2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie
L’Italie n’admet que fort tardivement la formule du larron vu de dos, sous forme de foyers isolés.
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Un précurseur isolé : Le Pordenone
Golgotha, Le Pordenone, 1520-21, Cathédrale de Crémone
Cette fresque, la plus grande d’Italie à son époque, occupe tout le haut de la contre-façade, là où traditionnellement on place le composition binaire du Jugement dernier, avec le Christ au centre séparant les Elus et les Damnés. L’idée d’une Crucifixion à cet emplacement, qui plus est avec une croix décentrée et vue de biais, est totalement atypique dans l’Italie de l’époque.
Le centre de la composition est occupé par une invention extraordinaire : posé sur l’arcade, un soldat tient d’une main une épée cruciforme et, de l’autre, fait voir aux fidèles le décentrement de la croix. Il s’agit du Centurion converti, qui atteste de la divinité du Christ.
Dans la continuité de l’épée symbolique du Centurion, l’oeil suit la lance de Longin et monte jusqu’au Bon Larron, dans une oblique qui unit les trois Convertis par la Crucifixion ( [24], p 115). Le ciel assombri, plus haut, et le Mauvais Larron dont on est en train de briser les jambes, en face, font comprendre que nous sommes juste après le coup de lance, et que le véritable thème de la fresque est celui de la Conversion.
Le Centurion monte d’ailleurs la garde derrière la fissure créée par le tremblement de terre, qui sépare les Bons à gauche et les Méchant à droite.
Cette partie droite comprend plusieurs éléments antisémites : l’enfant immature (le « peuple enfant »), l’âne stupide et un gros homme qui compte sur ses doigts. La fissure entre la Chrétienté (le centurion) et la Judéité (le cavalier désarçonné) traduit très exactement l’actualité politique crémonaise : la demande d’une expulsion des Juifs de la ville, ou du moins d’une ségrégation [25].
La vue de dos du Mauvais Larron s’inscrit parmi ces éléments péjoratifs.
Pour expliquer la vue de biais de l’ensemble, on a invoqué l’influence des Crucifixions excentriques germaniques, Pordenone étant originaire du Frioul [25a]. Mais aucune des gravures disponibles à l’époque n’est comparable à cette composition : centrée non pas sur le Christ, mais sur le Centurion triomphal, elle a été inventée ad hoc, pour répondre aux exigences du contexte politique local (ce pourquoi elle n’a été reprise nulle part en Italie).
Dans la partie positive, les trois Convertis (ligne jaune) regardent ou désignent (flèches bleues) le Christ décentré , établi comme en avant-poste dans une proximité dangereuse avec le Mauvais Larron, et frôlé par la même massue. Plus bas, le cheval cabré menace vainement le Centurion, qui garde la frontière diagonale de la fissure. La vue de dos des deux attaquants, le Mauvais Larron et le cavalier, souligne ce mouvement tournant (flèches rouges) qui épouse la courbe de l’arcade .
A Crémone en 1569
Les Mystères de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ
Ecole de Antonio Campi, 1569, Louvre
Ce panorama synoptique, où sont représentés à des tailles diverses de nombreux épisodes de la Passion, à été commandée par Saint Charles Borromée pour son oratoire privé de Milan [26]. La configuration du calvaire, très singulière pour l’Italie de l’époque, n’a pas été inspirée à Campi par une gravure germanique ou hollandaise.
En fait, l’échelle du Mauvais larron, le juif comptant sur ses doigts et l’âne montrent que le peintre crémonais n’a pas cherché son modèle bien loin : à la cathédrale de la ville, dans la fresque du Pordenone.
L’inversion des vues de dos se comprend très bien dans le contexte : ainsi disposé, le Bon Larron voit en haut à droite le clou du tableau : le Paradis qui s’ouvre tel un champignon doré, dans le dos du Mauvais larron qui tend vainement ses bras en arrière pour l’atteindre.
Le foyer vénitien après 1555
Mis à part l’exception crémonaise, c’est presque exclusivement à Venise que vont apparaître, dans la seconde moitié du 16ème siècle, les rares larrons vus de dos d’Italie.
Chez le Tintoret
Crucifixion pour l’église San Severo
Le Tintoret, 1554-55, Accademia, Venise
Ce serait faire offense au Tintoret que de chercher un modèle à cette vaste composition. S’il fait tourner les croix des larrons, il ne se risque pas faire de même celle du Christ – ce qui montre rétrospectivement toute l’audace du Pordenone, trente cinq ans plus tôt. Il ne s’agit en rien ici d’un calvaire vue de biais dans son ensemble, mais d’un calvaire vu de face rythmé par des procédés de profondeur : la vue de biais des deux larrons en fait partie, tout comme l’immense porte-drapeau à gauche, où le joueur de dé en raccourci à droite.
La frise se lit en trois tranches :
- une scène introductive astucieuse, orientée à contresens comme le premier porte-drapeau qui sort en hors champ à gauche : à la grande figure du second porte-drapeau fait écho celle de Saint Jean, penché sous la croix du Mauvais larron comme sous un étendard (en jaune) ;
- la Croix du Christ et les personnages sacrés, jusqu’au laurier coupé qui repousse, symbole de la victoire et de la Résurrection (en vert) ;
- comprimés à droite, tous les personnages négatifs : les joueurs de dés, le cavalier et le Mauvais larron.
Les deux « cloisons » matérialisent cette expansion autour du Christ en Croix , qui imite les mouvements autour du Christ du Jugement dernier : vers la gauche et le Paradis pour les Bons, vers la droite et l’Enfer pour les Mauvais.
Crucifixion pour l’autel de l’église des Augustins de Münich
Le Tintoret, vers 1585, Alte Pinacothek, Münich
Tintoret ne peindra qu’une seul fois un véritable Calvaire vu de biais, pour l’exportation en pays germanique. On appréciera la furia exceptionnelle de la scène : les nuages qui s’ouvrent, les cavaliers qui partent dans tous les sens, les corps qui tombent à la renverse parmi les morts.
Chez Véronèse
La chronologie des Crucifixions de Véronèse est mal connue et discutée, je reprends ici celle de Carlo Corsato dans un article récent [27], qui les date toutes des années 1575-80.
Etude pour une Crucifixion
Véronèse, Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of Harvard
On note d’emblée une grande hésitation concernant le Bon Larron : ses jambes ont varié et sa croix est incomplète (en L plutôt qu’en T), tandis que celle du Mauvais Larron est en T, et perpendiculaire à celle du Christ : comme si Véronèse cherchait une échappatoire à la solution germanique : les trois croix en cube et le Bon Larron vu de dos.
Crucifixion
Véronèse, 1575-80, Louvre
Ce Bon larron très particulier, vu de profil et attaché des deux bras à une unique branche, se retrouve dans cette célèbre Crucifixion, dont le format carré et la petite taille suggèrent qu’elle était à usage privé.
La silhouette singulière entièrement recouverte d’un tissu jaune a souvent été interprétée comme la Synagogue, dont les yeux sont voilés. Cette interprétation a été remise en cause par Carlo Corsato, qui y voit une des deux Maries que Véronèse représente habituellement dans ses Calvaires. Le fait qu’une seconde métaphore du voile – le nuage qui masque le soleil – se trouve juste à son aplomb remet néanmoins en selle la première interprétation, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : Véronèse s’est servi d’une des deux Maries pour symboliser la Synagogue (sur un autre détournement symbolique d’un élément ordinaire, voir Les anges dans le palmier).
Gemäldegarie, Dresde (détruit en 1947) | Copie sur pierre noire, Musei Civici, Padoue |
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Atelier de Véronèse, 1575-80
Le Bon Larron est probablement ici encore attaché à une croix en L, mais de manière ambigüe puisqu’un seul bras visible. Le Mauvais larron est clairement suspendu à une croix en L, puisqu’un repose-pied a été ajouté pour montrer que la branche est unique.
Crucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise
Le Calvaire sert de source à l’écoulement des soldats vers la vallée, avant la remontée vers Jérusalem. On notera, caché dans l’ombre du premier plan, un coup de théâtre spectaculaire : un des joueurs de dés se retourne, au bruit que fait le panier en chutant de la stèle, brutalement basculée par un mort qui soulève sa dalle. Tout est donc cohérent avec une lecture de gauche à droite.
Installé à la droite du Christ comme le spectateur privilégié de ce vaste panorama humain, le Bon Larron est très discrètement montré de dos. La diagonale de sa croix barre l’éclipse du soleil, faisant d’autant plus ressortir la seule lumière qui reste : celle de l’auréole divine.
Véronèse (atelier), 1575-80, Musée Pouchkine, Moscou
La composition est ici inversée, pour s’accommoder au thème principal : la lumière qui tombe en diagonale pour irradier le corps du Christ, figé dans l’immobilité de la mort.
En bas au contraire les événements se précipitent : le centurion se jette à genoux et se découvre, le cheval baisse la tête d’un air inquiet, Marie s’évanouit et les trois autres se retournent vers le halo miraculeux.
A l’arrière-plan gauche nous est montrée l’invention de l’atelier, la croix en L, ici inutile puisque, dans cette orientation du Calvaire, c’est le Mauvais Larron qui est vu de dos.
Ces ruses et atermoiements prouvent que, du moins pour Véronèse, la vue de dos est encore perçue comme péjorative, et ne peut s’appliquer qu’au Mauvais Larron.
L’exportation en Bavière
Gravure d’Aegidius Sadeler II, 1590 | Collection particulière |
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Christoph Schwarz
L’original a disparu, mais nous est connu par la gravure, ainsi que par cette extension en format panoramique.
Christoph Schwarz s’est rendu en 1570 à Venise pour apprendre ce nouveau style et l’acclimater en Bavière. On le reconnaît dans cette Crucifixion vue de biais, dans laquelle l’effet de lumière joue un rôle primordial.
Hans I Jordaens, vers 1620, collection particulière | Hans III Jordaens, 1643, collection particulière |
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Via la gravure, la composition de Schwarz a poursuivi sa carrière au siècle suivant en Hollande, chez Hans I Jordaens à Delft puis chez son petit-fils supposé.
Cette filiation confirme qu’à la fin du 16ème siècle, les artistes ne se posent plus de questions théologiques sur le larron à représenter de dos, mais suivent simplement des habitudes : Schwartz reprend scolairement le modèle le plus courant chez les Vénitiens (le Bon Larron de dos) et le transmet à certains peintres en Hollande, où c’est plutôt le modèle inverse, celui de Van Scorel, qui domine.
La Déposition de Peterzano
Simone Peterzano, 1572-75, Musée des beaux Arts, Strasbourg
On date cette huile sur ardoise du retour à Milan du jeune Peterzano, après sa formation à Venise dans l’atelier de Titien [28]. Le caractère excentrique de la composition, avec ses croix disposées selon un cube, et le sépulcre en hors champ (coin inférieur gauche) est nettement plus prononcé que tout ce qui se faisait à l’époque en Italie, même dans l’atelier de Véronèse. S’agissant d’une commande privée du mécène de Peterzano, le milanais Gerolamo Legnani, les goûts personnels du commanditaire ont dû jouer. Le caractère ad hoc de la composition transparaît dans les deux larrons, qui recopient des modèles de Michel-Ange présents à Milan à cette époque [28a].
Crucifixion en bronze d’après des modèles en cire de Michel-Ange, Castello Sforzesco, Milan
Tout se passe comme si la composition avait été conçue comme une sorte de présentoir, mettant en scène les modèles de Michel-Ange sous l’angle le plus spectaculaire : la vue choisie met en évidence les deux liens qui attachent, à des hauteurs différentes, les pieds du Mauvais Larron.
En aparté : les pieds décalés en hauteur
Crucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue
Comme nous l’avons observé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), l’idée de décaler en hauteur le pied gauche du Mauvais larron est une invention frappante de Pollaiuollo : dans sa révolte incoercible, le supplicié à trouvé la force de tordre le clou et d’arracher le pied.
Crucifixion, Michel-Ange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN
Ce dessin attribué à Michel-Ange semble reprendre la même idée, mais de manière idéalisée : les jambes dissymétriques du Mauvais larron traduisent son refus viscéral, tandis que celles du bon Larron, alignées sur celles du Christ, expriment l’acceptation de son propre sort et de la divinité de Jésus. Un avantage supplémentaire, bien exploité dans le dessin, est la mise en valeur sensuelle du postérieur du Mauvais larron (ce que Peterzano a prudemment évité, en le masquant derrière la croix).
Crucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (détail)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht
En Hollande, le motif figure dans la célèbre composition de Van Scorel, avec des détails aggravants :
- les pieds mi attachés mi cloués, suggérant le désordre ;
- les clous qui traversent les poutres, suggérant la force et la violence.
A la suite de cette influente composition, la plupart des Mauvais larrons vus de dos, en Hollande, ont le genou gauche relevé.
Crucifixion avec donateurs (détail)
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière
Dans un contextes très différent, on retrouve ici le détail des clous traversant les troncs et l’opposition entre clous et corde.
Plutôt qu’une hypothétique filiation, il vaut mieux voir dans ce motif une réinvention sporadique, conséquence technique de la vue de dos du Mauvais larron : relever son genou gauche permet de montrer un peu plus de son corps.
Un timide foyer florentin, après 1583
1573, Cenacolo di San Salvi | 1593, San Marco |
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Vision de Saint Thomas d’Aquin, Santi di Tito, Florence
Ces deux toiles permettent de cerner le moment où a cessé la résistance florentine à la Crucifixion vue de biais.
1572, Santa Maria Novella | 1583, Santa Croce, photo beniculturali |
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Déposition, Giovan Battista Naldini, Florence
Le Calvaire vu de biais suit les mêmes étapes qu’en Flandres au début du siècle : introduction prudente en arrière-plan d’une Déposition, puis passage au second plan. On comprend que la vacuité de la croix a facilité ce processus de décentrage et de vue de biais qui, dans l’Italie de la Contre-Réforme, risquait d’être perçue comme désacralisante.
Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582 | Francesco Curradi, 1590-1600, collection particulière |
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Curradi, un élève de Naldini, a corrigé la gravure de Jan Sadeler en replaçant du bon côté de la Croix les Saints personnages, devant le cavalier Longin, pour laisser le mauvais côté aux joueurs de dés.
En synthèse
Mise à part l’invention isolée de Pordenone liée au contexte politique de Crémone, les calvaires vus de biais n’arriveront que très tard et très marginalement en Italie, où la configuration plane jouit d’une domination sans partage :
- à Venise en 1555 chez le Tintoret, puis vingt ans plus tard chez Véronèse, avec une exportation en Bavière par le biais de Christoph Schwartz ;
- à Milan en 1572, dans une oeuvre isolée de Peterzano qui semble trop précoce pour être attribuée à une influence vénitienne ;
- à Florence en 1580, chez Baldini puis chez son élève Curraci, qui recopie quant à lui une gravure hollandaise de Sandeler.
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