Monthly Archives: avril 2025

Couples flamands ou hollandais atypiques

24 avril 2025

Les inversions héraldiques sont excessivement rares dans l’art flamand ou hollandais.


sb-line

Les fileuses de Heemskerck

sb-line

​La fileuse de Madrid

Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza

Portrait d’une femme en train de filer
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid [1]

Dans ce portrait de fileuse, Heemskerck s’intéresse particulièrement au rouet à double entraînement, d’un modèle de grand luxe : mise en mouvement par la manivelle, la grande roue entraîne une poulie qui fait tourner l’épinglier…

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail rouet…pièce en U par laquelle entre le fil et qui est chargée de sa torsion ; une seconde poulie, plus petite, fait tourner à une plus grande vitesse la bobine sur laquelle il s’enroule.

A noter, accroché au mur, le panier dans lequel la fileuse place les pelotes terminées.

L’instrument pendu sur la cloison de gauche est également instructif : il s’agit du dévidoir à main qui servait à transformer en écheveau la bobine sortie du rouet, de manière à faciliter ensuite la mise en pelotes.


Un grand écart thématique

Dans l’art hollandais, la thème de la fileuse oscille dangereusement entre la Vertu et le Vice.


The praise of the virtuous woman (1555), n° 1 the industry. Engraving by Dirck Volckertsz. Coornhert, after a design by Maarten van HeemskerckL’industrie, N°1 de la série L’éloge de la bonne ménagère,
Gravure de Dirck Volckertsz. Coornhert, d’après un dessin de Maarten van Heemskerck, 1555

Le même intérêt vis à vis des différentes opérations du filage inspirera à Heemskerck, vingt cinq ans plus tard, cette gravure à la fois technique et morale, dont la légende (en allemand) cite les Proverbes de Salomon :

Qui peut trouver une femme forte? Son prix l’emporte de loin sur celui des perles.
Le coeur de son mari a confiance en elle, et les profits ne lui feront pas défaut.
Elle lui fait du bien, et non du mal, tous les jours de sa vie.
Elle recherche de la laine et du lin, et travaille de sa main joyeuse.
Proverbes 33 10,13


1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I),Homme et femme en train de filer
Pieter Pietersz. (I), vers 1560, 1570, Rijksmuseum, Amsterdam

A l’opposé de cette veine morale, des scènes de genre au rouet filent des métaphores ouvertement grivoises : la position de la femme, à gauche, souligne assez le caractère illégitime du couple. Pour l’analyse de ce portait d’amoureux, voir 4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène .


Le couple d’Amsterdam

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Portrait d’un couple, possiblement Pieter Gerritsz Bicker et Anna Codde,
Maarten van Heemskerck, 1529, Rijksmuseum, Amsterdam

C’est dire la perplexité du commentateur devant ce pendant très officiel dans laquelle la femme, de manière quasiment unique dans l’art hollandais, se trouve du mauvais côté. Faute de mieux, on a suggéré qu’elle était peut être d’une extraction plus haute que celle de l’homme, ou bien qu’il s’agissait d’un portrait de fiançailles réalisé avant le mariage.

L’identification du couple est incertaine : on sait seulement, d’après le cartouche peint en bas du cadre, que la femme avait 26 ans en 1529, et l’homme 34, écart d’âge tout à fait banal. En tout état de cause, il s’agit d’un des tout premiers portraits d’un couple de notables flamands, et ils ne sont pas représentés dans une pose figée, en train de se regarder l’un l’autre : mais dans l’exercice de leur activité quotidienne.


Le panneau féminin

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman
La femme file, avec son rouet, la laine qu’elle tire de l’écheveau. Les trois lettres AEN, les mêmes que sur le tableau de Madrid, n’ont pas été déchiffrées. Dans une interprétation récente, en rapport avec des traités de dévotion  de l’époque, Anna Dlabačová [2] a proposé une signification pieuse :

« Contrairement à son mari, elle ne regarde pas le spectateur droit dans les yeux. Son regard peut être interprété comme le signe qu’elle visualise intérieurement la Vie du Christ tandis que sa vie austère défile entre ses doigts, dans la méditation que facilite le filage. Sa position est comparable à celle d’un homme maniant un chapelet, le regard perdu dans le vide… Les lettres « AEN » sur le ruban qui empêche les fibres de glisser le long de la hampe, et dont la signification est restée obscure jusqu’à présent, pourraient être l’abréviation de « AMEN », renforçant ainsi le caractère pieux du décor. Outre la vertu domestique, la quenouille témoigne ainsi de la religiosité de la femme assise : tout en travaillant, elle s’absorbe dans la méditation et la prière, probablement aussi pour l’âme de son mari. »


Le panneau masculin

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man
L’homme est en train de compter des pièces, son livre de comptes est ouvert (on déchiffre le mot betaelt, payé) et tous les accessoires d’écriture habituels sont disposés sur la table : de gauche à droite l’encrier, le rasoir, la plume, la boîte à sable, un bloc de cire rouge et un sceau marqué d’une ancre, avec son manche en ivoire virtuose (des anneaux ciselés dans la masse tournent librement).
Au mur, un petit miroir reflète son profil.


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Les gestes des deux époux relèvent en définitive d’occupations parallèles :

  • une main travaille la matière première : fibres ou pièces de monnaie ;
  • une main enregistre la matière produite : le fil sur le rouet, les lignes dans le livre de compte.

Trois points remarquables n’ont pas été relevés dans la composition d’ensemble.

En premier lieu, le fait que le panneau de gauche soit vu de face et celui de droite en perspective : c’est la disposition traditionnelle des diptyques de dévotion, où la Madone occupe le panneau fixe et le donateur le panneau mobile (voir 3.2 Trucs et suprises).

Un deuxième point est l’ombre des deux objets accrochés au mur, le panier et le miroir : elle suppose une source lumineuse située au centre alors que, malgré l’apparence, les deux époux ne se tiennent pas dans la même pièce :

  • côté féminin, un lambris à une seule moulure et un mur de pierre creusé d’une niche ;
  • côté masculin, un lambris continu, avec deux moulures.

Bien que les deux époux soient séparés (et peut être même distants, l’un à la maison et l’autre au bureau), ils sont éclairés par la même lumière, qui ne peut être que la lumière divine.

Un troisième point crucial, passé totalement inaperçu, est le thème de la pelote:

 

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail panierMusée Thyssen-Bornemisza, Madrid Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panierRijksmuseum, Amsterdam

Le panier contenant les productions de la femme est protégé par un tissu, contrairement à celui de la fileuse de Madrid :


Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man detail encrier
La pelote, invisible côté épouse, se trouve du côté du mari, en pendant avec le sceau remarquable qui incarne sa lignée.

Il est assez tentant d’interpréter cette pelote parfaite, abritée sous le livre, comme la métaphore de la vie chrétienne du couple, résultat de la piété de l’épouse, et qui permet au mari de régler ses comptes sous la lumière divine.


 

Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panier

Le panier couvert et le miroir forment ainsi un couple d’emblèmes moraux : celui de la modestie et de l’humilité chez l’épouse, celui de l’honnêteté et de la clairvoyance chez le mari.

Ainsi, l’interversion exceptionnelle des panneaux exprime un rapport de causalité : c’est parce que l’épouse est vertueuse que le mari peut se regarder dans une glace. Cette valorisation presque outrancière de l’épouse, qui prend dans le couple la place d’une sorte de Vierge sans enfant, révèle-telle des circonstances biographiques particulières : choix d’une vie dévote, impossibilité d’avoir des enfants ou bien, tout simplement, attente d’un enfant ?



Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza
Le panneau célibataire de Madrid constituait lui aussi très probablement le panneau gauche d’un pendant de couple, comme le montrent le point de fuite du côté droit, la lumière venant de la droite et les armoiries d’alliance sur le bord droit (elles n’ont pas été identifiées).


Il y a donc très probablement un effet de mode dans cette invention sans lendemain de Heemkerck : une valorisation courtoise de l’épouse en Madone domestique, filant des bobines parfaites comme Marie le rideau du temple, dans l’attente de l’Enfant à venir.


sb-line

Hommage à une défunte

sb-line

Dirck_Jacobsz_-_Jacob_Cornelisz._van_Oostsanen_Painting_a_Portrait_of_His_Wife Anna Toledo Museum of ArtsPortrait de Jacob Cornelisz van Oostsanen peignant son épouse Anna
Dirck Jacobsz (attr), vers 1555, Toledo Museum of Arts

La comparaison avec un autoportrait signé ne laisse aucun doute sur l’identité du modèle, le peintre Jacob Cornelisz. van Oostsanen [6]. L’auteur du tableau pourrait être son propre fils, Dirck Jacobsz, réunissant ainsi ces parents dans un saisissant portrait de couple. La radiographie X a révélé que l’intention d’origine était de montrer le peintre en train de faire son autoportrait, remplacé ensuite par le portrait féminin.

Il pourrait s’agir d’une sorte de mémorial familial réalisé par Dirck Jacobsz à l’occasion de la mort de sa mère Anna [7] une vingtaine d’années après celle de son époux.

Ainsi s’expliqueraient :

  • la différence d’âge,
  • la tristesse de la veuve,
  • les coiffures qui se frôlent de part et d’autre de la toile, exprimant la séparation ici-bas ;
  • le demi-sourire du défunt que son épouse a rejoint dans l’au-delà, victoire sur la mort qui est, tout aussi bien, le pouvoir même de la Peinture.

L’inversion héraldique correspond ici à une nécessité pratique : montrer l’attribut indispensable, la palette, que la main gauche tient nécessairement en contrebas.


sb-line

Une question d’étiquette

sb-line

Antoine van Dyck, 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (14 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (10 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (14 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (10 ans)
Antoine van Dyck, 1641 , Rijksmuseum, Amsterdam
Gerard van Honthorst 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (20 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (16 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (20 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (16 ans)
Gerard van Honthorst 1647, Rijksmuseum, Amsterdam

Ces deux portraits du même couple à six ans d’intervalle sont une autre exception à l’ordre héraldique, qui s’explique par le fait que Marie-Henriette Stuart, fille du Roi d’Angleterre, était princesse royale, tandis que Guillaume II d’Orange n’était que le fils du Stadhouder de Hollande : il devint lui-même Stadhouder l’année du second portrait, et mourut trois ans plus tard.



Références :
[2] Anna Dlabačová « Spinning with Passion. The Distaff as an Object for Contemplative Meditation in Netherlandish Religious Culture », The medieval Low Countries : an annual review, 2018-01, Vol.5, p.177-209
[3] I. H. van Eeghen, « Cornelis Anthonisz en hun familierelaties » Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 37, (1986), pp. 95-132 https://www.jstor.org/stable/24705345
[4] Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 125
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf

6 La dame, le singe et les deux chevaux

20 avril 2025

Deux panneaux jumeaux de Memling sont doublement énigmatiques :

  • par leur fonction, à une période où la notion de « pendants » se s’est pas encore détachée d’une utilisation pratique comme panneaux d’un retable ;
  • par leur sujet profane, à une période où la quasi totalité des diptyques et triptyques s’inscrivent dans un cafre dévotionnel (voir Les premiers diptyques religieux).

Cet article résume l’état actuel du sujet, et propose une révision de l’interprétation classique de Panofsky.



Un diptyque profane

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

Jeune femme avec un oeillet, MET (43.2 x 17.5 cm)

Deux chevaux et un singe devant un paysage, Museum Boijmans van Beuningen, Rotterdam 43.5 x 18 cm)

Memling et atelier, 1485-90


Des reconstructions discordantes

Du fait de la similitude des fenêtres dans le mur de brique et de la taille identique des panneaux, ils ont été très tôt appariés par les historiens d’art, mais de manière discordante [1] .

Vu leur faible épaisseur, la plupart ont pensé qu’il s’agissait d’un panneau biface scié en deux.

D’autres y ont vu les faces extérieures d’un diptyque ou d’un triptyque : l’inconvénient est que ces revers sont en général peints en grisaille, ne présentent jamais de portrait (réservés aux faces intérieures) et sont souvent dégradés par les frottements.

D’autres ont pensé à un diptyque de couple, la dame à l’oeillet formant pendant avec son époux ou son fiancé. Cependant, dans ce type de diptyque, la femme est pratiquement toujours placée sur le volet droit.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans hypo triptyque
Enfin, certains ont pensé aux volets latéraux d’un triptyque, les chevaux constituant une continuation de la scène centrale.


Adoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices detatil singesAdoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices [2]

Un candidat possible serait une Adoration des Mages : on voit ici deux singes enchaînés sur le dos d’un chameau et d’une autre monture, qui donnent une touche exotique au cortège.


La reconstruction de Panofsky (1953)

Comme souvent, Panofsky apporta au détour d’une longue note une démonstration décisive, qui aurait dû clore le débat :

« Que les deux tableaux constituaient un diptyque régulier, et qu’aucun n’appartienne à un retable…, ni ne forme le recto et le verso d’un même panneau…, cela ressort clairement du fait que le paysage et le parapet sont continus et que les lignes de fuite des « arcs diaphragmes » convergent de telle manière que l’intervalle entre les deux tableaux ne peut avoir dépassé la largeur de deux cadres. Les chevaux ne peuvent donc appartenir à un récit manquant (les associer à une Adoration des Mages est ipso facto improbable, car ils ne sont que deux et ne possèdent ni selle ni rênes), mais doivent être lus en lien direct avec le portrait. » [3], p 506

Longtemps après ces déductions implacables, l’analyse dendrochronologique a confirmé que les deux panneaux ne constituaient pas le recto et le verso d’une même planche.


Le schéma perspectif (SCOOP !)

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 1
Ce schéma tient compte du fait que les deux panneaux ont été tronqués l’un en bas et l’autre en haut (bandes noires). Ce léger décalage vertical améliore la continuité du paysage, mais fait perdre, de manière surprenante, celle du parapet.

Les lignes bleues pointent vers le centre des arcades, les lignes jaunes vers le point de fuite de chaque embrasure (les lignes en rouge sont deux erreurs). La ligne d’horizon (en violet) coïncide parfaitement avec les lointains du panneau de droite, ce qui confirme l’exactitude de la construction;

En fusionnant les deux points de fuite, on voit bien, comme l’explique Panofsky, qu’il n’y pas place pour un troisième panneau central : ni de la même largeur, comme dans le triptyque de Benedetto, ni de largeur double comme dans un triptyque traditionnel, tel le triptyque Donne. Ces deux exemples montrent que, dans ses triptyques, Memling utilise toujours un point de fuite unique (voir 4 Le triptyque de Benedetto).

La surprise de cette construction est la distance importante entre les deux panneaux : il ne s’agissait pas d’un diptyque ordinaire, avec deux volets se refermant l’un sur l’autre. L’épaisseur de l’encadrement suggère que les deux panneaux étaint intégrés dans une lourde menuiserie, de forme approximativement carrée : soit les portes d’un placard, soit un panneau fixe formant lambris. Dans tous les cas, nous sommes face à une décoration profane, conçue ad hoc pour un besoin qui nous échappe.



Une allégorie

 

Une femme idéale

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET
Le manque de réalisme du portrait a fait hésiter sur l’attribution à Memling : il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de l’image d’une jeune fille réelle, mais de la représentation idéalisée qu’il emploie souvent pour ses saintes ou pour ses anges. Les spécialistes du vêtement considèrent que la mode est celle de la cour de Bourgogne dans les années 1470 – soit presque une génération avant la date présumée du diptyque – comme en hommage à un temps révolu [4]. Le corsage comprimant la potrine, le hennin conique démesuré, le long voile transparent qui tombe dans le dos et remonte sur le bras gauche, le geste précieux de la main droite tenant l’oeillet coupé court, posé dans la paume et tenu entre le pouce et le majeur, sont ceux d’un fantasme d’amour courtois, d’une pinup pour chevalier.

L’oeillet rouge est le symbole habituel des fiançailles. Mais le fait que la dame se penche à la fenêtre, le hennin frôlant l’embrasure et regardant fixement vers la droite, suggère une autre possibilité : ne serait-elle pas la spectatrice d’un tournoi, se préparant à jeter sa fleur, couleur de sang, à l’élu de son coeur ?


Un décor factice (SCOOP !)


Diptyque de Maarten van Nieuwenhove
Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Une comparaison s’impose avec ce célèbre diptyque, conçu pour que le panneau du dévôt soit ouvert à un angle bien précis, avec un point de fuite unique situé au niveau des lointains. Ici, toute la construction est au service du réalisme : la Madone et Maarten se trouvent dans une même pièce qui domine la ville de Bruges, et que nous observons de l’extérieur, au travers d’une fenêtre géminée (voir 3.2 Trucs et suprises).



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 2
Avec un principe similaire (vue depuis l’extérieur au travers de deux fenêtre jumelles), la construction frappe ici par son caractère artificiel, puisqu’il n’y a pas d’intérieur. Il faut comprendre que ce mur de brique est une sorte de façade Potemkine, derrière laquelle la dame se tient sur un promenoir suspendu. La fenêtre de droite nous offre une vue plongeante sur les deux chevaux, dont l’un s’abreuve dans ce qui pourrait être un fossé : cette position en contrebas, qui explique la petite taille des animaux, a semble-t-il échappé aux commentateurs.

Une fois perçu le caractère fictif et théâtral du décor, la discontinuité du parapet choque moins, puisqu’elle amorce cette descente vers le fossé : tout se passe comme si la dame se trouvait dans un château réduit à un rempart, et perchée du côté de l’assaillant !



Singe et chevaux

 

Un antécédent douteux

Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail chevaux Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail singe

Les sept joies de la Viege, Memling, vers 1480, Alte Piacothek, Munich (photos Frans Vandewalle)

Des commentateurs ont pensé trouver un précédent dans ces deux fragments d’un grand panorama de Memling. On y voit effectivement :

  • deux chevaux les pattes dans l’eau, dont l’un s’abreuve et l’autre tourne la tête pour regarder ;
  • un singe assis sur un mur de brique ;
  • une donatrice en hennin.

Cependant ces deux fragments sont disjoints, séparées par la scène de la Résurrection du Christ. Il est donc difficile de prétendre que le cheval tourne la tête pour regarder la femme en hennin. Et le singe sert ici à présenter les armoiries de la donatrice, tel un homme sauvage à la sauce orientale, acclimaté à Jérusalem.

Il est donc abusif de relier à distance ces trois motifs (chevaux, singe et dame), comme s’ils relevaient d’une même intention : tout au plus peut-on en conclure que Memling remployait plusieurs fois les mêmes motifs, et y trouver argument pour confirmer l’attribution du diptyque.


Le singe lubrique

Getty-Museum-Flanders-1270-MS.-Ludwig-XV-3-De-avibus-Bestiary-folio-86vDe avibus, vers 1270 (Flandres), Getty Museum MS. Ludwig XV 3 fol 86v Universiteitsbibliotheek-LeidenNorth-France-ca.-1300-BPL-1283-Herbarius-De-medicamentis-ex-animalibus-folio-57rHerbarius – De medicamentis ex animalibus France du Nord), vers 1300, niversiteitsbibliotheek Leiden, BPL 1283 fol 57r

Photos bestiary.ca

Une des représentations les plus courantes du singe dans les Bestiaires médiévaux le montre dégustant un fruit d’une main et se grattant la jambe de l’autre : ce qui le place dans le camp du péché d’Eve, parmi les gourmands et les sensuels.

Dans la version de droite, plus crue, il soulage sa région anale et arbore ses génitoires.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans detail singe
Quoique restant digne, le singe de notre diptyque se rattache à cette tradition : il porte un petit fruit à sa bouche et se gratte le pied de la main, ce qui attire l’attention sur la difformité de ce pied préhensile ainsi que  sur le pénis, petit mais bien visible. Il ne s’agit pas d’un singe domestiqué, toujours représenté avec une chaîne autour du cou ou de la taille : mais d’un singe en liberté, avec tous les attributs de la sauvagerie.


Memling,1491 Triptyque de la Passion (Greverade), Musée Sainte-Anne, Lübeck detail singeTriptyque de la Passion (Greverade), Memling, 1491 Musée Sainte-Anne, Lübeck

Memling reprendra quelques années plus tard le motif d’un singe mangeant un fruit et assis sur la croupe d’un cheval blanc, juste sous le Mauvais larron. Ici il ne se gratte pas, mais est importuné par un enfant. S’il garde une certaine tonalité négative, allusion au péché d’Eve du mauvais côté de la Crucifixion, son côté petit démon est atténué par l’anecdote : enchaîné à la selle d’un pharisien, le singe ici est moins coupable que son maître.


Le cheval lubrique

Hans Baldung 1534 kunsthallekarlsruhe-hans-baldung-gruppe-von-sieben-wilden-pferdenSept chevaux sauvages
Hans Baldung Grien, 1534, Kunsthalle, Karlsruhe

Dans cette gravure largement postérieure, et à la tonalité sexuelle évidente, un singe petitement membré gratouille la signature de Baldung Grien, transposition comique de l’homme sauvage présentant les armoiries. Au dessus de lui, un étalon hennissant se prépare à saillir une jument qui broute. A l’arrière-plan gauche, à l’orée du bois, un soldat joue les voyeurs.



L’interprétation de Panofsky et de Vos

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

« Le cheval blanc (et il faut garder à l’esprit que dans le symbolisme chrétien, le cheval blanc a souvent des implications défavorables car l’« equus pallidus » d’Apocalypse VI, 8, monté par la Mort et suivi par l’Enfer, était autrefois représenté blanc plutôt que « pâle » )…. est contrôlé par un singe, symbole de tout ce qui est égoïste et vil dans la nature humaine. Il ne s’attache qu’à étancher sa soif et ne prête aucune attention à la charmante jeune femme. Le noble isabelle, cependant, libre de tout appétit et non soumis à des pressions indésirables, regarde la jeune fille avec une expression de dévotion infinie. Le premier cheval personnifie le mauvais amant, le second le bon. » [3], p 507

On reconnaît ici la propension de Panofsky a détecter des « paysages moralisés » opposant une moitié positive et une moitié négative. La difficulté est qu’ici l’élément « vicieux » est blanc, couleur de la pureté, d’où le nécessité de convoquer de manière quelque peu forcée le cheval pâle de l’Apocalypse. Une autre difficulté est que, dans un paysage moralisé, le côté Vertu est toujours à gauche du côté Vice : pour que l’interprétation morale marche, il vaudrait mieux que le singe lubrique soit perché sur le cheval brun. Une difficulté supplémentaire, dont Panofsky ne dit mot, est que la fenêtre est en ruine du côté du cheval brun, contredisant quelque peu son côté supposément vertueux. Par ailleurs, l’interprétation « égoïste » du fait de boire perd de sa force si on considère que Memling a simplement repris le motif des deux chevaux qu’il avait utilisé dans Les sept joies de la Vierge.

Dans son ouvrage de 1994, Dirk De Vos [4] essaie d’intégrer le mur en ruine à l’interprétation de Panofsky : il symboliserait le mal dont l’amant vertueux a triomphé [5] . En définitive, Vos se résout à abandonner la dichotomie des deux amants imaginée par Panofsky :

« Une troisième interprétation, plus simple, est que le panneau de droite tout entier – deux chevaux et un singe – symbolise la luxure. Le geste de la femme – qui symbolise l’amour véritable – vers les chevaux s’intègre toutefois moins bien dans ce contexte. » [4]

Cette dernière réticence tombe dès lors que l’on comprend que le geste de la femme – le don de l’oeillet- ne s’adresse pas aux chevaux, situés derrière elle et en contrebas : mais au chevalier qu’elle attend, et qui arrivera du côté du spectateur.



Une interprétation révisée (SCOOP !)

Une intuition de Panofsky

« Aussi étrange que cela puisse paraître au spectateur moderne, il (le cheval brun) est, en un sens, le « portrait du fiancé de la dame » qui manque tant au Metropolitan Museum : l’image d’un amant « fidèle comme le cheval le plus fidèle qui ne se lasse jamais », comme le dit encore Thisbé de Shakespeare à propos de son Pyrame. Et que, dans ce cas, la dame occupe le panneau dextre du diptyque est tout naturel, puisqu’elle n’était pas encore l’épouse du donateur ; sous les traits d’un étalon, il admire sa bien-aimée comme il admirerait, sous forme humaine, la Madone. » [3], p 507

Englué dans sa dichotomie artificielle entre les chevaux, Panofsky n’a pas poussé plus loin cette idée simple que le panneau de droite constitue, dans son entier, un substitut du Fiancé. D’autant qu’on connaît deux exemples de doubles portraits de fiancés où la dame se situe à dextre et que, de manière générale, la femme placée à dextre de l’homme signale un couple non marié (voir Couples germaniques atypiques).


Les singes des Heures d’Engelbert de Nassau

Faisons un excursus par un manuscrit contemporain, orné de miniatures très originales.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 36vSaint Antoine, Heures d’Engelbert de Nassau
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1475-85, Bodleian Library, MS. Douce 219 fol 36v

Au début du manuscrit, un singe lubrique accompagné d’un couple de sangliers et d’autres animaux féroces, figure les tentations sexuelles qui assaillent Saint Antoine.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 47rFol 47r Fol 60r

Un peu plus loin, les marges s’agrémentent d’une sorte d‘histoire muette, sans aucun lien avec les textes. Au début, un jouvenceau ploie le genoux et se découvre devant une dame à hennin, dont le long voile passe par dessus le bras gauche ; puis différents jouvenceaux, équipés de la même gibecière triangulaire (la fauconnière), se livrent à des activités de chasse aviaire ; jusqu’à ce que l’un deux ramène un trophée à la dame.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 91vFol 91v 1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 96vFol 96v

Dans la dernière section du manuscrit se développe une autre histoire marginale : une dame décerne son heaume et sa lance à un chevalier-singe, puis décore de pièces d’or le caparaçon de sa monture – une licorne – en compagnie d’un singe-écuyer. Dans les pages suivantes, le chevalier-singe et sa suite livreront bataille à des hommes sauvages ( tâche ordinaire de tout bon chevalier)…


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 160d
Fol 160d

…jusqu’au retour victorieux du chevalier-singe, portant un compagnon en croupe.


On voit combien l’imaginaire de ces pages, entre singe lubrique et singe chevalier, est proche du climat de notre diptyque, à la fois sensuel et ironique.


En synthèse

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

 

Le diptyque oppose l’amour courtois, symbolisé par la dame à l’oeillet sur son promenoir, et l’amour charnel, symbolisé par l’étalon et la jument en contrebas, les pattes dans le fossé. Menés par nul autre maître qu’un singe lubrique, ils sont venus par le chemin qui serpente : la jument se désaltère tandis que l’étalon hennit vers la châtelaine, dans une sorte d’appel bestial à l’amour : la fenêtre défoncée commente assez clairement la menace.

La dame sur sa muraille factice, sans autre protection que son élévation morale, offre sa fleur, côté spectateur, à celui qui se substituera au singe-cavalier, s’insérant dans le diptyque en position de fiancé.

Tout comme dans les Heures d’Engelbert de Nassau, la composition est empreinte d’une fantaisie distinguée, qui prend ses distances, non sans un certain humour, avec les codes de l’amour courtois.



Références :
[1] Pour un historique des hypothèses, voir [4]
[3] Erwin Panofsky « Early Netherlandish Paintings : Its Origins and Character. Vol. I », 1953, https://archive.org/details/earlynetherlandi0001erwi/page/506/mode/1up
[4] Dirk De Vos, « Hans Memling : l’oeuvre complet », 1994, p 264
[5] C’est l’interprétation que reprend le MET dans sa notice https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437059

Comment se préserver des sorts

1 avril 2025

Le but de cet essai est de clarifier autant que possible les rapports complexes qui existent entre des domaines qu’on met rarement en relation: les sorts, l’obscène, le religieux et la politesse.

Les sorts sont d’une extrême diversité. Ils peuvent être jetés au vu et su de leur cible sous la forme de malédictions, mais ils peuvent aussi se faire en cachette, par exemple en enterrant une tablette, une defixio, attirant des maux sur un ennemi. Il est encore possible de les exhiber anonymement, par exemple en déposant un animal mort sur le seuil de cet ennemi. Ils peuvent être efficaces lorsque la victime sait qu’on lui en a jeté un, qu’il sache qui l’a fait ou qu’il soit obligé de le deviner, car le fait de se savoir haï peut rendre malade.

La religion est loin d’entrer toujours en scène dans l’ensorcellement, mais elle peut s’en mêler, ainsi lorsque la malédiction fait appel à un dieu vengeur, ou encore lorsqu’elle prend la forme d’un compliment excessif pour susciter la jalousie du dieu. Catulle (carmen 7) appelle cela fascinare lingua. Bien entendu, une incantation fait souvent appel à l’aide des démons.

Il n’en reste pas moins que, pour comprendre ce qui se passe, nous commencerons par le cas le plus simple et peut-être le plus commun, le mauvais œil qui ne fait pas appel à la religion.



Le mauvais œil

Tant dans les écrits scientifiques que dans les conceptions courantes, il existe deux théories sur le fonctionnement de l’œil, l’extramission et l’intromission. La seconde l’a finalement emporté et nous concevons l’œil comme un organe passif qui reçoit la sensation. Longtemps, les deux théories ont eu tendance à se combiner. Même Aristote, partisan de l’intromission, admettait qu’une femme tache les miroirs pendant ses règles et que ses yeux émettent donc quelque chose. En fait, le problème est pour lui comme pour l’aristotélisme médiéval d’éviter l’action à distance: toute action suppose l’intermédiaire d’un corps[1]. Le regard émet quelque chose, un rayon ou un spiritus et reçoit l’impression ou l’image (idola), de l’objet regardé. Il est à la fois actif et passif, dangereux et vulnérable. C’est par les yeux que passe la magie, entre autres la magie de l’amour[2].

Le regard est en effet capable de viser une cible et il s’accompagne souvent d’un geste de la main qui le redouble et dont nous verrons l’importance. Ce qui en émane entre dans le corps de la cible par les yeux. La manière la plus simple de se protéger est de baisser les yeux, mais c’est aussi reconnaître la puissance de l’autre et s’y soumettre.

On a beaucoup insisté sur la parfaite unité entre les conceptions scientifiques et vulgaires du mauvais œil de Démocrite jusqu’à la Renaissance[3]. Dès lors, il serait ridicule de parler de superstitions ou de « croyances populaires ». Il y pourtant une faille dans ce bloc monolithique, car il y a toujours eu des incrédules. Plutarque (Sympos. V, 7) est obligé d’admettre leur existence, tandis que Lucien en fait lui-même partie et insiste dans Les amis du mensonge sur la coexistence d’un niveau intellectuel élevé et de cette manière de ce mentir à soi-même. Les histoires de sorcellerie se heurtent à des interlocuteurs incrédules aussi bien dans le Satyricon de Pétrone que dans les Métamorphoses d’Apulée[4]. La situation n’est pas bien différente au Moyen Age. Le courant aristotélicien passé par la philosophie arabe admet le mauvais œil, ainsi saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, 1a pars, q. 117, a. 3), mais en 1277, l’évêque de Paris Etienne Tempier censure cette opinion par hostilité envers l’averroïsme[5]. Alors que Thomas et Tempier s’opposent sur des raisons théoriques, l’incrédulité antique n’était pas une réfutation théorique du phénomène, mais reposait plutôt sur l’observation de bon sens qu’il n’existe pas. Le problème est à nouveau le même chez Montaigne. Il fustige la manière dont on prétend expliquer les phénomènes lorsqu’il faudrait mettre en doute leur existence[6].

Et pourtant, il suffit de remarquer le nombre d’amulettes que nous avons conservées, tant de l’Antiquité que du Moyen Age, pour constater qu’on se protégeait contre le mauvais œil ou en tout cas qu’on faisait comme si. Il n’est en effet pas possible de mesurer le niveau de sérieux de ces pratiques. Cela vaut aussi bien pour celles de nos contemporains. Jusqu’à quel point un catholique dont le porte-clés de la voiture est à l’effigie de saint Christophe se sent-il protégé contre les accidents? Même chose lorsqu’un curé de ma ville natale bénissait les voitures des paroissiens avant les départs en vacances. C’est donc sans préjuger de ce que les gens en pensaient que nous allons inventorier les pratiques destinées à se préserver.



Les remèdes

C:\Users\Wirth\AppData\Local\Microsoft\Windows\INetCache\Content.Word\1. main de fatma (stego77).jpg

1. Main de Fatma (stego77)

On peut éviter le mauvais œil en baissant le regard, mais aussi en faisant baisser le regard à celui qui l’a. Mais tout le monde n’en est pas capable et celui qui me regarde a peut-être l’œil plus mauvais que moi. Dans ce cas, il me faut un substitut. L’un des plus courants est l’image d’un œil. Elle peut être portée en amulette, sur une main de Fatma par exemple (ill. 1), ou peinte à la proue des vaisseaux, comme le faisaient les Grecs. Un œil chasse l’autre, le remède est semblable au mal, similia similibus[7]. Ensorceler et désensorceler sont des pratiques identiques, comme l’a bien vu Jeanne Favret-Saada[8]. L’autre moyen le plus courant pour faire baisser le regard est l’obscénité, forme fréquente de l’insulte. Pour cela, on peut aussi se servir de postures, de gestes et d’images. L’inventaire des unes et des autres est resté remarquablement constant depuis l’Antiquité.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\2. hemessen munich.jpeg

2. Jan van Hemessen, Dérision du Christ, Munich, Alte Pinakothek

L’exhibition des parties sexuelles ou du derrière ne semble pas un charme très répandu en dehors de la littérature, sans doute parce que se déshabiller n’est pas la meilleure réponse à un danger. En revanche, les gestes et les images qui en tiennent lieu sont innombrables. Pour les gestes, ils ont peu varié depuis l’Antiquité et on en trouve une véritable anthologie dans les représentations de la Passion à la fin du Moyen Age, surtout la Dérision du Christ dans le domaine germanique[9]. On identifie facilement la fica (la main fermée et le pouce tendu entre l’index et le majeur, voir – Faire la figue). En revanche, les définitions du cornuto et de la furca sont moins claires. Il semble qu’on désigne comme cornuto l’index et le petit doigt dirigés vers le haut, le majeur et l’annulaire repliés. La furca consisterait plutôt à diriger l’index et le majeur sur quelqu’un. S’y ajoutent les grimaces médusantes, comme d’étirer la bouche avec les index des deux mains, et d’autres signes encore plus suggestifs, comme dresser l’index et le lécher (ill. 2). La victime étant sans défense, on peut aussi lui montrer le postérieur. Il y a pourtant un geste pour lequel il est difficile de trouver une iconographie avant le XXe siècle, le doigt d’honneur, le majeur simplement dirigé vers le haut. Le verbe καταδακτυλίζω a été interprété en ce sens, mais on a montré combien c’est incertain[10]. Que le digitus impudicus serve à des gestes obscènes est sûr, mais il est plus difficile de savoir exactement lesquels à quel moment. Un autre geste dont nous n’identifions pas de représentation directe est la ciconia (cigogne), mentionnée par Perse: O Jane, a tergo quem nulla ciconia pinsit (Satire I, v. 58: « O Janus qu’aucune cigogne ne frappa par derrière »). Mais nous en avons une scholie expliquant que les doigt sont réunis et inclinés à la manière d’un bec de cigogne[11].

Depuis l’Antiquité, les images se substituent aux postures et aux gestes, principalement pour protéger la personne ou l’objet qui les porte, comme on l’a vu pour celle de l’œil. Certaines reproduisent les gestes que nous avons énumérés, comme les mains dans leurs diverses configurations, particulièrement la fica (ill. 3). Les visages menaçants comme les têtes de Gorgones ou de Méduse se peignent sur les boucliers, mais l’image apotropaïque la plus répandue est certainement le phallus. Sous la forme du tintinnabulum muni de clochettes (ill. 4), il est suspendu dans les maisons pompéiennes pour les protéger, mais il existe aussi sous forme d’amulettes portées par les femmes et les enfants. On le retrouve souvent parmi les enseignes de pèlerinage du Moyen Age. Il est courant de distinguer parmi ces badges le religieux et le profane, mais ils finissaient ensemble dans les mêmes dépôts et étaient sans doute vendus dans les mêmes boutiques. Aujourd’hui encore, ce qui se vend dans les pèlerinages est loin d’inspirer toujours la piété.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\3. $_57.JPG3. Mano fica (en vente) C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\4. naples musée archéologique (sailko).jpg4. Tintinnabulum, Naples, Museo archeologico (Sailko)

Deux attributs courants du phallus sont les ailes et les pattes. On trouve déjà le phallus-oiseau chez les Grecs, ainsi sur une amphore attique à figures rouges où une femme en tient un en main et en a toute une provision dans un panier[12]. Rien n’indique dans une telle scène un rôle apotropaïque du phallus. On pense plutôt au moineau de Lesbie chez Catulle. Les phallus-oiseaux sont innombrables à Rome, puis dans les enseignes médiévales. La redécouverte de Pompéi les a rappelés à l’Allemagne, d’où un amusant dessin de Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter ? (ill. 5)[13] Il s’agit en fait de la caricature d’une peinture murale de Stabiae, représentant une marchande d’Amours, les Amours étant remplacés par des phallus-oiseaux. Il est possible que les pattes et les ailes du phallus en fassent un équivalent obscène du petit dieu. Cela dit, l’équivalence entre le pénis et l’oiseau est courante: on trouve cock en anglais, pinto (poussin) et rola (colombe) en portugais, Spatz (moineau) en allemand, langue dans laquelle « faire l’amour » se dit vögeln (oiseler).


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\5. kaulbach.jpg

5. Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter? (coll. privée)

L’autonomie du phallus ailé l’oppose au pénis, rivé au corps, au point qu’il doit signifier autre chose, alors même qu’il en est aussi une image. Ne serait-il pas plutôt de caractère spirituel, comme le suggèrent ses ailes? Ce serait alors une émanation de la personne, quelque chose comme un spiritus peregrinus, capable d’inspirer l’amour ou la peur, selon qu’il invite à l’amour ou menace un ennemi. Si c’est le cas, il semble y avoir une contradiction, puisque le pénis est sans cesse traité d’oiseau. Mais, si on traite le pénis d’oiseau, il peut s’agir d’une hyperbole lui supposant l’efficacité magique du phallus.

Menaçant ou protecteur, le phallus partage l’ambiguïté des gestes magiques qui servent aussi bien à agresser qu’à se défendre. Cela n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’identité des pratiques destinées à ensorceler et à désensorceler. On guérit le mal par le mal ou, comme on disait, similia similibus.

Le rire enfin est un remède extrêmement efficace contre la fascination, mais il n’est pas à la portée de tous, car il présuppose l’incrédulité. Il est difficile de dire jusqu’à quel point les amulettes phalliques, avec leurs clochettes suspendues au cou, étaient ressenties comme comiques. L’histoire de Baubo faisant rire Déméter éplorée par la perte de sa fille Perséphone, en exhibant son sexe, assure que le plus tabou des organes sexuels pouvait faire rire. Enfin, il est sûr que les gestes insultants que nous avons énumérés sont des signes de dérision: les utiliser face à une menace magique, c’est montrer qu’on n’est pas affecté. Des facéties de Lucien aux fabliaux médiévaux, le rire ne cesse de désarmer tout ce qui peut faire peur, la magie bien sûr, mais tout autant la religion.



Magie et religion

En consultant un catalogue en ligne d’amulettes, on y trouve le symbole chrétien de la croix aussi bien que le phallus, la fica, la furca ou le cornuto. Que vient-il faire là? On n’y pense pas forcément lorsqu’une petite fille bien élevée porte une petite croix en or sur la poitrine, mais la croix est un symbole obscène. Elle évoque le supplice infamant de celui qui y est cloué, exposé nu aux regards. En fait, elle est en bonne compagnie parmi les autres amulettes. Cela pose le problème des relations entre magie et religion. Comme l’a bien montré Henri Hubert, l’une et l’autre occupent largement le même terrain et les Anciens avaient beaucoup de peine à les distinguer[14]. L’Apologie d’Apulée, accusé de magie, est un plaidoyer destiné à prouver qu’il s’agit en fait de religion. La sentence d’Henri Hubert est simple et brutale: « Ainsi, c’est l’autorisation légale qui sépare le religieux du magique ». On ne peut que lui donner raison, mais il laisse tout de même échapper quelque chose. Sous sa forme la plus simple, la magie ne nécessite ni démons, ni dieux. Et il paraît difficile de considérer comme religieuse une pratique dans laquelle ces personnages n’interviennent pas. Cela n’a guère d’importance pour la magie cérémonielle antique qui n’arrête pas d’en invoquer. Dans les procès de sorcellerie de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne, c’est généralement à l’aide de la torture qu’on fait avouer aux sorciers réels ou supposés le pacte avec le diable et que la sorcellerie est ainsi assimilée à une religion perverse.

Que la magie puisse se passer de religion n’empêche pas qu’elles occupent le même terrain et utilisent largement les mêmes procédés. Si l’obscénité de la croix n’est plus guère ressentie aujourd’hui, nous avons pu montrer qu’elle était une évidence des débuts du christianisme à la fin du Moyen Age[15]. Avant d’être une consolation, elle était un objet destiné à terroriser, ainsi sur les boucliers de l’armée de Constantin: son ennemi Licinius défendit à ses soldats de s’en approcher et même d’y jeter les yeux (Eusèbe de Césarée II, 16). Selon saint Thomas d’Aquin, les bourreaux du Christ lui ont fait porter la croix pour ne pas avoir à la toucher eux-mêmes. Dans sa polémique antijuive, Guibert de Nogent admet que le culte de la croix est risible, mais reproche aux juifs d’avoir adoré Belphégor, ce qui est encore pire[16]. Mais la croix n’est pas seule en cause.

Malgré leur obscénité, la furca et le cornuto sont homologues, non seulement aux gestes de l’orateur, ainsi chez Quintilien, mais aussi à ceux du prêtre. Saint Pierre bénit avec le cornuto, le majeur rejoignant le pouce, l’index et le petit doigt dressés dans les mosaïques de Monreale par exemple (ill. 6). C’est un geste de conjuration chez Ovide[17], mais aussi celui du jeteur de sorts. Dans le psautier carolingien de Stuttgart (Stuttgart, Württembergische Landesbibl., cod. bibl. fol. 23, fol. 39r), il pointe l’index et le majeur écartés sur le croyant (ill. 7). Dans le cycle de gravures sur bois consacré aux dix commandements par Hans Baldung Grien (1516), le blasphémateur fait le même geste envers le crucifix (ill. 8).


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\6. Monreale-Mosaics-2.jpg

6. Saint Pierre, mosaïque de la cathédrale de Monreale


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\7. stuttgart cod. bibl. fol. 23, fol. 39r 2.jpg

7. Psautier, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, cod. bibl. fol. 23, fol. 39r


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\8. m001302_0020108_1.jpg

8. Hans Baldung Grien, illustration du deuxième commandement, gravure sur bois

Malheureusement, les exemples iconographiques ne permettent pas de distinguer le signe de croix de celui de la main tenue immobile, mais le mouvement en forme de croix ne fait que renforcer le geste. Enfin, le crachat qu’on imaginerait facilement destiné à un mauvais coup était utilisé par les mères pour faire un peu de boue avec de la terre ou de la poussière qu’elles appliquaient sur le front des enfants pour les protéger du fascinum. On ne s’étonne donc pas que le Christ ait employé la même mixture pour guérir l’aveugle-né (Jean 9, 1-12).

L’Eglise a pris des précautions contre la possibilité d’une interprétation magique des actes religieux. C’est ainsi que les saints ne font pas de miracles à proprement parler, mais que Dieu les fait pour eux. Le prêtre n’est pas censé jeter des sorts. Plutôt que d’ensorceler un possédé, il l’exorcise en conjurant le démon et le guérit ainsi.

Mais le sens des gestes évolue. Dans les écrits carolingiens, particulièrement dans les Libri carolini, une distinction nette s’opère entre bénir et rendre grâce ou adorer, que les Byzantins sont accusés de confondre[18]. A l’inverse d’adorer, bénir est défini comme un geste du supérieur vers l’inférieur. Cela devient donc essentiellement le geste du prêtre, les laïcs le faisant principalement sur eux-mêmes[19]. La prêtrise étant réservée aux hommes, les femmes ne bénissent généralement qu’en contexte privé, par exemple leurs enfants, ou plus tard leurs soupirants en contexte courtois[20]. De l’inférieur ou supérieur, ce geste est donc devenu une transgression. Une seconde évolution est celle des sacrements qui se limitent à sept à partir du XIIe siècle, les autres bénédictions devenant les sacramentaux. Or, contrairement aux sacramentaux, les sacrements se caractérisent désormais par leur efficacité automatique: ils agissent ex opere operato, du seul fait de leur administration[21]. Ils sont valides quelle que soit la valeur du prêtre et c’est ce que l’Eglise voulait. En même temps, l’intervention divine est neutralisée au profit des pouvoirs du prêtre et il en devient un magicien, ce que les Réformés n’ont pas manqué de remarquer.

Le changement de sens du geste est évident dans l’iconographie. La rencontre d’Abraham et des trois anges est représentée au IVe siècle dans la catacombe de la via latina à Rome (ill. 9) et vers 1200 dans le psautier d’Ingeburge (Chantilly, Musée Condé, fol. 10v; ill. 10). Dans la catacombe, les quatre personnages se saluent du même geste, levant l’index et le majeur, et sont visiblement sur un pied d’égalité. Dans le psautier, le premier des anges salue Abraham de ce geste, mais celui-ci répond les mains jointes en courbant l’échine, dans une posture de soumission. Le geste d’Abraham traduit ainsi le mot de la Vulgate, adoravit eum, tandis que le peintre de la catacombe ne voit aucune différence entre bénir et adorer.

L’opposition entre la bénédiction et le respect exigé de celui qui la reçoit n’assure pas que la domination du prêtre sur le fidèle, mais crée un rapport hiérarchique comparable à l’intérieur du clergé, le pape occupant désormais le pouvoir suprême aux dépens des conciles. Cette pyramide est progressivement édifiée par le droit canon, avec des étapes telles que le Décret de Gratien vers 1140, puis les Décrétales de Grégoire IX en 1234. Le langage ecclésiastique est loin de la révéler. Les actes de sa chancellerie présentent le pape comme le serviteur des serviteurs de Dieu, servus servorum Dei. Dans l’ensemble, le rapport hiérarchique est exprimé par celui de la parenté, chaque dignitaire étant non pas le chef, mais le père de ses subordonnés. En revanche, le système fait l’objet de satires qui exploitent le non-dit et raillent la magie ecclésiastique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\9. via-latina-abraham-et-les-trois-anges-catacombe.jpg9. Rome, catacombe de la via latina C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\10. MAIITRE_DU_PSAUTIER_D_INGEBURGE_n_i_Hospitalite_d_Abraham_Abraham_49cc4825.jpeg 10. Psautier d’Ingeburge, Chantilly, Musée Condé

Abraham et les trois anges

Les chapitres 45 à 54 du Quart livre de Rabelais en sont l’un des meilleurs exemples. Pantagruel et ses compagnons débarquent successivement dans l’île des Papefigues et dans celle des Papimanes. Jadis, les Papefigues vivaient dans l’opulence, mais, depuis que l’un d’eux a fait la figue (fica) au portrait du pape, les Papimanes ont désolé leur île et se les sont soumis. Les Papefigues ont certes des astuces pour se défendre. Lorsqu’un diable tourmentait son mari, une petite vieille l’a mis en fuite en lui montrant son sexe, le lui présentant comme une blessure infligée par son redoutable mari qui risque de lui en faire autant. Mais les Papimanes adorent un objet bien plus puissant, les « couilles » du pape. Le pape, il est vrai, n’a jamais visité leur île, mais ils veulent baiser les pieds de Pantagruel qui en a vu trois (successivement, car le pape est l’Unique). Pantagruel leur demande ce qu’ils feraient s’ils recevaient le pape en personne et ils lui répondent: « nous lui baiserions le cul sans feuille et les couilles pareillement ».

Comme on le voit, Rabelais dont les sympathies avec le mouvement évangélique sont connues, ramène l’Eglise de son temps à un système de domination dont la tête est un phallus situé au-delà du visible. La « figue » féminine, efficace face à un diable, ne peut que se soumettre face à ce phallus tout-puissant.

Les marges à drôleries des manuscrits médiévaux poussaient encore plus loin la caricature du clergé[22]. Les plus féroces que nous ayons rencontrées sont celles du psautier Douce 5-6 de la Bodleian Library à Oxford, certainement commandé par le comte de Flandre Louis de Nevers pour son épouse ou pour une concubine. Les singes y jouent un rôle majeur, représentant une ou deux fois des Flamands révoltés contre le pouvoir comtal, mais le plus souvent le clergé et les dévots. Ils sont asexués, mais présentent un derrière cambré avec un anus bien visible. Ils s’agenouillent assez souvent devant un dignitaire ecclésiastique humain ou simiesque qui les bénit (Douce 5, vol. 22r, 71r, 117v, Douce 6, fol. 24v, 49v, 123v-124r). Lorsqu’ils ne lui présentent pas le postérieur mais lui font face normalement, il arrive qu’une cigogne ou un autre oiseau les sodomise du bec (ill. 11). On les trouve aussi en train d’oiseler, l’un d’eux sodomisant avec un bâton celui qui le précède (Douce 6, fol. 51r, 99v). La magie ecclésiastique est ainsi reconduite à un schéma très simple par la caricature: la bénédiction entraîne la prosternation qui offre le derrière sans défense, la cigogne se chargeant le plus souvent de pénétrer le soumis. Le long bec de cet oiseau est non moins phallique en contexte hétérosexuel, puisqu’il le met dans la cheminée du foyer (Douce 6, fol. 160v), les marges suivantes montrant les premiers soins du nourrisson. Les cigognes n’apportent pas seulement les nouveau-nés en Alsace.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\11. 2.13 douce 6, 24v-25r.JPG

11. Psautier, Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 6, fol. 24v-25r



Ce qui doit rester voilé

Les marges à drôleries sont loin d’être toujours convenables, mais le psautier de Louis de Nevers tend à dépasser les autres en impertinence: ce prince ne semble pas avoir eu le moindre respect du sacré. Il s’agit cependant d’une commande privée et ses audaces ne concernaient pas la place publique. Pour sa part, Rabelais écrit dans la crise du système qui a engendré la Réforme. La critique virulente de l’Eglise aboutit à des soulèvements qui bouleversent toute la société, avec des révoltes et des guerres civiles. La stabilité sociale exige au contraire des non-dits. Dévoiler ce qui est magique ou obscène, que ce soit réel ou imaginaire, c’est enclencher un cycle de réponses du même type. Du même coup, l’étude des interdits permet de comprendre ce qu’une société peut ou ne peut pas tolérer.

Dans l’Antiquité, on observe une très nette dissymétrie entre les interdits concernant les sexes masculin et féminin. Si les images du pénis et les phallus sont innombrables, il y a un tabou sur les organes sexuels féminins[23]. Sur les statues de femmes, le pubis est à la fois glabre et fermé. Il est peu probable que la polychromie y ait remédié, car la peinture murale n’en montre pas plus. On chercherait également en vain une représentation autonome des organes féminins analogue au phallus. Leur représentation est symbolique et indirecte, ainsi les têtes de Gorgone ou de Méduse (ill. 12). La laideur terrifiante de ces visages suffit à expliquer l’absence de représentation directe de ce qu’elles suggèrent. Les figurines de la déesse Baubo remplacent d’ailleurs le sexe par un visage sur le ventre. De même, les mots pour le désigner sont généralement métaphoriques, ainsi le delta des femmes chez Aristophane. Vulva en latin désigne au sens propre tout l’appareil reproducteur de la femme et évite une dénomination plus précise pour le vagin, à son tour une métaphore puisque vagina veut dire « gaine »[24]. Landica, « clitoris », est certainement le plus obscène des mots: il apparaît rarement en dehors des graffitis. Cela dit, les désignations des organes masculins sont aussi des euphémismes à l’origine, comme penis et cauda qui signifient « queue », mais ils sont tout de même moins obscènes puisqu’on les met directement en image. La dissymétrie des sexes est évidente dans les mots insultants sanctionnant l’homme qui se laisse faire comme une femme, cinaedus et pathicus. En revanche, il n’y a pas de gros mots pour désigner celui qui sodomise et le poète menace volontiers de le faire, ainsi Catulle (carmen 16) :

Pedicabo ego vos et irrumabo

Je vous enculerai et vous donnerai à sucer

Les attitudes changent nettement au Moyen Age avec l’apparition de l’amour courtois qui revalorise la femme. Dans ce contexte, les rapports sexuels sont désignés par des euphémismes, tels que le déduit ou le soulas qui finiront par devenir obscènes à leur tour, puis par disparaître[25]. Mais le style courtois ne s’impose pas comme un carcan. On retrouve aussi chez les troubadours et les trouvères des poèmes très crus. Les fabliaux du XIIIe siècle, puis les contes et les nouvelles donnent une vision démystifiée des rapports sexuels, en s’en tenant généralement aux pratiques considérées comme normales. La représentation du sexe masculin est assez fréquente dans les modillons romans, particulièrement dans le nord de l’Espagne et l’Aquitaine mais, cette fois, celle du sexe féminin n’est pas en reste: les personnages des deux sexes exhibent des parties génitales disproportionnées. Le phallus antique est reproduit ensuite dans les enseignes de pèlerinage, portées comme broches, mais on voit apparaître concurremment le sexe féminin, qu’on désigne sans euphémisme comme le con, lui aussi isolé du corps, mais sans pattes ni ailes. Il existe une enseigne ou des phallus portent une civière sur laquelle il trône couronné à la matière d’une statue-reliquaire (ill. 13). Il profite donc d’une promotion liée à l’amour courtois, fût-ce sur le mode comique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\12. Gorgone Tête de - Terre cuite - Syracuse - Musée archéologique régional Paolo Orsi.jpeg12. Tête de Gorgone, Syracuse, Museo archeologico Paolo Orsi C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\13. enseigne musée de cluny.jpg13. Enseigne de pèlerinage, Paris, Musée de Cluny

A un niveau plus relevé apparaît, tant dans l’image que dans le vocabulaire, un organe sexuel imaginaire et spiritualisé que possèdent les deux sexes: le cœur[26]. Il gouverne aussi bien l’amour sacré que l’amour profane, depuis le cœur de Jésus jusqu’à celui des amants, transpercés l’un par la lance de Longin, l’autre par les flèches de l’amour.

Le statut de l’homosexualité se modifie aussi complètement[27]. Du point de vue chrétien, elle est condamnée comme une forme de sodomie, c’est-à-dire de sexualité non reproductrice, tout comme la masturbation. Dès lors, la distinction entre un rôle actif et un rôle passif n’a plus de pertinence. La condamnation est assez théorique jusqu’au XIIIe siècle, mais la pression des laïcs qui soupçonnent la chasteté monastique d’y conduire finit par imposer la peine du bûcher. En revanche, ce qu’on peut saisir des pratiques laisse plutôt supposer leur continuité. La poésie homosexuelle, assez développée dans le clergé du XIe-XIIe siècle, est surtout celle de dignitaires ecclésiastiques s’adressant à de beaux jeunes hommes: on y distingue donc clairement la survie de l’éraste et de l’éromène.

Un tabou très puissant concernait les rapports entre le haut et le bas du corps. Jusqu’à la Renaissance comprise, on chercherait en vain des mentions de la fellation ou du cunnilingus. On trouve cependant quelque chose d’assez proche, le baiser sur le derrière, ainsi dans un fabliau comme Bérenger au long cul. Les templiers furent accusés de la pratiquer et, par la suite, les sorciers et les sorcières de baiser celui du diable. Le bûcher sanctionna la gravité de cette perversion imaginaire. L’obscène tend à se réduire au diabolique. On ne parle certes pas à une dame comme à un compagnon de taverne et il y a des niveaux de langage très différents d’un genre littéraire à l’autre. Mais c’étaient certainement les mêmes qui lisaient les romans d’amour et les fabliaux grivois. Les plaisanteries osées qu’on trouve dans les marges à drôleries de psautiers et de livres d’heures offerts à des dames, comme le psautier Douce 5-6, suffisent à l’assurer. En comparaison avec les siècles qui ont suivi, la liberté de ton est évidente.



La transparence du voile

Les formes les plus directes de l’obscénité sont le dévoilement des organes du sexe et de la défécation ou l’exhibition de ces actes, mais aussi les supplices. L’obscénité est particulièrement dévoilée dans le cas de la sorcellerie, qu’il s’agisse de celle des pratiques supposées ou de celle de leur châtiment. Mais le reste du temps, elle est plus ou moins voilée. Les postures sont remplacées par des gestes de la main qui les évoquent, les objets par leur image plus ou moins transposée. Enfin, le langage utilise à cet effet tous les moyens rhétoriques, à commencer par la métaphore, la métonymie et tous les procédés de l’euphémisme.

La valeur des gestes est variable. Au Vietnam, croiser les doigts pour souhaiter bonne chance passe pour un geste obscène évoquant un vagin. En Iran, le pouce tendu est à proscrire, car ce geste est équivalent au doigt d’honneur dans le monde arabe[28]. Ils le sont aussi dans le temps: nous avons vu qu’il n’existe pas d’iconographie ancienne du doigt d’honneur, alors qu’il semble pourtant décrit dans les textes et qu’on ose le photographier aujourd’hui. Nous avons aussi remarqué que les gestes pouvaient être équivoques dans une même culture, ainsi la furca et le cornuto qui servent aussi de bénédiction. Mais la valeur des mots ne varie pas moins. Dans le domaine qui nous occupe, ce que John Orr a appelé « le rôle destructeur de l’euphémie » semble avoir force de loi[29]. La grande majorité des mots obscènes sont au départ des euphémismes, ainsi « baiser » qui signifiait « donner un baiser ». Déjà Corneille doit le remplacer par « flatter » dans les rééditions de L’illusion comique. Il n’y a guère que le marquis de Sade pour utiliser correctement le mot, car il en a de précis pour désigner les rapports sexuels. Le sens correct du mot utilisé transitivement ne survit que dans des expressions fossiles, telles que « baiser le pied du pape ». Lorsque les mots sont devenus obscènes, ils peuvent disparaître. C’est par exemple le cas de « vit », issu du latin vectis signifiant le levier ou la barre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un archaïsme inusité. Plus souvent, leur sens se réduit, ainsi pour « saillir » qui ne se dit plus des hommes, ou change complètement, ainsi celui de « foutre » devenu une exclamation, puis un synonyme vulgaire de « faire ».

L’érosion touche même des mots peu connotés sexuellement, comme « demoiselle ». Au Moyen Age, il se dit d’une jeune fille noble, mais dès le XIIIe siècle, il désigne aussi une femme mariée de la petite noblesse ou de la bourgeoisie. Depuis le XIXe siècle, il désigne souvent un statut subordonné, comme celui d’une serveuse de restaurant, tout en gardant le sens de femme non mariée, en particulier dans l’adresse « Mademoiselle ». Cela dit, la distinction entre femme mariée et non mariée a fini par devenir indiscrète, en particulier du fait de l’importance prise par le concubinage, de sorte que le mot ne s’adresse pratiquement plus qu’aux petites filles. « Madame » s’est généralisé malgré les protestations de quelques « vieilles filles » fières de l’être.

Décrire le phénomène comme une érosion du sens des mots est juste, mais un autre point de vue est possible: il s’agit aussi de la résistance de l’obscénité aux manœuvres destinées à la réprimer. En effet, chaque fois qu’un mot disparaît parce qu’il est devenu obscène, un autre devient obscène pour prendre la relève. Le langage des différentes sociétés peut tolérer plus ou moins l’obscénité, mais pas l’éradiquer. Pour prendre un exemple actuel, le mot « sexe » est en train de faire place à « genre » sous nos yeux, mais on peut augurer qu’on finira par menacer quelqu’un de lui mettre son genre quelque part. Bien sûr, les partisans du changement terminologique prétendent avoir de bonnes raisons. Mais, comme ils s’insurgent lorsque leurs adversaires parlent de « théorie du genre », ils admettent eux-mêmes l’absence de raison théorique. On reconnaît ici la déraison de l’euphémisme: l’illusion qu’en changeant les mots on peut changer les choses. Il s’agit de l’une des nombreuses façons de manipuler les signes pour agir sur ce qu’ils représentent. La pensée magique n’est pas l’apanage des sociétés jugées primitives. Elle est aujourd’hui au cœur de nos rapports sociaux. Elle l’est dans la volonté de changer les mots pour changer les choses et elle l’est aussi dans la permanence de l’obscénité, sans laquelle il n’y aurait plus de magie.



 

  1. Béatrice Delaurenti, « La fascination et l’action à distance: questions médiévales (1230-1370), Médiévales, t. 50 (2006), p. 137-154.
  2. Robert Klein, « Spirito peregrino », in: La forme et l’intelligible. Ecrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, 1970, p. 29-64.
  3. Max Caisson, « La science du mauvais œil (malocchio). Structuration du sujet dans la ʽpensée folkloriqueʼ », Terrain. Anthropologie et sciences humaines, t. 30 (1998), p. 35-48.
  4. Jean Wirth, La sorcellerie et sa répression en Europe, Genève, 2023, p. 12 et s.
  5. Articles 112 et 210 (David Piché, La condamnation parisienne de 1277, Paris, 1999, p. 112 et 144).
  6. Montaigne, Essais, III, 11: éd. Albert Thibaudet, Paris, 1961, p. 1151.
  7. Pour l’usage apotropaïque de l’œil chez les Grecs: Alain Moreau, « L’œil maléfique dans l’œuvre d’Eschyle », Revue des études anciennes, t. 78-79 (1976), p. 50-64.
  8. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, 1977.
  9. Deux beaux exemples pour la Dérision du Christ: Wolfgang Katzheimer le Vieux, Winnipeg Art Gallery; Jan van Hemessen, Munich, Alte Pinacothek.
  10. Max Nelson, « Insulting Middle-Finger Gestures among the Ancient Greeks and Romans », Phoenix, t. 71 (2017), p. 66-88..
  11. Ciconiam manu formare solent irrisores, qui unitate colligatos digitos agunt ad inferiorem partem inclinata similitudine ciconini rostri; quo cum praesentant, port tergum motitantes derident quos volunt.
  12. Corpus Vasorum Antiquorum, France 15, Musée du Petit-Palais, Paris, 1944, pl. 12.2–3.6; John Boardman, « The Phallos-bird in archaic and classical Greek Art », Revue archéologique, n. s. t. 2 (1992), p. 227-242.
  13. Gerhardt Dietrich, Wer kauft Liebesgötter ? Metastasen eines Motivs, Göttingen, 2008.
  14. Henri Hubert, art. Magia, in: Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, éd. Charles Victor Daremberg et Edmond Saglio, t. 3, 2 (1902), p. 1494-1521.
  15. Jean Wirth, « Qu’est-ce qu’un crucifix? », in: Statue. Rituali, scienza e magia dalla Tarda Antichità al Rinascimento, éd. Luigi Canetti, Florence, 2017, p. 403-416.
  16. Guibert de Nogent, Tractatus de Incarnatione contra Judeos (PL 156, col. 525)
  17. Ovide, Fastes V, v. 433: signaque dat digitis medio cum pollice iunctis.
  18. Jean Wirth, L’image médiévale. Naissance et développements (VIe-XVe siècle), Paris, 1989, p. 132.
  19. Jean-Claude Schmitt, « Un geste rituel. Le signe de croix au Moyen Age », L’homme, t. 247-248 (2023), p. 101-132.
  20. Nous avons traité les exceptions dans « La femme qui bénit » (avec la collaboration d’Isabelle Jeger), in : Femmes, art et religion au Moyen Age, éd. Jean-Claude Schmitt, Strasbourg – Colmar, 2004, p. 157-179.
  21. Sur l’histoire de la notion, Constantin von Schätzler, Die Lehre von der Wirksamkeit der Sakramente ex opere operato in ihrer Entwicklung innerhalb des Scholastik und ihrer Bedeutung für die christliche Heilslehre, Munich, 1860.
  22. Wirth et alii, op. cit., p. 276 et ss.
  23. Georges Devereux, Baubo, La vulve mythique, Paris, 1983.
  24. Excellente synthèse d’une vaste bibliographie dans l’article « latin obscenity » de Wikipedia.
  25. John Orr, « Le Rôle destructeur de l’euphémie », Cahiers de l’AIEF, t. 3-5 (1953), p. 167-175.
  26. Jean Wirth, « L’iconographie médiévale du cœur amoureux et ses sources », in: L’image du corps au Moyen Age, Florence, 2013, p. 129-149.
  27. John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, trad. Paris, 1985, p. 267 et ss.
  28. Exemples donnés sur Internet « Attention aux gestes qui choquent à l’étranger », sur le site Reporteurs.com (consulté le 06.01.2025).
  29. Orr, op. cit.