Dissymétries autour de Dieu
Certaines figurations de Dieu en Majesté présentent des dissymétries étonnantes : cet article résume la littérature disponible et se fait sa propre opinion.
La garde angélique
526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne
Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient dans sa main gauche le Livre à sept sceaux de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept noeuds) ; de sa main droite il donne à Saint Vital la couronne de martyr que celui-ci s’apprête à recevoir dans ses deux mains, respectueusement couvertes par son manteau selon l’étiquette de la cour impériale.
Les deux anges sont porteurs de longues verges dorées, à l’image des silentiari, dignitaires qui entouraient l’empereur byzantin et frappaient le sol pour obtenir le silence. Ils jouent ici un rôle d‘intermédiaire :
- celui de gauche autorise Saint Vital à s’approcher, en lui touchant l’épaule ;
- celui de droite reçoit la maquette de la basilique de la part de l’évêque Ecclésius, qui la lui présente de ses mains voilées.
Cette différence dans les rôles explique la dissymétrie des mains tenant la verge : chaque ange la tient avec son bras libre.
Les processions de Saint Apollinaire le Neuf
Après 560, Procession des saints martyrs, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne
Sur la paroi de droite de la nef, le registre inférieur déploie une procession de vingt cinq martyrs, derrière Saint Martin, qui partent du palais de Théodoric pour se diriger vers le Christ trônant. Le registre médian montre douze saints et prophètes, tenant des livres fermés ou des rotulus roulés ou déroulés, à mains nues ou voilées, sans autre logique que la variété.
Identifiés par leur nom inscrit au-dessus de leur tête , les martyrs portent à deux mains la couronne qu’ils viennent présenter au Christ : leur main droite est presque toujours couverte par leur manteau (sauf Saint Cornélius, Saint Jean et Saint Paul), leur main gauche est tantôt couverte tantôt nue, sans alternance stricte. Le casse-tête des majuscules doubles inscrites tantôt sur les deux manches, tantôt sur une seule, n’a pas été élucidé.
526, Christ trônant entre quatre anges, Saint Apollinaire le Neuf, Ravenne
Le Christ assis sur un trône est figuré là encore comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, il tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit « Je suis le Roi de gloire ».
Les quatre anges de la garde sont pratiquement identiques : tous avec la même lettre gamma, tenant à travers leur manteau une lance de la main gauche, et levant la main droite nue. Seul le geste de celle-ci introduit une minime différence. Dans chaque couple :
- l’ange de gauche (donc en situation hiérarchique supérieure) imite le geste d’allocution du Christ,
- l’ange de droite présente sa paume ouverte.
Dans le contexte de ces « silentiari », préposés à la parole impériale, cette différence de geste signifie sans doute que l’ange en chef relaie la parole du Christ, et que son subordonné la reçoit (un peu comme dans une chaîne de commandement militaire).
Après 560, Procession des saintes martyres, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne
Sur l’autre paroi, respectant la division liturgique de la nef entre les hommes à droite et les femmes à gauche, vingt deux vierges martyres, derrière les trois Rois Mages, partent du port de Classe pour apporter leur couronne à la Vierge à l’Enfant trônant. Cette fois, leur main gauche est systématiquement couverte, tandis que la droite est tantôt couverte tantôt nue, là encore sans alternance stricte.
Les quatre anges qui gardent la Madone ont ici des gestes différenciés, qu’il est possible d’expliquer : le couple de droite reprend la même opposition prise de parole /réception de la parole que les anges autour du Christ. Le premier ange désigne la procession qui arrive, le second désigne la Madone, créant ainsi un lien narratif qui n’existe pas de l’autre côté de la nef. Les gestes de la Vierge et de l’Enfant expliquent cette différence :
- l’une fait le geste de l’allocution,
- l’autre tend la main en biais, pour recevoir les présents des Rois Mages.
Cette situation de don (voir 2-3 Représenter un don) n’est pas protocolairement possible de l’autre côté de la nef (on ne donne pas de la main gauche) : les martyrs ne viennent donc pas offrir leur couronne, mais simplement la présenter au Christ, et recevoir sa parole relayée par la garde.
Cet exemple particulièrement alambiqué montre bien que le hiératisme et la caractère répétitif du style byzantin n’exclut pas une recherche de variété dans les détails. Il souligne d’autre part les limites du décorticage iconographique de ces détails, qui se heurte aux errements des restaurations, et à l’absence de sources textuelles.
Basilique euphrasienne de Porec, vers 550
Dans un format réduit, cette mosaïque absidale oppose également nettement les deux moitiés de la composition, donateurs d’un côté, spectateurs de l’autre.
Du côté honorable, les personnages sont nommés :
- l’archidiacre Claude tenant un livre, et son fils Euphrasius à ses pieds tenant deux rotulus ;
- l’évêque Euphrasius, avec la maquette de la basilique ;
- saint Maur, tenant sa couronne de martyr et auréolé : en tant que saint, il introduit les humains auprès de la Divinité.
De l’autre côté, trois saints anonymes se contentent d’assister à la cérémonie.
Ni la Vierge ni l’Enfant ne font de geste particulier de la main : il ne s’agit pas ici d’une scène de don proprement dite, mais d’une présentation officielle des donateurs. Les objets ne sont pas tant des présents que des attributs distinctifs :
- la couronne pour les saints martyrs ;
- la maquette de l’édifice pour le fondateur :
- le livre pour les religieux, saints ou pas ;
- le rotulus pour l’écolier.
Vu l‘absence d’interaction entre la Vierge impériale et les processionnaires, les deux anges porteurs de verge sont strictement identiques, mis à part l’inclinaison de la tête.
Les trois anomalies du Codex Amiatinus
Maiestas Domini, Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Biblioteca Medicea, Florence
Pour une analyse plus complète de l’image, voir 3 Haut moyen âge. J’approfondis seulement la question des mains voilées et dévoilées, dont on a ici un véritable florilège.
Anomalie 1 : la main découverte de Saint Jean
Des quatre Evangélistes, Saint Jean (en haut à droite) est le seul à tenir son livre d’une seule main, qui plus est découverte. Les trois autres le portent dans leurs deux mains couvertes, soit pour le lire (Matthieu, Marc) soit pour le montrer (Luc).
Selon Peter Darby ([0], p 365), ce statut spécial accordé à Saint Jean (qui a connu le Christ) par rapport aux trois évangélistes dits synoptiques (qui ne l’ont pas connu) traduirait « un thème patristique banal qui était couramment illustré dans l’art insulaire ».
Charlotte Denoël ([0a], p 489) ajoute que les trois autres évangélistes « ont les mains voilées, comme le diacre qui porte en procession les Évangiles vers l’autel… sans doute le voile n’est-il pas nécessaire dans son cas, puisque Jean incarne la parole révélée. »
Mosaïque de Saint Luc, vers 527, basilique Saint Vital, Ravenne
Il importe néanmoins de rester prudent : dans la seule représentation comparable dont nous disposons, celle des Quatre Evangélistes à Saint Vital de Ravenne, un autre des quatre est particularisé, Saint Luc, et de manière inverse à celle du Codex Amiatinus : il est le seul à tenir son Livre d’une main voilée.
Le rotulus de l’ange
Parmi les Vivants du Codex Amiatinus, seul l’Ange de Saint Matthieu tient un rotulus, à mains nues. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 495), ce détail est significatif
« puisque l’Évangile de saint Matthieu s’ouvre par la généalogie du Christ, autrement dit par une évocation de l’Ancien Testament. Or, le rouleau, ainsi que le rappelle très justement Isidore de Séville, suivi par de nombreux auteurs, sert à représenter la loi chez les Hébreux et il est l’attribut habituel des prophètes de l’Ancien Testament. »
Anomalie 2 : les mains des anges
Les traits sont partiellement effacées, mais les deux sont de la même longueur : il s’agit bien de deux verges (et non d’un sceptre et d’une verge). Dès lors, pourquoi le premier ange la tient-il de sa main droite couverte, et le second de sa main gauche nue ?
1066, Psautier Theodore, BL Add 19352 fol 110v
L’alternance des mains est logique pour obtenir une représentation symétrique, comme le montre cette illustration byzantine postérieure de quatre siècles, qui a fait le même choix graphique : le second ange garde la position normale (lance dans la main gauche) et le premier la change de main. Mais ici les mains ne sont pas voilées, ce qui simplifie le problème de la symétrisation.
Pour comprendre la difficulté qui se posait à l’illustrateur du Codex Amiatinus, il faut se souvenir des anges parallèles de Ravenne, main gauche voilée tenant la verge et main droite nue dans un geste phatique (impossible à voiler puisqu’elle est levée).
L’illustrateur a voulu conserver l’idée de la main découverte pour le geste principal et de la main couverte pour le geste secondaire :
- pour le second ange, il a donc suivi le modèle de Ravenne (lance tenue de la main gauche), mais comme la main droite n’avait rien de spécial à faire, il l’a voilée ;
- pour dessiner le premier ange en symétrie (et non en parallèle comme à Ravenne), il a changé la lance de main, mais pas le voile.
Ce choix est d’autant plus logique que, comme les donateurs dans l’abside de Porec, l’ange de gauche est celui qui est situé du côté de la main droite de Dieu, donc en situation potentielle de donner ou de recevoir : d’où l’intérêt de voiler la main destinée à saisir ce don.
Ce qui nous semble ici une anomalie n’est rien d’autre que l’application, dans un contexte symétrique, de la même règle qu’à Ravenne : voiler la main qui en fait le moins.
En aparté : Le Christ à la main voilée
Un geste de subordination
On sait que le fait de se voiler les mains devant l’Empereur est dans l’étiquette romaine, puis byzantine, la manifestation obligatoire de respect de la part d’un subordonné [1]. Malheureusement on n’en a pas conservé de témoignage graphique.
Aureus de Macrinus, 217-218
C’est aussi, plus prosaïquement, le geste de celui qui veut recueillir un don : côté pile de cette monnaie est représentée la libéralité de l’empereur, distribuant des jetons (tessera) : à gauche en bas du podium un petit personnage les recueille dans sa toge.
Geste protocolaire ou geste pratique, se couvrir les mains de son manteau marque dans tous les cas la subordination.
Le Livre dans la manche
Il est donc contre-nature, et donc excessivement rare, de voir le Christ, autorité suprême, tenir lui-même le Livre au travers de son vêtement.
Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne
Un des très rares exemples est cette mosaïque de Ravenne : cas très particulier, puisque le Christ combattant foule aux pieds un lion et un serpent (illustration habituelle du psaume 91). On peut supposer que, dans ce contexte, le manteau contribue à protéger le livre contre les attaques du Mal.
10eme siècle, Calice de l’empereur Romanos, Trésor de Saint Marc, Venise
Dans cet exemple plus tardif, le Christ semble subir la contagion des saints environnants, qui tiennent le livre dans leur main voilée.
11-12ème siècle, Christ pantocrator, MET. | vers 1100, Medaillon provenant du cadre d’une icône, MET. |
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La formule se limite à des Christs pantocrator en buste, où la geste de la main gauche est marginal, et à des objets décoratifs de petite taille. Dans les contextes mieux contrôlés théologiquement, manuscrits ou compositions monumentales, elle n’apparaît jamais.
David aux pieds du Christ, fol 8v | Christ Emmanuel enseignant, fol 56r |
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1066, Psautier Theodore, BL Add 19352
Ce célèbre psautier byzantin contient de nombreuses images du Christ tenant le Livre de différentes manières : mais l’artiste n’oublie jamais de montrer les doigts nus, même lorsqu’il s’agit du Christ enfant.
Baldaquin de Ribes, 1119-1134, Museu Episcopal de Vic | Vitrail de la Crucifixion, 12ème siècle, cathédrale de Poitiers |
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En dehors de l’art byzantin, on trouve à la période romane ces deux cas isolés :
- le premier offre une certaine parenté avec le Codex Amiatinus, par la présence de la garde angélique ; mais le geste est très différent, puisque seule la paume est couverte, les doigts nus touchant le livre ;
- le second est une Ascension : l’idée étant de souligner le caractère sacré de ce que le Christ a laissé aux Chrétiens de son passage sur terre : l’Evangile.
Anomalie 3 : La main voilée du Christ (SCOOP !)
C’est en définitive la même idée qui sous-tend l’image du codex Amiatinus : j’ai expliqué par ailleurs (voir 3 Haut moyen âge) que dans sa structure même, l’image représente, reliés dans une même totalité, les quatre Livres des évangélistes :
rien d’étonnant donc qu’au centre le Christ montre, aux deux anges qui s’inclinent, la sacralité du Livre.
Chérubins et séraphins à l’époque romane
940-45, Beatus Morgan, MS M.644 fol. 112r | 976, Codice Vigilano, MS Escorialensis d.1.2 16v. |
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En Espagne, certaines représentations de Dieu en Majesté distinguent deux catégories d’anges :
- Cerubin (chérubins) et Serafin.
- Terufin (teraphim) et Serafin (séraphins) ;
Cette distinction se retrouve dans plusieurs Majestas Dei d’absides catalanes. Marcello Angheben [2] a montre que, malgré la différence hiérarchique (les Séraphins étant les plus proches de Dieu avec six ailes, suivis immédiatement des chérubins, à quatre ailes), les artistes romans ne représentent pas visuellement la distinction, mais la signalent seulement par les inscriptions.
Chérubin | Christ | Séraphin |
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Bernard Gilduin, Basilique Saint-Sernin, Toulouse
Dans le déambulatoire de la Basilique Saint-Sernin de Toulouse sont présentés sept bas-reliefs, dont trois sont étroitement liés par le style et par la taille (les quatre autres sont postérieurs).
Le deux anges de part et d’autre du Christ suivent le même schéma que dans le codex Amiatinus :
- le second porte dans sa main gauche l’objet de pouvoir (ici une croix hampée) et dans sa main droite l’objet phatique (ici une banderole) ;
- le premier est construit par symétrie.
Les deux tiennent la même banderole :
Et ils clament : saint,saint, saint. |
Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus, |
Seules les distinguent les inscriptions de l’arcade :
À la droite du Père tout-puissant se tient le chérubin. |
Par la suite le séraphin occupe sans fin la gauche sacrée. |
Ad dextram Patris Cherubin stat cunctipotentis. |
Posside inde sacram serafin sine fine sinistram. |
L’expression « gauche sacrée » souligne que, dans les Majestas Dei, la moitié à la gauche du Christ n’est pas dévalorisée par rapport à la moitié honorable : précision utile pour les spectateurs habitués aux scènes polarisées (Jugement dernier ou Crucifixion).
L’expression « sine fine » n’implique pas que la moitié à la gauche du Christ aurait à voir avec le Futur : c’est simplement un jeu d’assonance avec « serafin ».
Les deux « hommes en blanc » de la porte Miègeville
Tympan de la porte Miègeville, Basilique Saint-Sernin, Toulouse
Le tympan représente l’Ascension du Christ, montant au ciel en élevant les deux mains, le Livre dans la gauche. Il est :
- soulevé par deux anges,
- acclamé par un chérubin et un séraphin, très similaires à ceux des bas-reliefs du déambulatoire : main désignant le ciel comme geste phatique, croix hampée comme attribut;
- acclamé par deux autres anges plus petits : même geste phatique, ruban qui s’enroule autour du bras comme attribut.
Le registre inférieur représente les douze apôtres assistant à l’Ascension
« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent: » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. « Actes, 1,9-11
Si tout le monde s’accorde pour reconnaître, dans les deux anges qui flanquent les apôtres, les « deux hommes vêtus de blanc » dont parle le texte, l’interprétation du livre fermé, pour le premier, et du rouleau déroulé, pour le second, a été l’objet d’intenses discussions.
L’Ancien et le Nouveau Testament ?
Intuitivement :
- le premier devrait représenter l’Ancien Testament, fermé parce que l’histoire qu’il contient est révolue ;
- et le second Le Nouveau, déroulé parce qu’il est en cours.
Mais ceci placerait le Nouveau Testament du côté « négatif » du tympan, à main gauche du Christ.
Olivier Testard [3] a proposé en 2004 une lecture chronologique des quatre chapiteaux, de droite à gauche : en jaune deux scènes de l’Ancien Testament, à droite deux du Nouveau (David, ancêtre de Jésus, servant de transition). Pour embarquer les deux anges latéraux dans cette chronologie, il interprète leurs livres à rebours de l’intuition immédiate :
« L’Ancien Testament fermé ne signifie pas que ce temps est révolu, pas plus que le Nouveau Testament ouvert ne signifie que ce temps est en cours. Il faut comprendre l’inverse. L’Ancien Testament est ouvert, parce que l’incarnation en révèle tout le message qui était caché. Il se lit maintenant à livre ouvert…. le rouleau ouvert du côté de l’Ancien Testament, avec le chapiteau de l’expulsion du jardin d’Éden, vaut annonce du nouvel Adam. Par conséquent, le Nouveau Testament est encore fermé parce qu’il est impossible à l’homme d’en comprendre tout le dessein qui ne sera manifeste en totalité qu’à la fin des temps. »
Cette lecture a l’inconvénient de contredire non seulement l’intuition, mais aussi des textes bien connus :
Dans le Nouveau Testament apparaît ce qui dans l’Ancien était caché. Saint Augustin |
Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus, |
Ce que Moïse voile, la doctrine du Christ le dévoile. Abbé Suger |
Quod Moyses velat, Christi doctrina revelat |
Départ et retour (SCOOP !)
A mon sens, s’il y a une signification à trouver aux attributs des deux « hommes en blanc », elle est à rechercher à l’intérieur de la scène de l’Ascension, dont ils font partie intégrante, plutôt que dans l’environnement du tympan. D’ailleurs, il est quelque peu artificiel de focaliser la discussion sur ces deux personnages seulement : considérée dans son ensemble, la scène de l’Ascension montre en fait neuf livres fermés, contre un seul rouleau déroulé.
Une certaine correspondance lie les sept personnages du tympan, et les sept couples du linteau qui regardent deux par deux vers le haut (flèches bleu clair):
- Pierre (avec ses clés pour attribut) et Paul (avec son livre pour attribut) regardent le Christ ;
- les deux couples qui correspondent aux séraphins portent deux livres ;
- les quatre couples qui correspondent aux anges portent un seul livre, remplacé par le rouleau pour le dernier.
Les deux hommes en blanc désignent du doigt l’un son livre l’autre son rouleau (flèches jaunes) ; le premier est le seul de tous les personnages qui ne regarde pas en haut, mais vers l’arrière (flèche bleue sombre).
Les deux hommes en blanc n’ont pas les pieds sur terre, mais sont en suspension. Et chacun participe à une sorte de saynette avec l’apôtre adjacent :
- dans la première, aucune interaction : l’ange prend le livre et l’apôtre reste captivé par l’Ascension ;
- dans la seconde, il y a interaction : l’ange apporte le rouleau et l’apôtre le déroule.
Il faut ici revenir aux paroles des deux hommes en blanc : on leur a toujours reconnu une grande importance théologique, car elles établissent un parallèle entre l‘Ascension et le Retour du Christ à la fin des Temps : « (il) viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. »
Il me semble que le second ange, qui descend en déroulant la banderole, illustre la partie au futur de la phrase : « il viendra ».
Le premier, qui remonte en emportant le livre fermé, illustre la partie au passé : « vous l’avez vu s’en aller au ciel. »
Cette symétrie entre le départ et le retour est affirmée par le rite-même de l’Ascension :
Ainsi qu’il monte, il reviendra, Juge siégeant sur les nuées |
Ut ascendit, sic veniet Sedens in nubis solio |
Ainsi le tympan boucle, en passant par le Livre tenu par le Christ, la chronologie amorcée par les quatre chapiteaux.
Jochen Zink ([3a] , p 110) relie avec raison ces deux événements symétriques exprimés par les hommes en blanc, l’Ascension et le Retour, avec les lettres alpha et omega à peine visibles en bas du nimbe.
Les rouleaux du tympan de Moissac
Tympan de Moissac (colorisé)
Le même type de problème iconographique se pose dans le tympan de Moissac. On y voit de part et d’autre du Christ deux séraphins/chérubins à cinq ailes (deux petites sont plaquées sur la poitrine) mais dont les attitudes sont ici différentes :
- le premier tient dans la main droite un rotulus roulé, et sa main gauche est voilée par sa manche ;
- le second tient dans la main gauche un rotulus déroulé, et sa main droite, nue, fait un geste phatique.
Tympan de Moissac (détail)
La problématique ressemble à celle du Codex Amiatinus, mais elle n’est pas ici de nature purement graphique : on saisit bien que l’idée est d’opposer le caché (rotulus roulé, main couverte) et le révélé (rotulus déroulé, main ouverte).
Dans tous les autres exemples connus, les séraphins/chérubins participent à la liturgie céleste, soit en chantant le Sanctus, soit en encensant des calices [4]. Comme il n’existe pas d’autre exemple d’anges à plusieurs paires d’ailes tenant un rotulus, il est bien difficile d’expliquer cette dissymétrie : aucun texte théologique ne mentionne de différence dans la fonction des séraphins et des chérubins Par ailleurs cette différence ne peut pas s’expliquer par la composition d’ensemble, le reste du tympan étant totalement symétrique.
Un jeu purement formel ?
Pour Susan Dixon, les deux rouleaux « ne portent aucune signification au delà de celle d’une opposition ».[5]
Le couple Inconnaissable / Connaissable ?
Isaïe décrit ainsi le rôle des séraphins :
Les Séraphins se tenaient au-dessus de lui, et chacun d’eux avait six ailes ; de deux ils couvraient sa face, et de deux ils couvraient ses pieds, et de deux ils volaient. » Isaïe, 6,2 |
seraphin stabant super illud sex alae uni et sex alae alteri duabus velabant faciem eius et duabus velabant pedes eius et duabus volabant |
(Remarque : la traduction actuellement retenue corrige le texte de la Vulgate : de deux ils couvraient leur face..)
N.Mezoughi [6] a remarqué qu’une exégèse par Saint Jérôme de ce passage d’Isaïe met en avant l’opposition caché / révélé :
Par les Séraphins, Dieu est en partie révélé et en partie caché. En effet ils couvrent sa face et ses pieds parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance. Mais le milieu en revanche, qui a été fait en six jours, nous le contemplons. |
In seraphim ex parte ostenditus (Dominus) ex parte celatur. Faciem enim et pedes eius operiunt quia et praeterita ante mundum et futura post mundum scire non possumus. Sed media tantum quae in sex diebus facta sunt, contemplamur. |
Le problème est que ce rapprochement :
- contredit l’expérience directe du spectateur (les séraphins de Moissac ne cachent rien) et la symétrie du texte d’Isaïe (chaque séraphin fait la même chose) ([3a], p 110) ;
- met à égalité la fonction de cacher (premier séraphin) et de révéler (second séraphin), qui n’existe que dans l’exégèse de Saint Jérôme : Isaïe ne parle que de cacher ;
- n’illustre pas clairement l’exégèse : Saint Jérôme explique que les séraphins marquent les bornes du connaissable aussi bien dans le Passé que dans le Futur : dans une lecture temporelle du tympan, chaque séraphin devrait donc porter d’une main un rouleau fermé et de l’autre un rouleau déroulé.
Le couple soleil / lune ?
L’opposition caché / révélé peut faire également penser au couple soleil / lune que l’on trouve souvent dans les tympans du Jugement dernier : mais il serait ici placé à l’envers (e soleil est toujours du côté héraldiquement supérieur, à main droite du Christ).
Des indications de lecture ?
Le portail de Moissac (comme la porte Miègeville) sont tous deux situés au Sud. L’objet ouvert se trouve donc côté Orient et l’objet fermé côté Occident.
Ceci est cohérent avec les scènes des parois :
« les images des ‘ Fins dernières ‘ individuelles , sculptées sur la paroi de l’ouest , se trouvent sur le côté du soleil couchant ; au contraire ce sont les scènes de l’Incarnation et donc du Salut et de la promesse de la résurrection de la chair qui sont placés sur le côté du soleil levant » ([7], p 327)
On pourrait donc considérer les deux séraphins comme des admoniteurs, rappelant au spectateur que le début de l’histoire est à l’Est, et sa fin à l’Ouest : pour Honorius Augustodunensis, le temps est comme une corde tendue d’est en ouest, du levant au couchant.([3], p 38)
Dans le même ordre d’idée d’indication à l’usage du spectateur, les rouleaux pourraient jouer un rôle bien précis de signalisation :
« D’après les pénitentiels du Moyen-Age, les pénitents qui devaient rester en dehors de l’église se tenaient du côté gauche des portails » ([7], note 57),
Le rouleau fermé serait ainsi équivalent à « entrée interdite ».
Ces considérations topographiques ont l’avantage de s’appliquer à la fois au portail de Moissac et à la porte Miègeville, et même à tout autre tympan quel que soit son sujet. En contrepartie, leur caractère réducteur nous laisse sur notre faim, et avec une petite impression d’être passé à côté de l’essentiel.
Le couple Ancien Testament / Nouveau Testament ?
Cette idée a été proposée incidemment par Houlier, puis reprise par Zinc, sur la base d’un texte qui établit explicitement un lien entre les deux Testaments et les séraphins d’Isaïe :
Qu’aussi on lit dans Isaïe deux séraphins, qui représentent de manière figurée l’Ancien et le Nouveau Testament. Vraiment, ils cachent le visage et les pieds de Dieu, parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance ; mais le milieu en revanche, par leur témoignage nous le contemplons. Isidore de Seville, Etym VII,5 dans Migne, PL, 82, 274 |
Quod autem duo Seraphin in Esaia leguntur, figuraliter Veteris et Novi Testamenti significationem ostendunt. Quod vero faciem et pedes Dei operiunt, quie praeterita ante mundum, et futura post mundum, scire non possumus, sed media tantum, eorum testimonio contemplamur. |
Mais ce commentaire par Isidore du commentaire de Jérôme se heurte à la même difficulté : c’est chaque séraphin qui représente à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament.
De plus, si les deux rouleaux représentent les deux testaments, le rouleau déroulé (le Nouveau Testament) se trouve du mauvais côté : P.Klein ([7], note 57) rejette donc vigoureusement l’interprétation de Houlier et Zinc, à la fois comme contraire à la symbolique gauche et droite (le Nouveau Testament devrait être du côté honorable, à la droite du Christ) et comme incohérente avec le reste de la décoration (les prophètes Jérémie et Isaïe de l’Ancien Testament sont à la gauche du Christ, les apôtres Pierre et Paul sont à sa droite).
Pour tourner la difficulté, Barbara Franzé [7a] inverse, comme Olivier Testard, la logique intuitive du dévoilement, en voyant dans « le phylactère enroulé, le Nouveau Testament dont les mystères ne seront révélés qu’à la fin des temps ».
La dialectique ouvert /fermé
Comme le remarque Olivier Testard ([3], p 54), la division Ancien Testament / Nouveau Testament ne vaut que pour la partie centrale du portail.
De même, interpréter le tympan de Moissac en terme de polarisation positif/négatif est inopérant si on veut prendre en compte de manière cohérente l’ensemble de la composition :
- les scènes de l’Enfance du Christ, donc « positives », sont sur le côté droit du porche ;
- la parabole du Riche et de Lazare, ainsi que les péchés de l’Avarice et de la Luxure, sont sur le côté gauche.
Ce qui fonctionne finalement le mieux, selon Olivier Testard, est de superposer à la dialectique Ancien Testament / Nouveau Testament (fond jaune / fond bleu) la dialectique fermé / ouvert (bord rouge / bord vert).
On voit ainsi que le livre fermé de Saint Paul (Nouveau Testament) se trouve du côté du rouleau fermé. Il faudrait donc lire les deux rouleaux de la même manière que pour la porte Miègeville :
- le rouleau ouvert signifiant « la prophétie réalisée »,
- le rouleau fermé « ce qui reste à venir ».
Un prophète, Abraham prenant l’Ame de Lazare dans son sein | Isaïe avec sa prophétie |
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Cette lecture du rouleau ouvert fonctionne bien pour Isaïe, qui porte sa prophétie : « Ecce virgo concepiet », et pour le prophète du groupe Abraham, qui constate que le pauvre Lazare a bien sa place au Paradis, tandis que le Riche finira en enfer (Luc 16:19–30).
Des logiques locales (SCOOP !)
Mais, tout comme dans le cas de la porte Miègeville, l’importance de l’opposition rouleau fermé / rouleau ouvert comme principe organisateur de l’ensemble, ne saute pas aux yeux, dès lors que l’on prend conscience que le tympan comporte non pas un, mais six objets fermés (bord rouge).
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :
- Isaïe, avec sa prophétie, fait le lien entre la partie Ancien Testament et le volet droit, amorçant la chronologie ascendante de l’Enfance du Christ (0 à 6) ;
- de même Saint Pierre, avec ses clés, fait le pont entre les deux branches de la Parabole de Lazare, entre le chemin descendant du Riche vers l’Enfer (R1 vers R2), et le chemin latéral de Lazare vers le Paradis (L1 vers L2) :
« Je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux ». (Matthieu 16, 18-20)
L’explication du rouleau déroulé pourrait bien elle-aussi relever d’une logique locale, limitée à une partie du tympan.
Un commentaire johannique (SCOOP !)
Comme souvent, faisons confiance aux détails :
- côté gauche, l’Ange de Saint Mathieu a les pieds posés sur un motif ondulant ( la « mer de cristal » de l’Apocalypse), comme tous les habitants du tympan – ou presque …
- car côté droit, l’Aigle est en vol : pour rappeler que Saint Jean n’est pas seulement l’auteur d’un des quatre Evangiles, mais aussi celui de l’Apocalypse, le Livre des Visions et des Révélations.
Certaines figurations de Dieu en Majesté présentent des dissymétries étonnantes : cet article résume la littérature disponible et se fait sa propre opinion.
La garde angélique
526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne
Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient dans sa main gauche le Livre à sept sceaux de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept noeuds) ; de sa main droite il donne à Saint Vital la couronne de martyr que celui-ci s’apprête à recevoir dans ses deux mains, respectueusement couvertes par son manteau selon l’étiquette de la cour impériale.
Les deux anges sont porteurs de longues verges dorées, à l’image des silentiari, dignitaires qui entouraient l’empereur byzantin et frappaient le sol pour obtenir le silence. Ils jouent ici un rôle d‘intermédiaire :
- celui de gauche autorise Saint Vital à s’approcher, en lui touchant l’épaule ;
- celui de droite reçoit la maquette de la basilique de la part de l’évêque Ecclésius, qui la lui présente de ses mains voilées.
Cette différence dans les rôles explique la dissymétrie des mains tenant la verge : chaque ange la tient avec son bras libre.
Les processions de Saint Apollinaire le Neuf
Après 560, Procession des saints martyrs, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne
Sur la paroi de droite de la nef, le registre inférieur déploie une procession de vingt cinq martyrs, derrière Saint Martin, qui partent du palais de Théodoric pour se diriger vers le Christ trônant. Le registre médian montre douze saints et prophètes, tenant des livres fermés ou des rotulus roulés ou déroulés, à mains nues ou voilées, sans autre logique que la variété.
Identifiés par leur nom inscrit au-dessus de leur tête , les martyrs portent à deux mains la couronne qu’ils viennent présenter au Christ : leur main droite est presque toujours couverte par leur manteau (sauf Saint Cornélius, Saint Jean et Saint Paul), leur main gauche est tantôt couverte tantôt nue, sans alternance stricte. Le casse-tête des majuscules doubles inscrites tantôt sur les deux manches, tantôt sur une seule, n’a pas été élucidé.
526, Christ trônant entre quatre anges, Saint Apollinaire le Neuf, Ravenne
Le Christ assis sur un trône est figuré là encore comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, il tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit « Je suis le Roi de gloire ».
Les quatre anges de la garde sont pratiquement identiques : tous avec la même lettre gamma, tenant à travers leur manteau une lance de la main gauche, et levant la main droite nue. Seul le geste de celle-ci introduit une minime différence. Dans chaque couple :
- l’ange de gauche (donc en situation hiérarchique supérieure) imite le geste d’allocution du Christ,
- l’ange de droite présente sa paume ouverte.
Dans le contexte de ces « silentiari », préposés à la parole impériale, cette différence de geste signifie sans doute que l’ange en chef relaie la parole du Christ, et que son subordonné la reçoit (un peu comme dans une chaîne de commandement militaire).
Après 560, Procession des saintes martyres, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne
Sur l’autre paroi, respectant la division liturgique de la nef entre les hommes à droite et les femmes à gauche, vingt deux vierges martyres, derrière les trois Rois Mages, partent du port de Classe pour apporter leur couronne à la Vierge à l’Enfant trônant. Cette fois, leur main gauche est systématiquement couverte, tandis que la droite est tantôt couverte tantôt nue, là encore sans alternance stricte.
Les quatre anges qui gardent la Madone ont ici des gestes différenciés, qu’il est possible d’expliquer : le couple de droite reprend la même opposition prise de parole /réception de la parole que les anges autour du Christ. Le premier ange désigne la procession qui arrive, le second désigne la Madone, créant ainsi un lien narratif qui n’existe pas de l’autre côté de la nef. Les gestes de la Vierge et de l’Enfant expliquent cette différence :
- l’une fait le geste de l’allocution,
- l’autre tend la main en biais, pour recevoir les présents des Rois Mages.
Cette situation de don (voir 2-3 Représenter un don) n’est pas protocolairement possible de l’autre côté de la nef (on ne donne pas de la main gauche) : les martyrs ne viennent donc pas offrir leur couronne, mais simplement la présenter au Christ, et recevoir sa parole relayée par la garde.
Cet exemple particulièrement alambiqué montre bien que le hiératisme et la caractère répétitif du style byzantin n’exclut pas une recherche de variété dans les détails. Il souligne d’autre part les limites du décorticage iconographique de ces détails, qui se heurte aux errements des restaurations, et à l’absence de sources textuelles.
Basilique euphrasienne de Porec, vers 550
Dans un format réduit, cette mosaïque absidale oppose également nettement les deux moitiés de la composition, donateurs d’un côté, spectateurs de l’autre.
Du côté honorable, les personnages sont nommés :
- l’archidiacre Claude tenant un livre, et son fils Euphrasius à ses pieds tenant deux rotulus ;
- l’évêque Euphrasius, avec la maquette de la basilique ;
- saint Maur, tenant sa couronne de martyr et auréolé : en tant que saint, il introduit les humains auprès de la Divinité.
De l’autre côté, trois saints anonymes se contentent d’assister à la cérémonie.
Ni la Vierge ni l’Enfant ne font de geste particulier de la main : il ne s’agit pas ici d’une scène de don proprement dite, mais d’une présentation officielle des donateurs. Les objets ne sont pas tant des présents que des attributs distinctifs :
- la couronne pour les saints martyrs ;
- la maquette de l’édifice pour le fondateur :
- le livre pour les religieux, saints ou pas ;
- le rotulus pour l’écolier.
Vu l‘absence d’interaction entre la Vierge impériale et les processionnaires, les deux anges porteurs de verge sont strictement identiques, mis à part l’inclinaison de la tête.
Les trois anomalies du Codex Amiatinus
Maiestas Domini, Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Biblioteca Medicea, Florence
Pour une analyse plus complète de l’image, voir 3 Haut moyen âge. J’approfondis seulement la question des mains voilées et dévoilées, dont on a ici un véritable florilège.
Anomalie 1 : la main découverte de Saint Jean
Des quatre Evangélistes, Saint Jean (en haut à droite) est le seul à tenir son livre d’une seule main, qui plus est découverte. Les trois autres le portent dans leurs deux mains couvertes, soit pour le lire (Matthieu, Marc) soit pour le montrer (Luc).
Selon Peter Darby ([0], p 365), ce statut spécial accordé à Saint Jean (qui a connu le Christ) par rapport aux trois évangélistes dits synoptiques (qui ne l’ont pas connu) traduirait « un thème patristique banal qui était couramment illustré dans l’art insulaire ».
Charlotte Denoël ([0a], p 489) ajoute que les trois autres évangélistes « ont les mains voilées, comme le diacre qui porte en procession les Évangiles vers l’autel… sans doute le voile n’est-il pas nécessaire dans son cas, puisque Jean incarne la parole révélée. »
Mosaïque de Saint Luc, vers 527, basilique Saint Vital, Ravenne
Il importe néanmoins de rester prudent : dans la seule représentation comparable dont nous disposons, celle des Quatre Evangélistes à Saint Vital de Ravenne, un autre des quatre est particularisé, Saint Luc, et de manière inverse à celle du Codex Amiatinus : il est le seul à tenir son Livre d’une main voilée.
Le rotulus de l’ange
Parmi les Vivants du Codex Amiatinus, seul l’Ange de Saint Matthieu tient un rotulus, à mains nues. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 495), ce détail est significatif
« puisque l’Évangile de saint Matthieu s’ouvre par la généalogie du Christ, autrement dit par une évocation de l’Ancien Testament. Or, le rouleau, ainsi que le rappelle très justement Isidore de Séville, suivi par de nombreux auteurs, sert à représenter la loi chez les Hébreux et il est l’attribut habituel des prophètes de l’Ancien Testament. »
Anomalie 2 : les mains des anges
Les traits sont partiellement effacées, mais les deux sont de la même longueur : il s’agit bien de deux verges (et non d’un sceptre et d’une verge). Dès lors, pourquoi le premier ange la tient-il de sa main droite couverte, et le second de sa main gauche nue ?
1066, Psautier Theodore, BL Add 19352 fol 110v
L’alternance des mains est logique pour obtenir une représentation symétrique, comme le montre cette illustration byzantine postérieure de quatre siècles, qui a fait le même choix graphique : le second ange garde la position normale (lance dans la main gauche) et le premier la change de main. Mais ici les mains ne sont pas voilées, ce qui simplifie le problème de la symétrisation.
Pour comprendre la difficulté qui se posait à l’illustrateur du Codex Amiatinus, il faut se souvenir des anges parallèles de Ravenne, main gauche voilée tenant la verge et main droite nue dans un geste phatique (impossible à voiler puisqu’elle est levée).
L’illustrateur a voulu conserver l’idée de la main découverte pour le geste principal et de la main couverte pour le geste secondaire :
- pour le second ange, il a donc suivi le modèle de Ravenne (lance tenue de la main gauche), mais comme la main droite n’avait rien de spécial à faire, il l’a voilée ;
- pour dessiner le premier ange en symétrie (et non en parallèle comme à Ravenne), il a changé la lance de main, mais pas le voile.
Ce choix est d’autant plus logique que, comme les donateurs dans l’abside de Porec, l’ange de gauche est celui qui est situé du côté de la main droite de Dieu, donc en situation potentielle de donner ou de recevoir : d’où l’intérêt de voiler la main destinée à saisir ce don.
Ce qui nous semble ici une anomalie n’est rien d’autre que l’application, dans un contexte symétrique, de la même règle qu’à Ravenne : voiler la main qui en fait le moins.
En aparté : Le Christ à la main voilée
Un geste de subordination
On sait que le fait de se voiler les mains devant l’Empereur est dans l’étiquette romaine, puis byzantine, la manifestation obligatoire de respect de la part d’un subordonné [1]. Malheureusement on n’en a pas conservé de témoignage graphique.
Aureus de Macrinus, 217-218
C’est aussi, plus prosaïquement, le geste de celui qui veut recueillir un don : côté pile de cette monnaie est représentée la libéralité de l’empereur, distribuant des jetons (tessera) : à gauche en bas du podium un petit personnage les recueille dans sa toge.
Geste protocolaire ou geste pratique, se couvrir les mains de son manteau marque dans tous les cas la subordination.
Le Livre dans la manche
Il est donc contre-nature, et donc excessivement rare, de voir le Christ, autorité suprême, tenir lui-même le Livre au travers de son vêtement.
Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne
Un des très rares exemples est cette mosaïque de Ravenne : cas très particulier, puisque le Christ combattant foule aux pieds un lion et un serpent (illustration habituelle du psaume 91). On peut supposer que, dans ce contexte, le manteau contribue à protéger le livre contre les attaques du Mal.
10eme siècle, Calice de l’empereur Romanos, Trésor de Saint Marc, Venise
Dans cet exemple plus tardif, le Christ semble subir la contagion des saints environnants, qui tiennent le livre dans leur main voilée.
11-12ème siècle, Christ pantocrator, MET. | vers 1100, Medaillon provenant du cadre d’une icône, MET. |
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La formule se limite à des Christs pantocrator en buste, où la geste de la main gauche est marginal, et à des objets décoratifs de petite taille. Dans les contextes mieux contrôlés théologiquement, manuscrits ou compositions monumentales, elle n’apparaît jamais.
David aux pieds du Christ, fol 8v | Christ Emmanuel enseignant, fol 56r |
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1066, Psautier Theodore, BL Add 19352
Ce célèbre psautier byzantin contient de nombreuses images du Christ tenant le Livre de différentes manières : mais l’artiste n’oublie jamais de montrer les doigts nus, même lorsqu’il s’agit du Christ enfant.
Baldaquin de Ribes, 1119-1134, Museu Episcopal de Vic | Vitrail de la Crucifixion, 12ème siècle, cathédrale de Poitiers |
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En dehors de l’art byzantin, on trouve à la période romane ces deux cas isolés :
- le premier offre une certaine parenté avec le Codex Amiatinus, par la présence de la garde angélique ; mais le geste est très différent, puisque seule la paume est couverte, les doigts nus touchant le livre ;
- le second est une Ascension : l’idée étant de souligner le caractère sacré de ce que le Christ a laissé aux Chrétiens de son passage sur terre : l’Evangile.
Anomalie 3 : La main voilée du Christ (SCOOP !)
C’est en définitive la même idée qui sous-tend l’image du codex Amiatinus : j’ai expliqué par ailleurs (voir 3 Haut moyen âge) que dans sa structure même, l’image représente, reliés dans une même totalité, les quatre Livres des évangélistes :
rien d’étonnant donc qu’au centre le Christ montre, aux deux anges qui s’inclinent, la sacralité du Livre.
Chérubins et séraphins à l’époque romane
940-45, Beatus Morgan, MS M.644 fol. 112r | 976, Codice Vigilano, MS Escorialensis d.1.2 16v. |
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En Espagne, certaines représentations de Dieu en Majesté distinguent deux catégories d’anges :
- Cerubin (chérubins) et Serafin.
- Terufin (teraphim) et Serafin (séraphins) ;
Cette distinction se retrouve dans plusieurs Majestas Dei d’absides catalanes. Marcello Angheben [2] a montre que, malgré la différence hiérarchique (les Séraphins étant les plus proches de Dieu avec six ailes, suivis immédiatement des chérubins, à quatre ailes), les artistes romans ne représentent pas visuellement la distinction, mais la signalent seulement par les inscriptions.
Chérubin | Christ | Séraphin |
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Bernard Gilduin, Basilique Saint-Sernin, Toulouse
Dans le déambulatoire de la Basilique Saint-Sernin de Toulouse sont présentés sept bas-reliefs, dont trois sont étroitement liés par le style et par la taille (les quatre autres sont postérieurs).
Le deux anges de part et d’autre du Christ suivent le même schéma que dans le codex Amiatinus :
- le second porte dans sa main gauche l’objet de pouvoir (ici une croix hampée) et dans sa main droite l’objet phatique (ici une banderole) ;
- le premier est construit par symétrie.
Les deux tiennent la même banderole :
Et ils clament : saint,saint, saint. | Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus, |
Seules les distinguent les inscriptions de l’arcade :
À la droite du Père tout-puissant se tient le chérubin. | Par la suite le séraphin occupe sans fin la gauche sacrée. |
Ad dextram Patris Cherubin stat cunctipotentis. | Posside inde sacram serafin sine fine sinistram. |
L’expression « gauche sacrée » souligne que, dans les Majestas Dei, la moitié à la gauche du Christ n’est pas dévalorisée par rapport à la moitié honorable : précision utile pour les spectateurs habitués aux scènes polarisées (Jugement dernier ou Crucifixion).
L’expression « sine fine » n’implique pas que la moitié à la gauche du Christ aurait à voir avec le Futur : c’est simplement un jeu d’assonance avec « serafin ».
Les deux « hommes en blanc » de la porte Miègeville
Tympan de la porte Miègeville, Basilique Saint-Sernin, Toulouse
Le tympan représente l’Ascension du Christ, montant au ciel en élevant les deux mains, le Livre dans la gauche. Il est :
- soulevé par deux anges,
- acclamé par un chérubin et un séraphin, très similaires à ceux des bas-reliefs du déambulatoire : main désignant le ciel comme geste phatique, croix hampée comme attribut;
- acclamé par deux autres anges plus petits : même geste phatique, ruban qui s’enroule autour du bras comme attribut.
Le registre inférieur représente les douze apôtres assistant à l’Ascension
« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent: » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. « Actes, 1,9-11
Si tout le monde s’accorde pour reconnaître, dans les deux anges qui flanquent les apôtres, les « deux hommes vêtus de blanc » dont parle le texte, l’interprétation du livre fermé, pour le premier, et du rouleau déroulé, pour le second, a été l’objet d’intenses discussions.
L’Ancien et le Nouveau Testament ?
Intuitivement :
- le premier devrait représenter l’Ancien Testament, fermé parce que l’histoire qu’il contient est révolue ;
- et le second Le Nouveau, déroulé parce qu’il est en cours.
Mais ceci placerait le Nouveau Testament du côté « négatif » du tympan, à main gauche du Christ.
Olivier Testard [3] a proposé en 2004 une lecture chronologique des quatre chapiteaux, de droite à gauche : en jaune deux scènes de l’Ancien Testament, à droite deux du Nouveau (David, ancêtre de Jésus, servant de transition). Pour embarquer les deux anges latéraux dans cette chronologie, il interprète leurs livres à rebours de l’intuition immédiate :
« L’Ancien Testament fermé ne signifie pas que ce temps est révolu, pas plus que le Nouveau Testament ouvert ne signifie que ce temps est en cours. Il faut comprendre l’inverse. L’Ancien Testament est ouvert, parce que l’incarnation en révèle tout le message qui était caché. Il se lit maintenant à livre ouvert…. le rouleau ouvert du côté de l’Ancien Testament, avec le chapiteau de l’expulsion du jardin d’Éden, vaut annonce du nouvel Adam. Par conséquent, le Nouveau Testament est encore fermé parce qu’il est impossible à l’homme d’en comprendre tout le dessein qui ne sera manifeste en totalité qu’à la fin des temps. »
Cette lecture a l’inconvénient de contredire non seulement l’intuition, mais aussi des textes bien connus :
Dans le Nouveau Testament apparaît ce qui dans l’Ancien était caché.
Saint Augustin |
Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus, |
Ce que Moïse voile, la doctrine du Christ le dévoile.
Abbé Suger |
Quod Moyses velat, Christi doctrina revelat |
Départ et retour (SCOOP !)
A mon sens, s’il y a une signification à trouver aux attributs des deux « hommes en blanc », elle est à rechercher à l’intérieur de la scène de l’Ascension, dont ils font partie intégrante, plutôt que dans l’environnement du tympan. D’ailleurs, il est quelque peu artificiel de focaliser la discussion sur ces deux personnages seulement : considérée dans son ensemble, la scène de l’Ascension montre en fait neuf livres fermés, contre un seul rouleau déroulé.
Une certaine correspondance lie les sept personnages du tympan, et les sept couples du linteau qui regardent deux par deux vers le haut (flèches bleu clair):
- Pierre (avec ses clés pour attribut) et Paul (avec son livre pour attribut) regardent le Christ ;
- les deux couples qui correspondent aux séraphins portent deux livres ;
- les quatre couples qui correspondent aux anges portent un seul livre, remplacé par le rouleau pour le dernier.
Les deux hommes en blanc désignent du doigt l’un son livre l’autre son rouleau (flèches jaunes) ; le premier est le seul de tous les personnages qui ne regarde pas en haut, mais vers l’arrière (flèche bleue sombre).
Les deux hommes en blanc n’ont pas les pieds sur terre, mais sont en suspension. Et chacun participe à une sorte de saynette avec l’apôtre adjacent :
- dans la première, aucune interaction : l’ange prend le livre et l’apôtre reste captivé par l’Ascension ;
- dans la seconde, il y a interaction : l’ange apporte le rouleau et l’apôtre le déroule.
Il faut ici revenir aux paroles des deux hommes en blanc : on leur a toujours reconnu une grande importance théologique, car elles établissent un parallèle entre l‘Ascension et le Retour du Christ à la fin des Temps : « (il) viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. »
Il me semble que le second ange, qui descend en déroulant la banderole, illustre la partie au futur de la phrase : « il viendra ».
Le premier, qui remonte en emportant le livre fermé, illustre la partie au passé : « vous l’avez vu s’en aller au ciel. »
Cette symétrie entre le départ et le retour est affirmée par le rite-même de l’Ascension :
Ainsi qu’il monte, il reviendra,
Juge siégeant sur les nuées |
Ut ascendit, sic veniet
Sedens in nubis solio |
Ainsi le tympan boucle, en passant par le Livre tenu par le Christ, la chronologie amorcée par les quatre chapiteaux.
Jochen Zink ([3a] , p 110) relie avec raison ces deux événements symétriques exprimés par les hommes en blanc, l’Ascension et le Retour, avec les lettres alpha et omega à peine visibles en bas du nimbe.
Les rouleaux du tympan de Moissac
Tympan de Moissac (colorisé)
Le même type de problème iconographique se pose dans le tympan de Moissac. On y voit de part et d’autre du Christ deux séraphins/chérubins à cinq ailes (deux petites sont plaquées sur la poitrine) mais dont les attitudes sont ici différentes :
- le premier tient dans la main droite un rotulus roulé, et sa main gauche est voilée par sa manche ;
- le second tient dans la main gauche un rotulus déroulé, et sa main droite, nue, fait un geste phatique.
Tympan de Moissac (détail)
La problématique ressemble à celle du Codex Amiatinus, mais elle n’est pas ici de nature purement graphique : on saisit bien que l’idée est d’opposer le caché (rotulus roulé, main couverte) et le révélé (rotulus déroulé, main ouverte).
Dans tous les autres exemples connus, les séraphins/chérubins participent à la liturgie céleste, soit en chantant le Sanctus, soit en encensant des calices [4]. Comme il n’existe pas d’autre exemple d’anges à plusieurs paires d’ailes tenant un rotulus, il est bien difficile d’expliquer cette dissymétrie : aucun texte théologique ne mentionne de différence dans la fonction des séraphins et des chérubins Par ailleurs cette différence ne peut pas s’expliquer par la composition d’ensemble, le reste du tympan étant totalement symétrique.
Un jeu purement formel ?
Pour Susan Dixon, les deux rouleaux « ne portent aucune signification au delà de celle d’une opposition ».[5]
Le couple Inconnaissable / Connaissable ?
Isaïe décrit ainsi le rôle des séraphins :
Les Séraphins se tenaient au-dessus de lui, et chacun d’eux avait six ailes ; de deux ils couvraient sa face, et de deux ils couvraient ses pieds, et de deux ils volaient. » Isaïe, 6,2 | seraphin stabant super illud sex alae uni et sex alae alteri duabus velabant faciem eius et duabus velabant pedes eius et duabus volabant |
(Remarque : la traduction actuellement retenue corrige le texte de la Vulgate : de deux ils couvraient leur face..)
N.Mezoughi [6] a remarqué qu’une exégèse par Saint Jérôme de ce passage d’Isaïe met en avant l’opposition caché / révélé :
Par les Séraphins, Dieu est en partie révélé et en partie caché. En effet ils couvrent sa face et ses pieds parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance. Mais le milieu en revanche, qui a été fait en six jours, nous le contemplons. | In seraphim ex parte ostenditus (Dominus) ex parte celatur. Faciem enim et pedes eius operiunt quia et praeterita ante mundum et futura post mundum scire non possumus. Sed media tantum quae in sex diebus facta sunt, contemplamur. |
Le problème est que ce rapprochement :
- contredit l’expérience directe du spectateur (les séraphins de Moissac ne cachent rien) et la symétrie du texte d’Isaïe (chaque séraphin fait la même chose) ([3a], p 110) ;
- met à égalité la fonction de cacher (premier séraphin) et de révéler (second séraphin), qui n’existe que dans l’exégèse de Saint Jérôme : Isaïe ne parle que de cacher ;
- n’illustre pas clairement l’exégèse : Saint Jérôme explique que les séraphins marquent les bornes du connaissable aussi bien dans le Passé que dans le Futur : dans une lecture temporelle du tympan, chaque séraphin devrait donc porter d’une main un rouleau fermé et de l’autre un rouleau déroulé.
Le couple soleil / lune ?
L’opposition caché / révélé peut faire également penser au couple soleil / lune que l’on trouve souvent dans les tympans du Jugement dernier : mais il serait ici placé à l’envers (e soleil est toujours du côté héraldiquement supérieur, à main droite du Christ).
Des indications de lecture ?
Le portail de Moissac (comme la porte Miègeville) sont tous deux situés au Sud. L’objet ouvert se trouve donc côté Orient et l’objet fermé côté Occident.
Ceci est cohérent avec les scènes des parois :
« les images des ‘ Fins dernières ‘ individuelles , sculptées sur la paroi de l’ouest , se trouvent sur le côté du soleil couchant ; au contraire ce sont les scènes de l’Incarnation et donc du Salut et de la promesse de la résurrection de la chair qui sont placés sur le côté du soleil levant » ([7], p 327)
On pourrait donc considérer les deux séraphins comme des admoniteurs, rappelant au spectateur que le début de l’histoire est à l’Est, et sa fin à l’Ouest : pour Honorius Augustodunensis, le temps est comme une corde tendue d’est en ouest, du levant au couchant.([3], p 38)
Dans le même ordre d’idée d’indication à l’usage du spectateur, les rouleaux pourraient jouer un rôle bien précis de signalisation :
« D’après les pénitentiels du Moyen-Age, les pénitents qui devaient rester en dehors de l’église se tenaient du côté gauche des portails » ([7], note 57),
Le rouleau fermé serait ainsi équivalent à « entrée interdite ».
Ces considérations topographiques ont l’avantage de s’appliquer à la fois au portail de Moissac et à la porte Miègeville, et même à tout autre tympan quel que soit son sujet. En contrepartie, leur caractère réducteur nous laisse sur notre faim, et avec une petite impression d’être passé à côté de l’essentiel.
Le couple Ancien Testament / Nouveau Testament ?
Cette idée a été proposée incidemment par Houlier, puis reprise par Zinc, sur la base d’un texte qui établit explicitement un lien entre les deux Testaments et les séraphins d’Isaïe :
Qu’aussi on lit dans Isaïe deux séraphins, qui représentent de manière figurée l’Ancien et le Nouveau Testament. Vraiment, ils cachent le visage et les pieds de Dieu, parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance ; mais le milieu en revanche, par leur témoignage nous le contemplons.
Isidore de Seville, Etym VII,5 dans Migne, PL, 82, 274 |
Quod autem duo Seraphin in Esaia leguntur, figuraliter Veteris et Novi Testamenti significationem ostendunt. Quod vero faciem et pedes Dei operiunt, quie praeterita ante mundum, et futura post mundum, scire non possumus, sed media tantum, eorum testimonio contemplamur. |
Mais ce commentaire par Isidore du commentaire de Jérôme se heurte à la même difficulté : c’est chaque séraphin qui représente à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament.
De plus, si les deux rouleaux représentent les deux testaments, le rouleau déroulé (le Nouveau Testament) se trouve du mauvais côté : P.Klein ([7], note 57) rejette donc vigoureusement l’interprétation de Houlier et Zinc, à la fois comme contraire à la symbolique gauche et droite (le Nouveau Testament devrait être du côté honorable, à la droite du Christ) et comme incohérente avec le reste de la décoration (les prophètes Jérémie et Isaïe de l’Ancien Testament sont à la gauche du Christ, les apôtres Pierre et Paul sont à sa droite).
Pour tourner la difficulté, Barbara Franzé [7a] inverse, comme Olivier Testard, la logique intuitive du dévoilement, en voyant dans « le phylactère enroulé, le Nouveau Testament dont les mystères ne seront révélés qu’à la fin des temps ».
La dialectique ouvert /fermé
Comme le remarque Olivier Testard ([3], p 54), la division Ancien Testament / Nouveau Testament ne vaut que pour la partie centrale du portail.
De même, interpréter le tympan de Moissac en terme de polarisation positif/négatif est inopérant si on veut prendre en compte de manière cohérente l’ensemble de la composition :
- les scènes de l’Enfance du Christ, donc « positives », sont sur le côté droit du porche ;
- la parabole du Riche et de Lazare, ainsi que les péchés de l’Avarice et de la Luxure, sont sur le côté gauche.
Ce qui fonctionne finalement le mieux, selon Olivier Testard, est de superposer à la dialectique Ancien Testament / Nouveau Testament (fond jaune / fond bleu) la dialectique fermé / ouvert (bord rouge / bord vert).
On voit ainsi que le livre fermé de Saint Paul (Nouveau Testament) se trouve du côté du rouleau fermé. Il faudrait donc lire les deux rouleaux de la même manière que pour la porte Miègeville :
- le rouleau ouvert signifiant « la prophétie réalisée »,
- le rouleau fermé « ce qui reste à venir ».
Un prophète, Abraham prenant l’Ame de Lazare dans son sein | Isaïe avec sa prophétie |
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Cette lecture du rouleau ouvert fonctionne bien pour Isaïe, qui porte sa prophétie : « Ecce virgo concepiet », et pour le prophète du groupe Abraham, qui constate que le pauvre Lazare a bien sa place au Paradis, tandis que le Riche finira en enfer (Luc 16:19–30).
Des logiques locales (SCOOP !)
Mais, tout comme dans le cas de la porte Miègeville, l’importance de l’opposition rouleau fermé / rouleau ouvert comme principe organisateur de l’ensemble, ne saute pas aux yeux, dès lors que l’on prend conscience que le tympan comporte non pas un, mais six objets fermés (bord rouge).
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :
- Isaïe, avec sa prophétie, fait le lien entre la partie Ancien Testament et le volet droit, amorçant la chronologie ascendante de l’Enfance du Christ (0 à 6) ;
- de même Saint Pierre, avec ses clés, fait le pont entre les deux branches de la Parabole de Lazare, entre le chemin descendant du Riche vers l’Enfer (R1 vers R2), et le chemin latéral de Lazare vers le Paradis (L1 vers L2) :
« Je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux ». (Matthieu 16, 18-20)
L’explication du rouleau déroulé pourrait bien elle-aussi relever d’une logique locale, limitée à une partie du tympan.
Un commentaire johannique (SCOOP !)
Comme souvent, faisons confiance aux détails :
- côté gauche, l’Ange de Saint Mathieu a les pieds posés sur un motif ondulant ( la « mer de cristal » de l’Apocalypse), comme tous les habitants du tympan – ou presque …
- car côté droit, l’Aigle est en vol : pour rappeler que Saint Jean n’est pas seulement l’auteur d’un des quatre Evangiles, mais aussi celui de l’Apocalypse, le Livre des Visions et des Révélations.
Le trône de Dieu et la cour céleste Apocalypse 2,4 Folio 10 v Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d |
Psautier, 11eme s, Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, BnF Latin 11550 fol 6r |
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Une autre dissymétrie est que, comme dans les deux exemples ci-dessus, l’Aigle est le seul des quatre Vivants qui ne porte pas un livre, mais tient entre ses serres un rouleau. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 496),
« on verra Saint Jean tenir un rouleau dans certains portraits en tête de son Évangile, probablement parce que Jean est considéré comme le troisième prophète après Moïse et Paul et que son Apocalypse est considérée par les théologiens carolingiens comme une allégorie de l’unité entre les deux testaments. »
Il y a tout à parier que la banderole déroulée, partant du rouleau tenu par l’Aigle et à côté de Livre de Vie tenu par le Christ (Apocalypse 21:27), portait un verset de l’Apocalypse. Quoiqu’il en soit, la portée de ce rotulus déroulé n’est pas toute la moitié droite du tympan, mais seulement la zone « Saint Jean » :
- après le Livre de Vie, secret et réservé au Christ,
- vient le rouleau fermé de L’Evangile de Jean tenu par l’Aigle,
- puis le rouleau déroulé de l’Apocalyse qui en est le corollaire, tenu par le Séraphin de la Vision d’Isaïe.
Ce qui valide a posteriori l’idée que la main nue de Saint Jean, dans le codex Amiatinus, n’était pas purement fortuite, mais rappelait sa particularité d’être l’Evangéliste qui révèle.
Des anges en miroir
Les anges au sceau de la porte Miègeville
Saint Pierre, Porte Miègeville,Saint Sernin de Toulouse
A droite du portail, le bas-relief de saint Pierre est encadré :
- en bas par un motif très rare, Simon le Magicien tombant du ciel, entouré par deux démons ;
- en haut par un motif très énigmatique, une couronne portée par deux anges, qui tiennent de l’autre main un disque cruciforme, en lequel on a longtemps vu une hostie.
Le bas-relief supérieur a été placé là au XIXème siècle par Viollet le Duc : sa composition similaire à celle du bas-relief inférieur a longtemps fait penser aux spécialistes qu’il avait retrouvé sa place originelle ; mais on considère aujourd’hui qu’il vaut mieux
« abandonner l’hypothèse de l’interprétation eucharistique de ce relief et sa relation thématique avec l’image de Pierre. C’est, semble-t-il, plutôt le hasard d’une restauration qu’une restitution fondée qui l’a fait – heureusement – conserver au dessus de celui-ci. » ([8], p 234)
Sans reprendre toute la discussion, je présente ici quelques réflexions nouvelles qui remettent en selle l’idée que le bas-relief a retrouvé la bonne place, sans recourir à l’interprétation eucharistique qui posait effectivement problème.
Simon le Magicien
La scène est racontée dans un apocryphe, dans lequel Simon le magicien et Simon-Pierre s’opposent, à Rome, en concurrence de prodiges : à la fin, le magicien annonce qu’il va s’élever dans les airs au dessus de la Voie sacrée, ce qu’il fait. Le saint alors invoque le Christ :
« Vite, Seigneur, montre ta grâce : que, tombant des airs, il ressente une extrême faiblesse, qu’il ne meure pas, mais qu’il soit épuisé et se brise la jambe en trois endroits.» Actes de Pierre, 32
Simon le magicien est donc l’anti-modèle de saint Pierre. Mais sa chute finale est aussi l’anti-modèle de l’Ascension du Christ, le sujet du tympan de la porte Miègeville,
Une composition inventive (SCOOP !)
Le sculpteur a imaginé :
- le siège de guingois, ironie envers celui qui se voyait trônant à la place de Pierre ;
- les deux démons ailés, dont la langue tirée symbolise sans doute les paroles mensongères de Simon.
Celui-ci touche de l’index sa jambe droite couverte, tandis qu’un des démons touche de la griffe sa jambe gauche dénudée, sans qu’on comprenne clairement quelle jambe est cassée. Si le sculpteur n’ a pas forcé sur ce détail spectaculaire, c’est sans doute pour ne pas brouiller l’idée principale : une jambe est nue et l’autre couverte. Car les membre supérieurs présentent la même symétrie : le bras gauche est couvert, le droit dénudé, et le second démon essaie de remettre en place la manche qui lui servait d’aile.
L’idée semble être que le vêtement est ce qui servait au mage à la fois de moyen de voler et de moyen de se dissimuler : sa chute révèle la nudité du personnage, aussi ridicule que celle de ses démons acolytes.
Une inscription en miettes
L‘inscription en bas du bas-relief a longtemps déconcerté les épigraphistes. Robert Favreau a trouvé la solution, un hexamètre léonin :
ARTE FURENS MAGICA SIMON IN SUA OCCIDIT ARMA | Égaré par son art magique, Simon succombe à ses propres armes |
La lettre S est retournée, les lettres U et A sont comprimées l’une dans l’autre, la lettre C est part en arrière et la fin du vers s’est cassée :
« Le désordre de l’inscription a pu être voulu, pour refléter le viol, par Simon et sa magie, de l’ordre naturel des choses » [9]
On peut aller un peu plus loin et y voir ce qui manque à l’image, non pas la jambe mais la phrase de Simon « brisée en trois morceaux ».
Les anges à la couronne
Que l’objet cassé soit une couronne est maintenant admis par tous. Mais que la couronne soit destinée à Saint Pierre pose problème :
- celui-ci est déjà coiffé d’une sorte de bonnet côtelé ;
- dès 1059, le pape Nicolas II porte une couronne double, insigne de la « royauté de la main de Dieu et de l’empire de la main de Pierre » [10]
Les deux disques crucifères sont tenus entre le pouce et les deux derniers doigts, exactement comme dans la formule carolingienne du disque digital (voir 3a L’énigme du disque digital). Longtemps interprétés comme des hosties, ils sont maintenant vus comme des « signaculum dei », des sceaux de Dieu, un attribut quelquefois associé aux archanges dans l’art byzantin, qui « légitime leur action et justifie qu’ils sont bien les envoyés de Dieu » ([8], p 234) . Ce qui explique pourquoi le motif en croix est en relief (pour pouvoir être imprimé dans la cire), alors qu’il serait en creux dans le cas d’une hostie. De plus, il est difficilement concevable qu’une hostie, objet sacré, soit présentée de la main gauche par l’un des anges.
Le sceau de la ressemblance (SCOOP !)
On trouve dans Ezéchiel 28,12 l’expression assez hermétique « signaculum similitudinis », qu’on traduit habituellement par le « sceau de la perfection » mais qui signifie littéralement le « sceau de la ressemblance ».
Ce n’est pas le texte d’Ezéchiel qui donne directement la clé de lecture du bas-relief, mais une homélie d’Origène qui lui est consacrée :
Tout comme Adam et Eve n’ont pas péché immédiatement après avoir été créés, de même le serpent à une époque n’était pas un serpent, quand il résidait dans le « paradis des délices ». C’est ensuite, quand il est tombé de là à cause de ses péchés, qu’il a mérité d’entendre « Tu as été le sceau de la ressemblance et une couronne éclatante dans les délices du Paradis de Dieu » : avant qu’on ne trouve l’iniquité en toi, tu as marché immaculé sur tous tes chemins. » Job mentionne également à son sujet qu’il était arrogant aux yeux du Dieu Tout-Puissant. « C’est ainsi que Lucifer, celui qui se levait tôt, a été brisé au sol. »
Homélie 1 sur Ezéchiel |
Sicuti Adam et Eva non statim, ut facti sunt, peccaverunt, ita et serpens fuit aliquando non serpens, cum in paradiso deliciarum moraretur. Unde postea corruens ob peccata meruit audire: Tu es resignaculum similitudinis, corona decoris in paradiso Dei natus es; donec inventa est iniquitas in te, ambulasti immaculatus in omnibus viis tuis. De quo etiam Iob memorat quia in conspectu omnipotentis Dei superbierit. Cecidit quippe de caelo Lucifer, qui mane oriebatur, contritus est super terram. |
Cette homélie amalgame tous les thèmes du bas-relief : celui du sceau, du miroir (la ressemblance), de la couronne, et de la chute sur le sol (du serpent et de Lucifer).
Dans une autre homélie, Origène revient sur le sujet, évoquant le sceau du diable :
Prends garde, mortel, que quand tu quittes ce monde, tu ne sois marqué par le sceau du diable ; Car lui aussi a un sceau… Le diable circule et examine tout, voulant marquer lui-même ceux qui lui sont soumis ».Origène, Homélie 13 sur Ezéchiel | Cave, homo, ne saeculum istud egrediens signaculo diaboli sis impressus; habet quippe ille signaculum… Circuit diabolus et lustrat omnia volens et ipse signare subiectos sibi. |
Le thème de Lucifer, d’abord archange couronné, puis déchu et précipité au sol, est développé par plusieurs pères de l’Eglise [11]. Le bas-relief illustrerait donc l’idée que la couronne de Lucifer, et son sceau, miroir parfait de celui de Dieu, ont été récupérés par les deux anges et remontés au ciel.
Deux bas-reliefs complémentaires ‘SCOOP !)
Les ressemblances flagrantes entre les deux bas-reliefs ne sont donc pas en définitive que des effets d’atelier :
- le bas-relief du bas évoque à la fois la chute de Simon le Magicien et celle de Lucifer (les démons) ;
- les démons (à deux ailes) sont les anti-modèles des anges (à trois ailes), tout comme Simon est l’anti-modèle de Pierre ;
- en haut, le motif main nue / main voilée évoque l’idée de puissance sacrée (la couronne) et terrestre (les sceaux) ; en bas, le même motif illustre le thème de la magie dévoilée ;
- saint Pierre est en position de régner, entre le trône usurpé par Simon et la couronne récupérée de Lucifer (en orange).
Une vue d’ensemble (SCOOP !)
Depuis longtemps on soupçonne que le thème de la lutte contre les hérésies sous-tend les deux compositions latérales de la porte Miègeville.
Porte Miègeville, bas-relief de gauche
Sans entrer dans les controverses concernant celle de gauche, sur lesquelles je n’ai rien à ajouter, voici ce qui semble néanmoins le plus probable au vu des derniers travaux [8] :
- le saint représenté est Saint Jacques le Majeur ;
- le bas-relief inférieur représente le faux prophète Montan, encadré par deux prophétesses ;
- le bas-relief supérieur montre deux magiciens concurrents de Saint Jacques, qu’il a libérés de leurs liens et convertis.
Conforté par l’interprétation « luciférienne » du bas-relief aux anges, l’ensemble présente une grande cohérence :
- en bas les ennemis de chaque saint, faux prophètes tenus en respect par les griffons ;
- en haut leurs victoires respectives : délier les liens et relever la couronne.
Anges formant octuor
Les anges de Palerme
Coupole
1132, Chapelle palatine, Palerme
Depuis la nef apparaît dans la mosaïque de la coupole le Christ pantocrator, gardé par quatre archanges portant à main droite leur étendard et à main gauche le globe à croix inscrite, symboles de leur puissance militaire (voir 3a L’énigme du disque digital).
Du côté moins visible, quatre anges leur font pendant, portant à main droite ou gauche leur bâton de messager.
Les Anges de Ratisbonne
Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19
La chapelle de Tous les Saints, à Ratisbonne, construite entre 1146 et 1155 pour servir de tombeau à l’évêque Hartwig II, possède une décoration très complexe et unique, inspirée de l’Apocalypse [12]. Nous allons nous intéresser ici seulement aux anges, qui s’étagent sur trois niveaux :
- un ange unique en bas, entre les deux fenêtres de l’absidiole axiale (en jaune);
- quatre anges dans les trompes (en vert) ;
- huit anges dans la coupole, au dessus des fenêtres.
L’ange de l’axe
Sa position axiale, ainsi que le soleil sous ses pieds l’identifient clairement :
Après cela, je vis quatre anges qui étaient debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’aucun vent ne soufflât, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre. Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant, et il cria d’une voix forte aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes: » Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. Apocalypse 7,1-3
Ce texte est probablement inscrit sur les deux banderoles qu’il tient en diagonale, et qui le relient aux anges des trompes. Le sceau de Dieu est évoqué par les croix qui ornent son étole.
Le reste de l’absidiole est décoré de douze scènes représentant la séparation des Elus des douze tribus d’Israël, qui suit immédiatement dans le texte :
« Et j’entendis le nombre de ceux qui avaient été marqués du sceau, cent quarante quatre mille de toutes les tribus des enfants d’Israël: 5 de la tribu de Juda, douze mille marqués du sceau… » Apocalypse 7,4-10
Les quatre anges des trompes
Le motif ondulé représente les vents que chaque ange tient captif. Au dessus on voit la mer, la terre et un arbre.
Les huit anges de la coupole
Fresques de la coupole
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg
La situation se complique au niveau de la coupole : en contraste avec les niveaux inférieurs, elle n’illustre pas un passage précis. Au centre est placé le Christ bénissant, tenant dans sa main gauche non pas le Livre mais une longue banderole.
Les vingt quatre vieillards pourraient être évoqués par les huit demi-figures dans les angles entre les fenêtres, levant l’index gauche. On a donc pensé que la coupole se référait à la suite du texte, l’Adoration de l’Agneau, celui-ci étant remplacé par le Christ :
« (les élus) étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main. Et ils criaient d’une voix forte, disant: » Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur le trône, et à l’Agneau ! » Et tous les anges se tenaient autour du trône, autour des vieillards et des quatre animaux; et ils se prosternèrent sur leurs faces devant le trône… » Apocalypse 7,9-11
Manifestement rien ne colle (nombre, postures…), surtout par comparaison avec la précision des illustrations de l’absidiole axiale et des trompes.
Les huit Béatitudes
Chacun des huit anges tient de la main droite une longue banderole, qui part de l’auréole autour de Dieu.
Sept de ces banderole se terminent, en bas sur des colombes qui les déroulent avec leur bec, surchargées par une demi-figure auréolée : il s’agit des sept Béatitudes, qui sont les sept dons de l’esprit de Dieu ([13], p 33).
La banderole angélique qui jumelle celle tenu par le Christ lui-même est coupée net par la scène du martyre de Saint Laurent. Il s’agit de la huitième Béatitude, qui découle directement du sacrifice du Christ :
« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » Matthieu 5, 10
Dans la même type d‘allégorie, on trouve sous chacun des huit « vieillards » (qui dans une chapelle de tous les saints sont en fait huit saints indifférenciés), une même scène à trois personnages, représentant les vertus théologales (Foi, Espérance et Charité).
Un précédent ottonien
L’idée de représenter les Béatitudes par une figure d’un « bienheureux » découle assez naturellement de la forme même du texte : « Beati sunt… »
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! » Evangeliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3
Voici par exemple la quatrième Béatitude dans ce riche manuscrit ottonien : elle porte au cou un large médaillon doré orné de cinq points en forme de croix, et est flanquée de part et d’autre par deux médailles portant l’inscription : le Roi Henri fils du Roi Conrad.
Evangéliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3 et 4
Les huit, strictement identiques, se répartissent sur les deux pages de la dédicace.
Neuf anges ?
Les huit anges plus l’ange du bas, évoqueraient, selon Peter Morsbach, les neuf choeurs de la hiérarchie angélique : mais il est quelque peu artificiel de ne pas rajouter les quatre anges des trompes.
J’en resterai donc aux huit anges et à leurs attributs, qui selon moi n’ont pas été lus correctement.
Les anges tiennent alternativement un globe foncé et un objet rond clair avec quelques tâches, qui d’après les commentateurs serait un encensoir balancé.
Je pense qu’il s’agit plutôt d’une sphère étoilée et d’un compas : sept des anges alternativement mesurent donc le ciel ou soutiennent la terre dans leur manche. Tous comme les sept colombes représentent la part spirituelle de la puissance divine, ces anges sont ceux qui maintiennent l’équilibre du monde, sept comme les jours de la création.
Le huitième ange, celui dont la banderole conduit au martyre de Saint Laurent, est manifestement différent, mais ce qu’il tient, à la place de la sphère céleste, est indéchiffrable.
Cette division (sept anges plus un) évoque immanquablement un passage juste un peu plus loin dans le texte de l’Apocalypse :
« Puis je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et on leur donna sept trompettes. Puis il vint un autre ange, et il se tint prés de l’autel, un encensoir d’or à la main; on lui donna beaucoup de parfums pour qu’il fit une offrande des prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône; et la fumée des parfums, formés des prières des saints, monta de la main de l’ange devant Dieu » Apocalypse 8,2-4
En résumé :
- quatre anges soutiennent le globe terrestre (globes foncés)
- trois mesurent le ciel ;
- un tient un encensoir.
Les sept anges ont remisé leur trompette : car la coupole n’a pas pour but d’illustrer directement l’Apocalypse, mais la liturgie de la Toussaint qui s’en inspire. Néanmoins les deux types de globes (quatre plus trois) pourraient rappeler les deux effets des sept trompettes :
- les quatre premières ont frappé ce que nous pourrions aujourd’hui appeler l’environnement terrestre (végétation, mer, eau potable, lumière du jour) : elles pourraient avoir été sonnées par les quatre anges qui portent maintenant les quatre globes terrestres ;
- les trois dernières déclenchent des « malheurs » qui ne touchent que l’homme (sauterelles, cavaliers) puis l’ouverture du ciel à l’arrivée de Dieu : elles pourraient correspondre aux trois anges à globe céleste.
Les Huit Anges du Pressoir Mystique
Pressoir mystique,
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870
Les textes qui entouraient le dessin en expliquent la signification :
Dieu a planté la vigne, c’est à dire l’Eglise. La garde des anges l’entoure, afin que les démons ne dévastent pas le fruit des bonnes actions | deus plantavit vinam id est ecclesia. Angelorum custodia circumcinxit eam, ne demones fructum bonorum operum dévastent. |
Le pressoir y plonge. Il représente l’Eglise, en laquelle on assemble le fruit de la justice et de la sainteté. | Torcular fodit in ea. Torcular sancta Ecclesia intelligitur ecclesia, in qua fructus justitiae et sanctitatis congregantur |
Le lépreux purifié, c’est à dire le pécheur converti par la grâce, est ramené dans la vigne par le Christ | leprosus mundatus, id est peccator conversus per gratiam, id est, a christo in vineam reducitur |
Ce qui nous intéresse ici est les deux types de gestes des anges :
- quatre rendent grâce en élevant leurs mains nues ;
- quatre tiennent dans leur manche gauche un disque avec croix inscrite : il s’agit donc de quatre archanges, comme à la coupole de Palerme.
L’intéressant est la disposition asymétrique de ces quatre archanges : au lieu de former une croix, ils épousent la forme du pressoir.
Le trône de Dieu et la cour céleste Apocalypse 2,4 Folio 10 v
Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d
Une autre dissymétrie est que, tout comme dans l’Apocalypse de Bamberg, l’Aigle est le seul des quatre Vivants qui ne porte pas un livre, mais tient entre ses serres un rouleau. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 496),
« on verra Saint Jean tenir un rouleau dans certains portraits en tête de son Évangile, probablement parce que Jean est considéré comme le troisième prophète après Moïse et Paul et que son Apocalypse est considérée par les théologiens carolingiens comme une allégorie de l’unité entre les deux testaments. »
Il y a tout à parier que la banderole déroulée, partant du rouleau tenu par l’Aigle et à côté de Livre de Vie tenu par le Christ (Apocalypse 21:27), portait un verset de l’Apocalypse. Quoiqu’il en soit, la portée de ce rotulus déroulé n’est pas toute la moitié droite du tympan, mais seulement la zone « Saint Jean » :
- après le Livre de Vie, secret et réservé au Christ,
- vient le rouleau fermé de L’Evangile de Jean tenu par l’Aigle,
- puis le rouleau déroulé de l’Apocalyse qui en est le corollaire, tenu par le Séraphin de la Vision d’Isaïe.
Ce qui valide a posteriori l’idée que la main nue de Saint Jean, dans le codex Amiatinus, n’était pas purement fortuite, mais rappelait sa particularité d’être l’Evangéliste qui révèle.
Des anges en miroir
Les anges au sceau de la porte Miègeville
Saint Pierre, Porte Miègeville,Saint Sernin de Toulouse
A droite du portail, le bas-relief de saint Pierre est encadré :
- en bas par un motif très rare, Simon le Magicien tombant du ciel, entouré par deux démons ;
- en haut par un motif très énigmatique, une couronne portée par deux anges, qui tiennent de l’autre main un disque cruciforme, en lequel on a longtemps vu une hostie.
Le bas-relief supérieur a été placé là au XIXème siècle par Viollet le Duc : sa composition similaire à celle du bas-relief inférieur a longtemps fait penser aux spécialistes qu’il avait retrouvé sa place originelle ; mais on considère aujourd’hui qu’il vaut mieux
« abandonner l’hypothèse de l’interprétation eucharistique de ce relief et sa relation thématique avec l’image de Pierre. C’est, semble-t-il, plutôt le hasard d’une restauration qu’une restitution fondée qui l’a fait – heureusement – conserver au dessus de celui-ci. » ([8], p 234)
Sans reprendre toute la discussion, je présente ici quelques réflexions nouvelles qui remettent en selle l’idée que le bas-relief a retrouvé la bonne place, sans recourir à l’interprétation eucharistique qui posait effectivement problème.
Simon le Magicien
La scène est racontée dans un apocryphe, dans lequel Simon le magicien et Simon-Pierre s’opposent, à Rome, en concurrence de prodiges : à la fin, le magicien annonce qu’il va s’élever dans les airs au dessus de la Voie sacrée, ce qu’il fait. Le saint alors invoque le Christ :
« Vite, Seigneur, montre ta grâce : que, tombant des airs, il ressente une extrême faiblesse, qu’il ne meure pas, mais qu’il soit épuisé et se brise la jambe en trois endroits.» Actes de Pierre, 32
Simon le magicien est donc l’anti-modèle de saint Pierre. Mais sa chute finale est aussi l’anti-modèle de l’Ascension du Christ, le sujet du tympan de la porte Miègeville,
Une composition inventive (SCOOP !)
Le sculpteur a imaginé :
- le siège de guingois, ironie envers celui qui se voyait trônant à la place de Pierre ;
- les deux démons ailés, dont la langue tirée symbolise sans doute les paroles mensongères de Simon.
Celui-ci touche de l’index sa jambe droite couverte, tandis qu’un des démons touche de la griffe sa jambe gauche dénudée, sans qu’on comprenne clairement quelle jambe est cassée. Si le sculpteur n’ a pas forcé sur ce détail spectaculaire, c’est sans doute pour ne pas brouiller l’idée principale : une jambe est nue et l’autre couverte. Car les membre supérieurs présentent la même symétrie : le bras gauche est couvert, le droit dénudé, et le second démon essaie de remettre en place la manche qui lui servait d’aile.
L’idée semble être que le vêtement est ce qui servait au mage à la fois de moyen de voler et de moyen de se dissimuler : sa chute révèle la nudité du personnage, aussi ridicule que celle de ses démons acolytes.
Une inscription en miettes
L‘inscription en bas du bas-relief a longtemps déconcerté les épigraphistes. Robert Favreau a trouvé la solution, un hexamètre léonin :
ARTE FURENS MAGICA SIMON IN SUA OCCIDIT ARMA |
Égaré par son art magique, Simon succombe à ses propres armes |
La lettre S est retournée, les lettres U et A sont comprimées l’une dans l’autre, la lettre C est part en arrière et la fin du vers s’est cassée :
« Le désordre de l’inscription a pu être voulu, pour refléter le viol, par Simon et sa magie, de l’ordre naturel des choses » [9]
On peut aller un peu plus loin et y voir ce qui manque à l’image, non pas la jambe mais la phrase de Simon « brisée en trois morceaux ».
Les anges à la couronne
Que l’objet cassé soit une couronne est maintenant admis par tous. Mais que la couronne soit destinée à Saint Pierre pose problème :
- celui-ci est déjà coiffé d’une sorte de bonnet côtelé ;
- dès 1059, le pape Nicolas II porte une couronne double, insigne de la « royauté de la main de Dieu et de l’empire de la main de Pierre » [10]
Les deux disques crucifères sont tenus entre le pouce et les deux derniers doigts, exactement comme dans la formule carolingienne du disque digital (voir 3a L’énigme du disque digital). Longtemps interprétés comme des hosties, ils sont maintenant vus comme des « signaculum dei », des sceaux de Dieu, un attribut quelquefois associé aux archanges dans l’art byzantin, qui « légitime leur action et justifie qu’ils sont bien les envoyés de Dieu » ([8], p 234) . Ce qui explique pourquoi le motif en croix est en relief (pour pouvoir être imprimé dans la cire), alors qu’il serait en creux dans le cas d’une hostie. De plus, il est difficilement concevable qu’une hostie, objet sacré, soit présentée de la main gauche par l’un des anges.
Le sceau de la ressemblance (SCOOP !)
On trouve dans Ezéchiel 28,12 l’expression assez hermétique « signaculum similitudinis », qu’on traduit habituellement par le « sceau de la perfection » mais qui signifie littéralement le « sceau de la ressemblance ».
Ce n’est pas le texte d’Ezéchiel qui donne directement la clé de lecture du bas-relief, mais une homélie d’Origène qui lui est consacrée :
Tout comme Adam et Eve n’ont pas péché immédiatement après avoir été créés, de même le serpent à une époque n’était pas un serpent, quand il résidait dans le « paradis des délices ». C’est ensuite, quand il est tombé de là à cause de ses péchés, qu’il a mérité d’entendre « Tu as été le sceau de la ressemblance et une couronne éclatante dans les délices du Paradis de Dieu » : avant qu’on ne trouve l’iniquité en toi, tu as marché immaculé sur tous tes chemins. » Job mentionne également à son sujet qu’il était arrogant aux yeux du Dieu Tout-Puissant. « C’est ainsi que Lucifer, celui qui se levait tôt, a été brisé au sol. » Homélie 1 sur Ezéchiel |
Sicuti Adam et Eva non statim, ut facti sunt, peccaverunt, ita et serpens fuit aliquando non serpens, cum in paradiso deliciarum moraretur. Unde postea corruens ob peccata meruit audire: Tu es resignaculum similitudinis, corona decoris in paradiso Dei natus es; donec inventa est iniquitas in te, ambulasti immaculatus in omnibus viis tuis. De quo etiam Iob memorat quia in conspectu omnipotentis Dei superbierit. Cecidit quippe de caelo Lucifer, qui mane oriebatur, contritus est super terram. |
Cette homélie amalgame tous les thèmes du bas-relief : celui du sceau, du miroir (la ressemblance), de la couronne, et de la chute sur le sol (du serpent et de Lucifer).
Dans une autre homélie, Origène revient sur le sujet, évoquant le sceau du diable :
Prends garde, mortel, que quand tu quittes ce monde, tu ne sois marqué par le sceau du diable ; Car lui aussi a un sceau… Le diable circule et examine tout, voulant marquer lui-même ceux qui lui sont soumis ».Origène, Homélie 13 sur Ezéchiel |
Cave, homo, ne saeculum istud egrediens signaculo diaboli sis impressus; habet quippe ille signaculum… Circuit diabolus et lustrat omnia volens et ipse signare subiectos sibi. |
Le thème de Lucifer, d’abord archange couronné, puis déchu et précipité au sol, est développé par plusieurs pères de l’Eglise [11]. Le bas-relief illustrerait donc l’idée que la couronne de Lucifer, et son sceau, miroir parfait de celui de Dieu, ont été récupérés par les deux anges et remontés au ciel.
Deux bas-reliefs complémentaires ‘SCOOP !)
Les ressemblances flagrantes entre les deux bas-reliefs ne sont donc pas en définitive que des effets d’atelier :
- le bas-relief du bas évoque à la fois la chute de Simon le Magicien et celle de Lucifer (les démons) ;
- les démons (à deux ailes) sont les anti-modèles des anges (à trois ailes), tout comme Simon est l’anti-modèle de Pierre ;
- en haut, le motif main nue / main voilée évoque l’idée de puissance sacrée (la couronne) et terrestre (les sceaux) ; en bas, le même motif illustre le thème de la magie dévoilée ;
- saint Pierre est en position de régner, entre le trône usurpé par Simon et la couronne récupérée de Lucifer (en orange).
Une vue d’ensemble (SCOOP !)
Depuis longtemps on soupçonne que le thème de la lutte contre les hérésies sous-tend les deux compositions latérales de la porte Miègeville.
Porte Miègeville, bas-relief de gauche
Sans entrer dans les controverses concernant celle de gauche, sur lesquelles je n’ai rien à ajouter, voici ce qui semble néanmoins le plus probable au vu des derniers travaux [8] :
- le saint représenté est Saint Jacques le Majeur ;
- le bas-relief inférieur représente le faux prophète Montan, encadré par deux prophétesses ;
- le bas-relief supérieur montre deux magiciens concurrents de Saint Jacques, qu’il a libérés de leurs liens et convertis.
Conforté par l’interprétation « luciférienne » du bas-relief aux anges, l’ensemble présente une grande cohérence :
- en bas les ennemis de chaque saint, faux prophètes tenus en respect par les griffons ;
- en haut leurs victoires respectives : délier les liens et relever la couronne.
Anges formant octuor
Les anges de Palerme
Coupole
1132, Chapelle palatine, Palerme
Depuis la nef apparaît dans la mosaïque de la coupole le Christ pantocrator, gardé par quatre archanges portant à main droite leur étendard et à main gauche le globe à croix inscrite, symboles de leur puissance militaire (voir 3a L’énigme du disque digital).
Du côté moins visible, quatre anges leur font pendant, portant à main droite ou gauche leur bâton de messager.
Les Anges de Ratisbonne
Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19
La chapelle de Tous les Saints, à Ratisbonne, construite entre 1146 et 1155 pour servir de tombeau à l’évêque Hartwig II, possède une décoration très complexe et unique, inspirée de l’Apocalypse [12]. Nous allons nous intéresser ici seulement aux anges, qui s’étagent sur trois niveaux :
- un ange unique en bas, entre les deux fenêtres de l’absidiole axiale (en jaune);
- quatre anges dans les trompes (en vert) ;
- huit anges dans la coupole, au dessus des fenêtres.
L’ange de l’axe
Sa position axiale, ainsi que le soleil sous ses pieds l’identifient clairement :
Après cela, je vis quatre anges qui étaient debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’aucun vent ne soufflât, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre. Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant, et il cria d’une voix forte aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes: » Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. Apocalypse 7,1-3
Ce texte est probablement inscrit sur les deux banderoles qu’il tient en diagonale, et qui le relient aux anges des trompes. Le sceau de Dieu est évoqué par les croix qui ornent son étole.
Le reste de l’absidiole est décoré de douze scènes représentant la séparation des Elus des douze tribus d’Israël, qui suit immédiatement dans le texte :
« Et j’entendis le nombre de ceux qui avaient été marqués du sceau, cent quarante quatre mille de toutes les tribus des enfants d’Israël: 5 de la tribu de Juda, douze mille marqués du sceau… » Apocalypse 7,4-10
Les quatre anges des trompes
Le motif ondulé représente les vents que chaque ange tient captif. Au dessus on voit la mer, la terre et un arbre.
Les huit anges de la coupole
Fresques de la coupole
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg
La situation se complique au niveau de la coupole : en contraste avec les niveaux inférieurs, elle n’illustre pas un passage précis. Au centre est placé le Christ bénissant, tenant dans sa main gauche non pas le Livre mais une longue banderole.
Les vingt quatre vieillards pourraient être évoqués par les huit demi-figures dans les angles entre les fenêtres, levant l’index gauche. On a donc pensé que la coupole se référait à la suite du texte, l’Adoration de l’Agneau, celui-ci étant remplacé par le Christ :
« (les élus) étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main. Et ils criaient d’une voix forte, disant: » Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur le trône, et à l’Agneau ! » Et tous les anges se tenaient autour du trône, autour des vieillards et des quatre animaux; et ils se prosternèrent sur leurs faces devant le trône… » Apocalypse 7,9-11
Manifestement rien ne colle (nombre, postures…), surtout par comparaison avec la précision des illustrations de l’absidiole axiale et des trompes.
Les huit Béatitudes
Chacun des huit anges tient de la main droite une longue banderole, qui part de l’auréole autour de Dieu.
Sept de ces banderole se terminent, en bas sur des colombes qui les déroulent avec leur bec, surchargées par une demi-figure auréolée : il s’agit des sept Béatitudes, qui sont les sept dons de l’esprit de Dieu ([13], p 33).
La banderole angélique qui jumelle celle tenu par le Christ lui-même est coupée net par la scène du martyre de Saint Laurent. Il s’agit de la huitième Béatitude, qui découle directement du sacrifice du Christ :
« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » Matthieu 5, 10
Dans la même type d‘allégorie, on trouve sous chacun des huit « vieillards » (qui dans une chapelle de tous les saints sont en fait huit saints indifférenciés), une même scène à trois personnages, représentant les vertus théologales (Foi, Espérance et Charité).
Un précédent ottonien
L’idée de représenter les Béatitudes par une figure d’un « bienheureux » découle assez naturellement de la forme même du texte : « Beati sunt… »
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! » Evangeliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3
Voici par exemple la quatrième Béatitude dans ce riche manuscrit ottonien : elle porte au cou un large médaillon doré orné de cinq points en forme de croix, et est flanquée de part et d’autre par deux médailles portant l’inscription : le Roi Henri fils du Roi Conrad.
Evangéliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3 et 4
Les huit, strictement identiques, se répartissent sur les deux pages de la dédicace.
Neuf anges ?
Les huit anges plus l’ange du bas, évoqueraient, selon Peter Morsbach, les neuf choeurs de la hiérarchie angélique : mais il est quelque peu artificiel de ne pas rajouter les quatre anges des trompes.
J’en resterai donc aux huit anges et à leurs attributs, qui selon moi n’ont pas été lus correctement.
Les anges tiennent alternativement un globe foncé et un objet rond clair avec quelques tâches, qui d’après les commentateurs serait un encensoir balancé.
Je pense qu’il s’agit plutôt d’une sphère étoilée et d’un compas : sept des anges alternativement mesurent donc le ciel ou soutiennent la terre dans leur manche. Tous comme les sept colombes représentent la part spirituelle de la puissance divine, ces anges sont ceux qui maintiennent l’équilibre du monde, sept comme les jours de la création.
Le huitième ange, celui dont la banderole conduit au martyre de Saint Laurent, est manifestement différent, mais ce qu’il tient, à la place de la sphère céleste, est indéchiffrable.
Cette division (sept anges plus un) évoque immanquablement un passage juste un peu plus loin dans le texte de l’Apocalypse :
« Puis je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et on leur donna sept trompettes. Puis il vint un autre ange, et il se tint prés de l’autel, un encensoir d’or à la main; on lui donna beaucoup de parfums pour qu’il fit une offrande des prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône; et la fumée des parfums, formés des prières des saints, monta de la main de l’ange devant Dieu » Apocalypse 8,2-4
En résumé :
- quatre anges soutiennent le globe terrestre (globes foncés)
- trois mesurent le ciel ;
- un tient un encensoir.
Les sept anges ont remisé leur trompette : car la coupole n’a pas pour but d’illustrer directement l’Apocalypse, mais la liturgie de la Toussaint qui s’en inspire. Néanmoins les deux types de globes (quatre plus trois) pourraient rappeler les deux effets des sept trompettes :
- les quatre premières ont frappé ce que nous pourrions aujourd’hui appeler l’environnement terrestre (végétation, mer, eau potable, lumière du jour) : elles pourraient avoir été sonnées par les quatre anges qui portent maintenant les quatre globes terrestres ;
- les trois dernières déclenchent des « malheurs » qui ne touchent que l’homme (sauterelles, cavaliers) puis l’ouverture du ciel à l’arrivée de Dieu : elles pourraient correspondre aux trois anges à globe céleste.
Les Huit Anges du Pressoir Mystique
Pressoir mystique,
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870
Les textes qui entouraient le dessin en expliquent la signification :
Dieu a planté la vigne, c’est à dire l’Eglise. La garde des anges l’entoure, afin que les démons ne dévastent pas le fruit des bonnes actions |
deus plantavit vinam id est ecclesia. Angelorum custodia circumcinxit eam, ne demones fructum bonorum operum dévastent. |
Le pressoir y plonge. Il représente l’Eglise, en laquelle on assemble le fruit de la justice et de la sainteté. |
Torcular fodit in ea. Torcular sancta Ecclesia intelligitur ecclesia, in qua fructus justitiae et sanctitatis congregantur |
Le lépreux purifié, c’est à dire le pécheur converti par la grâce, est ramené dans la vigne par le Christ |
leprosus mundatus, id est peccator conversus per gratiam, id est, a christo in vineam reducitur |
Ce qui nous intéresse ici est les deux types de gestes des anges :
- quatre rendent grâce en élevant leurs mains nues ;
- quatre tiennent dans leur manche gauche un disque avec croix inscrite : il s’agit donc de quatre archanges, comme à la coupole de Palerme.
L’intéressant est la disposition asymétrique de ces quatre archanges : au lieu de former une croix, ils épousent la forme du pressoir.
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