7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée
Du point de vue qui nous occupe, la période gothique manifeste une sévère normalisation : les débordements « ad hoc », à la convenance de l’artiste, disparaissent presque complètement. Seuls subsistent les débordements les plus classiques (ailes des anges ou des démons, pieds, tourelles, bout des armes).
Article précédent : 6 Débordements dans les Bestiaires
Le style de transition
Certains manuscrits, autour de 1250, manifestent une liberté graphique encore dans l’esprit roman.
La Bible des Croisés (1240-50)
Ce manuscrit de très haute qualité, qui a probablement appartenu à Saint Louis, présente des débordements habituels (toits, personnages entrant ou sortant latéralement) mais d’autres beaucoup plus originaux, qui s’expliquent probablement par le fait que l’ouvrage ne comportait à l’origine aucun texte, et que les images devaient se suffire à elles-mêmes pour décrire des situations passablement compliquée.
Sept artistes ont collaboré à cette réalisation prestigieuse, et tous pratiquent des débordements : preuve qu’ils faisaient partie intégrante de la charte graphique définie pour l’ensemble du manuscrit.
Un penchant pour la mécanique (SCOOP !)
Josué prend la ville d’Haï , fol 10v | La mort de Saül, fol 35v |
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1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,
Le premier débordement du manuscrit interprète librement la mort du roi d’Haï :
Il fit pendre à un arbre le roi d’Haï et l’y laissa jusqu’au soir. (Josué 8:29)
L’arbre est remplacé par un dispositif beaucoup plus intéressant pour les commanditaires, un mangonneau équipé en potence à croc, sans doute tel qu’on l’utilisait pour lancer des cadavres par dessus les remparts.
Satisfait de son invention, l’artiste l’a reproduite plus loin pour agrémenter la mort du roi Saül :
Le lendemain, les Philistins vinrent pour dépouiller les morts, et ils trouvèrent le cadavre de Saül et de ses trois fils sur le mont Guilboa. Ils coupèrent la tête de Saül et le dépouillèrent de ses armes… ils attachèrent son cadavre sur les murs de Beth-Shan. 1 Samuel 21, 8-10
La partie « potence » est différente, et le mécanisme du mangonneau est décomposé en deux images : on hâle le contrepoids par des cordes presque jusqu’à son support (on voit bien la clenche qui permet de le bloquer) puis le corps de Saül redescend naturellement : on en déduit que la caisse du contrepoids est vide. En somme, le mangonneau fonctionne ici à l’envers.
Josué fait pendre les cinq rois Amorites , fol 11v
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,
Pour la suite du tableau de chasse de Josué, l’illustrateur revient à plus de sobriété :
Après cela Josué les frappa de l’épée et les fit mourir; il les pendit à cinq arbres, et ils y restèrent pendus jusqu’au soir. (Josué 10,26)
Toujours intéressé par la mécanique, il invente néanmoins ces arbres à deux cimes dont l’une déborde, soulignant le poids du corps sur l’autre.
Des registres à entrée et sortie
Déborah contre les Cananéens, fol 12r | Saül contre les Amalécites, fol 24v |
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1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Les registres inférieurs de ces deux pages sont construits de la même manière, avec des débordements latéraux des chevaux. On pourrait penser qu’ils servent simplement à exprimer le mouvement, mais le manuscrit comporte de nombreuses scènes de cavalerie qui, quant à elles, ne débordent pas.
Le double débordement sert ici à indiquer au lecteur que le registre montre un paysage continu, mais qui comporte deux moments :
- d’abord Déborah ordonne à Barak d’attaquer Sisara, puis Barak rattrape le char de Sisara et le tue – l’élision des chevaux de son char montre bien qu’il n’avait aucune chance (Juges 4,14-15) ;
- d’abord Saül combat les Amalécites, puis il poursuit son chemin en emmenant prisonniers et bétail (2 Samuel 31,1-10).
Des cases à double temporalité
La mort d’Abimélech lors du siège de Thebez, fol 14r
Les débordements de la tour en haut à gauche, du lion en bas à droite, interviennent dans des cases qui superposent deux temporalités :
- le morceau de meule qui tombe, puis la mort d’Abimélech :
Abimélech vint jusqu’à la tour; il l’attaqua et s’approcha de la porte de la tour pour y mettre le feu. Alors une femme lança sur la tête d’Abimélech un morceau de meule de moulin et lui brisa le crâne. Il appela aussitôt le jeune homme qui portait ses armes, et lui dit : Tire ton épée et donne-moi la mort, afin qu’on ne dise pas de moi: C’est une femme qui l’a tué. » Le jeune homme le transperça, et il mourut. Juges 9,52–54
- le lion qui menace, puis la victoire de Samson :
Lorsqu’ils arrivèrent aux vignes de Thamna, voici qu’un jeune lion rugissant vint à sa rencontre. L’Esprit de Yahweh saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Juges 14,5–6
On remarquera que, tandis que le jeune Samson est dupliqué, le soldat sous la meule est différent d’Abimélech. Il y avait en effet une contradiction à résoudre : un soldat n’attaque pas sans son armure, mais le gorgerin et le casque empêchent l’égorgement. Le dessinateur a donc choisi d’illustrer le premier moment de manière générique : « une femme lançant des morceaux de meule du haut de la tour » et l’autre de manière spécifique « l’écuyer égorge Abimélech ». La continuité de l’histoire est suggérée par la pose identique des deux corps et par leur imbrication : la jambe gauche d’Abimélech déborde sous celles du soldat, tandis que sa jambe droite est escamotée par le cadre.
Samson transporte les portes de Gaza sur la montagne, fol 15r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Le débordement des portes est ici conforme au second moment du texte :
Samson demeura couché jusqu’à minuit; à minuit, il se leva et, saisissant les battants de la porte de la ville et les deux poteaux, il les arracha avec la barre, les mit sur ses épaules et les porta sur le sommet de la montagne qui regarde Hébron. (Juges 16,3)
Le fait que le débordement intervienne là encore dans une case à double temporalité ne signifie pas que cet effet graphique a pour signification de distinguer les deux occurrences de Samson : simplement, les cases de ce type étant plus denses, le débordement y est mécaniquement favorisé.
Des débordements narratifs
Les deux sacrifices, fol 30r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Dans cette page, le débordement sert à opposer les deux registres, construits en parallèle :
- en haut un sacrifice honnête : Anne donne au grand prêtre Eli son fils Samuel, une outre de vin, trois boisseaux de farine et trois veaux ;
- en bas un sacrifice malhonnête : les fils corrompus d’Eli prélèvent pour eux-mêmes une part, ce pourquoi les deux agneaux, réprouvant le procédé, restent à l’extérieur de la case.
Saül brise le siège de Jabès par les Ammonites, fol 23v | Jonathan rejoint les Philistins sur la montagne, fol 24r |
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1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Dans la première page, l’invention la plus frappante est celle du servant de la bricole qui s’envole avec sa pierre, montrant l’incompétence des Ammonites comme assiégeants.
Dans la seconde page, le massacre des Philistins en haut de la montagne suit fidèlement le texte.
Mais il répond aussi à la composition d’ensemble du bifolium, en faisant écho à l’archer en haut de sa tour qui tire sur les Ammonites : à gauche le débordement favorise les alliés d’Israël (carré vert), à droite il ne protège pas ses ennemis (carré rouge). Le débordement des épées (cercle bleu) souligne la correspondance entre les deux combats panoramiques (flèche bleue) ; selon le même principe de symétrie croisée, les deux scènes du roi trônant et du sacrifice (sur l’autel et sur la montagne) se répondent dans l’autre sens (flèches jaunes).
Un débordement honorifique
fol 27r | fol 28v |
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Histoire de David et Goliath
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Ces deux pages (non consécutives) ouvrent et concluent l’histoire de David et du géant Goliath qui, debout, garde la même taille, son casque frôlant les créneaux. Le débordement a ici une valeur honorifique :
- dans la première page, la lance distingue Goliath ;
- dans la dernière, c’est son vainqueur qui déborde tous azimuts : pour prendre du recul avec sa fronde, pour amener à Saül la tête du Philistin, pour revêtir en récompense l’habit somptueux du fils du roi.
Les complexités de la Mort d’Abner (SCOOP !)
Joseph et ses frères, fol 6v | Mort d’Abner, fol 37v |
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1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Au registre supérieur de la première image, Joseph est représenté trois fois : embrassant son frère Benjamin, accueillant chez lui ses onze frères, et festoyant avec eux. Devant la table, un serviteur apporte un plat posé sur une baguette.
Dans la seconde image, par comparaison, le débordement de la table est plus facile à comprendre : à l’aplomb du bord, la barre qui semble séparer la partie rajoutée n’est autre que la baguette du serviteur du premier plan.
La page comporte six personnages principaux, qui ont été incorrectement identifiés.
Le registre du haut illustre ce passage :
Abner vint près de David, à Hébron, accompagné de vingt hommes; et David fit un festin à Abner et aux hommes qui l’accompagnaient. Et Abner dit à David: « Je vais me lever et partir pour rassembler tout Israël vers mon seigneur le roi; ils feront alliance avec toi et tu régneras sur tout ce que ton âme désire. Et David congédia Abner, qui s’en alla en paix. 2 Samuel 3,20-21
Dans la scène du festin, le dessinateur a rajouté Michal, la femme que David avait acheté pour « deux cent prépuces de Philistins« , et qu’Abner a réussi à lui ramener, en gage d’amitié. La table a été rallongée afin de caser les « vingt hommes » d’Abner. A l’autre bout de de registre, le personnage barbu en robe verte qui enlève ses gants est Joab : il revient d’une excursion après le départ d’Abner, son ennemi personnel.
Dans le second registre à gauche, Joab tue Abner, ce qui nous donne l’identité du personnage en bleu qui figure dans les quatre cases :
« C’est ainsi que Joab et Abisaï, son frère, tuèrent Abner, parce qu’il avait donné la mort à leur frère Asaël, à Gabaon, dans la bataille. » 2 Samuel 3,30
Dans la dernière case, David apprend la mort d’Abner, dégage toute responsabilité et maudit la maison de Joab.
Comme l’a remarqué Stéphane Lojkine [60], les quatre scènes s’opposent deux à deux (flèches blanches) :
- à l’étreinte noble (David et Abner) s’oppose l’étreinte ignoble (Joab et Abner) ;
- à la scène de réconciliation (David saluant le clan d’Abner) s’oppose la scène de malédiction (David maudissant le clan de Joab).
Ces deux dernières scènes sont unifiées par le personnage du serviteur à genoux, mis en évidence par le débordement. C’est sans doute pour leur donner un caractère générique que le dessinateur a omis le chef de chaque clan, ce qui complique beaucoup la lecture.
Ce difficile effort de symétrisation d’une histoire complexe a conduit à mettre en avant le personnage très secondaire d’Abisaï, à peine cité dans le texte, mais qui sert ici de fil conducteur entre les quatre cases.
Dans la scène du banquet, un homme du clan d’Abner touche sa robe en signe d’amitié (le même geste que celui d’Abner avec le manteau doublé d’hermine de David), mais Abisaï ne lève pas sa coupe en retour : il pense encore à la mort de son frère Asaël, tué par Abner.
A l’issue de ce décryptage, la baguette du serviteur se voit pourvue d’un rôle-clé : dans la scène de réconciliation, elle sépare le clan d’Abner et le clan de Joab, préfigurant la tragédie qui va suivre.
Des bifoliums bien balancés
Fol 34v | Fol 35r |
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La bataille du mont Gilboa
La page de gauche oppose une victoire et une défaite d’Israël :
- en haut, l’assaut de David contre les Amalécites, pendant une fête ;
- en bas, l’assaut des Philistins contre Saül, qui trouve la mort en haut du mont Gilboa.
Le débordement de la montagne sur la droite sert de transition avec le seconde page, dont le registre supérieur détaille ce qui se passe au sommet : la découverte des corps de Saül et de ses fils et la décapitation de Saül. Les deux scènes du bas nous font redescendre dans le pays des Philistins : les armes de Saül sont déposées dans leur Temple, et sa tête promenée en triomphe.
Fol 38v | Fol 39r |
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Installation de David à Jérusalem
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,
Dans ce bifolium, les deux débordements en bas à droite mettent en relation Jérusalem, conquise par David, et la maison d’Obédédom de Geth dans laquelle, sous la bénédiction de Dieu, l’arche d’alliance est provisoirement déposée, en attendant d’être installée en ville (2 Samuel 6,2-11).
Fol 41v | Fol 42r |
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Aventure de David avec Bethsabée
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638
Dans ce dernier bifolium, les registres supérieurs se répondent et les débordements des édifices résument l’essentiel de l’histoire :
- à gauche, David remarque Bethsabée au bain, et un messager fait la navette pour aller la chercher ;
- à droite Urie, le marie trompé, refuse de rentrer dans sa propre maison et, par provocation, installe sa tente devant le palais de David ; des serviteurs font la navette pour lui envoyer à manger et à boire.
La dernière case montre la conclusion tragique : renvoyé en première ligne, Urie est tué d’un coup d’arquebuse tiré depuis le donjon. Le débordement latéral n’est pas strictement nécessaire à la narration, mais rajoute au réalisme militaire : le dessinateur a indiqué, par une zone bleue dans le cadre, le fossé qui protège la tour d’angle. On comprend à ce détail que ces images, tout en restant bibliquement impeccables, était faites pour être scrutées par des amateurs d’art militaire.
Les débordements d’Absalon
Dans l’histoire complexe du manuscrit, ces pages ont été séparées, sans doute par un propriétaire n’appréciant pas leur immoralité.
Ammon abuse de sa demi-soeur Tamar,
1240-50 Bible, France du Nord, NAL 2294 fol 43r
Par ruse Ammon couche avec Tamar, puis la prend et horreur et la fait chasser. Elle se réfugie auprès d’Absalon, en hors-cadre.
Recto
Révolte d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55
En bas à droite, un débordement spectaculaire montre David, chassé de Jérusalem par Absalon :
David gravissait la colline des Oliviers; il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds; et tout le peuple qui était avec lui avait aussi la tête couverte, et ils montaient en pleurant. 2 Samuel 13,30
Lorsque David eut un peu dépassé le sommet, voici que Siba, serviteur de Miphiboseth, vint au-devant de lui, avec une paire d’ânes bâtés, portant deux cents pains, cent masses de raisins secs, cent fruits mûrs et une outre de vin. 2 Samuel 16,1
Verso
Mort d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55
En tournant la page, la situation se retourne : les cavaliers de David et d’Absalom s’affrontent, Absalon s’enfuit mais reste accroché par les cheveux :
« la tête d’Absalom se prit au térébinthe, et il resta suspendu entre le ciel et la terre, et le mulet qui le portait passa outre. » 2 Samuel 18,9
Le génie du dessinateur est d’avoir , par les débordements, mis en correspondance ce mulet qui sort de l’image et les deux ânes qui y entraient au recto, résumant par cette opposition équine la défaite d’Absalon qui renverse la défaite de David.
Les deux débordements de chevaux, sur le bord gauche, comparent la troupe de David engageant le combat, puis revenant vers David en hésitant, car il avait commandé qu’on épargne son fils :
« David était assis entre les deux portes. La sentinelle alla sur le toit de la porte, au-dessus de la muraille et, levant les yeux, elle regarda et voici un homme qui courait seul. La sentinelle cria et avertit le roi. Le roi dit: « S’il est seul, il y a une bonne nouvelle dans sa bouche.» Pendant que cet homme continuait à approcher, la sentinelle vit un autre homme qui courait » 2 Samuel 18,24-26
La troupe qui approche en désordre exprime graphiquement cette arrivée échelonnée de messagers qui, dans le texte, conduit progressivement David à apprendre la terrible nouvelle.
La Bible de William de Brailles
Ce cahier d’images pleine page, probablement destinées à un psautier, a été partiellement conservé, démembré entre deux musées. Il comporte quelques débordements originaux.
Adam et Eve expulsés du Paradis, Musée Marmottan | La traversée de la Mer Rouge, Walters Museum, W.106 fol 10r |
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Vers 1250, William de Brailles (Oxford)
Ces deux débordements peuvent être dits auto-référents : la traversée du cadre imite le franchissement de la frontière, du Paradis ou de l’Egypte.
Les animaux entrent dans l’Arche, fol 2r | Loth et sa famille fuient Sodome, fol 4r |
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Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106
L’Arche à trois étages est un idée de William de Brailles, dans la légende inscrite au-dessous :
« Dieu ordonna à Noé de construire une arche à trois niveaux et d’y placer lui-même, sa femme et leurs trois fils, Cham, Sam et Iafet, ainsi que leurs femmes, et des couples de bêtes et d’oiseaux. »
Pour suivre le sens de la lecture, les animaux auraient dû entrer par la gauche : mais de Brailles a préféré utiliser la marge large et combiner deux débordements de type différent :
- auto-référent pour l’entrée dans l’arche ;
- symbolique pour l’Ange, dont le caractère surnaturel est souligné par le hors-cadre.
On retrouve la même dualité dans la Fuite de Sodome :
- débordement autoréférent (et cette fois dans le sens de la lecture) pour la traversée de la frontière ;
- débordement symbolique pour Loth et ses filles, qui sont accueillis par l’ange dans la marge, tandis que son épouse reste prisonnière de l’image, transformée en statue de sel.
Les Hébreux adorent le Veau d’Or et Moïse brise les Tables de la Loi, fol 13r | Le Christ apparaît au Lac de Tibériade, fol 20r |
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Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106
Ici la marge joue un rôle exactement inverse, servant de réceptacle à ce qui désacralise l’image :
- le Veau d’Or ;
- le pilote, personnage accessoire par rapport au matelot de la pêche miraculeuse, et à Saint Pierre traversant l’eau pour rejoindre le Christ ressuscité.
L’ inhibition des débordements
Le rouleau de Saint Guthlac (vers 1210)
On ne sait pas avec certitude les raisons de ce format très particulier : un rouleau de dix huit images circulaires sur divers épisodes de la vie de Saint Guthlac, sans texte séparé mais avec quelques indications en latin à l’intérieur des images.
Médaillon 2 | Médaillon 8 | Médaillon 10 |
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Vers 1210, Lincoln Guthlac Roll, BL Harley Roll Y 6
Alors que le format circulaire rendait les débordements quasi obligés, l’artiste s’est appliqué à ce que presque rien ne dépasse.
Les Cantigas de Santa Maria (1281-84)
Cette oeuvre gigantesque, réalisée en Castille, illustre des Cantiques de la Vierge, chacun en une page de six ou huit cases bien séparées (une par strophe du cantique). Il en existe trois version illustrées [61]. Le fait que les centaines de cases de ces bandes dessinées ne comportent, malgré la diversité des histoires, que deux types de débordement vers le haut, est significatif d’une exclusion délibérée de ce procédé graphique.
Le miracle du maçon (cantique 258)
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 88r
Ici un maçon prie, monte en haut du mur, tombe, est sauvé par deux anges, est acclamé par ses collègues, puis remercie Marie avec eux. Le débordement du maçon et de ses collègues, en haut du mur, s’inscrit dans la même tolérance que celui du haut des édifices.
Le miracle du peintre (cantique 74), fol 109r
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, RB. Patrimonio Nacional
C’est encore cette tolérance qui permet à la voûte de percer le cadre, en poussant les légendes de part et d’autre. Il s’agit d’un peintre qui peignait la Vierge très belle et le démon très laid. Le démon se venge en détruisant l’échafaudage, mais la Vierge sauve son protégé et le démon s’enfuit, transperçant la voûte et le cadre.
Nul ne doit douter que Dieu a pris forme humaine (cantique 50), fol 74v | Sainte Marie, viens à notre aide (cantique 80), fol 104r |
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1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, fol. 109r, RB. Patrimonio Nacional
L’autre type de débordement vers le haut est celui de la figure céleste, que ce soit le Christ, la Vierge ou les deux. Dans ces cantiques assez abstraits, l’artiste s’est donné beaucoup de mal pour inventer des images, qui reposent parfois sur un seul mot de la strophe : pour le seconde page par exemple, l’arbre de la case 5 illustre « le fruit que vous avez porté » et les diables de la case 6 « les pêcheurs ».
On peut se demander pourquoi, dans la première page, les deux figures célestes du registre inférieur ne débordent pas, à l’exception de toutes les autres. La raison ne se trouve pas dans les textes, mais simplement dans une contiguité désobligeante : le Christ en majesté aurait buté contre les pieds du bourreau ou la base de la croix.
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 120v
Cette page du codex de Florence le confirme : la demi-mandorle de la case 5 aurait touché la porte des Enfers.
Le missel d’Henry de Chinchester (vers 1250)
Trahison de Judas, fol 150v
Vers 1250, Missel d’Henry de Chinchester (Salisbury), Manchester John Rylands Library, Latin MS 24
Cette images est la plus mouvementée du manuscrit, avec le débordement des trois tours, d’un gourdin, et surtout en bas de Malchus dont Saint Pierre coupe une oreille, au bout du phylactère vertical :
Remets ton épée au fourreau (Jean 18,11) |
Micte gladium (tuum) in vag(inam) |
Il est possible que ce soit la longueur de l’inscription qui ait forcé l’artiste à propulser Malchus à l’extérieur.
Portement de Croix, fol 151v | Crucifixion, fol 152r |
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C’est cette même contrainte spatiale qui pourrait expliquer le percement par la base de la croix, au bout du phylactère de Marie :
Mon âme a fondu Cantique des Cantiques, 5,6 |
Anima mea liquefacta est |
Le débordement des extrémités de la Croix est assez courant dans les Crucifixions, mais plus original dans la scène du Portement à laquelle il confère un dynamisme particulier : le bois pénètre péniblement dans le cadre alors que, grâce au marteau, les clous s’enfonceront facilement dans la chair (les deux étant mis en évidence par des débordements).
Le psautier Ramsey (1300-1310)
1300-10, Ramsey psalter, Morgan MS 302 fol 2v
On retrouve dans la quatrième case le même procédé de la croix qui perce la cadre, signalant ici la sortie de l’image. L’entrée dans l’image est quant à elle signalée par les rares figures de Joseph et Marie en hors cadre regardant, derrière un cadre réifié en colonne leur fils au milieu des docteurs.
La transition entre les cases 2 et 3 est quant à elle accompagnée par le débordement, moins marqué, du gourdin et du fouet.
La page idéale des enlumineurs italiens
Sous l’influence du decorum byzantin, les italiens corsettent en général les images sacrées dans un cadre large et ornementé.
Maître des Effigies Dominicaines, St Pierre et les apôtres, Vatican, Vat Barb.lat.3984 fol 3v | Pacino di Bonaguida, Martyre de St Barthélémy, MET |
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1330-40 (Florence)
Figures de proue des enlumineurs florentins du début du Trecento, ces deux maîtres n’ouvrent le cadre qu’à la pénétration des entités surnaturelles : Esprit Saint ou âme du saint enlevée au ciel.
Dans la miniature pleine-page, les apôtres s’accotent dans l’épaisseur du cadre, mais sans déborder. L’intention hiératique est telle qu’on s’aperçoit à peine qu’il y en a six d’un côté et cinq de l’autre.
Florence, archivio di stato Codex 470 fol 1v
1330-40, Maître des Effigies Dominicaines (Florence)
L’initiale A historiée s’hypertrophie jusqu’au quart de la page, et le cadre se sépare de l’image pour sacraliser la page tout entière : on voit que c’est l’esthétique d’ensemble qui compte, pas seulement celle de l’image.
L’Ascension dans une initiale V
1390-1400, Don Silvestro de’ Gherarducci, Graduel 2 pour San Michele a Murano (Fol 44), Morgan MS M.653, no.3
A l’extrême de cette évolution, l’initiale finira par expulser presque totalement le texte. En tant qu’objet abstrait, elle a le droit de traverser le cadre, partageant le même caractère transcendant que le Christ.
Nativité
1325-30, Maître du Codex de Saint Georges, Missel Morgan Library M 713 fol 55r
Le Maître du Codex de Saint Georges a réalisé pour le cardinal Stefanini des pages très novatrices : ici une nuée d’anges dégringole le long de la marge gauche :
- certains s’arrêtent au premier palier pour l’Adoration de l’Enfant à l’intérieur de l’initiale C,
- d’autres descendent jusqu’au rez-de-chaussée pour L’Annonce aux bergers.
Dans ce type de mise en page, la question n’est plus tant celle d’inscrire une image dans une texte, que l’inverse : le texte vient se caser à l’intérieur d’un espace graphique unifié, qui estompe les distinctions entre initiale historiée, drôlerie, et image de bas de page.
Saint Georges et le dragon
1321‒30, Maître du Codex de Saint Georges, Vatican, Archivio di San Pietro (C 129), fol. 85
Il serait réducteur d’analyser en terme de débordements ce mont, cette citadelle et cette tour, en expansion au dessus de la princesse. Il s’agirait plutôt d‘une image de bas de page qui cherche à encercler la totalité de la page, en passant par la majuscule P, jusqu’à l’initiale historiée où le donateur adore Saint Georges, présent une seconde fois en buste.
Saint Marc, fol 66v | Lévitique, fol 147v |
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1265, Bible de Conradin, Walters art Museum W152
Ces recherches formelles avaient eu un précédent extraordinaire dans ce manuscrit sans équivalent : le personnage de chaque frontispice, figuré en pied dans la marge inférieure, émet une sorte d’ectoplasme serpentin pour rejoindre, par le plus court chemin, l’autre instance de lui-même, occupée à écrire ou à prier : ainsi le contour carré de la vignette est comme challengé par le cadre chantourné et cloué d’or de la grande image.
Dans la seconde page, la croix du Christ elle-même se trouve englobée dans ce pseudopode expansif, qui ridiculise l’idée même de débordement.
Isaïe, fol 162v | Ezéchiel, fol 164v |
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Consacrées aux deux grands prophètes visionnaires, ces pages d’une liberté graphique époustouflante poussent à l’extrême cette logique organique :
- dans la première, l’ectoplasme adopte la forme d’une sorte de dragon gueule ouverte, dont Isaïe scié en deux remplit la tête, et dont la queue vient fouetter la vignette d’Isaïe plongé dans sa vision ;
- dans la seconde, la tête de l’ectoplasme contient la vision elle-même, Ezéchiel occupe le centre, et la queue se recourbe comme celle d’un écureuil pour conduire l’oeil jusqu’à l’initiale E, où est reproduite en réduction la scène principale : Ezéchiel sous les Quatre Vivants.
Le rigorisme des psautiers parisiens
Bien loin de ces expérimentation italiennes, les ateliers parisiens produisent en série des psautiers de plus en plus normalisés, où l’on voit disparaître les débordements pratiqués depuis des générations.
Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 7r | Jean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r |
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Beatus vir
Entre ces deux images, l‘initiale historiée a été remplacée par une image encadrée, mais la composition est restée la même. Du point de vue des débordements, elle a même régressé, puisque les pieds de l’enfant sont rentrés à l’intérieur du cadre, dont la linéarité est moins tolérante à l’empiètement que les courbes de l’initiale.
Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 17v | Jean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r |
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David et Goliath
On constate ici la même régression, dans un sujet pourtant propice aux débordements : la fronde qui sortait de l’initiale a réintégré le cadre.
St Siméon et St Jude, Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483, fol 364r | St Maurice, Jean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052, fol 513r |
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La figure de Saint Siméon a été reprise pour Saint Maurice. Le débordement timide de la garde de l’épée a été délibérément éliminé, alors que les scènes de combat étaient depuis toujours un théâtre privilégié du hors-cadre.
Saint Laurent, fol 282r | St Martin, fol 379v |
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Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483
Dans le Bréviaire de Belleville, les débordements banalisés depuis des lustres deviennent extrêmement timides, comme la pointe de la lance, l’auréole du saint ou le cheval, qui risque à peine la pointe d’un sabot sur le cadre.
Baptême du Christ, fol 259r | Saint Dominique, fol 272r |
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Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483
Jean Pucelle pratique occasionnellement quelques débordements narratifs – la cruche du baptême ou la tour du Latran soutenue par Saint Dominique – qui seront totalement éliminés par son successeur.
Saül menaçant David, fol 24v | Adoration des Anges et des Bergers, fol 242v |
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Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483
Les trois musiciens monstrueux – flûtiste à ailes et queue de dragon, tambourineuse voilée à pattes de griffon, cornemuseux chevauchant une hyène – ne sont pas des drôleries gratuites : elles imagent la folie qui obscurcit l’esprit de Saül lorsqu’il menace David et, plus subtilement, opposent leur musique démoniaque à la musique sacrée du harpiste. Même la libellule n’est pas gratuite : il s’agirait de la signature parlante de Jean Pucelle.
De la même manière, les trois bergers et leur troupeau, dans la marge, complètent à distance la scène de l’Adoration par les anges.
Ces deux pages aident à comprendre pourquoi les débordements sont devenus désuets à l’époque gothique. La maîtrise progressive de ce nouvel espace graphique qu’est la marge a eu pour effet de rencogner l’image dans son cadre, les fantaisies ayant désormais leur lieu dédié.
Dans la miniature de Saül menaçant David, deux des démons empiètent sur le cadre, montrant bien que les drôleries sont conçues comme des postes avancés sémantiques : les adjuvants narratifs, les clins d’oeil au lecteur, ne se font plus dans le plan de l’image mais par des excroissances externes, dotées de leur propre spatialité.
Si les débordements se sont raréfiés du treizième au quatorzième siècle, c’est sans doute en raison du goût gothique pour les géométries épurées, qui s’accommodait mal des accidents. Mais aussi parce qu’ils se trouvés concurrencés par des formules graphiques émergentes, que l’exploration des possibilités des marges avait peu à peu dégagées.
Article suivant : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux
Bibliothèque de l’Escurial (MS T.I.1) : https://rbme.patrimonionacional.es/s/rbme/item/11337
Bibliothèque nationale de Florence (MS Banco Rari 20) : https://archive.org/details/b.-r.-20/page/28/mode/2up
Textes des cantiques en galicien : http://www.cantigasdesantamaria.com/
Traduction anglaise : « Songs of Holy Mary of Alfonso X, the Wise : a translation of the Cantigas de Santa María »
https://archive.org/details/songsofholymaryo0000alfo/page/105/mode/1up
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