4 De Nuremberg à Venise
Un chemin en pointillés relie peut être le retable perdu de Campin, via un dessin peu connu de Dürer, à une oeuvre majeure du Tintoret…
La valorisation du bois naturel
Un cas isolé : les Heures de Boussu
Ce manuscrit connu pour sa richesse symbolique contient une Crucifixion très originale, qui réinvente le modèle tronc-poutre-poutre.
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Le Maître d’Antoine Rolin est considéré comme un disciple de Simon Marmion. Ainsi sa Crucifixion s’inspirerait de la seule Crucifixion de Marmion qui montre les larrons, celle des Heures Huth [0] .
Chez Marmion, les deux larrons sont vus de dos et, de manière très originale, le mauvais Larron fait face au Christ, qui semble s’adresser à lui dans une ultime tentative de conversion. Cette préférence provocante pour le Mauvais larron reste équilibrée par la position torturée de ses jambes, et la proximité du Bon Larron avec le bras droit du Christ.
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Le Maître d’Antoine Rolin a recopié la composition en l’inversant et en la normalisant : il a donc accentué les contorsions du Mauvais larron, remis droites les jambes du Bon et a renoncé pour lui au caractère négatif de la vue de dos. La croix-tronc doit donc être vue ici comme un élément positif supplémentaire.
Je pense que ceci ne se comprend que dans le cadre du remaniement profond du paysage : le Maître d’Antoine Rolin a renoncé au cavalier du premier-plan, et l’a remplacé par une foule de cavaliers et de soldats qui, à l’arrière-plan, convergent vars le Mauvais Larron.
Le paysage assez conventionnel de Marmion, avec son chemin en S au centre, est remplacé par un paysage moralisé à deux voies : celle de la foule des soldats romains, qui mène vers la croix grise du Mauvais Larron, et celle encore vide qui part de la croix revivifiée du Bon Larron, passe par le bon Longin, et ramène à Jérusalem…
…par la grande porte vers le plus grand édifice : un mélange de Temple et de Cathédrale.
Une oeuvre influente en Allemagne : la Déposition de Wolgemut
Déposition, Michael Wolgemut, 1490, St Lorenzkirche, Nuremberg
Dans les dix tomes du monumental « Deutsche Malerei der Gotik » d’Alfred Stange, on ne trouve que ce seul exemple de la formule « tronc-poutre-poutre ». Hormis la disposition des croix, la Déposition de Wolgemut ne s’inspire guère de celle de Campin, ni pour la posture des larrons ni pour la répartition des personnages. Je pense qu’il d’une réinvention similaire à celle du Maître d’Antoine Rolin qui lui est exactement contemporaine, pour servir la même idée des deux Eres.
En effet, la croix centrale, immense, vide et quasi géométrique, s’exclut de la dialectique entre les croix modestes des larrons, et sert à imposer une lecture binaire de l’ensemble : à droite les Juifs avec Jérusalem dans la plaine (le Passé), à gauche le Christ mort entouré des Saints personnages, avec au fond la colline de la Mise au tombeau (le Futur).
L’opposition croix-tronc /croix-poutre pourrait ici se comprendre comme un éloge de la Vérité et de l’Humilité : échappant au bois anguleux mis au carré par la Loi des Juifs, le Bon larron bénéficie d’un bois rond, neuf et doux, tel que Dieu le fait pousser dans les forêts.
Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust
Quarante ans plus tard, un autre artiste de Nuremberg, Augustin Hirschvogel, produit ce dessin très singulier et très abouti (il semble avoir été conçu tel quel, non comme étude pour un tableau). Les croix ne sont pas équidistantes : celle du Bon larron est très proche de celle de Jésus. En le représentant vu de dos, Hirschvogel crée un effet d’énigme : au spectateur de comprendre que c’est la proximité physique qui traduit sa conversion , et de remarquer la lance qui, perçant le flanc droit du Christ, va faire jaillir vers sa tête l’eau qui va le baptiser.
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La composition décentrée et les croix extrêmement hautes sont très proches de cette Crucifixion d’Altdorfer, et s’inscrivent dans la mode des Crucifixions ou Dépositions excentriques qui fleurit en Allemagne depuis la Crucifixion Schleissheimer de Cranach [1]. A noter que, dans cette toute première expérimentation, l’ellipse visuelle est inverse et touche, plus logiquement, le Mauvais Larron.
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Mais tandis que chez Altdorfer, les trois croix sont rigoureusement identiques, Hirschvogel les différencie discrètement : les croix-poutres du Christ et du Mauvais larron sont du même modèle (assemblage par quatre chevilles), celle du Bon est de type tronc semi équarri (assemblage par trois chevilles).
Vivant à Nuremberg, Hirschvogel a pu se souvenir de la Déposition de Wolgemut, avec sa croix-tronc réservée au Bon Larron : il est clair en tout cas que le signe trinitaire et le « retour vers l’arbre » participent à la figure positive du bon larron.
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Mais loin de Nuremberg, on retrouve à Bâle la même idée discrète de croix « en bois naturel » pour le Bon Larron, dans cette Crucifixion de Holbein (noter le même détail rare des trois cordes enserrant l’abdomen).
Crucifixion, Cranach, 1500-1501, Kunsthistorisches Museum, Vienne
La valorisation du bois non-travaillé est en revanche très explicite dans cette autre oeuvre expérimentale de Cranach qui, trop paradoxale sans doute, ne fera pas école : le Mauvais Larron s’arc-boute contre un tronc totalement écorcé tandis que le Bon Larron s’abandonne le long d’un tronc intact (on aurait plus facilement imaginé l’inverse, si l’écorce était synonyme de rudesse et d’opacité). L’étrange choix de Cranach se comprend en observant la croix du Christ, où l’arrachement longitudinal de l’écorce est clairement assimilé à une blessure, homologue aux traînées de sang.
La « nudité » du tronc, côté Mauvais Larron, signifie donc sans doute un écorchement complet, un écart absolu par rapport à la volonté divine, tandis que la présence de l’écorce, côté Bon Larron, est la métaphore de sa régénération morale.
L’exception Dürer
Le Calvaire
Albrecht Dürer, 1505, Galerie des Offices, Florence
L’idée de Wolgemut aurait pu passer inaperçue , si son élève le plus célèbre, Dürer, ne l’avait reprise dans un dessin en grisaille extrêmement élaboré, réalisé lorsqu’il était à Venise. S’y est il souvenu de la Déposition de son maître, encore accrochée de nos jours dans l’église Saint Laurent de Nuremberg ?
Le Calvaire
Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam
Le dessin a été recopié assez fidèlement, 15 ans plus tard, pour ce grand tableau qui présente plusieurs originalités iconographiques dont la plupart sont dues à Dürer (pour la description d’ensemble et le détail du crâne de cheval, voir 3 : en terre chrétienne ).
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Les trois croix apparaissent une première fois au premier plan, avant la Crucifixion : la croix du Mauvais Larron, inclinée, est de type tronc ; celle du mauvais Larron, tenu verticale par un géant Noir (impossible à identifier dans le dessin de Dürer), est faite de deux troncs de bouleau assemblés.
Les croix se présentent dans le même ordre que les deux larrons qui attendent leur sort. Le traitement du Bon est nettement privilégié : il n’a pas de cordes autour du torse, un soldat lui tend du vin pour apaiser ses souffrances et il arbore la barbe blanche et le crâne chauve d’un sage vieillard, par opposition à son voisin hirsute.
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A l’arrière-plan, on retrouve la croix-tronc du Bon Larron : le Pseudo de Cock a commis une petite erreur en le représentant chevelu, et lui a attaché les mains, alors que chez Dürer elles semblent cloués.
Calvaire
Jan Brueghel l’Ancien, 1604, Offices, Florence
En recopiant le dessin de Dürer un siècle plus tard, Jan Brueghel l’Ancien laissera tomber les singularités médiévales que le Pseudo de Cock avait accentuées : la croix-tronc du Bon Larron et le géant Noir qui la brandit.
En aparté : Un Noir Au Golgotha
A ses chausses rayées, on reconnaît un bourreau.
Couronnement d’Epines, Heures de Homoet, Cologne, 1475, Wallraf-Richartz Museum MS 232 p 102
Quoique très rare, la présence de Noirs dans les scènes de la Passion est explicable : la couleur de la peau, associé souvent aux Démons, s’ajoute aux couleurs et motifs voyants des vêtements pour désigner cette figure repoussante entre toutes de l’exécuteur des hautes oeuvres.
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Avec les Grandes découvertes, la figure du Noir perd son aspect diabolique et prend un caractère de curiosité orientale : c’est ainsi qu’on le retrouve à gauche parmi les soldats d’Hérode, et à droite dans le rôle (cruel) de Stéphaton, le porteur d’éponge.
Une résurgence inattendue ?
Crucifixion
Tintoret, 1565. Scuola Grande di San Rocco, Venise
Il ne faut pas voir des influences partout, mas puisque le dessin de Dürer a été réalisé à Venise…
La Mauvais larron attend d’être cloué sur une croix-poutre, dans laquelle un avant-trou est foré.
Le Bon Larron est attaché sur une croix-tronc, qu’un grand Noir hisse de toutes ses forces.
En conclusion, voici un généalogie hypothétique de ce motif rarissime qui, passant des Pays du Nord à Venise grâce au voyage de Dürer, y est remonté grâce aux liens commerciaux entre Venise et Anvers.
https://books.google.fr/books?id=sbRDAgAAQBAJ&printsec=frontcover&redir_esc=y#v=onepage&q=calvary&f=false
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