2-2 la Vierge de Miséricorde
Une iconographie particulière se prête à l’insertion de portraits privés dans une scène sacrée, sans qu’il soit question à proprement parler de « donateurs » : c’est celle des Vierges au manteau et des Vierges de miséricorde (je reprends ici la distinction de Dominique Donadieu-Rigaut [1]).
La Vierge au Manteau
A l’origine, elle symbolise l’unité de l’ordre cistercien
Cette iconographie remontre précisément au Dialogus Miraculorum, un recueil rédigé entre 1217 et 1222 par un moine cistercien, Césaire de Heisterbach, racontant la vision mystique d’un autre moine. Les premières illustrations apparaissent entre 1320 et 1340 [0].
Jean de Cirey, Collecta privilegiorum ordinis cisterciensis, Dijon, imprimeur Petrus Metlinger, 1491. Dijon, Bibliothèque municipale (extrait de [1])
« L’effigie de la Vierge opère la « distinctio » avant tout selon le paramètre des sexes, les moines se groupant à sa droite et les moniales à sa gauche. L’institution des convers apparaît alors comme une sous-catégorie de la zone masculine, uniquement représentée par l’un de ses membres, barbu et non tonsuré, qui émerge sous la main de Marie plissant son manteau. À l’inverse, le versant féminin, ordonné en rangées parallèles, se montre d’une homogénéité parfaite. » (D.Donadieu-Rigaut [1])
Vierge des Cisterciens
Jean Bellegambe, 1507-08, Musée de la Chartreuse, Douai
« La famille cistercienne (masculine/féminine) agenouillée en contrebas, est abritée comme il se doit par le manteau marial largement écarté ; néanmoins, elle n’est pas intégrée au trône eucharistique, réservé à la Mère de Dieu. Une seconde enveloppe, ronde, surtout perceptible aux angles du panneau, intervient alors dans l’image afin de mieux englober l’ensemble de la scène, de circonscrire en un même lieu la Vierge et l’ordre cistercien. Les nuées floconneuses irradiées par une lumière divine chatoyante constituent cette seconde « enceinte ».
La base du trône, figurée comme un pied de calice, induit donc que le corps du Christ porté par Marie est un corps sacramentel destiné à fondre ceux qui l’avalent en un seul et même corps mystique. Dans cette perspective, les moniales et les moines cisterciens se muent non seulement en filles et fils de Dieu mais également en membres du corps christique. L’ordre élabore ainsi une image unitaire de lui-même calquée sur le modèle paulinien d’une Église christique corporéisée. » [2]
D.Donadieu-Rigaut remarque avec justesse que l‘’agencement spatial sexué » ne fait que reproduire la manière dont les fidèles se plaçaient à l’intérieur des églises :
« L’édifice « réel » était au Moyen Âge socialement divisé en deux dans le sens de la longueur, le côté Sud (celui de l’Épître) étant réservé aux hommes, tandis que le côté Nord (celui de l’Évangile) accueillait les femmes dont la condition forcément pécheresse, précise Suger, nécessitait une plus grande proximité avec la parole divine. Cette distinction dans la « maison de Dieu » fut pensée en fonction d’un espace ecclésial en trois dimensions lui-même inscrit dans la croix idéale que forment les quatre points cardinaux, l’autel pointant l’Est. Aussi, dans l’édifice, la droite et la gauche ne prennent-elles sens qu’en relation avec la liturgie du chœur, l’officiant se déplaçant latéralement dans cet espace sacré qui lui est réservé pour énoncer tantôt la parole de Dieu, tantôt celle des Apôtres. » [1]
Figure de cohésion d’un groupe, la Vierge au manteau n’induit pas systématiquement une dissymétrie entre ses deux flancs : ici, elle réunit équitablement tous les membres d’une confrérie masculine, ou tous ceux d’une confrérie féminine.
Vierge à l’Enfant avec Saint Louis de Toulouse, Saint François, Saint Jérôme, Saint Nicolas, Saint Antoine de Padoue, Saint Bernardin de Sienne et un couple de donateurs
Giorgio Schiavone, 1450-1500 , National Museum of Art of Romania, Bucarest [1a].
Ce petit tableau votif ressemble à une Vierge au manteau qui accueillerait deux pénitents seulement. Or dans cette iconographie, la présence de l’Enfant est rare, puisque la Vierge ne peut pas le tenir avec ses mains ; et sa posture assise, qui limite le tombé du manteau, est rarissime : P.Perdrizet n’en a trouvé que quatre exemples ( [0], p 198).
On pourrait lire aussi la composition comme une scène habituelle de présentation d’un couple de donateurs à la Vierge, mais il n’y aurait alors qu’un seul Saint Patron de chaque côté et surtout l’épouse serait à droite (pour les rares exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).
Nous sommes donc face à une chimère iconographique totalement exceptionnelle, qui semble avoir pour but d’affirmer la solidarité du couple vis à vis de l’extérieur tout en lui déniant tout statut marital et en plaçant la femme seule en dialogue direct avec l’Enfant Jésus, sans aucune intercession ni des Saints ni de Marie. On ignore tout de la situation particulière qui a pu conduire à cette composition.
Vierge de la Victoire, Mantegna, 1495-96, Louvre
La seule composition comparable est cet ex-voto commandé pour l’église Santa Maria de la Vittoria de Mantoue, afin de commémorer la victoire de François II de Mantoue à Fornoue. Le manteau protecteur, tenu par les deux archanges guerriers Saint Michel et Saint Georges, inclut dans la proximité de la Madone à gauche François II, à droite Saint Jean Baptiste et sa mère Elisabeth tenant un chapelet. La taille humaine du donateur fait de cette composition une Conversation sacrée, très différente dans son esprit du panneau de Bucarest, avec ses donateurs de taille enfant.
Madonna del Monte,
Lorenzo d’Alessandro, 1491, Eglise de Caldarola
Cette composition très archaïsante a été commandée par le frère franciscain Francesco Piani, fondateur à Caldarola d’une confrérie de pénitents, qui gérait également le « Monte de Pieta » de la cité. Cette banque, fondée par les frères de l’Observance, fournissait une alternative chrétienne aux établissements bancaires juifs. [3]
L’inscription sur la ceinture de la Vierge, très effacée et incorrectement retranscrite au XIXème siècle, est partiellement intelligible :
« Mère maîtresse paix, Franciscus de la terre de Caldarola, Sous Moi Marie, de sa confraternité, de même je protége » | MATER DOMINA PAX FRANC(ISC)US A TERRA CALDAROLAE SUB EGO MARIA CONFRATERNITAE SUAE IDEM ESSE TEGO |
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A l’intérieur de l‘enceinte de paix que forme la ceinture de la Vierge se trouvent deux plateaux, porteurs d’éléments qui semblent hétéroclites mais qui sont en fait très précisément répartis :
- le plateau de gauche, porté par des bourgeois et les deux saints patrons de la ville (Saint Martin évêque et Saint Grégoire de Spolete) représente Caldarola : on y voit une bourse remplie de pièces d’or, un coffre à deux serrures avec l’inscription CONSERVA sur lequel est posé un livre de comptes et un trousseau de clé, une maquette de la cité entourée de rempart (qui renvoie au rempart spirituel de la ceinture) ;
- le plateau de droite, porté par des pénitents et deux saints franciscains (Saint François et Saint Antoine de Padoue) représente la Confrérie : on y voit derrière les pénitents et les pénitentes, deux autres coffres à serrures multiples portant des livres de comptes, l’un marqué CONSERVA et l’autre MONS VIRGINIS (ils représentent sans doute les dépôts personnels des confères, et les fonds propres de la communauté).
Ainsi cette Vierge à l’Enfant – dont la tradition dit que les visages auraient été terminés par les anges – est aussi une des toutes premières publicité pour une banque.
La Vierge de Miséricorde.
Protection contre la colère divine.
« Lorsque la Vierge de Miséricorde protège la société tout entière, elle répartit la plupart du temps les laïcs en deux groupes de part et d’autre de son corps, les hommes à sa droite, les femmes à sa gauche« [1]
En Italie, cette iconographie (ceinture haute, absence d’enfant) est une variante de la Vierge enceinte (Madonna del Parto) : les humains miniaturisés abrités à l’intérieur du manteau peuvent donc être vue comme la fratrie externe du divin foetus.
Polyptyque de la Miséricorde
Piero della Francesca, 1445-62, Museo Civico di Sansepolcro
« La Vierge de miséricorde couvre de son manteau ouvert (symbole de l’abside de l’église) ceux qui revendiquent sa protection représentés plus petits en taille… Une analyse géométrique révèle l’usage de deux cercles de composition évidents : l’un centré sur la figure de la Vierge et limité en haut par le cintre du panneau, l’autre englobant sa cape ouverte… Le peintre a probablement réalisé un autoportrait dans un des orants de gauche, celui du fond vu de face… Les autres visages seraient ceux de membres de sa famille. » [4]
La seconde formule de la Vierge de la Miséricorde repose sur une autre séparation fondamentale : entre les clercs et les laïcs.
Vierge de miséricorde de la famille Cadard
Enguerrand Quarton, 1452, Musée Condé, Chantilly
Le contrat établi entre le peintre et le commanditaire, Pierre Cadard, seigneur du Thor, indique qu’il s’agit du portrait posthume de ses parents, morts en 1449, destiné à sa chapelle privée [5]. La Vierge abrite sous son manteau à sa droite des personnalités religieuses, à sa gauche des laïcs. Les donateurs sont en dehors, présentés par leurs saints patrons : saint Jean Baptiste pour Jean Cadard et saint Jean l’évangéliste pour sa femme Jeanne des Moulins.
Pour D.Donadieu-Rigaut, ces différentes formules relèvent en définitive de la séparation fondamentale entre les genres :
« Le même procédé d’agencement est repris lorsque la division s’appuie non plus sur des critères de genre, ni sur des facteurs hiérarchiques internes à la communauté religieuse, mais sur la césure culturelle essentielle entre clercs et laïcs… Cette partition des membres d’une société donnée en fonction du genre semble donc constituer un paradigme culturel pour dire simultanément l’interdépendance de deux groupes sociaux et la subordination de l’un par rapport à l’autre. Les moniales au regard des moines, les convers au regard des religieux de chœur, les laïcs au regard des clercs occupent la position sociale, à la fois indispensable et subalterne, du Féminin face au Masculin. » [1]
Sur les rares exceptions à cet ordre, voir P.Perdrizet ([0], p 152).
Ces gonfanons , destinés à être portés en tête des processions, ont été réalisés dans l’urgence par les quatre cités, pendant une épidémie de peste. Le premier a servi de modèle aux autres, pour une composition très stéréotypées qui montre, de bas en haut :
- une vue de la cité, vainement protégée par ses remparts ;
- les paroissiens et les paroissiennes,
- saint Sébastien et Saint Bernardin de Sienne (en tant que spécialistes de la peste), accompagnés par le saint patron de la paroisse (François, Augustin ou André) toujours en position d’honneur ;
- le manteau de la Vierge qui arrête les traits décochés par Jésus ou Dieu le Père courroucé.
A noter que la sainteté protège contre la colère divine : dans le gonfanon de Pérouse, saint Laurent, saint Herculan de Pérouse, saint Louis de Toulouse, saint Constant d’Ancône et saint Pierre martyr sont placés en dehors du manteau.
Berto di Giovanni, 1526, cathédrale de San Lorenzo, Pérouse
Il existe bien d’autres types de gonfanons contre la peste, sans Vierge de miséricorde. Pour boucler la boucle en Ombrie, voici le dernier, réalisé à Pérouse à l’occasion de la peste de 1526. La composition a évolué vers plus de rationnalité, plaçant en haut les habitants du Ciel, au centre la cité et en bas les habitants de la Terre. Cette ségrégation verticale s’accompagne paradoxalement d’un mélange horizontal, puisqu’au premier plan les sexes ne sont plus rigoureusement séparés. D.Arasse attribue cette mixité relative à l’influence de la Transfiguration de Raphaël [6].
Une autre explication tient aux deux caravanes d’hommes, de femmes et d’enfants mélangés, qui fuient la ville par toutes les portes en laissant des cadavres au bord de la route.
Ce gonfanon nous fait comprendre que le monde de la peste est un monde bouleversé, où les sexes se mélangent, où les remparts de pierre ne sont plus une protection mais une prison et où la seule protection efficace est le rempart de la foi – qu’il soit matérialisé par le manteau de Marie ou bien, comme ici, simplement évoqué par la banderole autour du groupe de rescapés (réminiscence aussi de la ceinture de la Vierge).
La Vierge de Miséricorde avec les Rois Catholiques
Diego de la Cruz, vers 1485, Monasterio de las Huelgas, Burgos
Famille royale, famille monastique
La couronne de Marie est la même que celle des rois catholiques et le dessin de sa tunique présente une certaine ressemblance avec celle du roi Ferdinand II, agenouillé et placé à sa droite au premier rang ; à côté, le prince héritier et le cardinal Mendoza et derrière, la reine Isabelle et deux infantes.
Du côté gauche, s’étagent des moniales cisterciennes : la donatrice agenouillée, l’abbesse avec sa crosse suivie de cinq religieuses.
Tandis que la famille royale s’agenouille devant le pouvoir divin, les membres du clergé (cardinal et religieuses) restent debout.
Les deux démons
Chacun a sa spécialité : celui de gauche décoche des traits qui menacent la famille royale (flèches des batailles ou de la peste).
A droite :
« le démon chargé de livres pourrait bien être Titivillus, démon d’origine non européenne qui hante les monastères, récoltant tous les péchés commis pendant la prière. On le décrit comme un démon cultivé et éclairé, qui note sur parchemin les phrases mal prononcées, les litanies expédiées en sautant des syllabes ou des mots, les psaumes chantés nonchalamment. Il note également le comportement des femmes qui bavardent pendant la messe ou de celles qui ne font pas attention dans leur travail. Tout ceci est inscrit dans le registre de San Michell le jour du jugement. » [7]
Pour terminer cet article, voici le cas amusant d’une Vierge de la Miséricorde privatisée à l’intention d’une seule famille.
Pala della Misericordia
Pordenone, 1514-15, Cathédrale San Marco, Pordenone
Le prix de ce tableau, 47 ducats d’or, est stipulé dans le testament du donateur, Giovanni Francesco Tiezzo, un tisserand infirme qui léguait par la même occasion des terres au peintre. La Vierge abrite à sa gauche les femmes de la famille : son épouse Lucia et ses nièces Maria et Aloisa ; à sa droite le donateur, et un personnage masculin inconnu.
L’originalité est ici la présence de la Sainte Famille au dessus de la famille humaine, avec Saint Joseph portant Jésus. Ainsi que la présence d’un second Enfant Jésus, sur les épaules de saint Christophe muni de son bâton fleurissant : sans doute pour illustrer que le divin enfant lui-même a échappé aux périls de l’existence, mais aussi pour rajouter, à côté de la Vierge de la Miséricorde, une seconde puissante figure protectrice: ceinture et bretelle en quelque sorte.
La position de Saint Christophe, face au Noncello, rivière navigable dont dépendait le tisserand, a certainement aussi à voir avec la protection particulière contre les périls de la navigation.
http://journals.openedition.org/crm/391
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