5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures
Voici, à travers quelques manuscrits prestigieux, un florilège des différentes manières d’exploiter cette marche, cette différence de potentiel entre deux plans que constitue la bordure illusionniste.
Article précédent : 5.3 Bordures à proscenium
Le Livre de Prières de Charles le Téméraire,
1471
Ce manuscrit de très petit format (12.4 × 9.2 cm) présente néanmoins de grandes marges historiées, essentiellement des scènes fantaisistes de chasse ou de combat, en général sans rapport avec la scène principale. Dans quelques cas cependant, les bordures jouent un rôle actif en rapport avec cette scène.
Charles le Téméraire, fol 1v | Sainte Véronique, fol 2 |
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Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471
Le livre s’ouvre par la grande mode de l’époque : un diptyque dévotionnel parfaitement standard du point de vue perspectif (le volet du donateur est à point de fuite latéral, le volet sacré est à point de fuite central, voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)), mais inversé puisque le donateur est toujours à droite.
Charles le Téméraire, en habit de cour est en prières devant Sainte Véronique. Il est suivi par Saint Georges (le protecteur qu’il s’est choisi très jeune) et un ange portant son heaume et sa bannière (on devine la croix de Bourgogne et le début de la devise « Ie l’ao empryns »_ je l’ai entrepris)..
Dans la bordure de la première page, les quatre anges des coins jouent des rôles bien étudiés :
- deux assistent Charles, l’un portant son épée et l’autre imitant sa prière ;
- les deux autres anticipent la seconde image : l’un portant le voile de Sainte Véronique et l’autre la couronne d’épines.
Cette composition selon les deux diagonales est très certainement intentionnelle : un hommage à la Croix de Bourgogne.
Les quatre anges de la seconde page sont quant à eux totalement christiques, portant les instruments de la Passion.
Saint Georges, fol 67v | Charles le Téméraire, fol 68 |
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Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471
La manuscrit comporte un second diptyque dévotionnel, très atypique avec son volet gauche paysager, et son volet donateur en perspective frontale.
Charles le Téméraire en habit de guerre, accompagné par son ange gardien, est en prières devant Saint Georges. La bordure de la page de droite comporte un ange musicien, avec une inscription illisible (elle a été partiellement recouverte de blanc) et une croix de Bourgogne avec l’inscription « O Martyr de Dieu ».
La bordure de la page de gauche montre deux scènes subsidiaires :
- avant le combat, un ange remet à Saint Georges son épée et son casque ;
- après le combat, le Saint relève la princesse.
Cetet bordure est ainsi une zone commune à intention flatteuse : le chevalier qui se prépare au combat puis réconforte la princesse pourrait tout aussi bien être le Duc lui-même.
Saint Hubert, fol 39v | Sainte Apollonie, fol 50v |
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Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1469
La miniature de Saint Hubert comporte en bas un cerf attaqué par un chien brun et deux lévriers blancs à collier rouge, contrepartie évidente du cerf de Saint Hubert, de ses deux chiens bruns et de son lévrier blanc à collier rouge : ici la bordure présente une alternative à l’image : ce qui arrive à un cerf sans croix entre les bois. Noter le sonneur de cor qui anime la marge large.
Quelques pages plus loin, la miniature de Sainte Apollonie présente dans ses marges quasiment la même scène de chasse : le sonneur et un cerf, attaqué par deux lévriers à collier rouge. Entraîné par la première occurrence de cette bordure, l’oeil cherche à la faire correspondre à l’image principale : et comprend la métaphore entre le cerf mordu et la sainte à laquelle on brise les dents.
Crucifixion, fol. 106
Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471
La bordure de la Crucifixion se lit selon la Croix de Bourgogne (tout comme celle du premier diptyque) :
- selon la diagonale montante, deux préfigurations habituelles de la Passion (le sacrifice d’Isaac, Moïse et le serpent d’airain).
- selon la diagonale descendante, deux scènes qui semblent sans signification religieuse : un dragon seul, puis un dragon attaquant un homme abattu.
Il faut bien connaître l’histoire sainte pour comprendre que l’homme attaqué par le dragon complète la scène du haut : il symbolise les Hébreux attaqués par les serpents, auxquels Moïse montre ce qui va les sauver : “Fais-toi un serpent brûlant et place-le sur une perche ; quiconque a été mordu et le verra restera en vie.”
On notera également l’extraordinaire performance d’une Crucifixion complète à l’intérieur de l’initiale de Deus.
Ces bordures très personnalisées marquent un état intermédiaire entre l’esprit de fantaisie médiéval, flattant l’imaginaire chevaleresque du commanditaire, et l’esprit plus démonstratif des grands manuscrits de la fin du siècle.
Le Livre Heures des Rois Catholiques (Ferdinand et Isabelle d’Espagne), vers 1475,
Prière Domina labia, fol 14r
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475
La prière qui ouvre les Heures de la Vierge est inscrite sur un objet autoréférent : un parchemin mis à sécher dans un cadre. Contraints par leur logique physique, les fils de tension ne sont pas utilisés pour découper l’image en cases : les deux scènes, en bas l’Ecce Homo et en haut le Portement de Croix, se déroulent dans un paysage continu.
Les fils aident néanmoins attirer l’attention sur une scène rarement représentée (elle ne se trouve pas dans les Evangiles) : la Vierge se lamentant dans les bras de Saint Jean, tandis qu’on vient lui annoncer les souffrances de son fils : scène qui fait le lien avec la prière su Jour.
Vie de Sainte Barbe, fol 48r
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475
Un peu plus loin dans le même manuscrit, l’illustrateur se fait un clin d’oeil à lui-même en reprenant apparemment la même composition, mais en retirant au texte et aux traits de séparation toute valeur physique : ni parchemin, ni fils. Ceci permet d’utiliser ces derniers comme aide à la narration pour découper, dans le paysage continu, les six scènes qui , illustrent le martyre de la Sainte [8] (de haut en bas, dans le sens des aiguilles de la montre) :
- Barbe, en fuite, est dénoncée par un berger ;
- elle est ramenée par son père Dioscore ;
- elle est condamnée par le gouverneur romain ;
- on lui arrache les seins ;
- un ange couvre sa nudité d’un voile ;
- Dioscore la décapite et est aussitôt frappé par la foudre.
Logiquement, l’illustrateur aurait dû rajouter un trait de séparation en bas, entre la scène de la décollation et celle de la punition de Dioscore. Cette « anomalie » est probablement intentionnelle : elle invite l’oeil à remonter, le long du flux noir de la foudre…
… jusqu’au bon berger qui observe d’en haut la punition, et dont les moutons ne se sont pas, comme ceux du mauvais, transformés en sauterelles.
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475, fol 48r | Heures Emerson-White , vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 113 |
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La même composition a été reprise dans cet autre grand manuscrit, en supprimant les cloisons entre les saynettes. La lettrine O a été découpée, pour donner plus de visibilité au troupeau.
Fol 17v-18r
Livre d’Heures de Philippe de Cleves, 1485, Bruxelles, KBR, ms. IV 40
Enfin la même bordure se déploie dans ce bifolium, en perdant au passage la continuité du paysage, et de l’histoire.
Les Heures Blackburn du Master of Edward IV
Cet artiste est connu pour avoir poussé très loin l’interpénétration de l’image et de la bordure, dans un Livre D’heures réalisé pour un commanditaire aux goûts originaux, qui reste encore à identifier [8a].
Crucifixion, fol. 33v | Entrée d’Héraclius à Jérusalem, fol 34v |
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Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884
Les Heures de la Croix s’ouvrent par ce bifolium spectaculaire, qui met en regard de la Crucifixion une scène rare dans les manuscrits ganto-brugeois ([8a], p 111), l’entrée contrariée de l‘Empereur Héraclius à Jérusalem :
« Et comme, sur son cheval royal et avec ses ornements impériaux, il descendait du mont des Oliviers, il arriva devant la porte par où était entré Notre-Seigneur, la veille de sa passion. Or voici que les pierres de la porte se rejoignirent de façon à former comme un mur. Et au-dessus de la porte apparut un ange qui, tenant en main le signe de la croix, dit : « Lorsque le Roi des Cieux est entré par cette porte, ce n’est pas avec un luxe princier, mais en pauvre, et monté sur un petit âne : en quoi il vous a laissé un exemple d’humilité que vous devez suivre ! » Puis, cela dit, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout en larmes, se déchaussa, se dépouilla de ses vêtements jusqu’à la chemise, et, prenant la croix du Seigneur, il en frappa humblement la porte qui, se soulevant, le laissa passer avec toute sa suite. Et une odeur délicieuse se dégagea du bois sacré. Et l’empereur s’écria pieusement : « Ô croix plus splendide que tous les astres, célèbre et chère, qui seule as mérité de porter l’âme du monde, doux bois, clous précieux, sauvez la troupe qui se réunit aujourd’hui pour vous louer, munie de votre signe ! » Et aussitôt que la croix fut restituée en son lieu, les anciens miracles se renouvelèrent, Des morts ressuscitèrent, quatre paralytiques furent guéris, dix lépreux furent purifiés, quinze aveugles recouvrèrent la vue, des démons s’enfuirent des corps dont ils s’étaient emparés. » Jacques de Voragine, Légende dorée, Chapitre 123, l’Exaltation de la Vraie Croix.
Ainsi l’histoire oppose deux événements (l’entrée triomphale du Christ, l’entrée contrariée d’Honorius) qui se sont produits au même endroit (la porte Est de Jérusalem), et replace miraculeusement au même endroit le même objet, la Vrai Croix, en rejouant la Crucifixion à l’envers.
Le Maître d’Edouard IV exploite les sauts de niveau entre image et bordure pour traduire graphiquement ces paradoxes spatio-temporels :
- en 1, le Christ porte sa croix dans la bordure en pseudo-grisaille , qui représente le passé de l’image principale : une brèche dans le cadre fait communiquer les deux moments, celui de la croix portée et celui de la croix plantée ;
- en 2, les deux soldats qui regardent la croix placent au même niveau temporel l’image de la page de gauche et la bordure de la page de droite, avec les soldats qui jouent aux dés ;
- en 3, par la même logique, l’image se trouve propulsée dans le futur de sa bordure en pseudo-grisaille, à savoir le retour de la Croix à Jérusalem.
Ainsi se trouvent confrontées , aux deux bouts de ce parcours visuel :
- l’entrée contrariée d’Honorius, à cheval ;
- l’entrée qu’il réussira, à pied et en imitant le Christ.
A cette construction extrêmement logique s’ajoutent deux empiètements purement esthétiques :
- de la croix sur la bordure florale (en A) ;
- d’un soldat sur la marge vierge, l’espace privé du spectateur (en B).
La brèche entre 1 et 2 est subtilement travaillée : de loin, le montant de la croix, côté bordure, semble se prolonger dans le coin qui, côté image, fixe l’autre extrémité de ce montant. Très logiquement, l’artiste nous montre en haut de l’image que la croix est bien en forme de tau, avec un panonceau planté sur la traverse.
Annonce aux bergers, fol. 74v | Présentation au Temple, fol. 82r |
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Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884
Ces deux pages (non adjacentes) utilisent un autre procédé : un couple de bergers et un couple de bourgeois en habits contemporains, dans la bordure, servent de relais au spectateur. Leurs bras passent devant le cadre, précisant qu’on peut comprendre les images comme des tableaux dans le tableau, et les marges coloriés comme le futur de l’image (à la différence des marges en pseudo-grisaille, qui représentaient le passé).
Dans l’Annonce aux bergers, un bourgeon d’oeillet passe lui aussi devant le cadre, assignant le même niveau de réalité aux habitants des marges, végétaux, animaux ou humains.
Vierge à l’Enfant, fol. 180v
Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884
La musicienne, les fleurs, les anges et la couronne géante cohabitent dans cet espace doré, affranchi de toute échelle de taille.
Master of the First Prayerbook of Maximillian, Cleveland Museum of Art Acc. 1963.256, f. 146 | Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884 |
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Massacre des Innocents
Comme le note Scot McKendrick ( [8a], p 106 ), le Maître d’Edouard IV reprend très peu de schémas d’atelier. Et lorsqu’il le fait, comme ici, c’est en y ajoutant ses procédés personnels :
- le soldat vu de dos rentre dans l’image depuis la marge ;
- réciproquement, une mère et son enfant ont trouvé refuge dans le futur de l’image.
Comme les téléporteurs des voyages temporels, le cadre doré a ici le statut d’une membrane, perméable dans les deux sens.
Jugement dernier, fol 107v | Histoire de David, fol 108r |
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Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884
Ce bifolium ouvre la section des Psaumes pénitentiels. L’image de droite respecte la convention graphique du manuscrit : la bordure en pseudo-grisaille représente le passé – David tuant Goliath – et l’image le futur : David devenu roi, avec sa harpe. Dans l’iconographie habituelle, il se met à genoux pour prier devant le Christ apparaissant dans le ciel. Comme le note Scot McKendrick ( [8a], p 114 ), le Maître d’Edouard IV remplace cette apparition par un Jugement dernier au complet, et exploite la continuité graphique entre les rochers de l’Enfer et ceux sur lesquels se déroule le combat pour faire comprendre que les deux scènes n’en font qu’une.
Dans la page de gauche, il est obligé de ruser avec sa propre convention, puisque tous les événements y sont simultanés : les anges de la bordure sonnent de la trompe pour ressusciter les Morts dans l’image, les Saints perchés sur les rochers adorent le Christ dans l’image. Aussi, pour exprimer cette simultanéité, la bordure n’est plus en pseudo-grisaille, mais en pleines couleurs. Et le cadre doré ne sert plus de rupture temporelle, mais de barrière honorifique, qui sépare les Damnés des Elus et les démons du Christ vengeur.
Le Bréviaire d’Eléonore de Viseu, vers 1500,
Eléonore du Portugal en prières devant la Vierge à l’enfant
Bréviaire d’Eléonore du Portugal, Bruges, ca. 1500, MS M.52 fol. 1v Morgan Library
Eléonore, escortée par ces deux familiers que sont son ange gardien et son petit lévrier, lève les yeux vers la Vierge à l’Enfant. Celle-ci est posée sur l’autel et son auréole s’inscrit dans la niche centrale du retable, entre les effigies de Saint Jean Baptiste et de Saint André. On comprend qu’elle n’est autre que la statue de bois qui vient de prendre chair et descendre de son compartiment, pour répondre flatteusement à la piété de le reine,
Heures de Marie de Bourgogne, 1477 | Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore du Portugal, vers 1500 |
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La miniature des Heures de Marie de Bourgogne tirait sa force de sa nouveauté, de sa simplicité graphique – deux plans, séparés par la fenêtre – et de son audace théorique – la donatrice dédoublée, dans le même plan que le spectateur et dans l’espace sacré de la chapelle (sur cette composition très expérimentale, voir .3 Bordures à proscenium ).
En comparaison, la miniature d’Eléonore du Portugal semble inutilement compliquée avec son découpage en cinq plans :
- celui du spectateur (en avant de la bordure de gauche, qui imite une boiserie)
- celui d’Eléonore, avec son ange et son chien (en avant de la première colonne torse) ;
- un espace vide (en avant de la seconde colonne torse) ;
- le plan de Marie et de l’autel (en avant du retable) ;
- la chapelle en arrière-plan.
Il s’agit sans doute moins d’une maladresse graphique que d’une évolution du goût. Après la volonté de réalisme du Maître de Marie de Bourgogne, la génération suivante déjoue les codes établis en exploitant l’ambiguïté du cadre : mi trompe-l’oeil posé sur l’image, mi découpe purement graphique.
Crucifixion, fol. 140v
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52
La fausse boiserie semble ici plaquée sur une scène unique, la Crucifixion entre les deux larrons ; mais la discontinuité du paysage montre qu’elle joue en fait un rôle purement conventionnel, celui d’insérer une image au sein d’une autre et d’organiser l’ensemble de la composition.
Ainsi, en se prolongeant vers le bas vers le bas, le cadre permet d’insérer, avec un autre grossissement, la scène du partage des vêtements, et de la présenter entre les deux textes qui la justifient :
Il se répartiront mes vêtements | Et sur mes vêtements (ils tireront au sort) |
Diviserunt sibi vestimenta mea | et super vestem meam (miserunt sortem) |
Une esthétique du collage (SCOOP !)
Comme le remarque Margaret Goehring ([9], p 136), la composition rappelle un retable (le panneau central, les deux volets, la prédelle).
Un examen plus précis montre combien cette imitation est volontairement infidèle :
- la partie « prédelle » du retable (en vert) est en fait distincte du cadre externe (en bleu) et se trouve tantôt derrière, tantôt devant ;
- la scène centrale (en rose) n’est pas le panneau central du retable, mais un masque plus large posé par devant ;
pourtant le pinacle (en jaune) qui fait partie du retable, ne ressort pas du côté droit.
Margaret Goehring, qui a repéré certaines de ces incohérences, y voit un procédé à visée spirituelle ([9], p 136) :
« Cette ambiguïté spatiale fait abandonner toute tentative de lire cette image comme réelle. Elle a plutôt pour rôle de faire reconnaître, référentiellement, ses propres procédés de fabrication, à la manière des stratégies qu’emploient les peintres sur panneau pour renforcer le pouvoir méditatif de leurs images. La conception du plan de l’image comme un miroir du monde, mais pas nécessairement mimétique, est une technique qui imprègne une grande partie de la peinture illusionniste des enlumineurs de Gand-Bruges à partir des années 1470. »
Je pencherai plutôt pour un divertissement élitiste : découvrir ces ruses de la superposition rajoutait à la pure dévotion un plaisir de nature esthétique, réservé aux grands de ce monde : un second degré qui préfigure, cinq siècles avant, le caractère à la fois poétique et décalé des collages.
Une image composite
Saint François d’Assise,fol. 517v
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52
Cette composition illustre bien le rôle du cadre comme convention graphique : signaler au lecteur que l’image est à décortiquer en couches indépendantes :
- couche décor, un paysage continu : un torrent entre un arbre et une falaise ;
- couche personnage, un Saint François dupliqué :
- vu à mi corps dans l’image centrale,
- vu en entier dans le bordure gauche, en train de recevoir les stigmates.
« L’image est à la fois temporelle et statique, sa bordure et sa miniature travaillant ensemble pour nous inviter à contempler les stigmates à la fois comme Ystoria et Ymage, récit et icône. » ([9], p 141)
Un second rôle du cadre est sa capacité à attirer l’oeil sur des zones particulières :
- la main stigmatisée qui le surcharge ;
- le franciscain anonyme en train de dormir, se confondant presque avec les roches.
Les Heures La Flora pour Charles VIII, 1483-98
fol 45 | fol 224 |
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1483-98, Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51
Ce manuscrit doit son nom à ses extraordinaires bordures florales, soit complètes autour des images, soit partielles sur le bord des textes, véritables chefs d’oeuvre de l’illusionnisme flamand. Les majuscules comme les fleurs projettent leur ombre portée sur le fond d’or, et parfois une libellule déborde du cadre, laissant jouer la transparence de ses ailes.
Saint Luc, fol 781v, Breviaire Grimani, 1510-20, Venise, Biblioteca Marciana, MS. Lat I, 99
Comme le note James Marrow [10], le fait que le même motif réapparaisse en bordure de Saint Luc peignant la Vierge montre qu’il était encore vu, vingt ans plus tard, comme l’exemple même du morceau de bravoure pictural. D’autant plus que le frôlement de la libellule sur la corolle imageait parfaitement le posé habile du pinceau.
Saint Jean, fol 18
En toute gratuité décorative, ce cadre en faux bois et cette collection de pompons n’ont, autour de Saint Jean, d’autre fonction que l’épate.
Fol 264
Le procédé du texte qui semble découpé et posé sur la page facilite la lecture des marges : deux préfigurations bien connues de l’Annonciation (le Buisson ardent de Moïse, la Toison gorgée d’eau de Gédéon) se répondent en diagonale, complétées par deux préfigurations de la Nativité (l’apparition à Auguste et à la Sibylle, le verge florissante d’Aaron).
La Passion, Fol 63
Cette spectaculaire double page cumule trois effets très appréciés :
- le texte en découpe, organisant une lecture en continu des épisodes de la Passion ;
- la bordure architecturale ;
- la scène de nuit.
Auxquels se rajoute l’effet spécial, unique à ma connaissance, du spot de lumière trouant la nuit du Jardin des Oliviers pour montrer le futur immédiat : la Crucifixion. Le fait qu’aucun cadre n’ait été jugé nécessaire pour marquer la rupture spatio-temporelle prouve l’évolution rapide du regard, du moins dans les très hautes classes.
Le Christ et la Samaritaine, fol 286
Réalisé selon les mêmes principes (mis à part la demi-bordure architecturale), cette double page n’est plus narrative, mais thématique : en regard de l’épisode où le Christ demande à boire à la Samaritaine, on reconnaît deux scènes où Moïse démontre son pouvoir sur l’Eau : la Traversée de la mer Rouge et le Rocher devenant une source.
Les Heures Spinola, 1510-20
Leur illustrateur principal, le « Master of James IV of Scotland », a inventé plusieurs emplois particulièrement originaux du cadre à l’intérieur de l’image.
Les bifoliums Nouveau testament / Ancien testament
Le manuscrit comporte de nombreuses compositions bipages. Six de ces bifoliums, qui affichent la même prière « Domine labia mea aperies », ont une structure particulièrement remarquable.
La Sainte Trinité trônant, fol 10v | Abraham et les Trois Anges, fol 11 |
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Heures Spinola, Master of James IV of Scotland, 1510-20, Getty Ms. Ludwig IX 18
Voici le premier de ces bifolium. Il met en pendant, à la manière du Speculum Humanae Salvationis :
- à gauche une scène du Nouveau Testament (la Trinité) ;
- à droite une scène de l’Ancien Testament qui la préfigure (les Trois anges d’Abraham).
Quelles que soient les scènes, tous ces bifoliums portent le même texte coupé en deux :
« Domine labia mea aperies… |
…et os meum annuntiabit laudem tuam. » Deus in ajdutorium. |
« Dieu, ouvre mes lèvres… |
…et ma bouche proclamera ta gloire » Psaume 50 Dieu à mon aide. |
Ce texte n’a pas de rapport avec les scènes sous-jacentes : l’enlumineur va faire montre d’une créativité croissante pour l’inscrire dans une zone intermédiaire entre le livre et le lecteur :
comme si l’oraison se trouvait déjà entre les pages et les lèvres.
Ici, il l’a inscrit sur un bout de parchemin épinglé. Noter que, en écho avec le thème de ce bifolium, les épingles piquent trois fois chaque morceau.
Un corollaire de ce procédé illusionniste est que l’objet en trompe-l’oeil s’affranchit ostensiblement des symétries de l’image sous-jacente : ici le parchemin de gauche est décalé par rapport au trône.
La Crucifixion, fol 56v | Moïse et le serpent d’airain, fol 57 |
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Le sixième de ces bifoliums est particulièrement original : le texte est monté dans un dispositif à charnière accroché côté pliure, de sorte que la main a envie, pour dégager la totalité de l’image, de faire pivoter le masque tout comme elle a ouvert la page.
Vierge à l’Enfant trônant, fol 64v | Arbre de Jessé, fol 65 |
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Dans le même ordre d’idée, un portique pivotant vient, dans le bifolium suivant, barrer la chapelle de la Vierge et la niche de l’Arbre de Jessé. L’artiste exploite ici au maximum l’ambiguïté de son trompe-l’oeil :
- réalisme maximal côté charnière (pas une vis ne manque) ;
- impossibilité pratique de l’autre, et décentrage par rapport à l’image sous-jacente : le cadre est trop large pour l’arcade.
Procession du Saint Sacrement | Récolte de la Manne par les Hébreux |
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Heures Spinola, Master of James IV of Scotland, 1510-20, Getty Ms. Ludwig IX 18
Dans le Speculum Humanae Salvationis, (chapitre 16) la Récolte de la Manne est normalement jumelée avec la Cène : l’illustrateur donne un coup de neuf à cette vieille idée en l’associant cette fois à la procession du Saint Sacrement, le jeudi de la Fête-Dieu.
Le procédé du cadre interne force l’oeil à trouver des analogies entre les deux images.
Les voyez-vous ?
La zone isolante
Lazare et le banquet de Dives, fol. 21v
On pourrait croire que le cadre agit ici comme une écran à rayons X permettant de traverser les murs, mais il n’en est rien : les retours en pierre, à l’intérieur, montrent que le mur n’a pas été construit côté spectateur : convention scénographique très courante dans les enluminures de l’époque pour montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur.
On pourrait également penser que le cadre sert surtout de porte-texte, ce pourquoi il est un peu plus large que la cloison manquante.
Mais son rôle est avant tout symbolique : il marque la frontière entre le mendiant Lazare toquant à l’huis, avec sa claquette et son bon chien qui lui lèche les plaies, et la salle à manger où le riche festoie et où ses chiens aboient. Le serviteur qui barre le passage fait avec ses deux mains vides, ouvertes l’une au dessus de l’ordre, un geste qui doit signifier « inutile de mendier ».
Le sas en menuiserie – élément de confort indispensable dans toute bonne maison flamande – a lui aussi un sens métaphorique : il double la porte et redouble la cloison graphique que matérialise le cadre. Ainsi il sert ici à séparer l’intérieur contaminée par le riche, et l‘extérieur où Lazare est représenté deux fois : debout à la porte et mort dans le fossé, son âme recueillie par deux anges.
Lazare et le banquet de Dives, fol. 21v | L’âme de Lazare rejoint le sein d’Abraham, fol 22 |
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Second rôle important du cadre : il souligne les correspondances entre les deux scènes du bifolium. Ainsi il sépare :
- à gauche la zone négative, à l’intérieur, de la positive , à l’extérieur ;
- à droite la zone positive, à l’intérieur (les anges amenant l’âme de Lazare à Abraham) et la zone négative, à l’extérieur (les démons poussant le Riche dans l’Enfer).
Le massacre des Innocents, fol. 140v
On retrouve ici la même fonction d’isolation du cadre :
- à l’intérieur la scène négative du Massacre de Innocents ;
- à l’extérieur la fuite en Egypte de la Sainte Famille, protégée en haut à gauche par le miracle des blés (voir 5 La Saison des Blés).
On notera, dans la bande étroite à droite du cadre, une autre scène à suspense : un soldat se penche sans voir la mère qui s’est cachée dans une grotte en contrebas, son bébé dans les bras.
Le massacre des Innocents, fol. 140v | La montée au Calvaire, fol 141 |
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Ce bifolium inverse ici encore les polarités. Dans la seconde page, le cadre sépare :
- à l’intérieur, la scène positive où Simon de Cyrène aide le Christ à porter sa croix ;
- à l’extérieur, les scènes négatives de la Crucifixion (manteau joué aux dés, Jésus cloué, présentation du panneau INRI à Pilate, préparation de la Croix d’un larron, levage de la croix de l’autre larron).
Un moyen d’organisation
La Nativité fol.119v
Tout en feignant de surplomber l’image, le cadre interagit avec elle en organisant, dans le paysage continu, la manière de parcourir les saynettes .
Les marges latérales montrent trois apparitions qui préfigurent la Nativité :
- une femme et un enfant dans le ciel, à la Sibylle et à l’empereur (voir 3-2-1 … sur la droite) ;
- le buisson ardent, à Moïse ;
- la toison, à Gédéon.
La marge inférieure renferme deux épisodes qui précédent immédiatement la Nativité :
- le refus de l’aubergiste :
- des anges apportant de la nourriture à la Vierge (une miche et un plat de cerises) .
Ce genre de composition est typique des grands manuscrits de l’époque, comme le note Margaret Goehring ([9], p 134) :
« L’organisation des unités spatiales dans lesquelles les différentes vignettes sont placées n’est pas cohérente : ce n’est pas un paysage à travers lequel on pourrait physiquement voyager. En fait, la disposition des unités architecturales et paysagères a plus à voir avec la clarté cognitive qu’avec toute logique visuelle interne. En d’autres termes, la bordure est conçue comme un espace qui doit être parcouru lentement plutôt qu’appréhendé d’un coup d’œil. L’utilisation de l’architecture pour établir des divisions temporelles et pour fournir une organisation narrative (plutôt qu’une organisation spatiale logique) afin de guider la vision remonte à des procédés de composition que l’on trouve dans les chroniques historiques bourguignonnes. »
La Visitation, fol 109v
Réalisée par un autre artiste (Master of the Dresden Prayer Book), cette page obéit au même principe, mais produit un sens de lecture différent. La scène centrale, la Visitation, est l’instant où se synchronisent la vie de Jésus dans le ventre de Marie, à gauche, et celle de Saint Jean Baptiste dans le ventre d’Elisabeth, à droite (derrière elles, les deux vieillards appuyés sur leur bâton sont les pères respectifs, Joseph et Zacharie) .
Il est logique que les marge se conforment à la symétrie impulsée par la scène centrale.
Dans la marge gauche, en descendant, trois scènes de la Vie de la Vierge avant la Visitation :
- un Ange apparait à Joseph pour le rassurer : la grossesse de Marie est divine (Mathieu, 1,18) ;
- Marie tisse le voile du Temple, nourrie par des anges (toujours le plat de cerises) ;
- Joseph conduit Marie chez sa cousine Elisabeth :
« Joseph son oirre (voyage) apareilla / Et nostre dame ovec ala « [11]
Dans la marge droite, deux scènes de la vie de Saint Jean Baptiste :
- l’Annonce de sa naissance :
« Zacharie et sa femme étaient vieux et sans enfants. Zacharie étant donc entré dans le temple pour offrir de l’encens, et une multitude de peuple l’attendant à la porte, l’archange Gabriel lui apparut. » Jacques de Voragine, Légende dorée
- sa vie de berger.
C’est d’ailleurs son propre chien qui, transgressant les limites graphiques et chronologiques, est venu boire dans la scène de la Visitation, préfigurant l’eau baptismale.
On peut imaginer le plaisir que prenait le lecteur cultivé à reconnaître ces scènes rares : si on ne comprend pas la composition d’ensemble, il est très facile, ici, de prendre les deux scènes en haut et en bas de la marge gauche pour deux épisodes bien plus connus et consécutifs : l’ange annonçant à Joseph qu’il faut fuir, et la Fuite en Egypte.
Les Heures Da Costa, vers 1515
Ce grand manuscrit, champ du cygne de la miniature flamande, est un véritable compendium de tous ses procédés compositionnels.
Elargissement du champ
Un couple en prière devant une messe, fol 36v | Le donateur devant le Christ ressuscité , fol.197v |
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Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399
Le cadre interne joue ici le même rôle que la fenêtre dans les Heures de Marie de Bourgogne : gagner un niveau d’abstraction en incluant dans l’image un spectateur en prières. Mais la rupture d’échelle exclut toute intention de réalisme
Collection
Flagellation (fol 44v)
La bordure sert de présentoir à une collection plus ou moins gratuite d’objets ici les trois rosaires font écho aux cordes et aux fouets de la Flagellation. Noter combien le cadre est devenu ici une limite purement fictive, puisque l’un des rosaires s’y enroule en perçant le plan de l’image dans l’image.
Circoncision (fol 166v)
On peut aussi utiliser le cadre pour créer une association purement graphique ou poétique : ici entre les colonnes du Temple et les troncs de la forêt
.
Saint Jean à Patmos avec des bateliers transportant une colonne, fol 111v | David et Goliath : le combat et son issue, fol 202v |
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Enfin, plus généralement, il permet de juxtaposer deux points de vue, dans l’espace ou dans le temps.
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https://books.google.fr/books?hl=fr&id=G3b2mfayPMoC&q=sainte+barbe#v=onepage&q=sainte%20barbe&f=false
[11] Jacques Doucet, « L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.) » http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/05_Visit.htm
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