4 Paires de globes
Cet article de conclusion décrit une configuration très particulière : celle où un personnage brandit deux globes à égalité de hauteur.
Chapitre précédent : 3 Le globe solaire
A Les disques d’Annus
Annus, 12ème siècle, cathédrale d’Aoste
Annus tient les deux médaillons SOL et LUNA dans l’ordre héraldique. Le mois de Janvier se trouve à gauche, de manière à ce que le début de l’année, à Pâques, se trouve en haut de la roue des Mois. Celle-ci est complétée aux angles par les quatre fleuves du Paradis.
Annus, 12ème siècle, presbytère de San Savino (Plaisance)
Ces représentations n’ont rien de stéréotypé : dans cette mosaïque contemporaine, les mois ont disparu, Annus a perdu son auréole et retrouvé sa barbe, et il tient directement entre ses doigts les visages du Soleil de de la Lune, sans passer passer par des médaillons (ceux ci-sont donc une simple facilité graphique, sans intention symbolique).
Cette image superpose trois iconographies circulaires :
- l’Année ;
- la Roue de la Fortune (comme le montent les quatre personnages qui s’y agrippent en montant et en descendant) ;.
- le Monde, porté par Atlas.
Les scènes latérales sont maintenant bien comprises [0] :
- à gauche l’Instabilité (Les Combattants) au dessus du Hasard (les Joueurs de dés) ;
- à droite La Stabilité (Le Roi et le Juge) au dessus de l’Ordre (les Joueurs d’échec).
Cette polarité est celle de l’opposition courante entre les deux moteurs du Monde, Fortuna et Sapientia. Bizarrement, elle contredit ici la valeur symbolique des Luminaires, le Soleil assurant la Stabilité et l’Ordre, tandis que la Lune est synonyme d’Instabilité et de Hasard. L’auteur s’est contenté de superposer les deux schémas qu’il connaissait (où Fortune et Sol sont du même côté, à gauche), sans remarquer la contradiction qui en résulte.
Diagramme des Vents
Psautier de San Michele in Marturi, 1150-1175, Laurenziana Lat Plut 17.3 fol 1r
Ce diagramme rajoute Annus au centre des douze Vents ailés qui se tassent dans les coins. L’étoile en haut au centre indique l’Orient. Le personnage hirsute, mi ombre mi lumière qui est placé juste au dessus représente donc la Saison du Printemps, suivie à droite par l’Eté en pleine lumière, puis par l’Automne et l’Hiver. L’illustrateur qui a inventé ce schéma a simplement plaqué au centre la figure habituelle d’Annus, avec la Soleil dans sa main droite et la Lune dans sa gauche, sans se préoccuper de la contradiction avec les Saisons éclairées et les Saisons sombres.
Les Saisons
Isidore de Séville De natura rerum, 825-50, Laon BM MS422 fol 6v
Barbara Obrist a montré que ce schéma dérive de celui des Saisons chez Isidore de Séville, qui conserve la tradition antique de les représenter sous forme féminine et se touchant la main, formant le cercle de l’année. L’éclairage est ici plus logique, puisque la moitié gauche est dans l’ombre er la moitié droite dans la lumière.
Annamaria Ducci [0a] soutient que la forme masculine et les cheveux hirsutes des quatre figures du Psautier de San Michele in Marturi, en font des représentations mixtes : à la fois de la Saison et du vent dominant de celle-ci.
Il existe deux cas, très intéressants, où Annus tient les luminaires dans l’autre sens (voir voir Lune-soleil : autres thèmes).
Mundus Maior et Mundus Minor
Liber Floridus, 1150-75 Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, MS 1-gud-lat p 67
Le schéma évolue encore, puisque la figure barbue du haut, maintenant nimbée, qui tient dans ses mains les disques du Jour et de la Nuit, est accompagnée de deux autres disques, manquées Année et Mois : il ne s’agit donc plus à proprement parler d’Annus, mais de Mundus Major, le Grand Monde (ou bien l’Ame du monde au sens platonicien, comme le propose Simona Cohen [0b]). Les six zones qui l’entourent mettent en rapport les six jours de la Création et les six âges de l’Humanité. Cette idée résulte d’étymologies fantaisistes (tirées du De divisionibus temporum de Bède), comme expliqué par l’inscription dans la couronne :
On dit que « monde » vient de « mouvement ». « Siècle » vint quand à lui de « six cultes », car c’est au travers des six âges du monde que la vie humaine est cultivée » |
Mundus a motu dicitur. Saecula vero a seno cultu, quia per sex ętates mundi uita humana colitur. |
Le Petit Monde, en dessous, porte au bout de ses quatre membres les disques des Eléments, plus deux disques marqués Hiver et Eté. Les six zones qui l’entourent sont les six âges de l’homme, comme expliqué par l’inscription dans la couronne :
Le petit monde est l’Homme, et ses âges sont composés par les éléments du monde, auxquels aucun repos n’est concédé » |
Mundus minor id est homo et etates eius cum elementis mundi quibus nulla concessa est requies |
On voit bien que ces deux représentations suivent leur logique propre, et ne recopient pas le schémas d’Annus, même si elles en reprennent deux procédés :
- placer au centre d’un schéma circulaire une entité personnifiée
- enrichir cette personnification d’un nombre pair de disques (quatre ou six selon les besoins).
B Les disques du Créateur
Création du soleil et de la lune, Saint Savin Sur Gartempe, 12ème siècle
Dans ce type de composition, les deux luminaires ne sont pas symétrisés : Dieu vu de profil les met à leur place à l’intérieur du grand globe cosmique :
- le geste des mains, la couleur doré et le voisinage avec l’auréole tendent à nous les faire voir comme deux disques ;
- la couleur brune et le voisinage avec l’arbre en forme de champignon suggèrent, par contraste, que le cosmos est une sphère.
Mis à part cette élaboration très spécifique, la formule standard est celle d’un Créateur symétrique, élevant de part et d’autre les disques des luminaires, soleil à gauche et lune à droite. Cette formule résonne avec leur utilisation concurrente dans les Crucifixions (voir 2 Les anges aux luminaires).
Le I de la Genèse
Initiale IN de la Genèse (détail)
1150-75, Antiquités judaïques MS 0774 (1632) fol 2r, Musée Condé, Chantilly
Cette page particulièrement complexe mêle calligraphie et théologie. Les sept médaillons de la Genèse se lisent dans un ordre atypique, impulsé par la forme du monogramme IN [0c].
Au Premier Jour, Dieu vu de face élève les deux personnifications du Jour et de la Nuit. Au Quatrième, vu de profil comme à Saint Savin, il place dans le Ciel les disques doré et sombre du Soleil et de la Lune.
Le Quatrième jour, point de jonction des deux lettres, sert de pivot graphique à l’ensemble : de même que le disque doré surplombe le disque sombre, de même le nimbe crucifère passe du fond rouge (pour les trois premiers jours) au fond sombre (pour les quatre derniers). Comme si l’allumage du soleil rendait inutile celui du nimbe divin.
Le Ciel et la Terre
Initiale I de la Genèse (détail),
1125-30, Origène, Homélies sur l’Ancien Testament, St Omer BM MS 34 fol 1v, IRHT [0d]
Les disques bleu et jaune représentent le Ciel et la Terre, puisqu’ils illustrent le « In principio » de la Genèse :
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre Genèse 1,1 |
In principio creavit Deus caelum et terram |
Sur cette exceptionnelles lettre I, voir Les Vertus dans la bordure
La Lumière et les Ténèbres
Initiale I des Antiquités Judaïques, vers 1050, Laurentiana Plut 66.5 fol 2v
Dans cette représentation unique du Premier Jour, la Lumière et les Ténèbres sont figurés par une visage aux yeux ouverts et un visage aux yeux clos.
Vers 1084, détail du Paliotto di Salerno, Museo Diocesano, Salerne
Même lorsque les deux notions sont représentées simplement par leurs noms, et que le Créateur ne figure pas entre les deux, LUX garde sa prédominance sur NOX.
Le Soleil et la Lune
Initiale I de la Genèse (détail),
Bible de Montpellier, 1100-25, BL Harley MS 4772, fol 1r
Dans cette autre initiale, le Dieu de la Genèse tient maintenant à pleine main les deux Luminaires. De manière très originale fait écho à la figure du Père celle du Fils, juste au dessus, encadrée à nouveau par le Soleil et la Lune personnifiés : l’illustrateur a profité de la forme du haut de la lettre pour suggérer la Crucifixion. Quant au Livre que le Christ bénissant ne tient pas, il a été confié à l’Ange à côté pour compléter, par le Verbe, cette évocation trinitaire.
Dieu le Père, Springer [1], fig 6 | Le Fils |
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Chandelier pascal, abbaye de Postel, 1149, MRAH Bruxelles
La base du chandelier comporte sur ses trois faces une représentation originale de la Trinité :
- le Père tenant les globes du soleil et de la lune, au dessus d’un duel de guerriers ;
- le Fils en gloire, au dessus d’un guerrier et d’un cerf ;
- le Saint Esprit, évoqué par le baptême de Jésus par Saint Jean, au-dessus de deux hommes versant de l’eau par des urnes (le Jourdain).
Ceci résume l’interprétation de Springer. Selon l’interprétation antérieure (Squilbeck), les trois scènes représenteraient la vie du Christ : son baptême, son intronisation au ciel et son second avènement sur terre en tant que juge. Mais ce n’est pas parce que Dieu tient à égalité de hauteur les deux luminaires qu’il faut y voir un Christ-Juge : il s’agit simplement du Dieu créateur.
Bible de Souvigny, 1175-1200, BM Moulins MS 1, IRHT
La figure de Dieu tenant les deux luminaires devient de plus en plus courante dans les illustrations du Quatrième jour de la Création.
Le I du Prologue de Saint Jean (Saint Omer)
Initiale I du Prologue de Jean, , « Concordance des Evangiles » par Zacharie de Besançon, 1160-70 , St Omer BM MS 30 fol 57, IRHT [2]
Cette composition illustre un autre « In Principio », non plus dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau : le Prologue de l’Evangile de Jean, d’une extrême densité théologique :
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Jean 1,1-2 |
In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. |
La lettre comprend trois figures divines assises, présentant de subtiles différences :
- en haut dans un médaillon, barbu avec un nimbe simple, bénissant et tenant un livre ouvert ;
- au centre le même mais avec un nimbe crucifère, dans une mandorle entourée du Tétramorphe, trônant sur une chaise curule décorée de têtes de lion ;
- en bas dans un médaillon, barbu avec une nimbe crucifère à deux branches (la troisième étant en hors champ), assis sur un tertre herbu et tenant deux objets sphériques.
Une Trinité triandrique ?
Les commentateurs ([3], p 130) considèrent que les trois figures représentent, de haut en bas, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Or la figure centrale n’a rien de particulièrement christique (le nimbe crucifère est commun avec la figure du bas). Et celle-ci ne ressemble à aucune représentation connue du Saint Esprit : il est pour le moins contre-intuitif de l’imaginer en bas de la pile, et les pieds par terre.
Frontispice de l’Evangile de St Jean
Evangiles de Grimbald, 1012-23, BL MS Add 34890 fol 114v
Par ailleurs les Trinités triandriques sont extrêmement rares en Occident. François Boespflug et Yolanta Zaluska [4], p 189) n’en relèvent que quatre jusqu’au XIIème siècle. Et toutes représentent les trois Personnes strictement identiques, assises côte à côte à égalité de dignité. Dans celle-ci, on notera que la seule différence est le nimbe, crucifère pour la Personne centrale (le Fils).
Le Christ-Roi, fol 5v | Le Christ-Vainqueur, fol 6r | Le Christ-Homme, fol 6v |
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Pontifical de Sherborne, 975-1000, Angleterre BNF lat 943
Le seul cas comparable serait cette suite de trois figures debout, où la troisième se distingue par ses pieds posés sur terre et ses attributs différents (une palme et un livre vierge, au lieu d’une lance et d’un livre ornés de croix). Jane E. Rosenthal [5] a montré qu’il ne s’agit pas d’une Trinité, mais d’une succession de trois aspects du Christ, probablement liée au rituel de l’Ordination des évêques.
Il se pourrait donc que la « Trinité triandrique » de Saint Omer soit un autre cas d’une innovation iconographique sans lendemain, dans un contexte très particulier.
Un chef d’oeuvre calligraphique (SCOOP !)
Une première idée est que la division en trois de l’initiale correspond à la scansion si particulière du texte de Jean inscrit à droite, avec ses trois « ERAT ». Or, en rajoutant en bas à droite le début du verset 2, l’artiste a éliminé ce parallélisme immédiat.
Les neuf lignes et les quatre phrases du texte s’inscrivent de manière complexe dans le rythme ternaire de l’image :
- les deux « In principio » (en blanc) marquent le haut et le bas de l’Initiale ;
- un « Verbum » (en jaune) correspond à la première image ;
- un « Verbum » et un « Deus » (en bleu) correspondent aux deux autres images.
Une des pistes possibles pour expliquer cette composition particulièrement originale se trouve dans le texte de la « Concordance des Evangiles », où Zacharie de Besançon commente phrase par phrase le Prologue de Jean.
Phrase 1
« Le Verbe, autrement dit la Sagesse-née, ordonnatrice de tout, était au début (des choses qui devaient être créées), avant que quoi que ce soit ne fut. En cela, évidemment, le Verbe était là de toute éternité, vu qu’il était le principe, c’est-à-dire l’origine et la cause des choses futures. C’est ce que lui-même dit de lui-même : « Je suis ce que je vous dis dès le commencement » Jean, 8. Comme s’il disait : Je suis cette Sagesse d’en haut, dans l’arrangement de laquelle sont contenues toutes les choses par l’esprit, avant qu’elles ne soient parachevées par les oeuvres. D’où il est écrit « Qui a fait ce qui devait être ». Et ailleurs : « J’ai fait toutes choses dans la Sagesse » Ps 130″ [5a] |
La première image divine, tenant son Livre, illustrerait donc la « Sagesse-née », la « Sagesse d’en haut », qui crée les choses par l’esprit avant de les réaliser dans les oeuvres.
« Nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait prédestinée pour notre gloire ». Corinthiens 2,7
Phrase 2
Et ce Verbe, de qui serait-il né, de qui serait-il la Sagesse, l’Evangéliste le détermine en disant : « Et le Verbe était en Dieu », tout comme la Sagesse est également de lui. [5b] |
La deuxième image est maintenant la Sagesse née de Dieu, autrement dit le Fils, portant le Livre (Verbum) plus le nimbe maintenant crucifère (Deus).
Phrases 3, 4 et 5
« Et pour qu’on ne pense pas que cette Sagesse-ci de Dieu soit autre que Dieu lui-même – de même que la sagesse de l’Homme ou de l’Ange soit différente de l’Homme lui-même ou de l’Ange, en lesquels elle réside par accident – il ajoute : « Et le Verbe lui-même était Dieu« [5c] |
« Ayant dit ces choses trois fois séparément, il les récapitule conjointement, avant de passer à la suite. Et donc ce Verbe, le Dieu existant, était au début en Dieu. » [5d] |
« Et de quelles choses ce même Verbe fût le principe, il nous le montre : les choses de toutes natures faites par la suite. Et voici comment : « Tout par lui a été fait ». [5e] |
La troisième image semble se rapporter à la phrase 3, à la phrase récapitulative 4, et à la phrase 5 qui introduit l’ldée des « choses de toutes natures faites par la suite ». Il s’agit donc de la Sagesse créatrice, à l’oeuvre dans le Monde : ce pourquoi son nimbe n’est que partiellement crucifère, la branche supérieure étant masquée.
Une Géographie de la Sagesse (SCOOP !)
La grande idée de Zacharie, dans son commentaire, est d’unifier sous le terme de Sagesse les différentes combinaisons de Verbum et Deus que présente le texte du Prologue. Plutôt que d’une généalogie de la Sagesse (car les trois figures, exposées successivement dans le texte, coexistent de fait ), il s’agit plutôt d’une géographie, qui retrouve la tripartition cosmique habituelle (telle qu’elle apparaît à la même époque dans certaines mandorles « cosmiques », voir 1 Mandorle double dissymétrique) :
- en haut le Verbe au plus haut des Cieux ;
- au centre Dieu tel qu’il apparaît dans les visions des Prophètes (les têtes barbues dans les demi-médaillons latéraux) ;
- en bas Dieu dans le Monde (le créant, ou l’équilibrant ou le pesant).
Les trois registres de l’Initiale correspondraient donc à trois degrés de visibilité de Dieu :
- en haut invisible ;
- au centre visible par ses Prophètes ;
- en bas par ses Oeuvres.
Réflexion sur la vision qui évoque un autre passage du Prologue de Jean :
« Dieu, personne ne le vit jamais: le Fils unique, qui est dans le sein du Père c’est lui qui l’a fait connaître. » Jean 1, 18
L’image du bas est la plus énigmatique : elle démarque ostensiblement l’image courante du Créateur, mais remplace les deux Luminaires distincts par deux globes strictement identiques : l’hémisphère supérieure, une sorte de couvercle transparent à bouton, laisse voir une multitude de petites billes.
En aparté : le mystère de l’Ange OPERATIO
Fides Baptismus, Museum für Angewandte Kunst Francfort | Operatio, Kunstgewerbemuseum, Berlin |
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Médaillons provenant du retable de Saint Remacle (Stavelot), vers 1150
L’objet contemporain qui s’en rapproche le plus est un autre casse-tête iconographique : cette boîte sphérique à bouton dans la manche gauche d’ OPERATIO.
Dessin du retable de St Remacle (Stavelot), 1666, Musée Grand Curtius, Liège
Les deux médaillons étaient situés de part et d’autre d’une colombe, sous un fronton portant l’inscription suivante :
L’Esprit infusant aux terres les dons du ciel, par les Faits et par la Foi Remacle est monté vers les étoiles. |
Spiritus infundens terris celestia dona, Factis atque fide Remaclus vexit ad astra |
Effectivement, on voit au Paradis, à droite un Ange dialoguant avec Saint Remacle, et à gauche les deux patriarches Enoch et Hélie. Il ne fait pas de doute que la Colombe, la figure féminine FIDES et la figure masculine OPERATIO sont en rapport respectivement avec l’Esprit Saint, la Foi (de Saint Remacle) et les Faits (ses Actes) : ceci n’aidant guère à identifier l’objet sphérique. A noter que, pour souligner que les deux personnifications procèdent du Saint Esprit, leur auréole porte sept rayons (les Sept dons de l’Esprit).
Une boîte à hosties ?
Le médaillon FIDES BAPTISMUS représente deux notions associées : la Foi, et le sacrement du Baptême, évoqué par la cuve. Pour Marcello Angheben [3a], le médaillon OPERATIO représenterait lui aussi deux notions : les Bonnes Actions et l’Eucharistie, évoquée par le récipient fermé tenu respectueusement dans la manche : il pourrait donc s’agir d’une boîte à hosties, une pyxide. Il est néanmoins étrange que, pour évoquer l’offrande de l’hostie aux fidèles ou à Dieu, le couvercle soit fermé, alors que la cuve montre ostensiblement son eau.
Repas des fils de Job, Bible de Floreffe, BL Add 17738 fol 3v
Comme le note Marcello Angheben, ce type de récipient apparaît sur des tables (salière ou saucière ?), mais dans un contexte profane uniquement.
Un récipient pour les Saintes Huiles ?
Selon Susanne Wittekind [3b], il importe de distinguer :
- d’une part le texte du fronton, qui s’applique au cas particulier de Saint Remacle : sa foi et ses actes (factis) lui ont valu le Paradis ;
- d’autre part l’image sous le fronton, qui illustre de manière générique les pouvoirs du Saint Esprit : donner la Foi et Transformer (Operatio).
Ainsi les attributs des deux anges illustreraient les deux facettes du sacrement du Baptême :
- la cuve l’Ablution proprement dite (rite de purification qui ne concerne que le Baptême) ;
- le récipient sphérique l’Onction (qui manifeste le pouvoir opérant de Dieu et intervient dans plusieurs sacrements, dont le Baptême).
L’objet sphérique serait donc un récipient pour les Saintes Huiles.
Un argument décisif (SCOOP !)
Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore
Un argument décisif en faveur de l’interprétation de Susanne Wittekind est que, dans cette croix tout à fait contemporaine, l’ange FIDES, à droite, tient d’une main la cuve ouverte et de l’autre le pot à onguent ouvert.
Cette image purement baptismale ne peut s’appliquer en rien aux deux globes de Saint Omer, identiques et remplis de billes.
Des grenades ?
Les deux globes ouverts pourraient évoquer deux grenades à demi-écorcées, montrant leur multitude de graines. Mais nous sommes très loin du Prologue de Jean. [5f].
Des offrandes ?
La pesée des actions, vers 1160, Châsse de St Servais, Maastricht, photo [3a]
VERITAS, identifié à l’Ange à la balance, va peser dans ses plateaux les bonnes oeuvres (BONA OPERA) que lui apportent dans le pli de leur robe deux anges en vol. Ainsi sont matérialisées, par une multitude de petits disques, les offrandes effectuées durant leur vie par ceux qui attendent maintenant leur jugement. La symétrie est seulement rompue par les visages inquiets, tournés de toutes parts, de ceux qui se trouvent à la gauche de l’Ange.
Une fausse piste (SCOOP !)
Couverture d’un Evangéliaire, vers 1050, réalisé à Liège ou Lorsch, Bodleian Library MS. Douce 292
En haut de la bordure métallique dorée, Dieu semble renverser vers le bas deux demi-sphères. Cette bordure comporte, sur ses flancs, un saint tonsuré et un donateur, qui n’ont pas été identifiés.
On voit au dessus de ce dernier une main divine tenant une couronne, qui explique les deux objets tenus par Dieu : il s’agit des deux couronnes qui attendent les deux personnages latéraux (non figurée côté saint à cause sans doute de l’auréole).
Une illustration du texte de Zacharie
L’explication la plus satisfaisante a été proposée par R.Cordonnier [5g]. Un peu plus loin dans le Livre I, Zacharie de Besançon commente un détail de Luc 1,11, selon lequel l’ange qui apparut à Zacharie (le père de Marie) était placé à gauche de l’autel.
Zacharie reprend d’abord un commentaire de Bède, qui associe la gauche (l’ange) à la présence divine et la droite (l’autel) aux biens éternels [5h] ; à cela Zacharie ajoute une association d’idée de son cru, avec la Sagesse telle que décrite dans Proverbes 3, 16 :
« La longueur des jours est dans sa main droite, et la richesse dans sa main gauche »
Il est donc probable que, toute comme les « bonnes actions » transportées par les anges de la Châsse de Saint Servais, les grains dans les deux récipients de Saint Omer représentent une multitude, ici celle des choses crées :
- dans la main droite, une multitude dans la durée (les jours, longitudo dierum),
- dans la main gauche, une multitude dans l’étendue (les richesses, divitiae ).
C Les disques de la « Trinité »
Evangéliaire de St Aposteln, vers 1140, Cologne, (c) Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12v
Au XIIème siècle apparaît la formule de la « Trinité à deux médaillons » [4], p 191] , où le Père tient à égalité de hauteur l’Agneau à main droite, la Colombe à main gauche. Peter Springer [1], le premier à avoir étudié cette iconographie, remarque qu’elle exploite ici l’analogie visuelle entre les deux Animaux supérieurs du Tétramorphe, l’Ange et l’Aigle, et les deux symboles trinitaires, l’Angeau et la Colombe.
Cette Majestas Dei très particulière fonctionne en bifolium avec un couple d’Apôtres :
- Jean à gauche, montrant sur sa banderole le début de son Prologue ;
- Pierre à droite avec ses clés.
Graphiquement, le Prologue est superflu, puisque Jean est identifié par son nom. L’insistance sur ce texte servait probablement à donner au lecteur une indication de lecture pour cette iconographie innovante : la Colombe représente le Verbe.
Initiale I de la Genèse 5
Antiquités judaïques, 1155, Mons BU MS 333-352 fol 2v
Pour Springer, l’origine de la Trinité à deux médaillons se trouve dans le Dieu Créateur à deux globes. Cette initiale du « In principio » de la Genèse montre la figure trinitaire entre en bas le buste de Flavius Josèphe (avec un bonnet de juif) et en haut celui de Saint Jean. La transition entre les deux motifs (du Dieu Créateur à la Trinité) aurait donc été motivée par l’illustration du « In principio », commun à la Génèse et au Prologue de Jean :
« Le lien entre l’INCIPIT de l’Ancien Testament et l’IN PRINCIPIO du Nouveau Testament s’effectue via l’idée de la préexistence du Messie, à la fois origine et but ; il incarne un plan de salut à deux pôles, l’un d’où vient et l’autre vers où aboutit toute la Création ; il est l’Alpha et l’Omega, le centre du cosmos créé et de la terre, dans le temps comme dans l’espace. Ce qui rend possible le remplacement de Sol et Luna par l’agneau et la colombe, c’est que la Trinité s’implique dès la Création. » ([1], p 33)
St Augustin, Cité de Dieu, vers 1250, Prague, Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1
Pour P.Springer ([1], p 17), la composition de Cologne est probablement la source de cette résurgence du motif, un siècle plus tard. La Trinité est ici accompagnée par les trois mots du Sanctus, possible lien avec le Dieu Sabaoth de la Majestas Dei de Cologne.
La banderole du Père porte une invitation aux groupes situés en bas de l’image (Apôtre, Rois, Martyrs, puis Confesseurs, Vierges et habitants de la Bohème) :
Venez au don de la vie, vous qui quittez les vanités |
Ad munus vite linquentes vana venite. |
De part et d’autre la Sagesse et Saint Jacques portent leurs hymnes respectifs :
Moi je réside dans les hauteurs |
J’ai vu le Seigneur face à face |
Ego in altissimis habito |
Video dominum facie ad faciem. |
Lectionnaire de Corbie, vers 1150, Amiens BM 0142 fol 029v, IRHT
François Boespflug et Yolanta Zaluska [4] ont complexifiée la généalogie proposée par Springer en ajoutant au corpus cette initiale H, contemporaine de la Majestas Dei de Cologne, mais qui va encore plus loin en substituant (et non en ajoutant) aux deux Animaux du Tétramorphe les deux symboles trinitaires.
Elle introduit un Sermon de Léon le Grand concernant la Pentecôte, sermon qui dans ce lectionnaire est prononcé à la Fête de Trinité (premier dimanche suivant la Pentecôte) :
Cette fête, très chers, vénérée sur la totalité du globe terrestre, c’est l’arrivée du Saint Esprit qui l’a consacrée |
Hanc, dilectissimi, festivitatem toto terrarum orbe venerabilem, ille sancti Spiritus consecravit adventus, |
Il n’y a ici aucun rapport ni avec le Dieu Créateur, ni avec Saint Jean : c’est par une sorte d’ellipse graphique, vu le peu d’espace disponible, que l’illustrateur a eu l’idée d’introduire les deux médaillons de la Trinité en haut de sa Majestas Dei. Celle-ci avait sans doute été choisie pour une toute autre raison : illustrer, sur un fond étoilé cosmique, l’idée d’omniprésence divine impliquée par « toto terrarum orbe ». L’iconographie qui nous occupe a donc probablement été réinventée ici, par la rencontre inopinée d’une fête et d’une sermon : raison pour laquelle elle n’a eu aucun lendemain.
Libellus capitulorum (abbaye de Zwiefalten, 1142, Libellus capitulorum, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49v
Le texte qui accompagne l’image est un montage de citations, librement associées à la Trinité :
O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! (Romains, 11,33)…
En effet, ils sont trois qui rendent témoignage sur la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un. (Jean, 1re épître, 5,7-8) De même dans le ciel ils sont trois, le Père, le Verbe et l’Esprit, et ils ne font qu’un. »
Ce qui nous est annoncé (« ses voies incompréhensibles« ) nous est immédiatement confirmé par le parallélisme impossible entre :
- une Trinité terrestre (le Saint Esprit qui agit par l‘Eau (du baptême) et le Sang (de l’Eucharistie) ;
- la Trinité céleste habituelle : Père / Fils (Verbe) / Esprit
Cette méthode de composition par association de textes suggère une méthode similaire pour concevoir l’image, par association des schémas correspondant à différents mots prélevés dans le texte :
- le médaillon de l’Agneau (pour les mots « Fils » et « Sang ») ;
- le médaillon de la Colombe (pour le mot « Esprit » )
- les mains levées pour le mot « Sagesse », selon sa représentation habituelle dans l’initiale O :
Bible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v ,IRHT
Cette image a donc pu être recréée ex nihilo, sans que l’artiste ait vu auparavant une des rares Trinités avec médaillons.
Origines multiples des Trinités à médaillons (SCOOP !)
Ce schéma résume les relations que l’on peut établir entre les rares exemples existants de Trinité à médaillons et leurs différentes sources iconographiques. Plutôt qu’une origine unique, celle du Dieu créateur comme le proposait Springer, je pense plutôt à plusieurs inventions concomitantes, vers 1140-50, dans des traditions graphiques et avec des intentions différentes.
La formule de la Trinité à médaillons, qui apparaît en plusieurs lieux dans une étroite fenêtre temporelle, puis disparaît totalement, s’inscrit parmi les expérimentations graphiques du début du XIème siècle, dont certaines auront un succès durable.
Une innovation concomitante : le Trône de Grâce
Trône de Grâce, vers 1100, Perpignan BM MS 1 fol 2v, IRHT
Ce dessin est un des plus anciens exemples d’une autre de ces iconographies innovantes, la formule dite du Trône de Grâce, qui combine en une seule image les deux qu’ont était habitué à voir se succéder dans les Sacramentaires (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) :
- la Majestas Dei pour illustrer le Vere Dignum ;
- la Crucifixion pour le Te igitur.
Pour en faire une représentation de la Trinité, il restait à rajouter la colombe. L’artiste a pensé ici à la solution du médaillon, mais il l’a compliquée à loisir : en le transformant en un anneau qui passe derrière l’oiseau, puis dans la main du Père, puis entre le bras du Fils et la Croix. Comme l’a noté F.Boespflug ([6], p 185), il se crée ainsi une sorte de perspective impossible, peut être voulue, où la colombe se trouve à la fois en avant de l’anneau et en arrière de la croix. Complexe graphiquement, ce médaillon/anneau a dû être rajouté pour servir de mandorle autour cette troisième Personne, et montrer sa Divinité.
La colombe trouvera bientôt sa place stabilisée, sans médaillon superflu, sur la verticale entre le Père et le Fils. On peut imaginer que c’est la concurrence avec cette représentation trinitaire très solide qui a causé l’élimination rapide de la formule à deux médaillons.
D Les disques de Jupiter (SCOOP !)
Cette iconographie très peu connue a réussi à passer presque inaperçue au sein d’une des figurations médiévales les plus étudiées : celle de la Roue de la Fortune. Celle-ci a une source littéraire directe : La Consolation de la Philosophie, de Boèce.
La toute première roue
Roue de la Fortune, Fin 11ème, Montecassino MS 186 p 146
La toute première de ces images montre, debout sur la Roue, un roi tenant dans sa main gauche un bident. Le spécialiste qui a la plus étudié cette figure, Pierre Courcelle [6a], y voit le foudre de Jupiter, Dieu qui est nommément cité dans le texte de Boèce :
« L’ingénieuse fable ne t’a-t-elle pas appris que dans le vestibule du palais de Jupiter, deux tonneaux sont placés, dont l’un contient les biens, et l’autre les maux de ce monde ? » Boèce, La Consolation de la Philosophie, II, 1
L’« ingénieuse fable » à laquelle Boèce fait allusion a été retrouvée par Jean Wirth [6c] : c’est l’Iliade (XXIV, vers 527-528).
Dans sa prosopopée, Boèce fait parler ainsi la Fortune :
« Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition que, quand il me plaira, tu en descendras sans te plaindre ».
Jupiter en haut de la roue
On voit souvent dans le Roi la figure de celui qui est monté au plus haut, et va bientôt perdre la couronne qu’il vient de gagner. Or pour l’illustrateur, il s’agit bien du dieu Jupiter, dispensateur des biens et des maux, et qui est donc placé non pas sur, mais au dessus de la roue des vicissitudes, tel la figuration antique de la déesse Fortuna surplombant sa boule. Le distique qui accompagne la figure le dit sans ambiguïté :
Père, tiens-toi au sommet, prends pitié de celui qui git en bas ; |
Stas pater in summo miserere iacentis in imo. |
Cette figure très innovante constitue donc un sorte de christianisation, via Boèce, du Jupiter homérique.
Deux bipartitions
Pierre Courcelle a souligné la bipartition verticale de la Roue, entre :
- en haut Prosperitas (la Prospérité)
- en bas Adversitas (l’Adversité).
La bipartition horizontale est marquée par deux autres mots :
- à gauche, du côté qui monte, Fortunium, mot rare qui à l’époque médiévale désigne vulgairement le tournoi [6d] ;
- à droite, du côté qui descend, Necessitas (La Nécessité).
Quatre verbes
Par ailleurs, les quatre personnages sont accompagnés de la formule en quatre verbes qui fera florès dans les Roues de la Fortune (ici, elle a probablement ajoutée par un second copiste) :
- a Regno (Je règne) : le Roi du haut ;
- b Regnavi (J’ai régné) : l’homme de droite, qui tombe;
- c Regnabo (Je règnerai) : l’homme de gauche, qui monte ;
- d Sum sine regno (Je suis sans royaume) : l’homme du bas, déshabillé.
L’image, que nous lisons circulairement, est donc à l’origine conçue comme un croisement entre deux polarités [6e] : ce pourquoi la numérotation ne suit par l’ordre de la roue, mais celui des deux couples, et se termine par le gisant, accompagné de ce distique ironique :
Oh, l’animal qui rit, va plaider là haut au tribunal, avec ton coeur, |
O ridens animal sursum pete corde tribunal |
Deux figurations de Jupiter (SCOOP !)
Le dessin présente la rare particularité de comporter, au recto, un premier état resté inachevé.
Dans le premier essai, Jupiter tenait déjà d’une main son bident, et de l’autre un fleuron, dont la feuille de gauche est tournée vers le haut et celle de droite, flétrie, vers le bas : manière peu lisible de représenter les biens et les maux.
Dans le dessin définitif, l’artiste a rajouté la couronne, éliminant la confusion visuelle avec Dieu le Père. Et il a utilisé l’ajout du couple Fortunium / Necessitas pour illustrer :
- par les pans du vêtement, le couple « Vers le haut / vers le bas » :
- par le collier très original, sorte de petite poulie avec un lacet à deux boules, dont Jupiter soulève du bout des doigts celle de gauche.
Fortune tournant la Roue
La roue de Fortune
Moralia in Job, 12ème siècle, Angleterre, Manchester, Rylands University, Lat MS 83
L’introduction de la Reine Fortune tournant la roue élimine l’ambiguïté sur la figure sommitale : c’est bien le même Roi qui perd sa couronne à droite, puis la récupère à gauche sous forme de bonnet. Il perd aussi, un après l’autre, les deux fleurons qu’il tient en main.
Celles-ci rappellent étrangement le dessin initial de Montecassino. Il n’est pas impossible que le prototype commun soit la représentation carolingienne du Mois de Mai tenant deux plantes (Mai = Majus, le plus grand des Mois, comme Jupiter est le plus grand des Dieux) :
Le mois de Mai, fol 10v
Martyrologium de Wandalbert de Prum, vers 850, Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438
Sur l’évolution de la représentation du mois de Mai, voir 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque
La roue de Fortune, Hortus Deliciarum, vers 1180 fol 215r (reproduction du XIXème siècle)
L’idée se développe ici sur deux registres [6f] :
- en haut le Roi sage, Salomon, se fait montrer un jeu de marionnettes qui signifie, comme le dit le texte, la « vanité des vanités » ;
- en bas, on voit le Roi assis en haut de la roue perdre en deux étapes sa couronne, puis remonter en deux autres étapes.
Ce Roi est désigné ainsi :
Le roi couronné répandant abondamment des richesses |
Rex diadematus pecuniis copiose dilatus |
L’intéressant est que, tout en perdant son statut de « Deus ex machina » (puisqu’il est maintenant impliqué dans le cycle), il a conservé les attributs de Jupiter que sont les deux outres, strictement identiques, tandis qu’un bol débordant de pièces a été rajouté sur ses genoux.
Les deux figures citées dans le texte de Boèce, le roi Crésus et Jupiter, ont fini par se condenser en une seule, celle du mauvais roi dilapidateur, l’anti-Salomon en quelque sorte.
Comme le résume Jean Luc Gauthier :
« La posture du roi sur la roue, où il siège comme sur un trône, fait de l’instrument mobile un véritable trône éjectable pour les rois terrestres, en opposition au trône stable, localisé sous l’arcade de l’église, du roi-sage (Salomon), figure du Christ ». ([6f], p 104).
Le mauvais roi
La Roue de Fortune (détail)
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 60
Le conflit entre Fortune et Sagesse est ici matérialisé par les deux reines latérales :
- Fortuna à gauche actionne la roue ;
- Sapientia à droite la freine.
Fortuna est inscrit, à nouveau, à gauche du roi sommital : il ne faut pas comprendre que ce roi représente une seconde fois la Fortune, mais plutôt qu’il regarde du côté du Hasard, et tourne le dos à la Sagesse.
L’image illustre une histoire des Rois d’Angleterre. Comme le note Jean Wirth [6c] :
« ll faut donc interpréter le petit bonhomme à la tunique courte qui distribue ses dons au sommet de la roue comme un méchant despote, distinct des sages rois d’Angleterre. »
On remarquera les fleurons bleus qui sortent des deux pièces d’or (ainsi que de la couronne). L’artiste a probablement voulu fusionner la très vieille image du « Jupiter à deux fleurons » avec une iconographie plus contemporaine (et anglaise) qu’il utilie quelques pages plus loin :
Le roi légendaire Woden et sa généalogie [6g]
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 66
Le père des rois anglais tient dans sa main un bulbe doré florissant, qui représente sa descendance. C’est à ma connaissance la plus ancienne apparition du motif, qui sera largement, par la suite, réutilisé dans l’iconographie mariale pour illustre la généalogie de Jésus (voir 7 Disques au féminin).
E Les médaillons théoriques
Dans des images à but démonstratif, le schéma à deux médaillons peut illustrer d’autres triades, ou se réduire à la simple mise en balance de deux notions.
Les trois vertus théologales
Vienne, ONB cod 1367 fol 92v, Springer [1], fig 18
Le schéma à deux disques induit une hiérarchie implicite : la Charité est la vertu principale, suivie de la Foi puis de l’Espérance.
Les douze Vertus du baptistère de Parme
Vertus, Antelami, 1196, Portail Du Jugement, Baptistere de Parme [1a]
De manière tout à fait unique, ces deux bas-reliefs se font face de part et d’autre du portail Ouest, et deux autres similaires de part et d’autre du Portail Nord. La sélection des quatre Vertus principales, et du couple de vertus secondaires que chacune exhibe, ne correspond à aucune hiérarchie connue.
Les disques des Vertus
Phylactère provenant de l’abbaye de Waulsort, vers 1160, musée de Namur
Dans le carré central, entourée par le Tétramorphe, se trouve une figuration très originale des roues d’Ezéchiel :
- ROTA UNA HABENS IIII FACIES
- ROTA IN MEDIO ROTA
Les quatre lobes hébergent les quatre vertus cardinales, figures ailées portant des disques qui les définissent :
- en haut CHARITAS déclare, par ses deux disques, qu’elle est « Dilectio Dei » et « Dilectio Proximi » (Amour de Dieu, Amour du Prochain) ;
- à gauche SPES et son disque PRAEMIUM rappellent l’adage d’Avicenne : Spes praemium respicit, l’Espoir reçoit sa récompense ;
- à droite HUMILITAS se dit EXALTATIO (élévation) :
- en bas, FIDES porte d’une main la cuve baptismale et de l’autre un livre avec l’inscription ~FES TIO. Selon Philippe VERDIER ([1b], p 147), il faut lire Confessio dans le sens du Credo (confiteor unum baptisma, je cois en un seul baptême), mais il s’agit plus probablement de Professio (au sens de Professio fidei, profession de foi).
Le couple Faculté/ volonté
Char de l’Avarice (c’est à dire le Diable), fol 203v | Char de la Miséricorde (c’est à dire le Christ), fol 204r |
---|
Hortus deliciarum, 1159-75
Dans ce bifolium, l’Avarice tient dans sa main droite une griffe à trois dents, et dans sa main gauche des pièces de monnaie. Le texte dans la couronne extérieure la décrit ainsi :
L’avarice vit misérablement dans un vêtement sordide et tient un croc à trois dents à cause de sa rapacité |
Male vivit sordido cultu avaritia et tenet in manu tridentem propter rapacitatem |
La Miséricorde montre à égalité de hauteur deux couronnes sur lesquels sont inscrit « Facultas » et « Voluntas ». Comme l’explique Gérard Cames [7], il s’agit de l’illustration très précise d’un sermon de Saint Augustin sur la Charité :
« Dieu couronne la disposition intérieure là où il ne trouve pas la faculté ». Les deux couronnes récompensent également celui qui peut faire la Charité comme celui qui ne peut pas, mais en a la volonté. »
Un emboîtement de disques
Philosophie et arts libéraux, Bible de Saint Thierry, 1100-25, Reims, BM ms 23 f.25
L’image du disque est ici généralisée pour décrire une hiérarchie à deux niveaux :
- PHYLOSOPHYA auréolé tient deux demi-disques, et siège sur un troisième, lesquels hébergent PHISICA, LOGICA et ETHYCA,
- chaque partie tient des petits disques marqués du nom des différentes sous-parties.
fol 53r |
fol 53v |
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Alcuin, Disputatio de rethorica et de virtutibus sapientissimi regis Karoli et Albini magistri, 9ème siècle, BM Valenciennes. Ms.404 (386) gallica.
L’image résume la classification établie par Alcuin à l’usage de Charlemagne.
F Cas particuliers
Frontispice de 1Rois, Bible, 1150-75, BM St Omer MS 001 fol 125r, IRHT
Elchana est assis entre ses deux femmes :
- Phenenna à sa droite, qui lui avait donné plusieurs enfants ;
- Anna, son épouse préférée, mais stérile.
Ses deux disques dorés symbolisent ici le sacrifice qu’il faisait chaque année, à Silo :
« Le jour où Elcana offrait son sacrifice, il donnait des portions de la victime à Phénenna, sa femme, et à tous ses fils et à toutes ses filles; et il donnait à Anne une double portion, car il aimait Anne, et Yahweh l’avait rendue stérile » 1Samuel, 1,4
La piété d’Anne lui vaut finalement d’être enceinte du prophète Samuel, montré ici à l’intérieur de son ventre.
On pourrait s’étonner que l’illustrateur n’ait pas représenté deux disques côté Anne, pour illustrer la « double portion ». Mais la balance est en fait quadruplement bénéficiaire pour Anne, puisque le seul médaillon de Samuel équilibre les quatre médaillons des filles de Phenenna.
https://www.academia.edu/4105472/Selvaggi_e_gnomi_dalle_lunghe_ali_Una_problematica_illustrazione_del_Salterio_di_Marturi_Laurenziana_Plut_17_3_in_RIVISTA_DI_STORIA_DELLA_MINIATURA_vol_11_2007_pp_67_82
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/notices/item/1684-homelies-sur-l-ancien-testament?offset=1#menu-top
https://www.academia.edu/23007402/_The_Sculpture_of_the_Baptistery_at_Parma_Context_and_Meaning_Mitteilungen_des_Kunsthistorischen_Institutes_in_Florenz_57_3_2015_255_91
« Voyez la grenade entourée d’une écorce : l’intérieur se compose d’un grand nombre de petites cellules que séparent des membranes légères, et qui contiennent plusieurs grains. Ainsi, l’esprit de Dieu contient toutes créatures, et cet esprit, avec toutes les créatures, est dans la main de Dieu. Or, les grains, renfermés dans la grenade, ne peuvent voir ce qui est au delà de l’écorce, puisqu’ils sont dans l’intérieur ; ainsi, l’homme renfermé dans la main de Dieu, avec tous les autres êtres, ne peut apercevoir Dieu lui-même. » Théophile d’Antioche, « A Autolyque », I, 5
[5i] … juxta illud in laude sapientiae: Longitudo dierum in dextra ejus, in sinistra illius divitiae (Prov. III).
Jacques-Paul Migne, Patrologiae Cursus Completus: Series Latina: Sive, Bibliotheca …, Volume 186 p 47 https://books.google.fr/books?id=PsA_AQAAMAAJ&pg=PA49&dq=bona+pronuntiantur+aeterna,+juxta+illud+in+laude+sapientiae
https://books.google.fr/books?id=uVJgEAAAQBAJ&pg=PT396&lpg=PT396&dq=Iconographie+m%C3%A9di%C3%A9vale+de+la+roue+de+fortune+wirth&source=bl&ots=71Lex_SKNL&sig=ACfU3U0dFitYsUrnuBdKIjBfJj1X7cjNsg&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiSiKbTpP_4AhUZ1IUKHQXWBGw4HhDoAXoECBEQAw#v=onepage&q=Iconographie%20m%C3%A9di%C3%A9vale%20de%20la%20roue%20de%20fortune%20wirth&f=false
https://books.google.fr/books?id=Es8UAAAAIAAJ&pg=PA63&dq=hortus+deliciarum+avaritia&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjAw47W7PH0AhUd5uAKHbYoAZEQ6AF6BAgKEAI#v=onepage&q=hortus%20deliciarum%20avaritia&f=false
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