.
En définitive, la seule filiation qu’il soit possible de suivre est celle du Bon Larron à la Campin, du fait de ses caractéristiques marquées.



Article suivant : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

Références :
[1] Attribution et datation proposées par Stefano L’Occaso « Per la pittura del Trecento a Mantova e la « Crocifissione » di palazzo ducale » Arte Lombarda, Nuova serie, No. 140 (1) (2004), pp. 46-56 https://www.jstor.org/stable/43106564
[3] D’autres emprunts flamands ont été repérés. Voir « Van Eyck bis Dürer : altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa (Ausstellung, Groeningemuseum, Brügge) p 230
[5] Dirk De Vos, Hans Memling : L’œuvre complète, p 326
[5a] Joëlle Dalègre, La « Renaissance crétoise » dans « Venise en Crète » p 50
https://books.openedition.org/pressesinalco/19311
Sur la Crucifixion de Pavias :
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Crucifixion_%28Pavias%29
[5b] Ioannis Rigopoulos , “La Crucifixion du Christ et ses modèles flamands” https://www.academia.edu/22121045
[5c] Jacques Thirion, Notre Dame de Rosnay dans « Congrès archéologique de France », 1955, p 253 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099177/f255.item.r=rosnay
[6] Catherine Reynolds, « The ‘Très Riches Heures’, the Bedford Workshop and Barthélemy d’Eyck », The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), p 529 https://www.jstor.org/stable/20074073
Patricia Stirnemann and Claudia Rabel, « The ‘Très Riches Heures’ and Two Artists Associated with the Bedford Workshop » The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), pp. 536 https://www.jstor.org/stable/20074074
[8] Burton B. Fredricksen « A Flemish Deposition of ca. 1500 and Its Relation to Rogier’s Lost Composition », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 9 (1981), pp. 133-156 (24 pages) https://www.jstor.org/stable/4166452
[8b] Elena Escuredo Barrado, « APORTACIÓN DOCUMENTAL AL CATÁLOGO DE PEDRO DE CAMPAÑA: UN RETABLO PARA LA DEVOCIÓN PRIVADA » ARCHIVO ESPAÑOL DE ARTE, XCII , 366 ABRIL-JUNIO 2019, pp. 161-174 https://www.semanticscholar.org/reader/9aa1db2d4ae5f786e2cdf09626c03d6d2ab6f9b1
[8c] Une version quasiment identique a été achetée par le Meadows Museum de Dallas : https://arsmagazine.com/el-meadows-adquiere-su-primer-pedro-de-campana/
[9] Gregory T. CLARK,  » The chronology of the Louthe Master and his identification with Simon Marmion », dans Thomas KREN (éd.), Margaret of York, Simon Marmion, and the ‘Visions of Tondal’, Papers delivered at a Symposium organized by the department of manuscripts of the J. Paul Getty Museum… June 21-24, 1990, p 205
https://books.google.fr/books?id=sbRDAgAAQBAJ&printsec=frontcover&redir_esc=y#v=onepage&q=calvary&f=false
[10] Sur ces détails inexpliqués, voir Albert Châtelet, « Early Dutch paintings: painting in the northern Netherlands in the fifteenth century » p 152 https://archive.org/details/earlydutchpainti0000albe/page/152/mode/1up
[10a] Eric Ziolkowski, « Evil Children in Religion, Literature, and Art » p 74

2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

15 avril 2024

Après les larrons vus de dos dans les  calvaires plans, passons maintenant au cas très différent des calvaires vus de biais, en commençant par les tout premiers : dans les pays germaniques.

Article précédent : 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

Larronsdedos_SchemaBiais

Lorsque le Calvaire est vu de biais, c’est le choix de la disposition générale (diagonale montante ou diagonale descendante ) qui prime : le fait que le Mauvais ou le Bon larron soit vu de dos n’en est qu’une conséquence.

En aparté : les précurseurs du Calvaire vu de biais

1440-70 Bellini sketchbook British Museum 1855,0811.76Carnet de dessins
Bellini, 1440-70, British Museum (1855,0811.76)

Ce croquis montre que l’absence totale de Calvaires vus de biais en Italie n’est pas due à une difficulté technique ou à un manque d’imagination : le choix de la vue de face est un choix idéologique qui met en scène un monde polarisé, dont la croix du Christ, par son horizontalité, balance la moitié positive et la moitié négative. L’évolution vers des représentations en déséquilibre obligera à renoncer à cette symbolique multi-centenaire : car les représentations polarisées de la Crucifixion se sont mises en place très progressivement, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction.


Maitre viennois de Marie de Bourgogne 1470 ca Trivulzio_book_of_hours_-_KW_SMC_1_-_folio_094vHeures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v

Dans cette miniature qui lui a récemment été attribuée, le maitre viennois de Marie de Bourgogne a conçu un effet de profondeur tout à fait innovant pour l’époque, quasiment expérimental :

  • à gauche par la file de spectateurs dont la taille diminue à l’infini ;
  • à droite par les trois croix implantées en diagonale, celle du Christ étant vue de biais.

Toutes les images pleine page du manuscrit se présentent sur un verso. C’est la dynamique de la lecture qui explique les inversions tout à fait extraordinaires de cette Crucifixion :

  • pour amorcer d’emblée l’effet de profondeur que créent les deux personnages barbus du premier plan et l’enfilade des soldats, il les a placé du côté du Bon Larron, quitte à rendre positifs, sous forme de Joseph d’Arimathie et Nicodème, les Juifs qui se trouvent habituellement du côté du Mauvais ;
  • pour donner la position centrale à Marie Madeleine, relais du lecteur dans l’image (et probable portrait de la commanditaire du manuscrit), il n’a pas hésité à décaler la Vierge et Saint Jean sous le Mauvais Larron ;
  • s’apercevant de l’importance que prenait ce dernier (croix la plus haute, position conclusive), il l’a minoré en le représentant de dos, les yeux bandés, coupé par le cadre et escamoté par la pliure ;
  • pour le minorer encore, il a eu l’idée de l’inversion atypique de la Lune et du Soleil (voir Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident), de manière à ce que le luminaire mineur intronise le Bon Larron, le luminaire majeur le Christ, tandis qu’un plafond bas écrase le Mauvais Larron.

Ainsi un crescendo graphique très élaboré accompagne le lecteur, de la marge gauche au centre du livre.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99VHeures de Marie de Bourgogne, Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99V

Quelques années plus tard, avec la liberté que permet le luxe d’une commande princière, dans cette Crucifixion elle-aussi située au verso, le Maitre viennois de Marie de Bourgogne a repris les mêmes principes, en multipliant les personnages et en reculant d’un niveau l’image à l’intérieur de l’image.

Sur ce procédé exceptionnel, voir 5.3 Bordures à proscenium.


1522-1523-Simon-Beining-Crucifixion-Hours-of-Albrecht-of-Brandenburg-MS-294a-Fizwilliam-MuseumSimon Beining, 1522-1523, Heures d’Albrecht de Brandebourg, MS 294a, Fizwilliam Museum

A noter que le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise recopiera encore servilement, cinquante ans plus tard, cette composition marquante.


1465-90, Mantegna Mise au tombeau aux trois oiseauxMise au tombeau aux trois oiseaux, Mantegna, 1465-90

1502 Signorelli La lamentation sur le corps du Christ mort Musee diocesain Cortone detail1502, Musée diocésain, Cortone 1504-05 Luca_Signorelli_-_la_Crocifissione_(National_Gallery_of_Art)1504, NGA Washingon

Signorelli, La lamentation sur le corps du Christ (détail)

Au début du XVIème siècle, représenter le Calvaire vu de biais ne présente aucune difficulté théologique ou technique, pourvu qu’il reste en arrière-plan. Mais personne, surtout en Italie où règne sans partage la Crucifixion symétrique, n’aurait l’idée d’en faire le sujet principal d’un tableau [10b].


1507 Luca_Signorelli Lindenau-MuseumCrucifixion
Luca Signorelli, 1507, Lindenau Museum

Signorelli lui-même, l’artiste italien le plus avancé sur la question au début du 16ème siècle, va jusqu’à montrer l’arrière de la croix du Bon larron, mais profite de la rotondité du tronc pour éviter de propager la vue de dos à celui-ci.



La croix en biais : préliminaires

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde
Crucifixion (Polyptyque des Sept Douleurs)
Dürer, 1500 , Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Ce panneau de Dürer serait proprement révolutionnaire s’il s’agissait d’une Crucifixion : mais le sujet est en fait une des Sept douleurs de Marie, celle qu’elle éprouve devant son fils crucifié. Comme l’a développé Heike Schlie ( [11], p 83) la vue latérale place au centre de l’image cette compassion de la mère envers son fils, et la renvoie vers le spectateur, afin qu’il l’éprouve lui-même : « la vision du crucifié par le spectateur est une vision médiatisée par Marie. »

En ce sens, la composition s’inscrit dans la continuité des innombrables images des missels, qui montrent le donateur de profil, à gauche, contemplant l’objet de ses prières, à droite – de manière à ce que le sens de la lecture épouse celui de la vision (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).



1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde schema

La composition présente d’heureuses trouvailles graphiques :

  • la diagonale d’auréoles qui conduit le regard jusqu’au crâne d’Adam, tout en bas (en jaune) ;
  • le pagne emporté par le vent, qui conduit l’oeil vers le large tout en créant une affinité entre le Christ et Marie-Madeleine (en bleu).

Mais aussi une difficulté : le Christ est plus petit que sa mère (ligne rouge).

Comme le souligne Daniela Bohde ( [12], p 202), cette composition innovante résulte de considérations purement graphiques, et il serait vain de l’expliquer par une source textuelle, ou par l’évolution des mentalités.


1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schemaLa pénitence de Saint Jérôme
Cranach, 1502, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Deux ans plus tard, Cranach représente Saint Jérôme en pénitence devant une croix en biais, dans une composition qui serait très classique sans le pagne démesuré, qui flotte cette fois vers la gauche. Il implique que la vénération de Saint Jérôme ne va pas à un simple objet, mais plutôt à une apparition divine, un Crucifix qui s’anime [13]. Apparition déclenchée par la piété excessive du saint, qui relève sa barbe pour bien montrer la plaie saignante qu’il vient de se faire d’un coup de pierre. Le biais de la croix est d’ailleurs calculé pour qu’on puisse voir, sur le flanc du Christ, la plaie dont elle est l’Imitation.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schema
La diagonale de la Croix (en jaune) ainsi que le pagne (en bleu) soulignent l’identification du Saint au Christ, par la souffrance.

Le fait que Cranach utilise des procédés similaires à ceux de Dürer ne signifie pas nécessairement qu’il s’en inspire. Il a pu simplement emprunter la même logique, induite par la même situation : la représentation latérale d’une douleur et de sa cause.


Les Crucifixions « excentriques » :

le Mauvais Larron vu de dos (1503-15)

Je résume ici les conclusions de Daniela Bohde, dans son article de référence de 2012 [12].

La floraison de ces compositions expérimentales s’explique pour partie par le développement d’un nouveau marché, celui des gravures pour collectionneurs. Ceux-ci les classaient en général par ordre thématique, facilitant la comparaison : ainsi les artistes devaient rivaliser d’originalité pour attirer l’attention. La production de séries gravées de la Passion, massive juste après 1500, trouve son terme avec les deux Passions de Dürer, en 1510-11 ([12], p 209). Après l’enrichissement narratif, les artistes doivent maintenant se tourner vers l’enrichissement formel.


Le point de départ : la Crucifixion de Schleissheim en 1503

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Cranach 1503 Schleissheimer KreuzigCrucifixion de Schleissheim
Cranach, 1503, Alte Pinakothek, Munich

Le Saint-Jérôme de l’année précédente rend moins surprenante cette composition spectaculaire, un Calvaire vu de côté mais qui est en fait une Lamentation de Marie, élargie aux larrons.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna crucifixLa pénitence de Saint Jérôme, Cranach, 1502 (détail)

Le Christ vu en contreplongée, avec son pagne flottant, pourrait être considéré comme une simple autocitation du Saint Jérôme de l’année précédente. Mais prise dans son ensemble, la composition semble bien s’inscrire dans un rapport d’émulation et de surenchère, par rapport à la Lamentation de Dürer :

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde Cranach 1503 Schleissheimer Kreuzig
  • la mer en contrebas est remplacée par une inondation ;
  • le vent souffle maintenant en direction de Marie, ajoutant à sa douleur celles de la terre ;
  • l’hypertrophie du pagne est augmentée par les nuages noirs qui enveloppent le Christ ;
  • entre mère et fils, le problème de la taille est corrigé.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Comme dans la Crucifixion d’Antonello (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), la bande inférieure est un véritable morceau de bravoure symbolique, avec :

  • le tronc scié à ras, qui fait pendant à la croix, et l’inscription 1503 à l’inscription INRI ;
  • les côtes saillantes, comparées à du bois mort ;
  • l’arbre en contrebas, arraché par l’inondation ;
  • le crâne d’Adam remplacé par un transi à la bouche béante

1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich sang

  • …pour s’abreuver du  sang qui goutte.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich larrons
En regard de toutes ces trouvailles, l’ajout des deux larrons, sur le bord gauche, n’apparaît pas comme l’élément-clé de cette recomposition. La croix du Mauvais larron ne fait pas face à celle de son collègue, mais à celle du Christ : ce qui pourrait créer une proximité gênante entre les deux, heureusement atténuée par le profil perdu du malfaiteur. Le Bon larron, vu de face, est singulièrement antipathique : roux, bouffi, sanguinolent, et fortement sexué, il pourrait facilement passer pour le Mauvais.


Lucas_Cranach_._-_Kreuzigung_Christi_1500-1501(Kunsthistorisches_Museum_Wien)Crucifixion (Schottenkreuzigung), Cranach, 1500-01, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce choix discutable est la simple reprise de la toute première Crucifixion de Cranach : cheveux roux et culotte blanche pour le Bon, cache sexe noir pour le Mauvais. La différence essentielle est que les pieds ne sont plus cloués.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Ainsi les jambes contusionnées, mais pas saignantes, laissent toute leur importance aux pieds torturés de Jésus. Entre les deux, l’oeil rencontre les mains de la Vierge, tordues par la douleur, et celles de Saint Jean, nouées par la compassion.

Cette Lamentation extraordinaire, devenue sans l’avoir cherché un Calvaires vus de biais, ouvre la voie à la vogue des « Crucifixions excentriques » qui vont fleurir, en Allemagne, pendant une trentaine d’années.


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Altdorfer et Huber

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1509 altdorfer_workshop_lamentation_under_cross-staedel museum francfortLamentation sous la Croix
Altdorfer (atelier), 1509, Staedel Museum, Francfort

Ce dessin est une sorte de comble de ces recherches formelles : la croix du Christ est vue de dos et son corps est invisible. Cet art de l’ellipse exige du spectateur un regard de connaisseur plutôt qu’un regard pieux. Non seulement la perspective l’expulse en hors champ, sur la droite, mais la hauteur démesurée des croix exclut toute identification avec le larron vu de dos : il est donc vain de spéculer sur une supposée valeur moralisante, pénitentielle ou subjective de cette vue latérale , et de chercher dans ce changement de point de vue l’influence de la Réforme ([12], p 216 et 219) :

les Crucifixions excentriques sont, avant tout, un exercice de style.

Elles sont d’ailleurs le plus souvent réversibles. Ainsi, ce dessin peut tout aussi bien être une oeuvre achevée (Mauvais larron vu de dos) qu’une étude pour une gravure (Bon larron vu de dos).


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schemaMaître JS , 1511, copie d’un dessin de Wolf Huber, Kupferstichkabinett, Berlin

L’épée des deux soldats, portée du côté gauche, permet ici de démontrer qu’il s’agit d’une oeuvre achevée : c’est bien le Mauvais larron qui est vu de dos. Le pagne du Christ, encore plus hypertrophié, rend hommage à celui de Cranach. L’idée remarquable est l’enfilade des trois croix, d’un gibet, et d’une roue, qui conduit l’oeil jusqu’à la résolution consolante : le clocher de l’église.



1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema
Le point de fuite est calculé pour que le spectateur s’identifie à Marie, couchée par terre, la tête sur les genoux d’une sainte femme. A noter que la perspective est faussée : si les croix des deux larrons étaient de même hauteur, celle du Mauvais serait largement en hors champ (ligne orange).

Ce dessin remarquable, perdu mais maintes fois copié, a servi de déclencheur à une oeuvre très célèbre d’Altdorfer [14] .


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaRetable de Saint Sébastien,
Altdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Altdorfer reprend la même disposition d’ensemble, et transpose certains personnages : le soldat à la pique devient le bucheron à la hache, l’homme au turban appuyé sur la croix du premier plan devient l’homme au chapeau ( [12], p 213) .



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schema
La perspective, très excentrée, place cette fois le spectateur en hors champ. Ellle n’est que légèrement faussée : la croix du Mauvais Larron a été rehaussée (ligne orange), pour éviter qu’elle ne masque la main gauche du Christ.



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift detail
L’idée de l’enfilade macabre est reprise, mais dans l’autre sens : la croix surnuméraire et la roue, sur la gauche, ouvrent une frise où alternent, du plus dur au plus fragile, le bois, la chair et le linge.


Une oeuvre perdue de Grünewald

Lamentation de Marie-Madeleine, Grünewald
Copie par Christoph Krafft, 1648, Fürstliche Sammlungen, Donaueschingen, Baden-Württemberg

On ne connaît avec certitude ni la date, ni l’origine de cette composition radicale [15] , la seule qui ose appliquer la vue de dos au Christ lui-même. La composition choisie correspond à la convention du visionnaire  : notre regard accompagne celui de Marie-Madeleine pour monter jusqu’au Christ, puis poursuit au delà et redescend par l’échelle jusqu’au hors champ : trouvaille graphique extraordinairement déceptive, d’autant plus que le visage et la plaie du flanc, invisibles, ne nous sont perceptibles que par l’expression terrifiée de la sainte. Les orteils suspendus à quelque centimètres du sol rendent d’autant plus cruelle cette Crucifixion à hauteur d’homme.


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Des compositions assagies

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1515 cranach l.ancien. Musee des BA de Stratsbourg detruit WW2 photo lucascranach.org

Calvaire
Cranach, 1515, Musée des Beaux Arts de Strasbourg (détruit WW2), photographie lucascranach.org

La perspective est ici très rigoureuse : depuis qu’il s’est établi à Wittenberg en 1505, Cranach a abandonné les excentricités de sa période danubienne. Il produit ici une sorte de Crucifixion excentrique normalisée.


1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, MunichRetable de la Crucifixion,
Hans Burgkmair l’ancien, 1519, Alte Pinakothek, Münich

Burgkmair a repoussé les deux larrons dans les volets latéraux, en compagnie de Saint Lazare et de sa soeur sainte Marthe.



1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, Munich schema
L’effet de ping-pong entre les deux croix permet à l’oeil de découvrir, entre l’ange lumineux et le démon crachant le feu qui emportent par derrière les âmes des deux larrons, une troisième créature surnaturelle : une sorte de diable réduit à la taille d’une luciole qui, selon une croyance de la fin du Moyen-Age, est déçu de ne trouver aucun défaut dans l’âme du Christ.


Wolfgang Huber (attr) coll partCrucifixion avec donateurs
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Il ne s’agit pas d’une institution, mais bien d’une famille nombreuse, comme le montrent les petites croix au dessus des membres décédés. Les deux files de donateurs repoussent les croix des larrons en arrière de celle du Christ, dans une implantation triangulaire qui ne permet aucun dialogue. Ce n’est donc pas l’exactitude narrative qui est ici recherchée, mais la construction allégorique : les deux rangées forment un couloir humain qui conduit à un carrefour de trois chemins pierreux : la voie des hommes et celle des femmes, de part et d’autre de celle du Christ. La ville irréelle du fond n’est pas la Jérusalem historique, mais la Jérusalem céleste promise aux croyants. Le panonceau INRI flottant au dessus de la croix participe à ce parti-pris non réaliste, et la vue de dos du Mauvais Larron le signale comme l‘exemple à ne pas suivre.


Les Crucifixions excentriques :

le Bon Larron vu de dos (1515-50)

1513 Baldung_-_Beweinung_Christi,_Innsbruck,_Tiroler_Landesmuseum,_Ferdinandeum,Gem_899 jpg

Lamentation, Hans Baldung Grien, 1513, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck (Gem_899)

Dans cette première Lamentation, le Bon Larron est crucifié des deux pieds et le Mauvais larron est vu de dos, ne montrant que le pied gauche.


1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin Gemäldegalerie Berlin

Hans Baldung Grien, 1515-17

Le Bon larron vu de dos fait son entrée tardive, et discrète, sous la forme d’un unique pied qui conclut, en haut de la gravure, un raccourci spectaculaire. S’agissant curieusement d’un pied droit, on en déduit que le pied gauche est attaché encore plus haut, en hors-champ : manière astucieuse de prolonger le regard du spectateur vers le ciel, au delà du Bon larron. Le Mauvais larron en revanche continue à montrer son pied gauche, ce qui stoppe l’ascension.

Le tableau de Berlin, pousse plus loin la même idée : c’est maintenant par son absence que le Bon larron signifie sa montée au ciel.


Dans le cercle de Huber

1521 Master IP ErmitageLamentation, Maître IP, vers 1521, Ermitage

Ce sculpteur de Passau, ville dont Huber était le peintre de la cour, a réalisé plusieurs petits panneaux qui présentent des calvaires vus en biais. Celui-ci, dont la destination n’est pas connue, est le seul présentant un larron vu de dos, en l’occurrence le Bon. Le fait qu’il soit mis à égalité avec le soldat debout à droite conduit à mettre en doute le caractère subjectif des représentations « à la Huber », puisqu’ici le spectateur peut s’identifier, au choix , au héros positif ou au héros négatif (s’agissant d’une Lamentation, le soldat romain ne peut pas être compris comme étant le Bon Centurion).

D’un point de vue symbolique, le choix d’inverser la composition de Huber pour une Lamentation avantage le Bon larron de deux manières :

  • il continue à contempler le Christ étendu à ses pieds ;
  • l’échelle (qui monte, dans le sens de la lecture) peut être comprise comme une métaphore de son accession au Paradis.

Chez Holbein

Affichage de 43 médias sur 43 TÉLÉVERSEMENT 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum Basel.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish Museum.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Ignorer les erreurs DÉTAILS DU FICHIER JOINT 1524-26-Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi-Musee-des-Beaux-Arts-Bale-detail

Crucifixion (détail du Retable de la Passion), provenant de la Cathédrale de Bâle, Holbein, 1524-26, Kunstmuseum, Bâle

Le format oblong du panneau invitait à une composition excentrique, avec un fort biais. Holbein a préféré conserver la Croix du Christ presque dans le plan du tableau, quitte à montrer les deux larrons presque de profil. Sur la rare configuration tronc-poutre-poutre, voir 4 De Nuremberg à Venise.



1524-26 Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi Musée des Beaux Arts, Bâle schema
La légère vue de dos du bon Larron s’inscrit dans une stratégie d’ensemble : entre les scènes en mouvement (flèches pleines), accompagner le regard du spectateur au travers des deux scènes statiques, par des astuces perspectives (flèches en pointillé) : les fuyantes pour la Flagellation, le regard du Bon Larron pour la Crucifixion.


1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum BaselEtude pour un vitrail
Holbein, vers 1525-28, Kunstmuseum, Bâle

Dans les mêmes années, le contexte décoratif donnait à Holbein la liberté de s’essayer à une vraie Crucifixion excentrique, qui escamote la croix du Bon larron derrière un pilastre ornemental. Le collier de perles qui en orne la base s’oppose au collier vide décerné au Mauvais larron.


Chez Altdorfer

altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCalvaire, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

C’est tout aussi tardivement qu’Altdorfer passe lui-aussi au Bon larron vu de dos, pour la même raison compositionnelle : propulser le regard vers le groupe des saints personnages, en bas à droite. L’instant représenté est très particulier : après avoir brisé les jambes du Bon Larron, le bourreau s’apprête à faire de même pour le Christ, mais constate qu’il est déjà mort : l’officier en contrebas lui donner l’ordre d’arrêter.

En rapprochant les deux croix autour du bourreau et en les enveloppant dans la même aurore boréale, Altdorfer restaure l’affinité entre le Bon Larron et le Christ, que la vue de dos aurait pu contrecarrer.


Les Livres d’Heures du Cardinal Albrecht de Brandebourg

1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242vDernières paroles du Christ, fol. 242v 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302vCalvaire, fol. 302v

Simon Beining, 1525-30 Livre de Prières du Cardinal Albrecht de Brandebourg ,Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115)

Ordinairement passéiste, le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise utile une croix en biais pour mettre en scène les dernières paroles du Christ à la Vierge et à Saint Jean. Sa position à gauche l’identifie comme émetteur, avec l’avantage collatéral de monter son flanc droit encore intact.

Dans le Calvaire, Beining recycle le modèle du larron en Y, pendu par les mains (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)). Toutes les grandes miniatures du livre sont au verso : la vue de dos du Bon larron sert ici à accompagner le lecteur dans son balayage de gauche à droite.


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, Bristish Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 90vNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v [16]

Mort du Christ

On sait que Hirschvogel, à Nüremberg, a collaboré avec l’enlumineur Nikolaus Glockendon pour réaliser une copie augmentée,  toujours pour Albrecht de Brandebourg, du Livre de Prières illustré par Beining [17].

L’ajout dans la marge d’un parallèle typologique, en l’occurrence avec la scène du Serpent d’airain, dans la marge, imposait d’étoffer la composition :

  • les joueurs de dés allongés par terre à côté du crâne font écho aux Hébreux mordus par les serpents ;
  • Saint Jean et Marie en tête d’une foule font écho à la foule qui se dirige vers le serpent d’airain.

Le dessin copie très rapidement les anges dans le ciel, esquissés au lavis bleu par Beining. Il comporte plus de détails que l’enluminure de  Glockendon (comparer notamment les tentes de la marge droite), et les personnages sont plus petits, juste esquissés.


Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, British Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 72rNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v

Crucifixion

On remarque la même évolution pour la Crucifixion :

  • Hirschvogel a conservé les deux larrons de Beining, en les symétrisant, et a ajouté la scène du sacrifice d’Isaac, avec une action orientée de gauche à droite ;
  • Glockendon a représenté le Christ seul, ce qui lui permis de dégager le pagne qui s’envole (il l’a d’ailleurs rajouté dans la Mort du Christ par raison de cohérence), et récupéré la composition avec les larrons pour le folio 112, avec pour parallèle typologique la Création d’Eve ; il a inversé le sens de lecture du Sacrifice d’Isaac (ce qui l’a obligé à montre Abraham de dos), sans doute pour tenir compte du fait que l’image se trouve sur un recto : le lecture se termine ainsi sur la figure de l’ange.

Toutes ces modifications poussent à la même conclusion : à partir du manuscrit de Beining, Hirschvogel a réalisé le premier jet (sans doute pour approbation par le Cardinal), et Glockendon (mort juste après, en avril 1534) l’a mis en page, en respectant les contraintes spécifiques à l’enlumineur [18].


Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection TrustCalvaire de Windsor
Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust

Ce dessin très singulier et très abouti, réalisé la même année, a probablement été conçu tel quel, et non comme étude pour un tableau. Il ne s’agit pas non plus d’un dessin préparatoire à une gravure, puisque le porteur de lance, quoique placé du mauvais côté, perce bien le flanc droit du Christ.



1533 Augustin-Hirschvogel--Royal-Collection-Trust schema
Le thème, très original, est celui de la foule encerclant le Calvaire (en violet). Si Hirschvogel avait choisi la configuration inverse (à gauche), l’effet aurait été de montrer les regards de la foule (en bleu) convergeant vers le Christ. Or le point de fuite est situé au niveau des suppliciés (en jaune).

Le sujet du dessin (à droite) est donc bien le dernier regard du Christ sur les siens, isolés dans la foule hostile et défendus seulement par un chien (en vert).

La genèse de ce dessin très original reste complexe : l’idée de ces dernières paroles en format panoramique prend sa source dans l’enluminure de Beining. La configuration tronc-poutre-poutre peut être attribuée à un particularisme nürembergeois, qu’on retrouve chez Wolgemut et Dürer (voir 4 De Nuremberg à Venise). Reste le détail très rare de la ligature superflue au niveau du ventre, que Hirschvogel a peut être emprunté à Holbein, dans le retable de la cathédrale de Bâle.


Les Calvaires de Mielich

1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGACrucifixion 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_christ_in_limbo NGADescente aux Limbes

Atelier de Hans Mielich, vers 1560, NGA

Ce pendant très particulier, dont on ne connaît pas la disposition d’origine, constitue une sorte de terminus et d’aporie des Crucifixions excentriques, en faisant coïncider le Bon et le Mauvais larron. Les deux panneaux opposent :

  • les Ténèbres et la Lumière,
  • Jérusalem sous l’éclipse et des ruines classiques en feu – il s’agit du Septizonium et du Colisée, repris d’une gravure de Hieronymus Cock en 1551 ( [19], fig 23 ),
  • la lance de la Mort et l’étendard de la Résurrection,
  • le couple Jean/Marie et le couple Adam/Eve.

1550 Hans Mielich Epitaph fur Wolfgang Ligsalz Frauenkirche Munich Diôzesanmuseum, FreisingEpitaphe de Wolfgang Ligsalz pour la Frauenkirche de Münich
Hans Mielich, vers 1550, Diôzesanmuseum, Freising

La radiographie a montré que, sous les repeints, des têtes étaient représentées en bas des panneaux, masculines à gauche et féminines à droite (la croix rouge indiquant le décès d’un des membres de la famille transparaît sous la robe de Marie-Madeleine) [20] . Selon Jürgen Rapp [19], il s’agissait donc probablement d’une épitaphe réalisée pour la Frauenkirche de Münich. Dans celle de Wolfgang Ligsalz, l’idée est de mettre en parallèle deux scènes équestres, l’une nocturne et miraculeuse (la Conversion de Saül, avec un cheval vu de dos), l’autre diurne et humaine (la Charité de Saint Martin, avec un cheval vu de face).

Faute de connaître le donateur et l’emplacement d’origine, il est impossible de reconstituer le panneau central : une simple inscription, ou bien une scène chronologiquement intermédiaire :

  • une Résurrection est peu probable, car trop similaire au volet droit ;
  • une Lamentation serait un candidat sérieux, avec en haut la croix vide et en bas le trio Saint Jean / Christ / Marie , continuant la composition en deux registres et la dialectique masculin/féminin des panneaux latéraux.

Quoiqu’il en soit, la superposition des deux larrons ne résulte pas d’un désir gratuit d’excentricité, mais des contraintes du format. Le fait que le Bon larron masque presque complètement le Mauvais ajoute au message d’espoir de l’ensemble.



1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA detail
A noter dans le coin en haut à gauche une autre conjonction remarquable : celle du soleil et de la lune.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 24

Cette extraordinaire Crucifixion en raccourci, où le croissant de lune vient là aussi tangenter le soleil ([19], p 76), est un autre exemple des capacités de Mielich pour s’adapter à des formats difficiles.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 91

On notera également cet autre Calvaire vu de biais, mis en balance avec la scène du Christ au Jardin des Oliviers pour illustrer la Vertu centrale, la Patience (capacité à souffrir). Les nécessités de la mise en page imposaient d’inverser la composition, pout pouvoir déployer en hauteur la croix du Christ.


La banalisation terminale

1608 Christoph Murer Projet de vitrail kunsthalle-karlsruheProjet de vitrail, Christoph Murer, 1608, Kunsthalle, Karlsruhe

Un siècle après son invention, la Crucifixion excentrique ne survit en Allemagne que dans les arts décoratifs : la configuration recto-verso des larrons est seulement un procédé graphique, que répètent les deux couples d’anges de la bordure.


En synthèse

 

Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse
Dans les Pays germaniques, le larron vu de dos apparaît comme un sous-produit de la mode des Crucifixions excentriques, dont le développement peut être suivi assez précisément.

Après la vue de biais de la Croix seule (Dürer, 1500), Cranach introduit un premier Calvaire vu de biais, avec le Mauvais larron vu de dos.

La formule reste en latence jusqu’au dessin de Huber vers 1511, qui déclenche véritablement les Crucifixions excentriques, en commençant par Altdorfer.

Après 1520, on ne trouvera plus que des Bons larrons vus de dos, qui apparaissent pour des raisons différentes :

  • chez le monogrammiste IP en 1521, suite à un besoin de variété par rapport à la formule Huber ;
  • chez Holbein, et Mielich bien plus tard, pour des raisons contextuelles (polyptique) ;
  • chez Hirschvogel, par élaboration à partir d’une illustration flamande de Beining.

La valeur symbolique du larron vu de dos n’entre pas en ligne de compte : seul importe le choix de la vue de biais, avec les Croix à droite ou à gauche de l’image :

  • dans le premier cas, l’image accompagne le regard des spectateurs vers le crucifié ;
  • dans le second, celui du Christ vers les siens, ou vers l’avenir (Résurrection).



Article suivant : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Références :
[10b] Le panneau de Washington a été découpé dans une Lamentation de taille et de sujet analogue à celui de la Lamentation de Cortone. Voir Laurence Kanter, David Franklin « Some Passion Scenes by Luca Signorelli after 1500 » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 35. Bd., H. 2/3 (1991), pp. 171-192 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/27653307
[11] Heike Schlie Exzentrische Kreuzigungen um 1500: Zur Erfindung eines bildlichen Affektraums. dans : Golgatha in den Konfessionen und Medien der Frühen Neuzeit, hg. von Johann A. Steiger und Ulrich Heinen, Berlin/New York 2010, 63–92 https://www.academia.edu/10196635/Exzentrische_Kreuzigungen_um_1500_Zur_Erfindung_eines_bildlichen_Affektraums_In_Golgatha_in_den_Konfessionen_und_Medien_der_Fr%C3%BChen_Neuzeit_hg_von_Johann_A_Steiger_und_Ulrich_Heinen_Berlin_New_York_2010_63_92
[12] Daniela Bohde « Schräge Blicke – exzentrische Kompositionen: « Kreuzigungen » und « Beweinungen » in der altdeutschen Malerei und Graphik » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 75. Bd., H. 2 (2012), pp. 193-222 https://www.jstor.org/stable/41642655
[13] Sur le thème médiéval de la statue qui s’anime, voir 2-5 La statue qui s’anime
Sur l’ambiguïté voulue, à la Renaissance entre Christ vivant et statufié, voir l’article pionnier de Pierre Vaisse « La Crucifixion vue de biais » dans « La gloire de Dürer, Colloque de Nice », 1974, p 121
[14] Sur l’attribution du dessin à Huber plutôt qu’Altdorfer, voir https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020108934
[15] Heinrich Feurstein, « Der Donaueschinger Altarflügel Grünewalds », Der Cicerone: Halbmonatsschrift für die Interessen des Kunstforschers & Sammlers, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cicerone1924/0349/image,info
[17] Jane S. Peters « Early Drawings by Augustin Hirschvogel » Master Drawings, Vol. 17, No. 4 (Winter, 1979) p 364 https://www.jstor.org/stable/1553488
J.Rowlands ‘Drawings by German Artists and Artists from German-speaking regions of Europe in the Department of Prints and Drawings at the British Museum: the Fifteenth Century, and the Sixteenth Century by Artists born before 1530′, London, BM Press, 1993, no. 292 https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1949-0411-113
[18] Cette hypothèse est celle de J.S.Peters [17]
[19] Jürgen Rapp, « Kreuzigung und Höllenfahrt Christi, zwei Gemälde von Hans Mielich in der National Gallery of Art, Washington. » Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums (1990): 65-96;
[20] National Gallery of Art, « German Paintings of the Fifteenth and Seventeenth Centuries », p 154 https://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/research/publications/pdfs/german-painting-fifteenth-through-seventeenth-centuries.pdf

2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

15 avril 2024

Après les calvaires vus de biais germaniques, passons un peu plus au Nord, où une formule moins excentrique va permettre de concilier la modernité de la perspective avec la centralité de la Croix.

Article précédent : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

De premiers essais de spatialisation (1500-1530)

1475-1500 Maitre de la Legende de Saint Catherine (attr) Akademie der bildenden Künste Vienne schemaMaître de la Légende de Saint Catherine (attr), 1475-1500, Akademie der bildenden Künste, Vienne

La vue de biais s’introduit ici à dose homéopathique, pour les deux larrons seulement. L’artiste a tenté une originale composition, que l’on pourrait baptiser « en livre ouvert » (lignes jaunes). Les traits verts et rouge représentent la taille estimée des deux larrons, s’ils avaient les jambes tendues : ces tailles correspondent à peu près à celle des personnages au pied de leur croix. Compte tenu qu’il est accroché à la même auteur que le Bon Larron, le Christ est en revanche beaucoup trop grand.

Le choix de la vue de dos pour le Mauvais Larron est une différenciation négative, comme la barbe et le relâchement des bras.


1510 ca Meister von Delft Nord des Pays-Bas National Gallery schemaTriptyque de la Crucifixion
Maître de Delft (Nord des Pays-Bas), vers 1510, National Gallery

L’artiste ici reste très proche du modèle plan : Il n’y a pas de diminution perspective, et les groupes de personnages masquent opportunément le bas des Croix : on verrait sinon que celle du Bon Larron tombe en dehors de la colline.

Dans cette composition didactique réalisée pour un monastère, le Mauvais larron a peut être été placé de dos afin qu’il puisse méditer sur les deux scènes de l’arrière-plan où figure son homologue dans le Mal : la Trahison et le Suicide de Judas.

A remarquer les deux enfants qui conversent au premier plan, l’un traînant un arc : ils représentent l’imbécillité enfantine et l’indifférence aux souffrances du Christ, comme le garçon au bâton dans la Crucifixion de Jörg Breu (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1510 ca Adriaen_van_Overbeke_-crucifixion_with_scenes_of_the_carrying_of_the_cross_and_the_resurrection Maagdenhuismuseum AnversTriptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection,
Adriaen van Overbeke, vers 1510, Maagdenhuismuseum, Anvers

L’artiste a tenté une timide diminution perspective, mais a eu du mal à caser le mauvais Larron au premier plan (son bras gauche passe à peine devant la croix de Jésus). La vue recto verso des larrons fait écho à la vue recto verso des chevaux noir et blanc (les chevaux gris et brun restant dans le plan du tableau). Ce procédé crée un effet de spatialité tout en évitant la complexité d’une construction perspective rigoureuse. L’anecdote de la cécité de Longin et du cavalier qui lui vient en aide par derrière est ici bien mise en valeur. A noter l’opposition des vêtements : le Bon Larron en habit de ville et la Mauvais dans une chemise trouée.


1520 ca Ecole flamande Musee Paul Eluard St DenisEcole flamande, vers 1520, Musée Paul Eluard, Saint Denis

Cet anonyme reprend la même opposition et l’aggrave, par la vue infamante des fesses. Il masque la base des croix, pour conserver l’impression générale de la configuration plane.


1520-30 Anonyme Triptyque Crucifixion Seminaire TournaiTriptyque de la Crucifixion
Anonyme anversois, 1520-30, Séminaire de Tournai

Ici encore, la disposition recto verso des larrons a probablement été choisie pour former un contrepoint avec la disposition verso recto des chevaux, afin de produire une effet de spatialité.


Calvaires en arrière-plan

1508-10 Cornelis_Engebrechtsz._-bewening_met_stichters_en_heiligen Museum De Lakenhal LeydeTriptyque de la Lamentation, avec saints et donateurs, 1508-10, Museum De Lakenhal, Leyde 1515-20 engebrechtsz-the-lamentation-Musee des BA GandLamentation (atelier) 1515-20,  Musée des Beaux Arts, Gand

Cornelis Engebrechtsz

Les Dépositions de l’atelier Engebrechtsz, à Delft, témoignent du fait que les Calvaires vus de biais ne posaient pas aux artistes néerlandais de difficulté technique insurmontable : s’il les limitaient à des scènes d’arrière-plan, c’est pour ne pas heurter les habitudes visuelles : la vue de loin et de dessous évite la forte implication du spectateur que produisent les Crucifixions excentriques : rappelons qu’en 1510, elles commencent tout juste à apparaître en Allemagne, toujours avec le Mauvais larron vu de dos.

Dans les Flandres et en Hollande en revanche, depuis la Déposition de Campin, l’oeil s’est habitué depuis longtemps au Bon Larron vu de dos. Engebrechtsz utilise donc indifféremment les deux formules, en commençant néanmoins par la plus courante : le Mauvais larron vu de dos.


1511 Quentin_Massys Deposition Retable de la Guilde des Menuisiers Koninklijk Museum voor Schone Kunsten AnversQuentin Massys 1511, Triptyque de la Guilde des Menuisiers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Anvers Engebrechtsz., Cornelius, c.1465-1527; The Entombment of ChristAprès 1511, copie attribuée à Cornelius Engebrechtsz, National Trust, Buckland Abbey

A Anvers, dans son triptyque majeur, Quentin Massys place lui aussi un calvaire vu de biais à l’arrière-plan, avec trois croix poutre et les deux larrons vus de face.

La copie dans le style Engebrechtsz le modifie selon les habitudes de l’atelier : configuration tronc-poutre-tronc et Mauvais larron vu de dos.


1510-20 Déploration Collégiale_Saint-Salvi_-_Chapelle_Saint-Louis (Albi)_Anonyme, Chapelle Saint Louis, Collégiale Saint-Salvi, Albi 1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr) PBA LilleMaître de l’Adoration Groote (attr), PBA, Lille

1510-20, Déposition

La Déposition récemment découverte à Albi présente le même croisement d’influences : les figures évoquent le style d’Anvers et le calvaire en biais celui de Delft. Même constatation pour celle attribuée au Maître de l’Adoration Groote.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone

Triptyque de la Crucifixion, avec Saint Antoine Abbé et Sainte Catherine,
Maître de l’Adoration Groote (attr), 1510-20, Musée national d’Art de Catalogne, Barcelone 

Le même Maître de l’Adoration Groote,  dans sa Crucifixion, est probablement sous l’influence des Crucifixions excentriques germaniques dont il utilise deux procédés : la forte diminution perspective et le hors-champ partiel du larron du premier plan, sans aller jusqu’à la vue de biais de la Croix du Christ.

Le Mauvais larron vu de face tourne le dos au Christ, ce qui aboutit la surprise d’une main droite sortant du ciel telle la main de Dieu, alors que c’est celle du malfaiteur. Cet effet dramatique, totalement intentionnel puisque la main est située plus bas qu’elle ne devrait, souligne douloureusement l’abandon du Fils par le Père.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone detail

La trouvaille est signalée au spectateur distrait par une brochette de mains.


Les deux Calvaire en biais de l’atelier Engebrechtsz

1511-20 cercle de Cornelis Engebrechtsz (anct Lucas de Leyde) Castelvecchio VeronaCercle de Cornelis Engebrechtsz (anciennement Lucas de Leyde), 1511-20, Castelvecchio, Vérone 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaAltdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Cette Crucifixion de l’école de Delft est la seule l’on pourrait qualifier d’excentrique : comparer la pose du Mauvais larron et les figures repoussoir sous celui-ci.

Elle est aussi une charge anticatholique : voir le cardinal qui chevauche à l’arrière-plan droit, suivi d’un mine à capuche et d’un porteur de chouette.


1520 ca Cornelis_Engebrechtsz_-_Triptych_with_the_Crucifixion Galerie nationale de PragueGalerie nationale, Prague 1520 ca Engebrechtsz catharijneconvent Museum UtrechtCatharijneconvent Museum, Utrecht 1520-ca-Engebrechtsz_und_Werkstatt_-_Die_Kreuzigung_Christi-Kunstmuseum-Basel-_Inv._1248Kunstmuseum, Bâle

Triptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520

Plusieurs triptyques très similaires, avec un cadre orné de grisailles et deux volets en quart de lune, sont sortis vers 1520 de l’atelier d’Engebrechtsz à Delft. Ces triptyques, en configuration plane, sont inspirés de celui d’Oberbeke à Anvers, sans en reprendre le Mauvais larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection detail
Triptyque de la Crucifixion, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520, F. Nava collection, Catane

Dix ans après le début des Crucifixions excentriques en Allemagne, la clientèle hollandaise n’apprécie guère la modernité des perspectives accentuées, puisqu’un seul triptyque de la série présente un Calvaire vu de biais, qui plus est avec un Bon larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection schema

L’application de cette pose péjorative au Bon Larron n’est pas à comprendre comme une provocation supplémentaire, mais comme un choix compositionnel lié à la structure du triptyque : le regard se projette ainsi, en suivant la diagonale, jusqu’au volet droit (flèche verte) ; on comprend que le Bon larron est le seul à voir, au delà de la Mort, la Résurrection du Christ ; tandis que le Mauvais voit sa souffrance lors du Portement de Croix (flèche rouge).


Un calvaire très elliptique

1509 Lucas de Leyde Crucifixion (série de la Passion circulaire) British MuseumCrucifixion (série de la Passion circulaire)
Lucas de Leyde, 1509, British Museum

Cette gravure est la dernière d’une série de neuf, toutes en forme de rondel, à l’imitation de vitraux.

La composition est très innovante pour la période :

  • par la croix en biais et la forte diminution perspective,
  • par le hors-champ partiel du Mauvais Larron,
  • par l’ellipse complète sur le Bon ;
  • par l’inversion des conventions : les Mauvais en position d’honneur, regroupés autour de l’homme à la lance, et les Bons du mauvais côté de la Croix.

Tous ces écarts aux conventions, l’élimination du Bon Larron, le dernier regard du Christ vers les siens qui le pleurent, vont dans le même sens : le message tragique d’une Passion qui se conclut sur un personnage totalement négatif, le Mauvais Larron, regardant vers l’arrière comme pour récapituler toutes ces scènes où le Mal règne en maître.



Les expériences des années 1530

Une composition sans lendemain (SCOOP !)

sb-line

jan-swart-van-groningen attr coll part ferme (2)Vers 1530, Attribué à Jan Swart Van Groningen, collection privée

Le retable fermé montre le donateur, un évêque, en tête à tête avec le Christ ressuscité : son pupitre prolonge le tombeau et sa crosse fait pendant à la croix.



jan-swart-van-groningen attr coll part
En ouvrant les volets, on découvre ce qui a précédé : le Portement de Croix, la Crucifixion et la Résurrection, dans un paysage continu qui va du village, en bas, à une colline escarpée gravie par des voyageurs. Le volet de droite est une sorte de zoom sur le tombeau, quelque part dans cette colline.

Les crucifiés s’inscrivent dans ce mouvement panoramique : le Bon Larron et Jésus regardent vers la Résurrection, et même le Mauvais Larron, en détournant son regard du Christ, est contraint de faire de même. Le soldat qui s’enfuit conclut ce mouvement vers la droite. Dans le panneau central, le drame se déroule dans un mouvement rétrograde,  à contresens de l’histoire sacrée que le spectateur embrasse dans son ensemble : le porteur de roseau l’incline vers la gauche, et le lancier à cheval a déjà dépassé la croix, après avoir percé le flanc.

Cette composition profondément méditée est difficile à dater, car la chronologie de Jan Swart Van Groningen est mal connue, et on a remis en cause récemment l’attribution de Friedländer. Elle est en tout cas exceptionnelle pour les Pays-Bas de l’époque, qui répugnent à montrer de biais la Croix du Christ, de plus décentrée et de taille inférieure aux autres : seule la figure de Marie-Madeleine permet de l’identifier avec certitude.


1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-ChampagneCornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne

On connait une autre version de la scène centrale, avec des intentions clarifiées :

  • le mouvement rétrograde est accentué par le vent  qui emporte vers la gauche les tissus et rubans ;
  • la caractérisation du Mauvais Larron est accentuée par sa barbe blanche, son corps plongé dans l’ombre, et la large fissure du premier plan qui sépare sa croix des autres.

Cornelis Buys II est maintenant reconnu comme étant Cornelis Buys IV, fils de Jacob Cornelisz chez qui Van Scorel avait travaillé à Amsterdam avant de partir en Italie ( [21], note 7). Cornelis Buys IV étant mort en 1532, le tableau se trouve dans la même plage temporelle que le célèbre tableau de van Scorel pour la Oude Kerk d’Amsterdam :

1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-Champagne inverse

Cornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

On peut voir dans ces deux oeuvres, inventées dans une double proximité temporelle et sociale, deux manières concurrentes d’introduire la perspective dans le Calvaire :

  • l’une qui minore la Croix du Christ dans une lecture complexe où le regard (flèche bleue) va à rebours de la fatalité (flèche rouge) ;
  • l’une qui la majore, dans un message univoque qui renvoie les Romains à Rome.

C’est sans doute la cohérence, augmentée par les séductions de la manière italienne, qui ont fait le succès de la composition de Van Scorel, que nous allons maintenant examiner.


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Le Calvaire en biais rectifié

Larronsdedos_SchemaRectifie
Dans ce dispositif de compromis, les trois Croix sont plantées en diagonale par rapport au plan du tableau, mais la Croix du Christ reste dans ce plan.

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Un triptyque familial atypique

1530 Jan Swart van Groningen Hollande famille Hallincq with_the_Crucifixion,_Saints_and_Donors Städel Museum FrancfortTriptyque de Jan Hallincq et Elisabeth Boogaard
Jan Swart van Groningen (attr), vers 1530, Städel Museum Francfort

Ce retable familial était accroché dans une chapelle de la Nieuwkerk de Dordrecht jusqu’en 1578, où l’église fut affectée à la religion réformée. Récupéré par les petits-enfants, le triptyque passa dans la maison familiale et y demeura à titre de souvenir, même après la conversion des descendants au protestantisme, en 1588 [22].

Dans un rare effet de réalité, le paysage continu héberge les donateurs et les personnages sacrés à égalité d’échelle : pour respecter la diminution perspective, l’artiste n’a pas hésité à tronquer le larron du premier plan. Au centre la croix du Christ échappe à la vue de biais, comme il sied à la symétrie d’un triptyque familial : les membres masculins de la famille dans le volet gauche et les membres féminins dans le volet droit, accompagnés par les saints patrons de la famille, Saint Christophe et Sainte Elisabeth. Les deux volets étant équivalents, le choix audacieux du Bon larron vu de dos et tronqué ne peut s’expliquer que pour une raison formelle : accompagner la lecture de gauche à droite de l’ensemble.

Cette composition, qui constitue un compromis entre le Calvaire traditionnel, dans un plan, et la tendance moderne au calvaire vu en biais, n’a qu’un seul autre équivalent à l’époque, chez un peintre qui semble avoir influencé Jan Swart van Groningen : Van Scorel.


La Crucifixion perdue de van Scorel : sa Genèse

Je m’appuie ici sur la chronologie proposée sans l’article très argumenté de Molly Faries et Henri Defoer [21]


1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht photo Ruben de HeerLamentation avec donateur (Copie du XVIIèeme siècle)
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht, photo Ruben de Heer

Cette composition date probablement de la fin de la période où Heemskerck travaillait à Haarlem comme assistant de Van Scorel, lequel était rentré de Rome en 1524 avec une connaissance enviée de la peinture italienne. Le choix d’une composition avec le Bon Larron vu de dos s’explique pour des raisons purement compositionnelles :
1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht schema

Elle permettrait de faire porter le regard des larrons sur le visage du Christ et, au delà, d’attirer le regard sur le donateur. La disposition inverse aurait été désobligeante, en plaçant le commanditaire sous le patronage du Mauvais Larron.


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (copie d’atelier)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ce célèbre tableau a été détruit lors de l’iconoclasme, mais on en a conservé deux copies. Le Mauvais Larron vue de dos inverse celui de van Heemskerck, ce qui prouve leur conception commune à Haarlem, avant que van Scorel ne quitte la ville en 1530.

Cette vue de dos fut très admirée par un contemporain, « parce que l’on pouvait voir à la fois sa colonne vertébrale et sa poitrine » ( [21], note 80)


Les raisons d’un succès

Le caractère attrape-tout de la composition est flagrant :

  • italienne par son arrière-plan romain,
  • germanique par sa vue en biais et la hauteur démesurée de ses croix,
  • novatrice par le décentrement de la Croix du Christ vers la droite,
  • conservatrice par le retour de celle-ci dans le plan du tableau,
  • solide par l’implantation des trois croix sur une même diagonale,
  • efficace par le fait que la croix du Christ est plus haute que les deux autres.

Il est très possible que cette « rectification » de la Croix ait été perçue, en milieu catholique, comme une réaction face aux Crucifixions excentriques considérées, depuis la Hollande, comme trop protestantes.


1550–75 After Jan van Scorel, Crucifixion Triptych,Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem.Crucifixion d’après van Scorel
Copie de 1550–75, Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem

Van Scorel a inventé cette autre Crucifixion expérimentale, connue par sept copies. Il faut croire que l’attrait de la nouveauté excusait, à l’époque, les incohérences narratives :  les deux larrons sont vus de dos et leurs croix sont implantées à l’arrière, de sorte qu’aucun dialogue avec le Christ n’est possible. Cette configuration radicale a pour inconvénient supplémentaire de rendre les larrons indiscernables.



La Crucifixion perdue de van Scorel : son influence

 

1527-1531 Pieter_Coeck_van_Aelst_Calvário_ Cathedrale de FunchalCrucifixion, 1527-1531, Cathédrale de Funchal 1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga LisbonneTriptyque de la Déposition (centre), 1540-45, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Pieter Coeck van Aelst

Ces deux oeuvres de Pieter Coeck van Aelst témoignent de la diffusion de la formule rectifiée :

  • la plus ancienne  est encore en configuration plane, avec une opposition très originale entre le Bon larron, vu de face , vêtu comme le Christ, et le Mauvais vu de dos, vêtu comme un malandrin moderne ;
  • la seconde adapte l’idée de Van Scorel à une Déposition, tout en inversant la vue de dos.


1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaTriptyque de la Descente aux Limbes, Déposition et Résurrection

Le choix du Bon larron vu de dos s’explique ici encore par la structure en triptyque : il élève son regard vers le Christ triomphant, tandis que le Mauvais le baisse vers l’Enfer.


1538-42 Maarten van Heemskerck Crucifixion Cathedral, Linköping, Sweden schema.Triptyque de la Crucifixion, Maarten van Heemskerck, 1538-42, cathédrale de Linköping

Après avoir lui aussi effectué son voyage à Rome, Maarten van Heemskerck utilise ses acquis michelangelesques pour revisiter, dans un maniérisme débridé, la célèbre composition. S’il en conserve les trois principes (diagonale unique, croix du Christ plus haute et vue de face), l’intérêt n’est plus dans la construction perspective, mais dans le grouillement des anatomies contorsionnées.

Comme l’habitude s’en est maintenant installée, la posture des deux larrons s’inscrit dans la logique du triptyque :

  • le Mauvais regarde en arrière, vers la scène de la déchéance ;
  • le Bon regarde en avant, vers la scène de la victoire.


1543 Maarten van Heemskerck Le Calvaire Musée des Beaux Arts Gand photo jean-Louis MazieresCrucifixion provenant du couvent des Riches-Claires
Maarten van Heemskerck, 1543, Musée des Beaux Arts, Gand (photo Jean-Louis Mazières)

Contrastant avec la symétrie de la posture du Christ, les poses torturées des deux larrons proposent deux solutions virtuoses pour montrer simultanément le recto et le verso d’un corps. On notera le morceau de bravoure du premier plan : le soldat à plat ventre embrassant la croix du Mauvais Larron, dans une caricature du geste habituel de Marie-Madeleine.


1548 Maarten_van_Heemskerck_-_Christ_on_the_Cross_between_the_Thieves_ Statens Museum for KunstDessin de Maarten van Heemskerck, Statens Museum for Kunst, Copenhague 1548 Dirck Volckertsz. Coornhert dessin Maerten van Heemskerck Christus aan het kruisGravure de Dirck Volckertsz. Coornhert

Le Christ sur la Croix entre les larrons, 1548

Parmi les nombreuses Crucifixions maniéristes de van Heemskerck, celle-ci est la seule à montrer la croix du Christ vue de biais. Comme si, après avait épuisé toutes les variantes de postures, il ne restait plus qu’à remettre en cause la structure même de la composition, pour conduire l’oeil vers le clou du spectacle : le soleil qui sort de l’éclipse pour auréoler le Bon larron.
On retrouve par ailleurs les motifs habituels : le cheval vu de dos, le joueur de dés à plat ventre, la roue de supplice du côté du Mauvais Larron.


1415-20 Campin Bon LarronBon Larron, détail de la déposition de Robert Campin

A noter que le larron de gauche, dans le dessin, est probablement une citation bodybuildée du Bon larron de Robert Campin, qui a eu une influence durable dans les Flandres et en Hollande (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverseCalvaire
Maarten van Heemskerck, 1549, Ermitage

Pour ce triptyque familial, Heemskerck est revenu au format traditionnel du calvaire plan, avec paysage continu et échelle homogène des personnages. En rejetant les larrons dans les volets, il donne plus d’ampleur au paysage, au risque d’une association désobligeante entre le Mauvais Larron et les femmes de la famille. On ne connaît pas les donateurs, mais on sait qu’ils étaient catholiques : une caricature de Luther en capuche rouge s’est glissée à gauche de la croix, intimant à Longin aveugle de percer le flanc du Christ.

On retrouve le morceau de bravoure du nu en raccourci au premier plan, la main gauche appuyée sur un marteau : il s’agit ici d’un bourreau qui participe au tirage au sort (on voit les dés sous son bras droit). Autre trouvaille graphique du premier-plan : le casque vide à côté du crâne.



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage etat initial
Malgré la coïncidence des postures, le choix de la suspension haute des deux larrons n’est pas une citation de la Crucifixion de Gand d’Antonello de Messine (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), totalement dépassé en pleine période maniériste : elle résulte de la contrainte du haut du cadre, qui était à l’origine courbé (la grisaille du Serpent d’airain, qui était peinte au revers, a d’ailleurs conservé cette forme [22a]).



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverse
Dans le goût du michel-angélisme triomphant, le nu presque intégral n’était pas perçu comme un problème : mais sans doute eut-il été un peu osé de placer le fessier du Mauvais larron directement au dessus de ces dames.


1550 ca Van Heemskerck Kasteel-Museum Sypesteyn Loosdrecht
Van Heemskerck, vers 1550, Kasteel-Museum Sypesteyn, Loosdrech

A noter cet autre Calvaire de Van Heemskerck, sans donateurs, qui transpose la même composition en format portrait.


1520-40, Maestro_delle_Mezze_Figure_Femminili Crocifissione_di_Cristo, Galleria_SabaudaMaître des demi-figures féminines, 1520-40, Galleria Sabauda, Turin

L’évacuation des larrons dans les volets est très rare. Vingt ans plus tôt, cet autre artiste hollandais l’avait déjà fait, mais dans la configuration inverse, sans doute pour des raisons purement formelles :

  • le Bon larron est vu de face par contrapposto avec le soldat vu de dos, pose nécessaire pour mettre en valeur son spectaculaire plumet ;
  • le Mauvais larron est vu de dos par contrapposto avec les deux saintes femmes vues de face, qui s’avancent vers la Vierge.

On notera que le pagne du mauvais larron flotte à contresens des deux autres, confirmant que l’artiste se soucie plus des considérations de symétrie que du réalisme narratif.



Rareté des calvaires vus de biais

Larronsdedos_SchemaBiais

C’est sans doute la prégnance du calvaire rectifié de Van Scorel qui a inhibé, en Flandres et en Hollande, la composition concurrente : celle où la Croix du Christ est vue de biais.

1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucificion de la Oude Kerk, Van Scorel 1534 Pieter Coecke van Aelst (I) (attr) Triptychon über die Geschichte des Hl. Kreuzes Sint-Niklaaskerk VeurneTriptyque de l’histoire de la Sainte Croix
Pieter Coecke van Aelst (I) (cercle), 1534, Sint-Niklaaskerk, Veurne

Les monuments romains à l’arrière plan-gauche trahissent l’influence de la composition de Van Scorel, dont le Triptyque de la Saint Croix constitue une sorte de dilatation panoramique. Au lieu de se planter au premier plan comme forme structurante de toute la composition, la croix du Christ recule au plan moyen et se soumet à la perspective d’ensemble.


1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_IrelandCalvaire, Pieter Coecke van Aelst, 1540-50, National Gallery, Dublin

Ce triptyque familial est bien moins abouti que celui de Swart bon Groningen dix ans plus tôt : si le paysage est continu, il ne respecte pas une échelle homogène : les personnages des volets latéraux sont trop grands, sans que leur implantation ne permette de les imaginer au premier plan. Pour caser son Calvaire vu de biais, l’artiste ne s’est pas résolu à tronquer le larron du premier plan : le résultat est contreproductif, puisqu’il rapproche du Christ la croix du Mauvais larron. De plus, par cette disposition à contresens, le panneau central casse la lecture de l’ensemble.



1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_Ireland inverse
L’artiste aurait pu avantageusement choisir la composition opposée, avec le Bon Larron vu de dos : mais prisonnier des habitudes, il a préféré associer par la vue de dos le larron et le cheval du centurion, cheval qui ne peut se trouver que du mauvais côté de la Croix.

Ces difficultés de conception expliquent sans doute la rareté des triptyques familiaux avec un calvaire vu de biais.


1545 Deposition, Cornelis Bos, naar Lambert Lombard RijksmuseumDéposition, 1545, gravure de Cornelis Bos d’après un dessin de Lambert Lombard, Rijksmuseum 1550 ca Deposition Musee des Beaux Arts CaenDéposition, bronze doré, vers 1550, Musée des Beaux Arts, Caen

La vue de dos dénigre ici le Mauvais Larron de deux manières : par le hors champ et en montrant la face non rabotée de sa croix.



Après 1550

Après les expériences de Van Scorel et les exubérances de Heemskerck, la vue de biais se banalise et les peintres tendent à utiliser indifféremment les différentes formules : vue de dos du Bon ou du Mauvais Larron, calvaire en biais ou rectifié. La préférence va néanmoins à celles qui suivent le modèle de Van Scorel : croix du Christ frontale et Mauvais Larron vu de dos.

Formule rectifiée

1550 ca Michiel Coxie CATEDRAL, Valladolid photo Ana Diéguez-RodríguezMichiel Coxie, vers 1550, Cathédrale de Valladolid (photo Ana Diéguez-Rodríguez) 1565-1610 Pieter Jalhea Dufour, Michiel Coxie El_Calvario BIBLIOTECA NACIONAL DE ESPAÑAGravure de Pieter Jalhea Dufour (1565-1610) d’après Coxie, Biblioteca nacional de Espana

Crucifixion

Il s’agit très probablement du tableau célèbre réalisé pour l’église Notre Dame d’Alsemberg, près de Bruxelles, et vendu en Espagne au moment de l’iconoclasme [23]. Très lisible, la composition utilise l’oblique du roseau pour isoler tous les Mauvais sur la droite (le Larron, les joueurs de dés, et les soldats au fond). La diminution perspective associe la Vierge et le bon Larron. Ce qui laisse toute la place centrale au thème original du tableau : le dialogue entre Jean et le Christ. C’est la marche du Saint dans le sens de la lecture qui oblige à placer à gauche le larron le plus éloigné.


Michiel Coxie coll part rkdCrucifixion, Michiel Coxie, collection particulière (photo rkd)

Coxie a repris la même disposition des croix dans cette composition, où les Saintes femmes viennent accompagner Jean au premier plan  tandis que le soldat porteur de roseau se décale sous le Mauvais larron, laissant place  à Marie-Madeleine.


1575 ca Pietersz, Pieter Epitaph St.Nicolaikirche Kalkar

Épitaphe du maire d’Amsterdam Cornelis Jacobsz Brouwer et de son épouse Cornelia Wessels ,
vers 1570, Eglise Saint-Nicolas, Kalkar

Cette épitaphe d’un maire catholique est banale, mais historiquement intéressante : elle a été en effet envoyée en Allemagne après l’Alteratie de 1578, lorsque les catholiques ont perdu le pouvoir à Amsterdam.


1576 Dominique Lampson Calvaire Eglise Saint Quentin, HasseltDominique Lampson, 1576, Eglise Saint Quentin, Hasselt 1540 ca Giulio Bonasone d'apres Christ pour Vittoria Colonna de Michelange METGravure de Giulio Bonasone d’après le Christ pour Vittoria Colonna de Michelange, vers 1540, MET

Cette composition de Dominique Lampson est la seule toile connue de ce peintre, qui fut surtout un théoricien de l’art. Les deux larrons sont empruntés à la gravure de Dufour d’après Coxie, et le Christ déhanché à Michel-Ange. Le résultat de ce collage studieux est l’impression fâcheuse que le Christ cherche à parer le coup de lance qui se prépare..


Calvaire en biais

1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Le cavalier Longin prend ici toute la place : pour que son coup de lance soit donné dans le sens de la lecture, les saints personnages doivent être repoussés, de manière paradoxale, dans le camp du Mauvais Larron.


Cercle de Coxie coll partCercle de Coxie, collection particulière 1607 inconnu Catharijneconvent utrechtAnonyme, 1607, Catharijneconvent, Utrecht

Malgré son non-conformisme, la composition a eu une grande fortune dans les Flandres, jusqu’à une oeuvre majeure de Van Dyck en 1620 (voir 3 Les larrons vus de dos : postérité).


Versatilité dans un atelier liégeois

1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) RijksmuseumRijksmuseum 1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius Liege BMusée Curtius, Liège

Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60

Ces bas-reliefs en pierre noire sont attribués à un atelier fondé à Liège en 1518 par un sculpteur d’origine italienne, Nicolas Palardin. Celui-ci ne s’intéresse ni à la taille relative des objets (le cheval de droite est trop grand, les joueurs de dés sont trop petits) ni à la perspective : les trois croix sont implantées en configuration plane, mais la traverse du Mauvais larron est hypertrophiée pour donner l’illusion d’un grossissement perspectif.


1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverse detailJulius Goltzius, 1586 , gravure d’après Memling (inversée)

Le groupe des quatre soldats jouant aux dés, en bas à droite, présente deux gauchers et deux droitiers, soit la même configuration que dans le Calvaire perdu de Memling dont nous avons déjà parlé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans). Palardin a dynamisé la scène en imaginant que le soldat droitier debout, soutenu par un camarade, vient d’être blessé par le gaucher à la dague. Celui-ci est absent dans la copie du Musée Curtius, ce qui rend la scène incompréhensible.


1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail bon 1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail mauvais

De même est absent le Mauvais larron vu de dos, pour lequel l’atelier a inventé là encore une iconographie unique : sa main droite est clouée par derrière, sans doute en punition de ses vols. Le Bon Larron, identique dans les deux versions, est fixé lui aussi d’une manière très particulière : lié en haut et cloué en bas.


1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius LiegeEpitaphe, Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60, Musée Curtius, Liège

Il ne faut pas surévaluer l’importance symbolique de la vue de dos pour l’atelier, puisqu’elle est ici appliquée au Bon larron. Les deux chevaux affrontés sont remplacés par deux groupes de cavaliers qui se rencontrent à l’arrière-plan. Au premier plan a été rajouté, comme s’il était le sujet de la Lamentation, le gisant du commanditaire de l’épitaphe. Des pleureuses aux plis mouillés errent entre les groupes, dans une totale incohérence des tailles.


Versatilité chez Pieter Aertsen

1546-47 Triptyque de Jan van der Biest Pieter Aertsen, Maagdenhuis_Museum AnversTriptyque de Jan van der Biest, Pieter Aertsen, 1546-47, Maagdenhuis Museum, Anvers 1550 ca The_Crucifixion_attributed_to_Pieter_Aertsen_Museum_CatharijneconventCrucifixion, vers 1550, Pieter Aertsen (attr), Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ces oeuvres très voisine témoignent d’une certaine légèreté d’Aertsen vis à vis de l’exactitude perspective :

  • dans la première, une légère diminution de taille suggère un calvaire vue en biais,
  • dans la seconde, les croix des deux larrons sont repoussées à l’arrière-plan, au mépris de la véracité scripturale.

Pieter Aertsen Christ on the Cross Museum of Foreign Art, RigaMuseum of Foreign Art, Riga Pieter Aertsen The Crucifixion coll partCollection particulière

Attribué à Pieter Aertsen

  • la troisième est très semblable, mais avec la croix du Christ vu en bais ;
  • la quatrième est une vue en biais rectifiée, avec le Bon Larron vu de dos.

Cette versatilité montre que, vers 1550, le choix de de la perspective et de la vue de dos des larrons est devenu un élément variationnel comme un autre.


Versatilité chez Frans Floris

1550-1600 Frans Floris (ecole) Walker Art Gallery, LiverpoolWalker Art Gallery, Liverpool 1560 Frans Floris Slovak National Gallery BratislavaSlovak National Gallery, Bratislava

Frans Floris, atelier, vers 1560

Ces deux compositions diminuent l’oblique et le rétrécissement perspectif au profit d’une symétrie d’ensemble.


1560 ca Franz Floris, „Kreuzigung Christi“Museum Wiesbaden Photo Bernd Fickert.Frans Floris, vers 1560, Musée de Wiesbaden (Photo Bernd Fickert)

Dans cette perspective dramatique, Floris met au premier plan les pieds transpercés du Bon Larron, devant une éclaircie fuligineuse hérissée de croix.


1560 ca Floris Chateau de Sønderborg rdkFrans Floris, vers 1560, Château de Sønderborg, photo rdk.

Configuration inversée dans ce triptyque, sans qu’on puisse déceler une intention particulière.


Quelques compositions inventives à la fin du siècle

1588-92 Crucifixion, dessin Crispijn van den Broeck gravure Jacob de Gheyn (II)Gravure de Jaques de Gheyn (II) d’après un dessin de Crispijn van den Broeck, 1588-92

Le roseau avec l’éponge et la présence de Saint Jean et de la Vierge sous le regard du Christ montrent que nous sommes pas encore un moment de la mort. Une couronne de nuages sombres commence à se former au dessus de la Croix.


1595 dessin Jacques de Gheyn (II) graveur Zacharias Dolendo Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Zacharias Dolendo d’après un dessin de Jacques de Gheyn (II), 1595, Rijksmuseum

Le moment choisi ici est celui la dernière parole du Christ : « Seigneur pourquoi m’as-tu abandonné ». Les deux saintes femmes pleurent, Saint Jean se détourne vers l’arrière, et Marie est la seule à échanger encore un regard avec son fils.

De Gheyn ne se soucie guère du respect de la perspective, avec ce Bon larron gigantesque par rapport aux soldats qu’il surplombe, et l’échelle aux barreaux trop nombreux. Son intérêt va aux phénomènes cosmiques, avec les deux fissures qui fracturent le Golgotha et le vortex spectaculaire qui s’ouvre au dessus du Christ, repris de la gravure précédente. Sous la lune à peine visible, la diagonale de l’échelle forme avec celle de la roue un couple symbolique :

  • derrière le Bon larron, l’échelle impossible monte jusqu’au soleil ;
  • derrière le Mauvais larron, même l’oiseau renonce à s’envoler.


1596 - 1598 Kruisafneming, Jacques de Gheyn (II), naar Karel van Mander (I), RijksmuseumDescente de Croix, gravure de Jacques de Gheyn (II),  dessin de Karel van Mander (I), 1596 – 1598, Rijksmuseum 1681 Jan Luyken Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Jan Luyken, 1681, Rijksmuseum

L’idée originale de Karel van Mander est d’écarter les larrons vers la marge :

  •  Le Bon larron, pratiquement en hors champ, est déjà monté au ciel ;
  • le Mauvais, dont la croix est plus courte, contemple la roue de justice.

La gravure de Jan Luyken, presque un siècle plus tard, retrouvera la même composition, en lui ajoutant un contraste lumineux :

  • le Bon larron, dans l’ombre, regarde la lumière surnaturelle du Christ ;
  • le Mauvais larron, dans la lumière naturelle, ne la voit pas.


1599 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1599, Rijksmuseum

La séparation binaire traditionnelle est remplacée par un étagement en quatre plans :

  • au premier, les soldats effrayés par les morts qui sortent de la terre ;
  • au deuxième, les trois croix ;
  • au troisième, les saints personnages ;
  • au fond, un immense soleil central à demi caché par les nuages.

L’absence de la plaie au flanc et la présence de l’éponge indiquent que le Christ est encore vivant.

Cette composition étrange suit exactement la légende :

Il a livré sa vie à la mort et a été compté parmi les criminels. Isaïe 53

Tradidit in mortem animam suam, et cum sceleratis reputatus est. 

  • Le soleil qui se voile, métaphore de la mort qui approche, illustre la première proposition ;
  • la croix prise en étau entre celles des larrons, la seconde.


1600 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1600, Rijksmuseum

L’année suivante, le graveur a recyclé le soleil central et la disposition générale des croix, en les décalant légèrement pour les adapter au format ovale. La moitié inférieure en revanche est parfaitement conventionnelle.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisHollandeSynthèse
C’est en Hollande plutôt que dans les Flandres qu’ont lieu les tournants majeurs.

On ne trouve guère, au début du 16ème siècle, que des configurations planes (van Overbeke) et des rarissimes essais de Calvaires en biais dans l’atelier d’Engebrechtz.

C’est vers 1530 que le Calvaire vu de biais entre véritablement en piste, avec des oeuvres mal connues du jeune Heemskerck et du mystérieux Swart van Groningen. Mais ces tentatives sont immédiatement éclipsée par l’invention, par Van Scorel, de la formule intermédiaire de la « vue de biais rectifiée », qui jouit d’un succès immédiat par son compromis entre tradition et modernité. Développée par Heemkerck dans l’esprit maniériste, puis reprise par Coxie, elle va largement dominer pendant une vingtaine d’années.

A partir de 1550, le public a assimilé les différentes formules en on note une certaine versatilité dans les ateliers.

A la fin du siècle apparaissent quelques gravures inventives, dans l’une ou l’autre formule.



Article suivant : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

Références :
[21] Molly Faries, Henri Defoer, « Jan van Scorel’s Crucifixion for the Oude Kerk, Amsterdam: The “finest painting in all of the regions of Flanders”, » Journal of Historians of Netherlandish Art 12:2 (Summer 2020) DOI: 10.5092/jhna.2020.12.2.1
https://jhna.org/articles/jan-van-scorels-crucifixion/
[22] Marianne Eekhout « Werk, bid & bewonder: Een nieuwe kijk op kunst en calvinisme » https://books.google.fr/books?id=eiUGEAAAQBAJ&pg=PT2&dq=Jan+Swart+van+Groningen+staedel+museum
[22a] Jefferson C. Harrison, « The Brazen Serpent » by Maarten van Heemskerck: Aspects of Its Style and Meaning », Record of the Art Museum, Princeton University, Vol. 49, No. 2 (1990), pp. 16-29 https://www.jstor.org/stable/3774677
[23] Ana Diéguez-Rodríguez « The artistic relations between Flanders and Spain in the 16th Century: an approach to the Flemish painting trade » Journal for Art Market Studies https://www.fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/90/171

2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

15 avril 2024

L’Italie n’admet que fort tardivement la formule du larron vu de dos, sous forme de foyers isolés.

Article précédent : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Un précurseur isolé : Le Pordenone

1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral ensemble

Golgotha, Le Pordenone, 1520-21, Cathédrale de Crémone

Cette fresque, la plus grande d’Italie à son époque, occupe tout le haut de la contre-façade, là où traditionnellement on place le composition binaire du Jugement dernier, avec le Christ au centre séparant les Elus et les Damnés.  L’idée d’une Crucifixion à cet emplacement, qui plus est avec une croix décentrée et vue de biais, est totalement atypique dans l’Italie de l’époque.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral detail
Le centre de la composition est occupé par une invention extraordinaire : posé sur l’arcade, un soldat tient d’une main une épée cruciforme et, de l’autre, fait voir aux fidèles le décentrement de la croix. Il s’agit du Centurion converti, qui atteste de la divinité du Christ.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral
Dans la continuité de l’épée symbolique du Centurion, l’oeil suit la lance de Longin et monte jusqu’au Bon Larron, dans une oblique qui unit les trois Convertis par la Crucifixion ( [24], p 115). Le ciel assombri, plus haut, et le Mauvais Larron dont on est en train de briser les jambes, en face, font comprendre que nous sommes juste après le coup de lance, et que le véritable thème de la fresque est celui de la Conversion.

Le Centurion monte d’ailleurs la garde derrière la fissure créée par le tremblement de terre, qui sépare les Bons à gauche et les Méchant à droite.


1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral anisemite

Cette partie droite comprend plusieurs éléments antisémites : l’enfant immature (le « peuple enfant »), l’âne stupide et un gros homme qui compte sur ses doigts. La fissure entre la Chrétienté (le centurion) et la Judéité (le cavalier désarçonné) traduit très exactement l’actualité politique crémonaise : la demande d’une expulsion des Juifs de la ville, ou du moins d’une ségrégation [25].


La vue de dos du Mauvais Larron s’inscrit parmi ces éléments péjoratifs.

Pour expliquer la vue de biais de l’ensemble, on a invoqué l’influence des Crucifixions excentriques germaniques, Pordenone étant originaire du Frioul [25a]. Mais aucune des gravures disponibles à l’époque n’est comparable à cette composition : centrée non pas sur le Christ, mais sur le Centurion triomphal, elle a été inventée ad hoc, pour répondre aux exigences du contexte politique local (ce pourquoi elle n’a été reprise nulle part en Italie).



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral schema
Dans la partie positive, les trois Convertis (ligne jaune) regardent ou désignent (flèches bleues) le Christ décentré , établi comme en avant-poste dans une proximité dangereuse avec le Mauvais Larron, et frôlé par la même massue. Plus bas, le cheval cabré menace vainement le Centurion, qui garde la frontière diagonale de la fissure. La vue de dos des deux attaquants, le Mauvais Larron et le cavalier, souligne ce mouvement tournant (flèches rouges) qui épouse la courbe de l’arcade .


A Crémone en 1569

1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion LouvreLes Mystères de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ
Ecole de Antonio Campi, 1569, Louvre

Ce panorama synoptique, où sont représentés à des tailles diverses de nombreux épisodes de la Passion, à été commandée par Saint Charles Borromée pour son oratoire privé de Milan [26]. La configuration du calvaire, très singulière pour l’Italie de l’époque, n’a pas été inspirée à Campi par une gravure germanique ou hollandaise.



1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion Louvre schema
En fait, l’échelle du Mauvais larron, le juif comptant sur ses doigts et l’âne montrent que le peintre crémonais n’a pas cherché son modèle bien loin : à la cathédrale de la ville, dans la fresque du Pordenone.

L’inversion des vues de dos se comprend très bien dans le contexte : ainsi disposé, le Bon Larron voit en haut à droite le clou du tableau : le Paradis qui s’ouvre tel un champignon doré, dans le dos du Mauvais larron qui tend vainement ses bras en arrière pour l’atteindre.



Le foyer vénitien après 1555

Mis à part l’exception crémonaise, c’est presque exclusivement à Venise que vont apparaître, dans la seconde moitié du 16ème siècle, les rares larrons vus de dos d’Italie.

Chez le Tintoret

1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia veniseCrucifixion pour l’église San Severo
Le Tintoret, 1554-55, Accademia, Venise

Ce serait faire offense au Tintoret que de chercher un modèle à cette vaste composition. S’il fait tourner les croix des larrons, il ne se risque pas faire de même celle du Christ – ce qui montre rétrospectivement toute l’audace du Pordenone, trente cinq ans plus tôt. Il ne s’agit en rien ici d’un calvaire vue de biais dans son ensemble, mais d’un calvaire vu de face rythmé par des procédés de profondeur : la vue de biais des deux larrons en fait partie, tout comme l’immense porte-drapeau à gauche, où le joueur de dé en raccourci à droite.



1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia venise schema
La frise se lit en trois tranches :

  • une scène introductive astucieuse, orientée à contresens comme le premier porte-drapeau qui sort en hors champ à gauche : à la grande figure du second porte-drapeau fait écho celle de Saint Jean, penché sous la croix du Mauvais larron comme sous un étendard (en jaune) ;
  • la Croix du Christ et les personnages sacrés, jusqu’au laurier coupé qui repousse, symbole de la victoire et de la Résurrection (en vert) ;
  • comprimés à droite, tous les personnages négatifs : les joueurs de dés, le cavalier et le Mauvais larron.

Les deux « cloisons » matérialisent cette expansion autour du Christ en Croix , qui imite les mouvements autour du Christ du Jugement dernier : vers la gauche et le Paradis pour les Bons, vers la droite et l’Enfer pour les Mauvais.


1585 ca TINTORETTO KREUZIGUNG-CHRISTI_Altarbild der Münchner Augustinerkirche alte pinacothek Munich No1512Crucifixion pour l’autel de l’église des Augustins de Münich
Le Tintoret, vers 1585, Alte Pinacothek, Münich

Tintoret ne peindra qu’une seul fois un véritable Calvaire vu de biais, pour l’exportation en pays germanique. On appréciera la furia exceptionnelle de la scène : les nuages qui s’ouvrent, les cavaliers qui partent dans tous les sens, les corps qui tombent à la renverse parmi les morts.


Chez Véronèse

La chronologie des Crucifixions de Véronèse est mal connue et discutée, je reprends ici celle de Carlo Corsato dans un article récent [27], qui les date toutes des années 1575-80.


1575-80 veronese , Studies for a Crucifixion Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of HarvardEtude pour une Crucifixion
Véronèse, Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of Harvard

On note d’emblée une grande hésitation concernant le Bon Larron : ses jambes ont varié et sa croix est incomplète (en L plutôt qu’en T), tandis que celle du Mauvais Larron est en T, et perpendiculaire à celle du Christ : comme si Véronèse cherchait une échappatoire à la solution germanique : les trois croix en cube et le Bon Larron vu de dos.


1575-80 Veronese_-_Crucifixion_LouvreCrucifixion
Véronèse, 1575-80, Louvre

Ce Bon larron très particulier, vu de profil et attaché des deux bras à une unique branche, se retrouve dans cette célèbre Crucifixion, dont le format carré et la petite taille suggèrent qu’elle était à usage privé.

La silhouette singulière entièrement recouverte d’un tissu jaune a souvent été interprétée comme la Synagogue, dont les yeux sont voilés. Cette interprétation a été remise en cause par Carlo Corsato, qui y voit une des deux Maries que Véronèse représente habituellement dans ses Calvaires. Le fait qu’une seconde métaphore du voile – le nuage qui masque le soleil – se trouve juste à son aplomb remet néanmoins en selle la première interprétation, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : Véronèse s’est servi d’une des deux Maries pour symboliser la Synagogue (sur un autre détournement symbolique d’un élément ordinaire, voir Les anges dans le palmier).


1575-80 veronese-werkstatt-die-kreuzigung-christi-gal-nr-231-illustration-mdGemäldegarie, Dresde (détruit en 1947) 1575-80 Paolo_Veronese_-_Crocifissione_-_Musei_Civici_-_Padova sur pierre noireCopie sur pierre noire, Musei Civici, Padoue

Atelier de Véronèse, 1575-80

Le Bon Larron est probablement ici encore attaché à une croix en L, mais de manière ambigüe puisqu’un seul bras visible. Le Mauvais larron est clairement suspendu à une croix en L, puisqu’un repose-pied a été ajouté pour montrer que la branche est unique.


575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Le Calvaire sert de source à l’écoulement des soldats vers la vallée, avant la remontée vers Jérusalem. On notera, caché dans l’ombre du premier plan, un coup de théâtre spectaculaire : un des joueurs de dés se retourne, au bruit que fait le panier en chutant de la stèle, brutalement basculée par un mort qui soulève sa dalle. Tout est donc cohérent avec une lecture de gauche à droite.



1575-80 Veronese (San Nicolo della Lattuga)_Crucifixion_-Accademia venise detail
Installé à la droite du Christ comme le spectateur privilégié de ce vaste panorama humain, le Bon Larron est très discrètement montré de dos. La diagonale de sa croix barre l’éclipse du soleil, faisant d’autant plus ressortir la seule lumière qui reste : celle de l’auréole divine.


1575-80 Veronese (atelier) Musee Pouchkine MoscouVéronèse (atelier), 1575-80, Musée Pouchkine, Moscou

La composition est ici inversée, pour s’accommoder au thème principal : la lumière qui tombe en diagonale pour irradier le corps du Christ, figé dans l’immobilité de la mort.

En bas au contraire les événements se précipitent : le centurion se jette à genoux et se découvre, le cheval baisse la tête d’un air inquiet, Marie s’évanouit et les trois autres se retournent vers le halo miraculeux.

A l’arrière-plan gauche nous est montrée l’invention de l’atelier, la croix en L, ici inutile puisque, dans cette orientation du Calvaire, c’est le Mauvais Larron qui est vu de dos.

Ces ruses et atermoiements prouvent que, du moins pour Véronèse, la vue de dos est encore perçue comme péjorative, et ne peut s’appliquer qu’au Mauvais Larron.


L’exportation en Bavière

1590 Aegidius Sadeler II d'apres Christoph Schwarz Christ Crucified between the Two ThievesGravure d’Aegidius Sadeler II, 1590 1590 ca Christoph Schwarz (attr) Kalvarienberg mit der Kreuzigung Christi coll partCollection particulière

Christoph Schwarz

L’original a disparu, mais nous est connu par la gravure, ainsi que par cette extension en format panoramique.

Christoph Schwarz s’est rendu en 1570 à Venise pour apprendre ce nouveau style et l’acclimater en Bavière. On le reconnaît dans cette Crucifixion vue de biais, dans laquelle l’effet de lumière joue un rôle primordial.


1620 ca Hans_I_Jordaens_-_Crucifixion_Coll partHans I Jordaens, vers 1620, collection particulière 1643 Hans_Jordaens_III_The_Crucifixion coll partHans III Jordaens, 1643, collection particulière

Via la gravure, la composition de Schwarz a poursuivi sa carrière au siècle suivant en Hollande, chez Hans I Jordaens à Delft puis chez son petit-fils supposé.

Cette filiation confirme qu’à la fin du 16ème siècle, les artistes ne se posent plus de questions théologiques sur le larron à représenter de dos, mais suivent simplement des habitudes : Schwartz reprend scolairement le modèle le plus courant chez les Vénitiens (le Bon Larron de dos) et le transmet à certains peintres en Hollande, où c’est plutôt le modèle inverse, celui de Van Scorel, qui domine.



La Déposition de Peterzano

1572-75 olio su ardesia Strasbourg_MBA,_Simone_Peterzano_(full)Simone Peterzano, 1572-75, Musée des beaux Arts, Strasbourg

On date cette huile sur ardoise du retour à Milan du jeune Peterzano, après sa formation à Venise dans l’atelier de Titien [28]. Le caractère excentrique de la composition, avec ses croix disposées selon un cube, et le sépulcre en hors champ (coin inférieur gauche) est nettement plus prononcé que tout ce qui se faisait à l’époque en Italie, même dans l’atelier de Véronèse. S’agissant d’une commande privée du mécène de Peterzano, le milanais Gerolamo Legnani, les goûts personnels du commanditaire ont dû jouer. Le caractère ad hoc de la composition transparaît dans les deux larrons, qui recopient des modèles de Michel-Ange présents à Milan à cette époque [28a].


castello-sforzesco-crucifixion-group-bronzo-_-possibly-raffaello-da-montelupo-after-michelangeloCrucifixion en bronze d’après des modèles en cire de Michel-Ange, Castello Sforzesco, Milan

Tout se passe comme si la composition avait été conçue comme une sorte de présentoir, mettant en scène les modèles de Michel-Ange sous l’angle le plus spectaculaire : la vue choisie met en évidence les deux liens qui attachent, à des hauteurs différentes, les pieds du Mauvais Larron.


En aparté : les pieds décalés en hauteur

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detailCrucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue

Comme nous l’avons observé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), l’idée de décaler en hauteur le pied gauche du Mauvais larron est une invention frappante de Pollaiuollo : dans sa révolte incoercible, le supplicié à trouvé la force de tordre le clou et d’arracher le pied.


Crucifixion, Michelange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN
Crucifixion, Michel-Ange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN

Ce dessin attribué à Michel-Ange semble reprendre la même idée, mais de manière idéalisée : les jambes dissymétriques du Mauvais larron traduisent son refus viscéral, tandis que celles du bon Larron, alignées sur celles du Christ, expriment l’acceptation de son propre sort et de la divinité de Jésus. Un avantage supplémentaire, bien exploité dans le dessin, est la mise en valeur sensuelle du postérieur du Mauvais larron (ce que Peterzano a prudemment évité, en le masquant derrière la croix).


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, Utrecht detailCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (détail)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

En Hollande, le motif figure dans la célèbre composition de Van Scorel, avec des détails aggravants :

  • les pieds mi attachés mi cloués, suggérant le désordre ;
  • les clous qui traversent les poutres, suggérant la force et la violence.

A la suite de cette influente composition, la plupart des Mauvais larrons vus de dos, en Hollande, ont le genou gauche relevé.


Wolfgang Huber (attr) coll part detailCrucifixion avec donateurs (détail)
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Dans un contextes très différent, on retrouve ici le détail des clous traversant les troncs et l’opposition entre clous et corde.

Plutôt qu’une hypothétique filiation, il vaut mieux voir dans ce motif une réinvention sporadique, conséquence technique de la vue de dos du Mauvais larron : relever son genou gauche permet de montrer un peu plus de son corps.



 

Un timide foyer florentin, après 1583

1573 Visione_di_san_Tommaso_d'Aquino_-_Santi_di_Tito Firenze, Cenacolo di San Salvi1573, Cenacolo di San Salvi 1593 Santi_di_tito,_visione_di_san_tommaso_d'aquino San Marco Florence1593, San Marco

Vision de Saint Thomas d’Aquin, Santi di Tito, Florence

Ces deux toiles permettent de cerner le moment où a cessé la résistance florentine à la Crucifixion vue de biais.


1572 Giovan_battista_naldini,_deposizione_dalla_croce,_ Santa Maria Novella Florence1572, Santa Maria Novella 1583 Naldini Giovanni Battista Santa Croce Florence beniculturali1583, Santa Croce, photo beniculturali

Déposition, Giovan Battista Naldini, Florence

Le Calvaire vu de biais suit les mêmes étapes qu’en Flandres au début du siècle : introduction prudente en arrière-plan d’une Déposition, puis passage au second plan. On comprend que la vacuité de la croix a facilité ce processus de décentrage et de vue de biais qui, dans l’Italie de la Contre-Réforme, risquait d’être perçue comme désacralisante.


1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582 1590-1600 francesco-curradi-christ-en-croix-entouré-des-deux-larrons coll partFrancesco Curradi, 1590-1600, collection particulière

Curradi, un élève de Naldini, a corrigé la gravure de Jan Sadeler en replaçant du bon côté de la Croix les Saints personnages, devant le cavalier Longin, pour laisser le mauvais côté aux joueurs de dés.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisItalieSynthèse

Mise à part l’invention isolée de Pordenone liée au contexte politique de Crémone, les calvaires vus de biais n’arriveront que très tard et très marginalement en Italie, où la configuration plane jouit d’une domination sans partage :

  • à Venise en 1555 chez le Tintoret, puis vingt ans plus tard chez Véronèse, avec une exportation en Bavière par le biais de Christoph Schwartz ;
  • à Milan en 1572, dans une oeuvre isolée de Peterzano qui semble trop précoce pour être attribuée à une influence vénitienne ;
  • à Florence en 1580, chez Baldini puis chez son élève Curraci, qui recopie quant à lui une gravure hollandaise de Sandeler.



Article suivant : 3 Les larrons vus de dos : postérité 

Références :
[24] Carolyn Smyth, « Pordenone’s ‚Passion‘ Frescoes inCremona Cathedral : an Incitement to Piety » dans « Drawing relationships in northern italian Renaissance art : patronage and theories of invention «  ed. by Giancarla Periti, 2004
[25] Sur l’agitation antisémite à Crémone et ses causes (les dettes contractées durant l’occupation française) voir Robero Venturelli « Duorum populorum divisio : la Crocifissione del Pordenone e il conflitto ebraico-cremonese del 1519-1521 » dans « La cattedrale di Cremona : affreschi e sculture » / a cura di Alessandro Tomei 2001
[25a] Charles E. Cohen « The art of Giovanni Antonio da Pordenone : between dialect and language », p 190. Le seul antécédent possible cité par Cohen est la Crucifixion peinte par Altdorfer à Sankt Florian, qui se trouve tout de même à 400 km du Frioul.
[27] Carlo Corsato, « Colour of Devotion: Veronese’s « Crucifixion » in the Musée du Louvre », Artibus et Historiae, Vol. 39, No. 78, Art and Culture North and South of the Alps from the Fifteenth to the Eighteenth Century. Essays in Honour of Bernard Aikema (2018), pp. 125-140 https://www.jstor.org/stable/45120349
[28] Francesco Frangi, Paolo Plebani « La giovinezza di « Simone Venetiano », in « Peterzano. Allievo di Tiziano, maestro di Caravaggio », catalogo della mostra (Bergamo, Accademia Carrara), Milan, 2020, pp. 21-33.
https://www.academia.edu/42800777/La_giovinezza_di_Simone_Venetiano_in_Peterzano_Allievo_di_Tiziano_maestro_di_Caravaggio_catalogo_della_mostra_Bergamo_Accademia_Carrara_Milano_2020_pp_21_33
[28a] Michael Riddick « The Thief of Michelangelo: Models Preserved in Bronze and Terracotta » https://renbronze.com/2020/08/09/the-thief-of-michelangelo-models-preserved-in-bronze-and-terracotta/

3 Les larrons vus de dos : postérité

15 avril 2024

A partir du 17ème siècle, la formule reste rare, mais il serait fastidieux d’en faire un inventaire exhaustif. D’autant que la diffusion croissante des images, notamment par la gravure, rend très difficile d’établir des filiations.

Ce chapitre se contente donc de présenter quelques réalisations frappantes, et quelques cas où la filiation est certaine.

Article précédent : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie 

Chez Van Dyck

 

1620 ca Van Dyck (anct Peter_Paul_Rubens) Le coup de lance Musee des BA AnversLe coup de lance, Van Dyck (anciennement attribué à Rubens), vers 1620, Musée des Beaux Arts, Anvers 1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Van Dyck a resserré dans un format vertical la composition à succès de Maerten de Vos, et rajouté deux trouvailles iconographiques :

  • la massue qui casse la jambe du mauvais larron frappe visuellement celle du Christ, comme dans la fresque du Pordenone (voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) ;
  • les cheveux de Marie-Madeleine frôlent les pieds saignants du Christ, rappelant la scène où ils essuyaient les mêmes pieds mouillés de larmes (Luc 7, 36-38).


1626 and 1667 Gerard_de_la_Vallee_-_Longinus_piercing_Christ's_side_with_a_spear coll partLongin perçant le flanc du Christ
Gérard de la Vallée, 1626-67, collection particulière
1710 Jan Anthonie de Coxie Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco copie coup de lanceJan Anthonie de Coxie, 1710, Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco

Ces deux exemples témoignent de la fortune de la composition de Van Dyck :

  • quelques années après, Gérard de la Vallée la développe en largeur  ;
  • au siècle suivant , Jan Anthonie de Coxie l’aère par un cadrage plus lointain et la suppression du bourreau.

1629 ca Van Dyck St. Rumbold's Cathedral MechelenVan Dyck, vers 1629, Cathédrale St. Rumbold, Mâlines

Dans cette seconde Crucifixion de Van Dyck, nous sommes maintenant après la mort du Christ, comme en témoignent la plaie au flanc ,les ténèbres dans le ciel et la lune obscurcie. La contrainte du coup de lance disparue, Van Dyck retient la composition inverse (le Bon larron vu de dos), qui a pour effet mécanique de majorer le Mauvais Larron. Pour surprendre le regard expert des spectateurs du XVIIème siècle, il bouleverse le casting habituel : le cavalier n’a plus de lance, le rôle du centurion levant le bras est tenu par un berger, le Mauvais Larron a des traits angéliques, tout en refusant le regard du Christ.

Car contrairement au conventions, celui-ci n’incline pas son visage vers le Bon Larron, mais vers la Vierge, qui n’est pas en position d’honneur. Ces inversions ne sont pas gratuites, mais visent à suggérer au spectateur une autre scène :

« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère » Jean 19, 26-27

Le pathétique est que Marie et Jean revivent, après la Mort du Christ, les dernières paroles qu’il leur a adressées.


1630-61 Abraham_van_Diepenbeeck_-_The_Crucifixion_(Fitzwilliam_Museum)Provenant de l’église Saint Georges d’Anvers, Fitzwilliam Museum 1630-61 Diepenbeeck, Abraham van Conradus, Abraham J. Visscher, Claes Kreuzigung ChristiGravure d’Abraham Conradus

Abraham van Diepenbeeck, 1630-61

Réalisée par un élève de Rubens, cette grisaille reprend la composition de la seconde Crucifixion de Van Dick, et la même idée de prolongation du dialogue :  car bien que la plaie du flanc ne soit pas visible, le départ des soldats montre bien que nous sommes après la mort du Christ.  Il ne s’agit pas d’un projet pour une gravure, mais d’une oeuvre achevée,  comme le prouvent le bouclier et l’épée du soldat, portés du côté gauche comme il se doit.

Le graveur a transposé le format en largeur (sans penser à inverser le bouclier et l’épée). Le résultat est une composition beaucoup plus ordinaire, respectant la binarité habituelle : la Vierge et Saint Jean du côté du Bon Larron vu de face, les soldats du côté du Mauvais Larron vu de dos.



Autour de Rubens

1620 ca Peter_Paul_Rubens_The_Three_Crosses Boymans van Beuningen RotterdamLes Trois Croix, Rubens, esquisse, vers 1620 , musée Boymans van Beuningen, Rotterdam Schelte Adamsz Bolswert MAH GenèveGravure de Schelte Adamsz Bolswert d’après Rubens, MAH, Genève

Sur les croix identiques plantées en triangle équilatéral et vues en contreplongée, les suppliciés sont unifiés au point qu’on croirait la même personne tripliquée.

En fait, les larrons se distinguent par des détails :

  • pour le Bon, le panonceau, la barbe christique et le visage paisible ;
  • pour le Mauvais, une expression de terreur et la vue de dos.

Les trois Croix se distinguent elles-aussi par des détails :

  • le squelette de crocodile dans les ronces indique que le serpent de la Chute est définitivement oublié ;
  • le crâne d’Adam est racheté par le sacrifice du Christ
  • sous celle du Mauvais Larron il n’y rien, sinon deux croix vides, montrant l’inanité de sa mort.

L’avantage de cette composition est que, si l’on ne s’attache pas aux détails, elle est pratiquement réversible. Bolswert l’a recopiée telle quelle, en se contenant de changer de côté la plaie du flanc.


1625-50 David_Teniers_(I)_-_Calvary LouvreLe calvaire
David Teniers (I), 1625-50, Louvre

Teniers normalise la composition coup-de-poing de Rubens en espaçant les croix, en édulcorant par l’auréole le cadavre supplicié du Christ et en rajoutant à l’arrière-plan, en guise de Jérusalem, une cité hollandaise que ses fortifications ne protègent pas des éclairs.


1710-ca-Giovanni_Battista_Piazzetta_-_Christ_Crucified_between_the_Two_Thieves_-Gallerie-dellAccademia-Venise
Le Christ entre les Larrons
Giovanni Battista Piazzetta, vers 1710, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorsque Piazzetta reprend un siècle plus tard la composition de Rubens (comme le montrent les bras en triangle du Christ, une innovation en Italie), c’est à nouveau le Mauvais Larron qu’il représente de dos. Le cavalier brandissant un étendard est un symbole de la Victoire, du côté du Bon larron.


Domenico Crespi 1729 Crucifixion Brera Milan detail
Crucifixion (détail)
Domenico Crespi, 1729, Brera, Milan

Dans sa Crucifixion, elle-aussi en contreplongée mais sans les larrons, son maître Crespi reprendra le même détail, mais pour signifier l’inverse : la défaite du paganisme, à côté d’un juif en rouge, lui aussi abattu.



Chez Poussin

Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion
Poussin, 1645-46, Wadsworth Atheneum, Hartford
575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Dans l’unique Crucifixion de Poussin, le détail du joueur de dés qui se retourne vers le mort sortant du sol ne peut provenir que de la composition de Véronèse. C’est là également que Poussin a trouvé l’idée du Bon Larron vu de dos et à contrejour, un paradoxe que Véronèse avait essayé de gommer tandis que Poussin en fait au contraire un point fort de sa composition très anticonformiste. Pour un analyse plus détaillée, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653).


1646 Jacques Stella Crucifixion call partCrucifixion
Jacques Stella, 1646, collection particulière

Cette copie d’époque permet d’apprécier toute la force de la composition de Poussin.



Autour de Rembrandt

1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin MuseumCrucifixion
Thomas de Keyser, 1635-44, Catharijneconvent, Utrecht

Ce Calvaire vu de biais a des aspects originaux pour la peinture hollandaise de l’époque. Le roseau tombé par terre conduit l’oeil jusqu’au pot de vinaigre, attribut du Mauvais larron, négatif comme sa vue de dos. L’autre vue de dos du tableau est au contraire positive : la grande silhouette rouge de Joseph d’Arimathie apportant le linceul, du côté du Bon Larron.



1635-44 Thomas de Keyser Catharijneconvent utrecht schema
Portraitiste reconnu, de Keyser n’était pas un spécialiste de la perspective : ce pourquoi son Bon larron est nettement trop grand.


Les Larrons vus de dos de Rembrandt (SCOOP !)

1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National GalleryLamentation sur le Christ mort, Rembrandt, 1635 , National Gallery

A cause de la vue de dos du larron de gauche et de l’allure christique de celui de droite, on considère habituellement que cette huile sur papier était prévue pour être inversé, projet pour une gravure qui n’a pas été réalisée [29]. Cependant l’orientation de la composition correspond bien au mouvement de la Déposition, de la croix vers le sol. Et il n’est pas logique que le halo lumineux auréole le Mauvais larron.


1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National Gallery detail larron 1415-20 Campin Bon Larron

Ces difficultés disparaissent dès lors que l’on remarque le bandeau sur le yeux et la ligature des bras en arrière : Rembrandt a tout simplement décidé de moderniser, en la représentant de biais, la célèbre Déposition de Campin.


1641 Rembrandt Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Rembrandt, 1641, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure un peu postérieure prouve assez que Rembrandt a persévéré dans l’idée de représenter le Bon Larron vu de dos, et même qu’il allait plus loin que Campin dans la représentation paradoxale du Mauvais larron : ici encore il a un visage christique, qui plus est tourné vers le Christ. C’est seulement son corps dans l’ombre qui traduit qu’il n’est qu’une sorte de négatif  du divin.


1649-50 rembrandt_christ_crucified_thieves LouvreLe Christ sur la Croix entre les deux larrons
Rembrandt, 1642-55, Louvre

Il  réitère  la même idée une troisième fois, dans cet dessin dont l’authenticité n’est plus discutée, mais dont la datation reste incertaine [30].


1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 1er etat gallica1er état 1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 5eme etat5ème état

Les Trois croix, Rembrandt, 1653 [31]

Dans cette composition plane délibérément passéiste, Rembrandt réutilise la posture « à la Campin », de profil plutôt que de dos, en l’appliquant cette fois au Mauvais Larron. L’inconvénient est que, le bandeau sur les yeux étant peu visible, on peut avoir l’impression contreproductive qu’il baigne dans la lumière divine.

Aussi, dès le 5ème état, Rembrandt reprend en profondeur la composition : tout en faisant tourner la croix pour suggérer la vue de dos, il plonge définitivement le Mauvais larron dans les ténèbres.


Un Calvaire rembranesque

1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum BaleCalvaire, Govert Flinck, 1649, Kunstmuseum, Bâle 1633 Rembrandt Descente de Croix Alte Pinakothek in MunichDescente de Croix, Rembrandt, 1633, Alte Pinakothek, Münich

La croix en biais et le spot de lumière sont les seuls éléments qui rattachent lointainement la composition de l’élève à celle du maître.



1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum Bale detail
Dans la zone éclairée, une famille en habits contemporains vulgarise et rend presque triviaux les personnages sacrés : Joseph d’Arimathie en grand-père, la Vierge allongée montrant ses pantoufles, Marie-Madeleine qui a laissé tomber son châle, le Centurion dont on devine à peine l’épée. Se rajoutent deux anonymes, la mère qui pleure avec son enfant. Les deux larrons s’escamotent dans la pénombre, de même que deux chiens qui se reniflent en bas au centre.

La vue en biais sert à rapprocher les trois Croix et à les compresser dans la partie droite, ce qui fait ressortir d’autant ce qui intéresse Flinck : transposer la Lamentation aujourd’hui.


Hommages au Tintoret

crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice

Crucifixion
Tintoret, 1565, Scuola Grande di San Rocco, Venise

Dans cette immense toile panoramique, la grande nouveauté était de représenter le Calvaire en dynamique : la croix du Bon larron en train de s’élever tandis que celle du Mauvais larron est encore au sol.


1638-40 Giovanni Lanfranco Certosa di San Martino Catalogo generale dei Beni CulturaliCrucifixion
Giovanni Lanfranco, 1638-40, Certosa di San Martino, Naples, photo Catalogo generale dei Beni Culturali

Au siècle suivant, Lanfranco applique la même idée à Naples, mais en inversant le chronologie : c’est la croix du Bon larron qui est par terre tandis qu’on dresse celle du Mauvais.


1704-05 Luca Giordano Santa Brigida NapoliLuca Giordano, 1704-05, Santa Brigida, Naples

Au début du siècle suivant, toujours à Naples, Luca Giordano relève le défi en montrant la croix du Bon larron plantée, mais de guingois, et celle du Mauvais larron en cours de mise en place, poussée par derrière. Ainsi, au moment où le cavalier s’approche pour porter le coup de lance, le Bon larron et le Christ sont déjà partenaires, réunis dans la même immobilité de part de d’autre de la lumière divine.



Au XVIIIème siècle

Les calvaires de Tiepolo

1745-50 Giambattista_Tiepolo_-_The_Crucifixion musée d'art, St. LouisLa Crucifixion
Tiepolo, 1745-50, Musée d’Art, St. Louis

Un siècle après Flinck, le goût rococo pousse encore plus loin le travestissement théâtral : le Calvaire est relocalisé dans les Alpes, sur un pic encombré d’orientaux en turban au milieu desquels surnage un emblème romain. Le premier plan est une scène de bataille , avec un tambour et un lancier qui charge en diagonale, dans le sens de la lecture. Cette interruption incongrue crée un effet de surprise, et détourne l’oeil de l’autre lance, celle qui est en train de percer discrètement le flanc du Christ.

La vue de biais sert ici cette esthétique du coup de théâtre. Le Mauvais Larron, immobilisé et vu de dos, complète, orthogonalement le lancier vu de dos qui traverse l’histoire sans s’arrêter.


 

1755 Tiepolo Lamentation National Gallery 1755 Tiepolo, Giovanni Domenico, 1727-1804; The Lamentation at the Foot of the Cross1755-60

Lamentation, Tiepolo, , National Gallery

Tiepolo s’inspire par deux fois de la Lamentation de Rembrandt, qu’il  pu voir dans  dans la collection de Joseph Smith, le consul britannique à Venise entre 1738 and 1762. Tout en reconnaissant cette évidente paternité, le site de la National Gallery prétend, contre toute vraisemblance  iconographique, que le Larron vu de dos est le Mauvais [32]. En fait, Tiepolo, qui ne pouvait pas comprendre la référence à Campin, a surtout retenu l’idée du contrejour. Tout en accentuant l’ombre, il a clarifié la composition en inclinant vers le bas la tête du Bon Larron, de manière à suggérer qu’il continue à regarder le Christ après la Déposition. Dans la même optique de clarification, il a rejeté en arrière celle du Mauvais Larron.

Tandis que chez Rembrandt, Marie-Madeleine se jetait à plat-ventre pour embrasser les pieds du Christ, Tiepolo augmente le pathos en la plaçant, dans la même pose, en oreiller pour le soutenir.


Des fresques bavaroises

1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauCrucifixion
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Cette fresque du plafond d’un des bas-côtés fait partie de la série des Sept douleurs de Marie. C’est au pied de la mauvaise croix que la douleur plante son épée dans sa poitrine de Marie tandis que Jean le visionnaire cache ses yeux dans son mouchoir. L’ellipse presque totale du Bon Larron laisse le Christ en tête à tête désespéré avec son Mauvais compagnon.


1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Saint Bernard de Clairvaux Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauVision de Saint Bernard de Clairvaux
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Juste avant l’arc triomphal, cette autre contreplongée virtuose réussit le tour de force de montrer simultanément deux visions de Saint Bernard :

  • à l’arrière, Marie découvre un sein pour abreuver le Saint d’un jet de lait ;
  • à l’avant, le Christ l’abreuve d’un jet du sang de sa plaie.

La vue de dos est la seule solution pour que le flanc droit soit visible.



Au XIXème et XXème siècle

Deux vues de dos radicales

1800 blake The soldiers casting lots for christ's garments aquarelle pour Thomas Butts Fitzwilliam Museum
The soèldiers casting lots for christ’s garments
William Blake, 1800, aquarelle pour Thomas Butts, Fitzwilliam Museum

Cette composition frappante unifie les trois Croix dans une sorte de vision panoptique, où les larrons semblent montrer les deux flancs du Christ caché.

Les spectateurs  se répartissent en trois lignes, analogues à l’inscription trilingue qu’ils nous font voir symboliquement :

  •  soldats romains indifférents, pour le Latin ;
  • peuple en pleurs pour le Grec ;
  • officiels dans la tribune pour l’Hébreux.

Surplombant les pointes des piques, des flèches d’église se distinguent à peine du fond.

Ainsi l’image vaut, triplement, par ce qu’elle nous dissimule.


"Jerusalem, ou Consummatum est" Gérôme« Jerusalem, ou Consummatum est »
Gérôme, 1868, Paris, Musée d’Orsay

Gérôme poussera au comble cette élision, en ne nous montant plus que l’ombre des croix vues de dos. Pour une analyse  détaillée, voir 1 : Jésus et Ney.


Les Larrons sur les marges

1800-10 dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, Via Crucis stazione XII
Via Crucis stazione XII
Dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, 1800-10

La position des repose-pieds nous révèle, discrètement, que le Bon Larron est tourné vers le Christ tandis que le Mauvais lui tourne le dos. Le jeu des regards redouble le message : Marie regarde son Fils qui regarde le Bon Larron, Saint Jean ne lève pas les yeux.


1880 ca The crucifixion - from The life of our lord, published by Society for Promoting Christian Knowledge, LondonIllustration de « The life of our lord », publié à Londres par The society for Promoting Christian Knowledge, vers 1880

Les deux larrons participent ici à une logique essentiellement décorative, dans l’esthétique « art and craft ». L’ombre qui couvre le Bon Larron n’a rien de symbolique : c’est celle de sa propre croix, la lumière venant d’en haut à gauche.


Une ambition panoramique

1847-52 Pietro Gagliardi San Girolamo dei Croati RomePietro Gagliardi, 1847-52, église San Girolamo dei Croati, Rome

Trois siècles d’évolution de la peinture italienne et l’habitude des sacromonte peuplées d’innombrables statues ont conduit à cette composition panoramique, qui accumule les personnages démonstratifs et les effets théâtraux : le spot de lumièe aveuglante, l’arc en ciel, les anges qui pleurent dans les nuages, les arbres déracinés par les bourrasques, les rochers qui s’écroulent, les morts qui sortent de tous les tombeaux, le Mauvais larron au milieu des éclairs vomissant son âme come une bile. Dans cette débauche d’effets spéciaux, la vue de dos du Bon larron passe finalement pour un motif banal.


Les Calvaires de Gustave Doré

Gustave Dore 1858 Le Calvaire Le Musée français AvrilLe Calvaire Gustave Dore 1858 Le Calvaire inverseLe Calvaire (inversé)

Gustave Doré, 1858, Paru dans le Musée français, numéro d’Avril

Le choix de cette composition s’explique ici très bien : les bourreaux hissent la croix à rebours du sens de la lecture, ce qui la rend d’autant plus lourde. La composition inversée donne une impression de facilité.


Gustave Doré 1866 Mort du ChristLa Mort du Christ Gustave Dore 1866 Les tenèbres a la CrucifixionLes ténèbres à la Crucifixion

La Sainte Bible, Gustave Doré, 1866

Le décor identique crée entre les deux moments un effet pré-cinématographique :

  • un spot de lumière en vue de près, au moment de la Mort,
  • la nuit en cadrage plus large, pour la fuite des cavaliers après la Mort.

Des illustrations anglaises

Moins spectaculaires que les Bibles françaises de Doré, les différentes Bibles des éditions Cassell doivent leur succès à l’abondance des images, avec un grand nombre d’illustrateurs [33]


1870-74 F. Philippotaux Cassell's Illustrated Family BibleF. Philippotaux, Illustrated Family Bible, édité par Cassell de 1870 à 1874 1882 The Crucifixion. Illustration for The Child’s Life of Christ with Original Illustrations (Cassell,The Child’s Life of Christ », édité par Cassell de 1882

La première est un Calvaire vue de biais très standard, mis à part le détail de l’échelle jetée par dessus la crevasse, qui symbolise l’humanité abattue par la puissance divine.

Le seconde se divise en deux plans :

  • en avant, les saints personnages dans la lumière, autour de la Croix du Christ ;
  • en arrière, une foule sombre, au dessus de laquelle, comme ballottées par ce flot, surnagent les croix désorganisées des larrons.


Les Crucifixions de Gebhardt

1873 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi Kunsthalle, Hamburg1873, Kunsthalle, Hamburg 1884 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi_-_7886_-_Bavarian_State_Painting_Collections1884, Bavarian State Painting Collections, Münich

Eduard von Gebhardt, Crucifixion

Gebhardt s’est spécialisé dans les scènes religieuses transposées en costume médiéval.

La Crucifixion de 1873 installe une vision panoramique, dans laquelle la croix du Mauvais larron ouvre une échappée vers la foule en contrebas et les cavaliers à l’arrière-plan. A gauche, un escalier de mains croisées conduit l’oeil, depuis les deux Maries et le vieillard en rouge, jusqu’à celles de la Vierge qui les élève vers son Fils. De là l’oeil mesure l’écart entre les pieds meurtris et Marie-Madeleine, tombée sur le talus.

Toute en gardant les mêmes principes, la version de 1884 resserre la composition, ce qui conduit à placer la première Marie à genoux et à supprimer la scène en contrebas. La mauvaiseté du Larron est accentuée par sa croix en bois brut et par sa barbe satanique.


La provocation de Klinger

1890 Leipzig,_Museum_der_bildenden_Künste,_Max_Klinger,_die_Kreuzigung_ChristiCrucifixion
Max Klinger, 1890, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Cette oeuvre monumentale et ambitieuse, élaborée durant trois ans, renoue avec la tradition des Crucifixions germaniques, mais au ras du sol. Dans un crescendo de gauche à droite, la frise enchaîne les provocations [35] :

  • l’aveugle Longin fait de l’oeil à une Vénus plantureuse ;
  • des Juifs gesticulant dictent le panonceau à un scribe ;
  • un grand prêtre arbore un habit de cardinal ;
  • Marie est une vieille femme desséchée, que Saint Jean ne soutient pas ;
  • en revanche, en plein centre, une Marie-Madeleine plantureuse, qui se tord les mains dans une pose hystérique, est l’objet des attentions de tous ;
  • le Bon larron est un autoportrait de Klinger ;
  • deux bourreaux nus passent dans une attitude équivoque (sous l’alibi de ceux dont Michel-Ange avait peuplé l’arrière-plan de son Tondo Doni) ;
  • le Christ, nu, blond et sans aucune blessure, est intégralement nu, l’entrecuisse posée sur une traverse ;
  • le fessier du Mauvais larron s’incruste dans le bois.

Il ne faut pas comprendre cette « germanisation » du Christ comme une charge anti-chrétienne, mais au contraire comme une volonté de moderniser la religion, en cassant les représentations traditionnelles au profit d’une interprétation purement psychologique : ainsi la douleur conventionnelle de Marie est extériorisée par Marie-Madeleine, par l’entremise de l’Artiste par excellence : un Saint Jean au visage beethovenien [36].


Le Calvaire de Tissot

En 1894, Tissot expose à Paris 350 aquarelles qui décomposent avec un extraordinaire réalisme tous les épisodes de la Vie du Christ, et en renouvellent de fond en comble l’iconographie [34]. Sur les trente aquarelles consacrées au Golgotha (286 à 316), dix présentent des vues de dos :

1886-1894 Tissot 296 Le pardon du bon Larron Brooklin Museum296 : Le pardon du bon Larron, Tissot, Brooklin Museum 1886-1894 Tissot 297 Les_vêtements_tirés_au_sort Brooklin Museum297 : Les vêtements tirés au sort

Elles commencent par un travelling arrière, en descendant le long du chemin qui tourne autour de la colline, à partir de la croix du Mauvais Larron.


1886-1894 Tissot 300 Stabat Mater Brooklin Museum300 : Stabat Mater 1886-1894 Tissot 301 Mater dolorosa Brooklin Museum301 : Mater dolorosa

La caméra se place ensuite derrière la croix du Christ, pour capter la douleur de sa mère.


1886-1894 Tissot 303 J'ai soif. Le vinaigre donné à Jésus Brooklin Museum303 : J’ai soif. Le vinaigre donné à Jésus.

Le larron vu de dos et le soldat qui tend le roseau à l’envers et de la main gauche démontrent, par ces inversions, leur appartenance au camp du Mal. La Bon larron vu de face compatit avec le Christ.


1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin Museum306 : La foule s’en va en se frappant la poitrine 1886-1894 Tissot 307 Le tremblement de terre Brooklin Museum307 : Le tremblement de terre

Après la mort du Christ, travelling avant par un autre chemin, un escalier qui monte droit jusqu’à l’arrière de sa croix.. Le tremblement de terre est figuré très sobrement, par le nuage qui frappe la terre et les vivants qui s’affalent.


1886-1894 tissot 313 on-rompt-les-jambes-aux-larrons313 : On rompt les jambes aux larrons

La vue de biais permet d’imbriquer le couple verso recto des soldats, et celui recto verso des larrons.


1886-1894 Tissot 315 Le coup de lance Brooklin Museum315 : Le coup de lance 1886-1894 Tissot 316 Confession de Saint Longin Brooklin Museum316 : Confession de Saint Longin

L’épisode sur le Golgotha se conclut par un dernier mouvement de caméra qui, placée derrière la croix vide du Mauvais larron, capte le coup de lance et la conversion juste après, le temps que le bourreau soit descendu de l’échelle.


Au XXème siècle

Epuisé par la virtuosité de Tissot, le thème du Calvaire ne donnera plus lieu à aucune oeuvre majeure.


1890-1900 J. Aniwanter Yaroslavl Museum of Fine ArtsJ. Aniwanter, 1890-1900, Yaroslavl Museum of Fine Arts 1915 Providence Lith. Co. editions G.F.Callenbach Catharijneconvent utrecht1915, Providence Lith. Co, éditions G.F.Callenbach, Catharijneconvent, Utrecht

Ces deux compositions, opposées par le format, montrent la grande liberté de cadrage dont profitent désormais les artistes, stérilisés par une esthétique photographique ou cinématographique.

Dans la lithographie hollandaise, le soldat romain dans la tranchée est une allusion transparente à la guerre en cours.


1900-20 Camille Lambert-Le_GolgothaLe Golgotha, Camille Lambert, 1900-20

Dans le veine symboliste, ce Calvaire dresse trois croix surdimensionnées sous les yeux d’un moine médusé, sa cordelière à la main : on comprend qu’il s’agit d’une vision suscitée par la pénitence.


1907 SchieleCrucifixion
Egon Schiele, 1907, collection particulière

Le Mauvais Larron apparaît comme l’avatar sombre du Christ, avec la lune rouge comme auréole inatteignable.


Références :
[34] Pour l’intégralité de ces aquarelles, voir Judith F. Dolkart « James Tissot : the life of Christ »
https://archive.org/details/gtu_32400006997922/page/250/mode/1up?view=theater
[35] Véronique Dalmasso, Stéphanie Jamet Vertige de l’art: Syncopes et extases (XVIe-XXIe siècles) p 209 et ss https://books.google.fr/books?id=w9-tEAAAQBAJ&pg=PA209&dq=klinger#v=onepage&q=klinger&f=false
[36] Hartmut Kramer-Mills « LIBERAL QUEST FOR RELIGIOUS MODERNITY: MAX KLINGER’S « CRUCIFIXION » AND FRIEDRICH NAUMANN’S « LETTERS ON RELIGION » Nederlands archief voor kerkgeschiedenis Dutch Review of Church History, Vol. 82, No. 1 (2002), pp. 61-85 (25 pages https://www.jstor.org/stable/24011565