2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques
Après les larrons vus de dos dans les calvaires plans, passons maintenant au cas très différent des calvaires vus de biais, en commençant par les tout premiers : dans les pays germaniques.
Article précédent : 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans
Lorsque le Calvaire est vu de biais, c’est le choix de la disposition générale (diagonale montante ou diagonale descendante ) qui prime : le fait que le Mauvais ou le Bon larron soit vu de dos n’en est qu’une conséquence.
En aparté : les précurseurs du Calvaire vu de biais
Carnet de dessins
Bellini, 1440-70, British Museum (1855,0811.76)
Ce croquis montre que l’absence totale de Calvaires vus de biais en Italie n’est pas due à une difficulté technique ou à un manque d’imagination : le choix de la vue de face est un choix idéologique qui met en scène un monde polarisé, dont la croix du Christ, par son horizontalité, balance la moitié positive et la moitié négative. L’évolution vers des représentations en déséquilibre obligera à renoncer à cette symbolique multi-centenaire : car les représentations polarisées de la Crucifixion se sont mises en place très progressivement, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction.
Heures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v
Dans cette miniature qui lui a récemment été attribuée, le maitre viennois de Marie de Bourgogne a conçu un effet de profondeur tout à fait innovant pour l’époque, quasiment expérimental :
- à gauche par la file de spectateurs dont la taille diminue à l’infini ;
- à droite par les trois croix implantées en diagonale, celle du Christ étant vue de biais.
Toutes les images pleine page du manuscrit se présentent sur un verso. C’est la dynamique de la lecture qui explique les inversions tout à fait extraordinaires de cette Crucifixion :
- pour amorcer d’emblée l’effet de profondeur que créent les deux personnages barbus du premier plan et l’enfilade des soldats, il les a placé du côté du Bon Larron, quitte à rendre positifs, sous forme de Joseph d’Arimathie et Nicodème, les Juifs qui se trouvent habituellement du côté du Mauvais ;
- pour donner la position centrale à Marie Madeleine, relais du lecteur dans l’image (et probable portrait de la commanditaire du manuscrit), il n’a pas hésité à décaler la Vierge et Saint Jean sous le Mauvais Larron ;
- s’apercevant de l’importance que prenait ce dernier (croix la plus haute, position conclusive), il l’a minoré en le représentant de dos, les yeux bandés, coupé par le cadre et escamoté par la pliure ;
- pour le minorer encore, il a eu l’idée de l’inversion atypique de la Lune et du Soleil (voir Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident), de manière à ce que le luminaire mineur intronise le Bon Larron, le luminaire majeur le Christ, tandis qu’un plafond bas écrase le Mauvais Larron.
Ainsi un crescendo graphique très élaboré accompagne le lecteur, de la marge gauche au centre du livre.
Heures de Marie de Bourgogne, Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99V
Quelques années plus tard, avec la liberté que permet le luxe d’une commande princière, dans cette Crucifixion elle-aussi située au verso, le Maitre viennois de Marie de Bourgogne a repris les mêmes principes, en multipliant les personnages et en reculant d’un niveau l’image à l’intérieur de l’image.
Sur ce procédé exceptionnel, voir 5.3 Bordures à proscenium.
Simon Beining, 1522-1523, Heures d’Albrecht de Brandebourg, MS 294a, Fizwilliam Museum
A noter que le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise recopiera encore servilement, cinquante ans plus tard, cette composition marquante.
Mise au tombeau aux trois oiseaux, Mantegna, 1465-90
1502, Musée diocésain, Cortone | 1504, NGA Washingon |
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Signorelli, La lamentation sur le corps du Christ (détail)
Au début du XVIème siècle, représenter le Calvaire vu de biais ne présente aucune difficulté théologique ou technique, pourvu qu’il reste en arrière-plan. Mais personne, surtout en Italie où règne sans partage la Crucifixion symétrique, n’aurait l’idée d’en faire le sujet principal d’un tableau [10b].
Crucifixion
Luca Signorelli, 1507, Lindenau Museum
Signorelli lui-même, l’artiste italien le plus avancé sur la question au début du 16ème siècle, va jusqu’à montrer l’arrière de la croix du Bon larron, mais profite de la rotondité du tronc pour éviter de propager la vue de dos à celui-ci.
La croix en biais : préliminaires
Crucifixion (Polyptyque des Sept Douleurs)
Dürer, 1500 , Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Ce panneau de Dürer serait proprement révolutionnaire s’il s’agissait d’une Crucifixion : mais le sujet est en fait une des Sept douleurs de Marie, celle qu’elle éprouve devant son fils crucifié. Comme l’a développé Heike Schlie ( [11], p 83) la vue latérale place au centre de l’image cette compassion de la mère envers son fils, et la renvoie vers le spectateur, afin qu’il l’éprouve lui-même : « la vision du crucifié par le spectateur est une vision médiatisée par Marie. »
En ce sens, la composition s’inscrit dans la continuité des innombrables images des missels, qui montrent le donateur de profil, à gauche, contemplant l’objet de ses prières, à droite – de manière à ce que le sens de la lecture épouse celui de la vision (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).
La composition présente d’heureuses trouvailles graphiques :
- la diagonale d’auréoles qui conduit le regard jusqu’au crâne d’Adam, tout en bas (en jaune) ;
- le pagne emporté par le vent, qui conduit l’oeil vers le large tout en créant une affinité entre le Christ et Marie-Madeleine (en bleu).
Mais aussi une difficulté : le Christ est plus petit que sa mère (ligne rouge).
Comme le souligne Daniela Bohde ( [12], p 202), cette composition innovante résulte de considérations purement graphiques, et il serait vain de l’expliquer par une source textuelle, ou par l’évolution des mentalités.
La pénitence de Saint Jérôme
Cranach, 1502, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Deux ans plus tard, Cranach représente Saint Jérôme en pénitence devant une croix en biais, dans une composition qui serait très classique sans le pagne démesuré, qui flotte cette fois vers la gauche. Il implique que la vénération de Saint Jérôme ne va pas à un simple objet, mais plutôt à une apparition divine, un Crucifix qui s’anime [13]. Apparition déclenchée par la piété excessive du saint, qui relève sa barbe pour bien montrer la plaie saignante qu’il vient de se faire d’un coup de pierre. Le biais de la croix est d’ailleurs calculé pour qu’on puisse voir, sur le flanc du Christ, la plaie dont elle est l’Imitation.
La diagonale de la Croix (en jaune) ainsi que le pagne (en bleu) soulignent l’identification du Saint au Christ, par la souffrance.
Le fait que Cranach utilise des procédés similaires à ceux de Dürer ne signifie pas nécessairement qu’il s’en inspire. Il a pu simplement emprunter la même logique, induite par la même situation : la représentation latérale d’une douleur et de sa cause.
Les Crucifixions « excentriques » :
le Mauvais Larron vu de dos (1503-15)
Je résume ici les conclusions de Daniela Bohde, dans son article de référence de 2012 [12].
La floraison de ces compositions expérimentales s’explique pour partie par le développement d’un nouveau marché, celui des gravures pour collectionneurs. Ceux-ci les classaient en général par ordre thématique, facilitant la comparaison : ainsi les artistes devaient rivaliser d’originalité pour attirer l’attention. La production de séries gravées de la Passion, massive juste après 1500, trouve son terme avec les deux Passions de Dürer, en 1510-11 ([12], p 209). Après l’enrichissement narratif, les artistes doivent maintenant se tourner vers l’enrichissement formel.
Le point de départ : la Crucifixion de Schleissheim en 1503
Crucifixion de Schleissheim
Cranach, 1503, Alte Pinakothek, Munich
Le Saint-Jérôme de l’année précédente rend moins surprenante cette composition spectaculaire, un Calvaire vu de côté mais qui est en fait une Lamentation de Marie, élargie aux larrons.
La pénitence de Saint Jérôme, Cranach, 1502 (détail)
Le Christ vu en contreplongée, avec son pagne flottant, pourrait être considéré comme une simple autocitation du Saint Jérôme de l’année précédente. Mais prise dans son ensemble, la composition semble bien s’inscrire dans un rapport d’émulation et de surenchère, par rapport à la Lamentation de Dürer :
- la mer en contrebas est remplacée par une inondation ;
- le vent souffle maintenant en direction de Marie, ajoutant à sa douleur celles de la terre ;
- l’hypertrophie du pagne est augmentée par les nuages noirs qui enveloppent le Christ ;
- entre mère et fils, le problème de la taille est corrigé.
Comme dans la Crucifixion d’Antonello (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), la bande inférieure est un véritable morceau de bravoure symbolique, avec :
- le tronc scié à ras, qui fait pendant à la croix, et l’inscription 1503 à l’inscription INRI ;
- les côtes saillantes, comparées à du bois mort ;
- l’arbre en contrebas, arraché par l’inondation ;
- le crâne d’Adam remplacé par un transi à la bouche béante…
- …pour s’abreuver du sang qui goutte.
En regard de toutes ces trouvailles, l’ajout des deux larrons, sur le bord gauche, n’apparaît pas comme l’élément-clé de cette recomposition. La croix du Mauvais larron ne fait pas face à celle de son collègue, mais à celle du Christ : ce qui pourrait créer une proximité gênante entre les deux, heureusement atténuée par le profil perdu du malfaiteur. Le Bon larron, vu de face, est singulièrement antipathique : roux, bouffi, sanguinolent, et fortement sexué, il pourrait facilement passer pour le Mauvais.
Crucifixion (Schottenkreuzigung), Cranach, 1500-01, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Ce choix discutable est la simple reprise de la toute première Crucifixion de Cranach : cheveux roux et culotte blanche pour le Bon, cache sexe noir pour le Mauvais. La différence essentielle est que les pieds ne sont plus cloués.
Ainsi les jambes contusionnées, mais pas saignantes, laissent toute leur importance aux pieds torturés de Jésus. Entre les deux, l’oeil rencontre les mains de la Vierge, tordues par la douleur, et celles de Saint Jean, nouées par la compassion.
Cette Lamentation extraordinaire, devenue sans l’avoir cherché un Calvaires vus de biais, ouvre la voie à la vogue des « Crucifixions excentriques » qui vont fleurir, en Allemagne, pendant une trentaine d’années.
Altdorfer et Huber
Lamentation sous la Croix
Altdorfer (atelier), 1509, Staedel Museum, Francfort
Ce dessin est une sorte de comble de ces recherches formelles : la croix du Christ est vue de dos et son corps est invisible. Cet art de l’ellipse exige du spectateur un regard de connaisseur plutôt qu’un regard pieux. Non seulement la perspective l’expulse en hors champ, sur la droite, mais la hauteur démesurée des croix exclut toute identification avec le larron vu de dos : il est donc vain de spéculer sur une supposée valeur moralisante, pénitentielle ou subjective de cette vue latérale , et de chercher dans ce changement de point de vue l’influence de la Réforme ([12], p 216 et 219) :
les Crucifixions excentriques sont, avant tout, un exercice de style.
Elles sont d’ailleurs le plus souvent réversibles. Ainsi, ce dessin peut tout aussi bien être une oeuvre achevée (Mauvais larron vu de dos) qu’une étude pour une gravure (Bon larron vu de dos).
Maître JS , 1511, copie d’un dessin de Wolf Huber, Kupferstichkabinett, Berlin
L’épée des deux soldats, portée du côté gauche, permet ici de démontrer qu’il s’agit d’une oeuvre achevée : c’est bien le Mauvais larron qui est vu de dos. Le pagne du Christ, encore plus hypertrophié, rend hommage à celui de Cranach. L’idée remarquable est l’enfilade des trois croix, d’un gibet, et d’une roue, qui conduit l’oeil jusqu’à la résolution consolante : le clocher de l’église.
Le point de fuite est calculé pour que le spectateur s’identifie à Marie, couchée par terre, la tête sur les genoux d’une sainte femme. A noter que la perspective est faussée : si les croix des deux larrons étaient de même hauteur, celle du Mauvais serait largement en hors champ (ligne orange).
Ce dessin remarquable, perdu mais maintes fois copié, a servi de déclencheur à une oeuvre très célèbre d’Altdorfer [14] .
Retable de Saint Sébastien, Altdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian |
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Altdorfer reprend la même disposition d’ensemble, et transpose certains personnages : le soldat à la pique devient le bucheron à la hache, l’homme au turban appuyé sur la croix du premier plan devient l’homme au chapeau ( [12], p 213) .
La perspective, très excentrée, place cette fois le spectateur en hors champ. Ellle n’est que légèrement faussée : la croix du Mauvais Larron a été rehaussée (ligne orange), pour éviter qu’elle ne masque la main gauche du Christ.
L’idée de l’enfilade macabre est reprise, mais dans l’autre sens : la croix surnuméraire et la roue, sur la gauche, ouvrent une frise où alternent, du plus dur au plus fragile, le bois, la chair et le linge.
Une oeuvre perdue de Grünewald
Lamentation de Marie-Madeleine, Grünewald
Copie par Christoph Krafft, 1648, Fürstliche Sammlungen, Donaueschingen, Baden-Württemberg
On ne connaît avec certitude ni la date, ni l’origine de cette composition radicale [15] , la seule qui ose appliquer la vue de dos au Christ lui-même. La composition choisie correspond à la convention du visionnaire : notre regard accompagne celui de Marie-Madeleine pour monter jusqu’au Christ, puis poursuit au delà et redescend par l’échelle jusqu’au hors champ : trouvaille graphique extraordinairement déceptive, d’autant plus que le visage et la plaie du flanc, invisibles, ne nous sont perceptibles que par l’expression terrifiée de la sainte. Les orteils suspendus à quelque centimètres du sol rendent d’autant plus cruelle cette Crucifixion à hauteur d’homme.
Des compositions assagies
Calvaire
Cranach, 1515, Musée des Beaux Arts de Strasbourg (détruit WW2), photographie lucascranach.org
La perspective est ici très rigoureuse : depuis qu’il s’est établi à Wittenberg en 1505, Cranach a abandonné les excentricités de sa période danubienne. Il produit ici une sorte de Crucifixion excentrique normalisée.
Retable de la Crucifixion,
Hans Burgkmair l’ancien, 1519, Alte Pinakothek, Münich
Burgkmair a repoussé les deux larrons dans les volets latéraux, en compagnie de Saint Lazare et de sa soeur sainte Marthe.
L’effet de ping-pong entre les deux croix permet à l’oeil de découvrir, entre l’ange lumineux et le démon crachant le feu qui emportent par derrière les âmes des deux larrons, une troisième créature surnaturelle : une sorte de diable réduit à la taille d’une luciole qui, selon une croyance de la fin du Moyen-Age, est déçu de ne trouver aucun défaut dans l’âme du Christ.
Crucifixion avec donateurs
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière
Il ne s’agit pas d’une institution, mais bien d’une famille nombreuse, comme le montrent les petites croix au dessus des membres décédés. Les deux files de donateurs repoussent les croix des larrons en arrière de celle du Christ, dans une implantation triangulaire qui ne permet aucun dialogue. Ce n’est donc pas l’exactitude narrative qui est ici recherchée, mais la construction allégorique : les deux rangées forment un couloir humain qui conduit à un carrefour de trois chemins pierreux : la voie des hommes et celle des femmes, de part et d’autre de celle du Christ. La ville irréelle du fond n’est pas la Jérusalem historique, mais la Jérusalem céleste promise aux croyants. Le panonceau INRI flottant au dessus de la croix participe à ce parti-pris non réaliste, et la vue de dos du Mauvais Larron le signale comme l‘exemple à ne pas suivre.
Les Crucifixions excentriques :
le Bon Larron vu de dos (1515-50)
Lamentation, Hans Baldung Grien, 1513, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck (Gem_899)
Dans cette première Lamentation, le Bon Larron est crucifié des deux pieds et le Mauvais larron est vu de dos, ne montrant que le pied gauche.
Gemäldegalerie Berlin |
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Hans Baldung Grien, 1515-17
Le Bon larron vu de dos fait son entrée tardive, et discrète, sous la forme d’un unique pied qui conclut, en haut de la gravure, un raccourci spectaculaire. S’agissant curieusement d’un pied droit, on en déduit que le pied gauche est attaché encore plus haut, en hors-champ : manière astucieuse de prolonger le regard du spectateur vers le ciel, au delà du Bon larron. Le Mauvais larron en revanche continue à montrer son pied gauche, ce qui stoppe l’ascension.
Le tableau de Berlin, pousse plus loin la même idée : c’est maintenant par son absence que le Bon larron signifie sa montée au ciel.
Dans le cercle de Huber
Lamentation, Maître IP, vers 1521, Ermitage
Ce sculpteur de Passau, ville dont Huber était le peintre de la cour, a réalisé plusieurs petits panneaux qui présentent des calvaires vus en biais. Celui-ci, dont la destination n’est pas connue, est le seul présentant un larron vu de dos, en l’occurrence le Bon. Le fait qu’il soit mis à égalité avec le soldat debout à droite conduit à mettre en doute le caractère subjectif des représentations « à la Huber », puisqu’ici le spectateur peut s’identifier, au choix , au héros positif ou au héros négatif (s’agissant d’une Lamentation, le soldat romain ne peut pas être compris comme étant le Bon Centurion).
D’un point de vue symbolique, le choix d’inverser la composition de Huber pour une Lamentation avantage le Bon larron de deux manières :
- il continue à contempler le Christ étendu à ses pieds ;
- l’échelle (qui monte, dans le sens de la lecture) peut être comprise comme une métaphore de son accession au Paradis.
Chez Holbein
Crucifixion (détail du Retable de la Passion), provenant de la Cathédrale de Bâle, Holbein, 1524-26, Kunstmuseum, Bâle
Le format oblong du panneau invitait à une composition excentrique, avec un fort biais. Holbein a préféré conserver la Croix du Christ presque dans le plan du tableau, quitte à montrer les deux larrons presque de profil. Sur la rare configuration tronc-poutre-poutre, voir 4 De Nuremberg à Venise.
La légère vue de dos du bon Larron s’inscrit dans une stratégie d’ensemble : entre les scènes en mouvement (flèches pleines), accompagner le regard du spectateur au travers des deux scènes statiques, par des astuces perspectives (flèches en pointillé) : les fuyantes pour la Flagellation, le regard du Bon Larron pour la Crucifixion.
Etude pour un vitrail
Holbein, vers 1525-28, Kunstmuseum, Bâle
Dans les mêmes années, le contexte décoratif donnait à Holbein la liberté de s’essayer à une vraie Crucifixion excentrique, qui escamote la croix du Bon larron derrière un pilastre ornemental. Le collier de perles qui en orne la base s’oppose au collier vide décerné au Mauvais larron.
Chez Altdorfer
Calvaire, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg
C’est tout aussi tardivement qu’Altdorfer passe lui-aussi au Bon larron vu de dos, pour la même raison compositionnelle : propulser le regard vers le groupe des saints personnages, en bas à droite. L’instant représenté est très particulier : après avoir brisé les jambes du Bon Larron, le bourreau s’apprête à faire de même pour le Christ, mais constate qu’il est déjà mort : l’officier en contrebas lui donner l’ordre d’arrêter.
En rapprochant les deux croix autour du bourreau et en les enveloppant dans la même aurore boréale, Altdorfer restaure l’affinité entre le Bon Larron et le Christ, que la vue de dos aurait pu contrecarrer.
Les Livres d’Heures du Cardinal Albrecht de Brandebourg
Dernières paroles du Christ, fol. 242v | Calvaire, fol. 302v |
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Simon Beining, 1525-30 Livre de Prières du Cardinal Albrecht de Brandebourg ,Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115)
Ordinairement passéiste, le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise utile une croix en biais pour mettre en scène les dernières paroles du Christ à la Vierge et à Saint Jean. Sa position à gauche l’identifie comme émetteur, avec l’avantage collatéral de monter son flanc droit encore intact.
Dans le Calvaire, Beining recycle le modèle du larron en Y, pendu par les mains (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)). Toutes les grandes miniatures du livre sont au verso : la vue de dos du Bon larron sert ici à accompagner le lecteur dans son balayage de gauche à droite.
Augustin Hirschvogel, vers 1533, Bristish Museum | Nikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v [16] |
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Mort du Christ
On sait que Hirschvogel, à Nüremberg, a collaboré avec l’enlumineur Nikolaus Glockendon pour réaliser une copie augmentée, toujours pour Albrecht de Brandebourg, du Livre de Prières illustré par Beining [17].
L’ajout dans la marge d’un parallèle typologique, en l’occurrence avec la scène du Serpent d’airain, dans la marge, imposait d’étoffer la composition :
- les joueurs de dés allongés par terre à côté du crâne font écho aux Hébreux mordus par les serpents ;
- Saint Jean et Marie en tête d’une foule font écho à la foule qui se dirige vers le serpent d’airain.
Le dessin copie très rapidement les anges dans le ciel, esquissés au lavis bleu par Beining. Il comporte plus de détails que l’enluminure de Glockendon (comparer notamment les tentes de la marge droite), et les personnages sont plus petits, juste esquissés.
Augustin Hirschvogel, vers 1533, British Museum | Nikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v |
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Crucifixion
On remarque la même évolution pour la Crucifixion :
- Hirschvogel a conservé les deux larrons de Beining, en les symétrisant, et a ajouté la scène du sacrifice d’Isaac, avec une action orientée de gauche à droite ;
- Glockendon a représenté le Christ seul, ce qui lui permis de dégager le pagne qui s’envole (il l’a d’ailleurs rajouté dans la Mort du Christ par raison de cohérence), et récupéré la composition avec les larrons pour le folio 112, avec pour parallèle typologique la Création d’Eve ; il a inversé le sens de lecture du Sacrifice d’Isaac (ce qui l’a obligé à montre Abraham de dos), sans doute pour tenir compte du fait que l’image se trouve sur un recto : le lecture se termine ainsi sur la figure de l’ange.
Toutes ces modifications poussent à la même conclusion : à partir du manuscrit de Beining, Hirschvogel a réalisé le premier jet (sans doute pour approbation par le Cardinal), et Glockendon (mort juste après, en avril 1534) l’a mis en page, en respectant les contraintes spécifiques à l’enlumineur [18].
Calvaire de Windsor
Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust
Ce dessin très singulier et très abouti, réalisé la même année, a probablement été conçu tel quel, et non comme étude pour un tableau. Il ne s’agit pas non plus d’un dessin préparatoire à une gravure, puisque le porteur de lance, quoique placé du mauvais côté, perce bien le flanc droit du Christ.
Le thème, très original, est celui de la foule encerclant le Calvaire (en violet). Si Hirschvogel avait choisi la configuration inverse (à gauche), l’effet aurait été de montrer les regards de la foule (en bleu) convergeant vers le Christ. Or le point de fuite est situé au niveau des suppliciés (en jaune).
Le sujet du dessin (à droite) est donc bien le dernier regard du Christ sur les siens, isolés dans la foule hostile et défendus seulement par un chien (en vert).
La genèse de ce dessin très original reste complexe : l’idée de ces dernières paroles en format panoramique prend sa source dans l’enluminure de Beining. La configuration tronc-poutre-poutre peut être attribuée à un particularisme nürembergeois, qu’on retrouve chez Wolgemut et Dürer (voir 4 De Nuremberg à Venise). Reste le détail très rare de la ligature superflue au niveau du ventre, que Hirschvogel a peut être emprunté à Holbein, dans le retable de la cathédrale de Bâle.
Les Calvaires de Mielich
Crucifixion | Descente aux Limbes |
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Atelier de Hans Mielich, vers 1560, NGA
Ce pendant très particulier, dont on ne connaît pas la disposition d’origine, constitue une sorte de terminus et d’aporie des Crucifixions excentriques, en faisant coïncider le Bon et le Mauvais larron. Les deux panneaux opposent :
- les Ténèbres et la Lumière,
- Jérusalem sous l’éclipse et des ruines classiques en feu – il s’agit du Septizonium et du Colisée, repris d’une gravure de Hieronymus Cock en 1551 ( [19], fig 23 ),
- la lance de la Mort et l’étendard de la Résurrection,
- le couple Jean/Marie et le couple Adam/Eve.
Epitaphe de Wolfgang Ligsalz pour la Frauenkirche de Münich
Hans Mielich, vers 1550, Diôzesanmuseum, Freising
La radiographie a montré que, sous les repeints, des têtes étaient représentées en bas des panneaux, masculines à gauche et féminines à droite (la croix rouge indiquant le décès d’un des membres de la famille transparaît sous la robe de Marie-Madeleine) [20] . Selon Jürgen Rapp [19], il s’agissait donc probablement d’une épitaphe réalisée pour la Frauenkirche de Münich. Dans celle de Wolfgang Ligsalz, l’idée est de mettre en parallèle deux scènes équestres, l’une nocturne et miraculeuse (la Conversion de Saül, avec un cheval vu de dos), l’autre diurne et humaine (la Charité de Saint Martin, avec un cheval vu de face).
Faute de connaître le donateur et l’emplacement d’origine, il est impossible de reconstituer le panneau central : une simple inscription, ou bien une scène chronologiquement intermédiaire :
- une Résurrection est peu probable, car trop similaire au volet droit ;
- une Lamentation serait un candidat sérieux, avec en haut la croix vide et en bas le trio Saint Jean / Christ / Marie , continuant la composition en deux registres et la dialectique masculin/féminin des panneaux latéraux.
Quoiqu’il en soit, la superposition des deux larrons ne résulte pas d’un désir gratuit d’excentricité, mais des contraintes du format. Le fait que le Bon larron masque presque complètement le Mauvais ajoute au message d’espoir de l’ensemble.
A noter dans le coin en haut à gauche une autre conjonction remarquable : celle du soleil et de la lune.
Hans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 24
Cette extraordinaire Crucifixion en raccourci, où le croissant de lune vient là aussi tangenter le soleil ([19], p 76), est un autre exemple des capacités de Mielich pour s’adapter à des formats difficiles.
Hans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 91
On notera également cet autre Calvaire vu de biais, mis en balance avec la scène du Christ au Jardin des Oliviers pour illustrer la Vertu centrale, la Patience (capacité à souffrir). Les nécessités de la mise en page imposaient d’inverser la composition, pout pouvoir déployer en hauteur la croix du Christ.
La banalisation terminale
Projet de vitrail, Christoph Murer, 1608, Kunsthalle, Karlsruhe
Un siècle après son invention, la Crucifixion excentrique ne survit en Allemagne que dans les arts décoratifs : la configuration recto-verso des larrons est seulement un procédé graphique, que répètent les deux couples d’anges de la bordure.
En synthèse
Dans les Pays germaniques, le larron vu de dos apparaît comme un sous-produit de la mode des Crucifixions excentriques, dont le développement peut être suivi assez précisément.Après la vue de biais de la Croix seule (Dürer, 1500), Cranach introduit un premier Calvaire vu de biais, avec le Mauvais larron vu de dos.
La formule reste en latence jusqu’au dessin de Huber vers 1511, qui déclenche véritablement les Crucifixions excentriques, en commençant par Altdorfer.
Après 1520, on ne trouvera plus que des Bons larrons vus de dos, qui apparaissent pour des raisons différentes :
- chez le monogrammiste IP en 1521, suite à un besoin de variété par rapport à la formule Huber ;
- chez Holbein, et Mielich bien plus tard, pour des raisons contextuelles (polyptique) ;
- chez Hirschvogel, par élaboration à partir d’une illustration flamande de Beining.
La valeur symbolique du larron vu de dos n’entre pas en ligne de compte : seul importe le choix de la vue de biais, avec les Croix à droite ou à gauche de l’image :
- dans le premier cas, l’image accompagne le regard des spectateurs vers le crucifié ;
- dans le second, celui du Christ vers les siens, ou vers l’avenir (Résurrection).
Article suivant : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas
Sur l’ambiguïté voulue, à la Renaissance entre Christ vivant et statufié, voir l’article pionnier de Pierre Vaisse « La Crucifixion vue de biais » dans « La gloire de Dürer, Colloque de Nice », 1974, p 121
J.Rowlands ‘Drawings by German Artists and Artists from German-speaking regions of Europe in the Department of Prints and Drawings at the British Museum: the Fifteenth Century, and the Sixteenth Century by Artists born before 1530′, London, BM Press, 1993, no. 292 https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1949-0411-113
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