Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction
Le couple Soleil-Lune n’est qu’une parmi les diverses polarités qui se sont mises en place au cours du temps dans l’iconographie de la Crucifixion. Cet article introductif recense ce qui a été écrit pour expliquer la présence du couple des luminaires dans la scène sacrée, fait le point sur les différentes hypothèses quant à son origine, et reprend les explications qui ont été avancées pour les rares inversions Lune-Soleil.
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Les polarités dans la Crucifixion
Hortus Deliciarum, 1159-75
La scène de la Crucifixion comporte plusieurs éléments polaires :
- 1) le couple Marie / Saint Jean ;
- 2) le couple lance (créant la plaie d’où coule le sang et l’eau) / roseau (portant l’éponge imbibée de vinaigre) ;
- 2a) le couple du Bon et du Mauvais larron ;
- 2b) le couple Eglise / Synagogue ;
- 3) le couple Soleil / Lune.
Patène de Trzemeszno, 1175-1200, trésor de l’Archidiocèse de Gniezno
Ce graveur a particulièrement travaillé l’analogie graphique :
- entre la couronne de l’Eglise et celle du Soleil ;
- entre le bandeau de la Synagogue et le voile de la Lune.
La couronne de la Synagogue est tombée à terre, et son fanion est pointe en bas.
1170–1180 Missel de Stammheim, pour l’abbaye de Hildesheim, Getty Museum 6497.MG.21 fol 86r
Cette image ajoute trois polarités pratiquement uniques :
- le couple Vie / Mort (VITA / MORS) au bout des branches de la croix ;
- le couple Jour / Nuit (DIES / NOX ) tout en bas ;
- le couple Isaïe / David de part de d’autre du Pressoir divin (Isaïe 63,3)
1) Le couple Marie / Saint Jean
La présence de Marie lors de la Crucifixion n’est mentionnée que dans l’Evangile de Jean. Dans l’immense majorité des cas, la mère du Christ occupe la position d’honneur (à sa droite) et son disciple préféré se trouve à sa gauche. Nous verrons quelques exemples où les deux se trouvent ensemble, à sa droite.
Theodore Psalter, 1066, BL Add MS 19352 fol 96r
Ce psautier byzantin présente un des très rares cas où les deux se trouvent à sa gauche, laissant la place d’honneur au porteur de lance. L’explication est que ce dessin marginal n’illustre pas directement la Crucifixion, mais un psaume :
« Le Seigneur a opéré le salut au milieu de la terre » Psaume 73, 12
- « opéré le salut » est traduit par le jet de sang qui tombe sur Longin (selon une tradition, celui-ci était aveugle et le jet lui redonna la vue) ;
- « au milieu de la terre » est traduit par le Soleil rouge (couleur du sang) et la Lune bleue, qui symbolisent ici les deux extrémités de la Terre, l’Orient et l’Occident.
2) Les polarités liées à la position de la plaie
Crucifixion, 420-430, provenant de Rome, British Museum
Ce célèbre ivoire est un des très rares exemples où la plaie du Christ se situe sur son flanc gauche (côté coeur).
On remarquera que la position du porteur de lance sous le bras droit de la croix (vu par le spectateur) fait écho à celle de Judas pendu sous son figuier (en rouge). De même, le nid où un oiseau nourrit ses oisillons renvoie aux fonctions des deux personnages en dessous, la mère et le disciple (flèches jaunes). Enfin, l’inscription REX -IUD divise la plaque en une partie gauche où le Christ est Roi et une partie gauche (côté plaie) où les Juifs sont en apparence vainqueurs.
Doute de Thomas, 420-430, provenant de Rome, British Museum
Le même coffret d’ivoire présente sur sa face opposée cette autre scène montrant la position de la plaie du même côté. La toge est portée de manière normale, en découvrant l’épaule droite. Maintenir la cohérence de la position de la plaie complique beaucoup la situation, puisqu’ il a fallu que :
- 1) le Christ dénoue sa toge ;
- 2) Thomas la remonte le long du bras gauche levé ;
- 3) Thomas repousse la tunique dans l’autres sens pour accéder à la plaie (les tuniques romaines étaient formées de deux rectangles cousus latéralement et en haut, en laissant un passage pour le cou et les bras [0]).
Cette composition très sophistiquée, dont il n’existe aucun autre exemple, a été élaborée ad hoc, probablement pour mettre en parallèle l’arbre de Judas et la Croix. Elle ne prouve donc pas que la plaie au flanc gauche était la situation d’origine au 5ème siècle (comme le suppose Vladimir Gurewich [1] ) : simplement qu’à cette époque le côté n’était pas encore déterminé de manière rigide.
Seul l’Evangile de Jean (19,34) parle du coup de lance, sans préciser la position de la plaie. On lit souvent que le flanc droit, a été fixé par un apocryphe grec du 4ème siècle, les Evangiles de Nicodème (dit encore Actes de Pilate). Après vérification, ce texte est le premier à nommer le porteur de lance Longin (du grec « longké » qui signifie « lance »), mais aucune de ses versions ne précise le côté de la plaie [2]. En revanche on trouve bien dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome (Cappadoce 4ème siècle) l’indication du flanc droit du Christ.
Le Bon Pasteur, Catacombe de Priscille, Rome
En fait personne ne soit vraiment pourquoi la position de la plaie s’est fixée sur le flanc droit. Frédéric Tristan [3] fait l’hypothèse séduisante que celle-ci correspond à la convention antique de draper les vêtements en laissant libre le flanc droit.
Une polarité dépendante : le couple Longin/Stéphaton
La position de la plaie fixe à gauche celle de Longin, l’auteur du coup de lance, d’où découle celle du porteur de roseau, Stéphaton, de l’autre côté de la croix. Cette position est symboliquement renforcée par le fait que Longin, en tant que représentant des Gentils convertis, mérite la place d’honneur, tandis que que Stéphaton représente les Juifs endurcis, le vinaigre signifiant l’enseignement corrompu de l’Ancien Testament [3a].
Disque d’argent de Perm-Molotov, 7ème-10ème siècle, Syrie ou Palestinian, Ermitage, Leningrad
Ce disque en est une des très rares exceptions (voir [1] note 6). Les inscriptions sont en syriaque qui s’écrit de droite à gauche, et les deux médaillons du bas sont disposés chronologiquement dans le sens de cette écriture : à droite la Crucifixion, puis à gauche les Saintes femmes au tombeau. On pourrait être tenté d’expliquer par la même cause l’inversion roseau / lance. Cependant, il faut noter que les autres polarités résistent à l’inversion : dans le médaillon de l’Ascension, tout en haut, le Soleil et la Lune sont dans l’ordre habituel, de même que, dans celui de la Crucifixion, le Bon et le Mauvais Larron (identifiés par les inscriptions) ( [4], p 60)
Crucifixion, vers 750, Evangiles de Saint Gall, p 266
C’est seulement dans l’art irlandais du VIIème ou Xème siècle qu’on trouve de manière plus groupée l’inversion Stéphaton / Longin [5].
Une polarité dépendante : celle des larrons
Crucifixion et Résurection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .
La Crucifixion de Rabula est la toute première où Longin, nommé, est positionné à gauche. Le bon larron (sans barbe) se trouve nécessairement du même côté, comme l’explique une tradition très ancienne dont témoigne Saint Augustin :
« Et le temps ne permet pas de baptiser le larron. Dans sa miséricorde, le Rédempteur imagine à cela un remède. Un soldat s’approche; d’un coup de lance, il ouvre le côté du Christ, et de cette plaie «s’échappent du sang et de l’eau» qui rejaillissent sur les membres du larron.« Saint Augustin, 52ème sermon sur la Passion du Seigneur et les deux larrons.
Autre polarité dépendante : l’Eglise et la Synagogue
Verrière 3 (Nouvelle alliance), 1215-20 Cathédrale de Bourges
La polarité Eglise-Synagogue s’est mise en place plus tard, à l’époque carolingienne. Là encore la position de l’Eglise est contrainte par la position de la plaie puisqu’elle recueille le sang du Christ dans son calice.
Ici l’artiste a particulièrement travaillé les correspondances graphiques :
- le soleil rouge fait écho au sang dans le calice de l’Eglise ;
- la lune masquée fait écho au visage bandé de la Sygagogue.
En aparté : Synagogue et Eglise hors de la Crucifixion
Fol 192v | Fol 193r |
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Première Bible de Pampelune, 1197, Amiens BM MS 108
Réalisé pour le roi de Navarre Sanche VII le Fort, cette Bible met en regard le Christ extrayant des Limbes les Justes et le couple Synagogue/Eglise. Fonctionnant en symétrie-miroir, le bifolium met en équivalence :
- les Justes, enfermés dans la Gueule d’Enfer, avec la Synagogue, au visage aveuglé par un serpent ;
- les deux figures victorieuses : le Christ avec sa lance crucifère et l’Eglise avec son gonfanon.
Cette composition a pour inconvénient de placer la Synagogue en position d’honneur, à la droite de l’Eglise ; mais pour avantage de suivre la chronologie, la Synagogue précédant l’Eglise.
Fol 209v | Fol 210r |
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Seconde Bible de Pampelune, vers 1200, Augsburg, Universitätsbibliothek, MS Cod. I.2. 4o, 15
Dans cette copie augmentée, commandée par le même roi pour une femme de haut rang, l’artiste a inversé chaque page, en conservant l’essentiel : la symétrie-miroir de l’ensemble. Ceci montre que lorsque la croix n’impose pas sa forte polarité, la question de la préséance, dans le couple Synagogue-Ecclesia, n’a rien d’absolu : elle peut s’inverser en fonction du contexte de l’image [5a].
Feuille d’un Missel, vers 1300, Beauvais, Cleveland Museum of Arts (1982.141)
Presque toutes les représentations du couple interviennent dans des compositions ternaires (avec la Croix, ou un symbole christique au centre). C’est notamment le cas avec le tabernacle que tient l’Eglise au centre de la composition de Cleveland, qui suit donc la convention habituelle des Crucifixions.
Petrus Lombardus, 1158, BM Troyes, MS 900 fol 3v IRHT | Bible historiée et vie des saints, 1390, New York Public Library, Spencer Collection Ms. 22, fol. 127r |
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Mis à part les deux Bibles de Pampelune, les compositions strictement binaires sont extrêmement rares. Elles suivant alors l‘ordre chronologique, conformément au texte qu’elles illustrent :
Pour le Petrus Lombardus :
La continuité de l’Ancienne et de la Nouvelle Loi est soigneusement étudiée. |
Veteris ac novae Legis continentiam diligenti indagine |
Pour la Bible historiée de la Spencer Library, le texte explique que la Synagogue représente l’Ancienne Loi, tandis que l’Eglise est « la nouvelle épouse« du Christ.
3) La polarité Soleil-Lune
700-10, Catacombe San Valentino, Cod Vat Lat 5409 fol 37r [6] | 741-52, Santa Maria Antiqua |
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Fresques de la Crucifixion
A l’exception de la Crucifixion de Rabula (sur laquelle nous reviendrons dans Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient) les plus anciennes Crucifixions montrent déjà le Soleil et la Lune à leur place conventionnelle.
Les vestiges de ces hautes époques sont très rares, et il est impossible de préciser l’ordre dans lequel se sont installées les différentes polarités, qui se sont stabilisées très tôt.
Le couple Soleil-Lune – et c’est là tout son intérêt – est celui qui présente le plus d’inversions : sans doute parce qu’il n’est étayé directement par aucun texte, mais aussi parce que la logique de la place d’honneur attribuée au Soleil, conduit à divers paradoxes que nous examinerons plus loin.
Le Soleil et la Lune d’après les textes
Il n’existe qu’un seul texte laconique expliquant la présence des luminaires dans la Crucifixion :
« et quelquefois on met près de la croix le soleil et la lune en éclipse, pour désigner sa patience« . Guillaume Durand, 1286, « Rational ou manuel des divers offices » Volume 1, Premier livre, Chapitre 3
Cette interprétation du XIIIème siècle ne s’applique qu’à la formule où les luminaires personnifiés se voilent la face avec un linge, qui représente à la fois leur éclipse et leur affliction devant la douleur (la patience) du crucifié.
Mais plusieurs passages mentionnant le couple Soleil / Lune peuvent être proposés comme source indirecte. Les voici, des plus cités aux moins cités.
1) L’éclipse du Soleil pendant la Crucifixion
Voici comment le prophète Amos décrit le jour où Dieu se dressera contre les exploiteurs :
« A cause de cela, la terre ne tremblera-t-elle pas, et tous ses habitants ne seront-ils pas dans le deuil? Elle montera tout entière comme le Nil, elle se soulèvera et s’affaissera, comme le Nil d’Égypte. Il arrivera en ce jour-là, -oracle du Seigneur Yahweh,- je ferai coucher le soleil en plein midi, et j’envelopperai la terre de ténèbres en un jour serein. Je changerai vos fêtes en deuil, et tous vos chants de joie an lamentations ; je mettrai le sac sur tous les reins, et je rendrai chauve toute tête ; je mettrai le pays comme en un deuil de fils unique, et sa fin sera comme un jour amer. » Amos, 9, 10
Ce passage est probablement la source des divers phénomènes relatés dans les trois Evangiles synoptiques de manière pratiquement identique : éclipse du soleil durant trois heures, puis tremblement de terre au moment de la mort du Christ :
« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte: Eli, Eli, lama sabachthani? c’est-à-dire: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Mathieu 27,45-46, pratiquement identique à Marc 15,33-34 et Luc 23-44.
« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27,51-52
On notera que ces textes ne parlent pas de la Lune.
2) Les phénomènes solaires et lunaires au moment du Jour du Seigneur
« Je ferai paraître des prodiges dans les cieux et sur la terre, Du sang, du feu et des colonnes de fumée. Le soleil se changera en ténèbres Et la lune en sang, Avant que vienne le jour du Seigneur, Grand et terrible ». Joël 2,30-31
Cette prophétie est citée littéralement par Pierre dans son discours au moment de la Pentecôte :
« Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours-là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. « Actes 2:18-21
L’idée du soleil noir et de la lune rouge revient également dans l’Apocalypse, avec des comparaisons tonitruantes :
« Et je vis, quand il eut ouvert le sixième sceau, qu’il se fit un grand tremblement de terre, et le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent vers la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un gros vent. » Apocalypse 6, 12-13
3) Les phénomènes solaires et lunaires au moment de la Crucifixion
Bien que les Evangiles canoniques ne parlent pas de la Lune au moment de la Crucifixion, d’autres textes ont permis de justifier sa présence.
En Orient :
« Et alors, quand ce Jésus fut crucifié sur le bois de la Croix, de grandes ténèbres se firent dans le monde habité au milieu du jour, car le soleil s’est obscurci et la lune ressemblait à du sang« . Anaphore de Pilate
Ce texte probablement d’origine syrienne transpose à la Crucifixion les caractéristiques des luminaires que le texte des Actes applique au Jour du Seigneur. Il explique pourquoi les mentions de « soleil obscurci » et de la « lune de sang » figurent dans plusieurs Crucifixions orientales : quelques crucifixions byzantines du 10ème s (Cappadoce) et arméniennes du 14ème s (Matenadaran 4806 et 3717). En Ethiopie, la mention accompagne pratiquement toutes les Crucifixions.( [7], p 71).
En Occident :
Tabula Magna du Tegernsee, Gabriel Angler, 1444, Germanisches Museum, Nuremberg
Cette exception remarquable n’en est pas une : tout le fond, y compris l’éclipse du soleil et la lune rouge, a été peint à l’époque baroque, par dessus le tissu d’honneur multicolore qui y figurait à l’origine [7a].
En Occident, on ne colorie pratiquement jamais la Lune en rouge, car le texte qui justifie sa présence dans la Crucifixion est un passage de Matthieu relatif au Jugement dernier :
« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlés ». Matthieu 24,29
Crucifixion
Beatus de Gérone, vers 975
Cette image, où la citation de Mathieu est inscrite à côté du Soleil et de la Lune, témoigne de la fusion entre le thème du Jugement Dernier et celui de la Crucifixion. L’illustrateur n’a pas tenté de montrer l’obscurcissement des deux luminaires, et l’a remplacé par la main cachant la bouche en signe d’affliction. Plus tard apparaîtra la solution graphique plus directe du linge cachant le visage ou essuyant les yeux.
En synthèse
Ce schéma récapitule les sources textuelles que nous venons de détailler.
En aparté : une exceptionnelle Lune rouge
1075-80, Exultet (Montecassino) BL Add 30337 | 1250, Salerne, Musée diocésain |
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La scène de la Crucifixion apparaît dans certains rouleaux d’Exultet postérieurs à 1050, en lien avec la version franco-romane du texte. Ou bien dans un Exultet tardif sans texte, tel que celui de Salerne. Le Soleil et la Lune ont leurs couleurs traditionnelles, rouge et bleu.
1000-25 Exultet 2 (Bari), John Manchester Rylands University Library, Latin MS 2
Cet Exultet atypique est le seul dont le texte est celui de la version ancienne (Bénévent) et qui présente néanmoins une Crucifixion : les luminaires sont personnifiés dans la tradition carolingienne.
1100-120, Exultet, Biblioteca casanatense Ms.724 III F5r
Cet Exultet (texte franco-roman) pourrait éventuellement présenter une inversion : mais les motifs du fond (cercles concentriques à gauche, croissant à droite) montrent qu’il n’en est rien. Ce manuscrit est donc le seul Exultet avec une Lune rouge, et probablement le seul contre-exemple à la règle selon laquelle on la représente jamais ainsi en Occident.
La raison probable est que, lorsqu’on déroulait l’Exultet devant les fidèles, apparaissait d’abord l’initiale V du Vere dignum, puis la Crucifixion, suivie de la sortie d’Egypte, conformément à la version franco-romane du texte ([7b], p 36) :
Tu as fait traverser la mer Rouge les pieds secs. Voici donc la nuit qui a purgé les ténèbres du péché par une colonne de lumière. |
Rubrum mare sicco uestigio transire fecisti. Hec igitur nox est que peccatorum tenebras columne illuminatione purgauit. |
Dans les Exultet qui comportent cette scène, les Hébreux sauvés apparaissant toujours à droite, après que la mer s’est refermée sur les poursuivants. Mais ici l’illustrateur a eu l’idée de rajouter la colonne de feu qui les guidait durant la nuit (Exode 13,21).
C’est donc par fidélité au texte et par continuité visuelle que, dans la Crucifixion, le soleil obscurci prélude à la nuit égyptienne et la lune rouge à la colonne de lumière.
4) La métaphore Christ / Eglise
Cette assimilation, très ancienne, s’explique par plusieurs textes :
« Mais pour vous qui craignez mon nom, se lèvera un soleil de justice, et la guérison sera dans ses rayons » Malachie 3,20
« Car si vous venez à tomber dans le péché, le soleil de justice se couchera pour vous en plein midi ; la lumière de la science vous sera enlevée en même temps; et la splendeur de la lune, c’est-à-dire de l’Eglise de Jésus-Christ, vous sera entièrement ôtée. » Saint Jérôme – oeuvres morales 1100, CHAPITRE XI. Néant des plaisirs de la jeunesse.
Uta Codex, 1000-25, BSB Clm 13601 p 10
Le soleil de Feu s’obscurcit dans le Ciel parce que le soleil de Justice souffre sur la croix |
Et la lune souffre d’une éclipse parce que l’Eglise est affligée par la mort du Christ |
Igneus Sol obscuratur in aethere Quia Sol iustitiae patitur in cruce . |
Eclypsin patitur et luna Quia de morte Christi dolet Ecclesia |
Les légendes de cette miniature relient explicitement les luminaires à deux phénomènes cosmiques : l’obscurcissement du soleil et l’éclipse de la lune. Le dessinateur n’a représenté ces phénomènes que métaphoriquement, par le linge que Sol et Luna tiennent devant leur visage, et les commentaires servent à expliquer au lecteur ce geste d’affliction. Il semble donc que les phénomènes cosmiques soient une justification secondaire de la présence des deux luminaires, leur assimilation au Christ et à l’Eglise étant la raison première.
5) La métaphore Nouvelle Loi / Ancienne Loi
Un verset très difficile de l’Ecclésiaste est aujourd’hui traduit de manière quasi météorologique :
« Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. » Ecclesiaste 5,6
Plusieurs Pères de l’église ont interprété ce vent qui tourne du Sud au Nord comme l’ Esprit qui se détourne du peuples du Midi (les Juifs) pour convertir ceux du Nord (les Gentils) :
« S.Grégoire-le-Grand et S. Ambroise l’expliquent dans le plus grand détail… quand ils disent que par la Loi nouvelle le soleil de justice a passé aux régions qu’avait jusque-là couvertes l’ombre de la mort; tandis que les ténèbres se sont étendues sur le peuple des patriarches à qui luisait l’éclat de l’enseignement divin. Ainsi nous autres, enfants des païens et fils de l’Aquilon, nous avons eu enfin la lumière en partage (la lumière surnaturelle) après la longue nuit de tant de siècles d’erreur. » C.Cahier ( [8], p 222)
Cette métaphore est parfaitement explicitée à l’époque médiévale, dans ce commentaire sur la Génèse :
« Le Soleil et la Lune signifient clairement l’Ancien et le Nouveau Testament... Ils séparent le Jour et la Nuit, ils président au Jour et à la nuit. Jour et Nuit, Eglise et Synagogue sont à comprendre comme les Gentils et les Juifs. » Bruno de Segni (1045-1123), Expositio in Genesis C.I
6) Les serviteurs du Seigneur
Psautier d’Utrecht, Fol 82v
« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4
On invoque parfois ce passage pour expliquer la présence des luminaires dans des Crucifixions d’allure triomphale, où le Christ porte une couronne et où les personnifications ne pleurent pas. Encore faudrait-il que les étoiles soient présentes, ce dont je ne connais pas d’exemple.
7) La métaphore Dieu / Ame
« Dieu est le soleil, et l’âme, la lune; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté » Saint Augustin citant Plotin, Cité de Dieu, Livre X chapitre 2
Livre de prières d’Aelfwine, Winchester, vers 1020, BL Cotton MS Titus D XXVII fol 65v
Le Soleil et la Lune sont personnifiés à l’antique, tenant une torche allumée dans la main gauche. Les deux vers qui les surplombent sont particulièrement denses :
Que cette croix serve de sceau à Ælfwine, à son corps et à son esprit, Croix sur laquelle attaché, Dieu attira toute chose vers lui. |
Hec crux consignet Ælfwinum corpore mente in qua suspendens traxit Deus omnia secum |
Le second vers paraphrase un verset de Jean :
« Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tout à moi« . Jean 12,32
Situés au dessus de la traverse, le Soleil et la Lune illustrent cette totalité qui est tirée vers le haut par la main de Dieu. De plus, la typographie suggère qu’Ælfwine lui même aspire à être emporté en totalité vers le haut, CORPORE accompagnant le Soleil et MENTE la Lune.
L’idée n’est pas la même que celle de Saint Augustin, puisque Dieu se trouve ici au centre de deux couples Actifs / Passifs. Mais le point commun est l’affinité entre la Lune et l’Ame, en tant qu’objets passifs.
8 ) Les Hymnes d’Ephrem le Syriaque (306-373)
Ce théologien oriental, dans ses Hymnes à la Crucifixion, a développé trois interprétations très originales de la présence du couple Soleil / Lune.
Majesté / Humanité du Christ :
« Les luminaires aussi le servirent, le jour de la passion. Ils étaient en leur plein, au même moment, symboles de la plénitude qui ne connaît pas de déclin. Le soleil montra le symbole de sa Majesté. La lune montra le symbole de son Humanité. Tous les deux, ils l’ont annoncé. Le matin, la lune vit le soleil en face, symbole du troupeau qui vint à sa rencontre. » Ephrem le Syriaque Crucifixion IV, 15 [9]
Divinité / Corps du Christ :
« Et pourquoi cet excès a-t-il été trouvé dans la mesure du soleil, – et pourquoi la mesure de la lune est-elle insuffisante et trop petite ? Le soleil est le symbole de son don – la Divinité, qui a débordé de son abondance et a été donnée en cadeau . La lune est le symbole de son Corps ; sa mesure insuffisante, l’accompli qui s’en est revêtu l’a complétée. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VI, 14 ( [10], p 57)
Anges / Morts ressucités
« Le soleil se cacha en haut, la lune en bas, – et de tous côtés les justes s’enfuirent, cherchèrent et trouvèrent refuge. Le soleil correspond aux anges, la lune aux ensevelis, puisque les intermédiaires menteurs avaient tué sans le savoir leur Seigneur. Le soleil a brillé comme les anges qui ont été envoyés. La lune s’est levée avec les morts qui ont été ressuscités. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VII 6 ([10], p 57)
Il serait imprudent de prétendre que ces textes peu connus prouvent l’origine syriaque de l’iconographie de la Lune et du Soleil dans la Crucifixion. Ils témoignent néanmoins du fait qu’un imaginaire des luminaires s’est très tôt développé, bien au delà de ce que disent les textes canoniques.
9 Le Jour, la Nuit et l’équinoxe
La Crucifixion a eu lieu peu après l’équinoxe de Printemps : on pourrait donc facilement imaginer que la position équilibrée des deux luminaires traduit cette égalité du Jour et de la Nuit, d’autant plus que comparaison de la croix avec une balance est courante.
Or cette interprétation n’apparaît dans aucun texte : sans doute parce l’évènement astronomique lié à la Crucifixion n’est pas exactement l’Equinoxe, mais la première Pleine Lune du Printemps : Pâques tombe le premier Dimanche après cette pleine lune, donc à un moment où la lune est descendante (en forme de C).
Crucifixion, Van Eyck, vers 1430, Gemäldegalerie, Berlin (photo Christoph Schmidt)
C’est ce qu’a montré Van Eyck dans cette Crucifixion où la Lune, non accouplée avec le Soleil, joue un rôle purement astronomique.
Le moulin à vent anachronique, juste à côté, est mis par en évidence par un filet de sang, de même que le pin : ce qui en fait les pendants des montagnes et de l’arbre aux corbeaux, sous l’autre bras : ainsi deux symbole de la Vie (l’arbre toujours vert, le grain qui devient farine) viennent discrètement équilibrer deux symbole de la Mort et du Paradis perdu (l’arbre sec, les remparts de glace).
L’origine du Soleil et de la Lune dans les Crucifixions
Les historiens d’art se divisent en deux écoles.
Ecole 1 : Influence d’autres cultes
Certains pensent que l’origine pourrait être une imprégnation à partir des cultes orientaux :
- tauroctonie dans le culte de Mithra, représentations de Jupiter Héliopolitain ou de Jupiter Dolichenus (voir notamment L. Hautecoeur, [11] ) ;
- résidu de l’hérésie manichéenne (Grondijs, 1935), hypothèse aujourd’hui abandonnée.
Ecole 2 : recyclage chrétien de l’attribut païen de la Majesté
Depuis que l’hypothèse a été formalisée par Gustave Chauvet [12], c’est à cette idée d’une survivance païenne (plutôt que d’une porosité avec les cultes orientaux) que se rallient la plupart des spécialistes.
Les arcs de triomphe
Certains arcs de triomphe païens comportent les chars du soleil et de la lune (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain ) , notamment celui de Constantin (édifié avant sa conversion au christianisme, à l’époque où il adorait encore Sol invictus).
Colonne d’Arcadius (piédestal Ouest), 401, Constantinople
Freshfield Album, vers 1574, Cambridge, Trinity College, ms. O.17.2 13)
Pour Hans Peter L’Orange [13] , on voit sur ce bas-relief d’une colonne chrétienne disparue les chars solaire et lunaire escorter la Croix, comme ils escortaient auparavant l’empereur divinisé. Ainsi ce bas-relief perdu serait le chaînon manquant entre les luminaires païens et les luminaires christianisés.
L’hypothèse est séduisante, mais les chars ne ressemblent pas du tout à ceux du Soleil et de la Lune :
- le dessin ne montre aucune différence entre les deux (habituellement il s’agit d’un quadrige et d’un biga),
- ils sont affrontés (alors que dans les frontons des temples ils vont tous les deux de gauche à droite, l’un montant l’autre descendant)
- comme le bas-relief était situé à l’Ouest, le char du Soleil aurait indiqué le Nord, de manière peu logique.
Vu la grande symétrie des scènes militaires de ce bas-relief, il est probable que les deux chars avaient simplement une signification victorieuse, sans rapport avec le Soleil et la Lune.
Les Empereurs en Majesté
Camée de Licinius, 4ème siècle, BNF
Ce camée montre un empereur écrasant de son char ses ennemis, flanqué de deux victoires portant des trophées. En haut Sol et Luna personnifiés lui offrent d’une main un globe céleste et tiennent de l’autre une torche. Ce camée est toujours pris comme exemple de l’iconographie impériale païenne, alors que la présence des luminaires est tout à fait unique. De plus, la datation du camée étant incertaine [14], il pourrait parfaitement s’agir d’un empereur chrétien.
Médaillon de Mersine, 4ème siècle, Ermitage
Ce médaillon est le second et dernier exemple d’une iconographie cosmique impériale, cette fois chrétienne. Véritable hapax iconographique, il multiplie les symboles d’autorité autour de la figure centrale :
- main de Dieu tenant une couronne au dessus de sa tête ;
- labarum tenu dans la main droite, globe (non crucifère) dans la main gauche ;
- symboles de la Lune et du Soleil ;
- personnifications de la Lune et du Soleil, vêtues en princes, chacune tenant une torche dont la flamme est tournée vers le bas pour montrer que sa lumière faiblit en présence de la figure centrale :
- la Lune, aux manches couvertes par son manteau, est en position de vénération ;
- le Soleil offre un torques, collier de forme particulière qui servait lors du couronnement des premiers empereurs byzantins ;
- probable dragon foulé aux pieds ;
- cadre constitué d’animaux sauvages, évoquant la chasse impériale.
Tous ces détails ont été relevés et analysés par A Grabar dans un article passionnant [13a], qui conclut que la figure centrale ne peut pas être le Christ : il s’agirait de l’empereur Constantin, dont le prestige est convoqué dans ce médaillon qui faisait partie d’un collier à vocation prophylactique.
Pour Grabar, l’inversion du Soleil et de la Lune, et surtout la personnification féminine du Soleil, révèlent une origine orientale : la Lune et le Soleil personnifiés pourraient signifier l’Occident et l’Orient, deux mots qui en grec sont du genre féminin.
Deux contre-exemples
Diptyque en ivoire, 400-50, Louvre OA 9062
Par ailleurs, ce diptyque montre que le couple Soleil-Lune n’était pas réservé à l’empereur. Il décore ici la loge d’un personnage officiel, probablement un jeune sénateur coiffé de la couronne sacerdotale de coronatus provincial, qui sur le volet de droite tient la mappa pour déclarer les jeux ouverts. On remarquera que, dans ce même volet, à gauche d’un manteau tombé au sol, deux ours s’affrontent au dessus d’une forme hémisphérique (un chaudron , selon Delbrueck). A mon avis, il s’agit plutôt d’une sphère céleste : décoration appropriée à un combat entre deux Ourses, et qui s’harmonise avec le thème cosmique de la loge. On voit ici le soleil et la lune perdre tout caractère sacré.
Ivoire Barberini (détail), Contantinople, vers 400, Louvre
Enfin ce célèbre ivoire ne constitue pas non plus un précurseur de la formule : le Soleil (identifiable à ses sept traits) ne forme pas couple avec la Lune seule, mais avec un croissant et une étoile. Le clipeus porté par les deux anges symbolise le ciel où se trouve le Christ bénissant : cette composition anticipe les Majestas Dei, mais n’a rien à voir avec le Soleil et la Lune dans les Crucifixions.
Les plus anciens précurseurs
Coupe à boire trouvée à Boulogne sur Mer, 350-400, Musée de Saint Germain en Laye
Cette coupe montre en haut le sacrifice d’Isaac et en bas un chrisme flanqué à gauche d’un Soleil à sept rayons, à droite d’un croissant entouré de dix étoiles. La nudité d’Isaac est un indice possible d’une identification de son sacrifice avec celui du Christ : auquel cas on peut imaginer que le motif de la partie basse soit un des tout premiers exemples d’une Crucifixion symbolique [15].
Vivas in deo Coupe de Pallien, Landesmuseum Trier [15]
Cependant, cette autre coupe présente une composition très semblable, sans aucun élément christique, et avec l’inscription « Vivas in Deo, Z(ezes) »( Vis en Dieu, tu vivras) ». La bipartition opportune de l’inscription fait que « Vivas » résume le destin d’Isaac, et « In deo » la piété d’Abraham.
La main de Dieu, le temple et l’autel du sacrifice, superposés au centre, concernent les deux protagonistes. Le graveur de Boulogne, à l’inverse, a choisi de décaler la main de Dieu d’un côté et l’autel de l’autre, ce qui améliore la narrativité (la main de Dieu commande à Abraham, l’autel est destiné à Isaac). Si les deux coupes sont des variantes d’un modèle commun, on peut imaginer que le chrisme soit un emblème équivalent au temple, l’un désignant la piété chrétienne, l’autre la piété juive : d’où la possibilité que les deux coupes aient été destinées à ces deux communautés.
Dans la coupe de Boulogne, l’inscription « Vis dans l’Eternel, tu vivras » suffit à justifier l’ajout du Soleil et de la Lune comme emblèmes classiques de l’Eternité. Si le graveur avait eu l’intention d’évoquer la scène de la Crucifixion par le chrisme entre les deux luminaires, il aurait placé l’autel du sacrifice en plein milieu, comme substitut à la croix.
Cette composition n’est donc probablement pas une Crucifixion déguisée. Elle témoigne néanmoins de l’adjonction, à un emblème du Christ, des symboles de l’Eternité : c’est le même processus qui a pu se répéter, un peu plus tard, avec la Croix.
Croix de carrefour, 5ème siècle, Museo nazionale, Ravenne [16]
Cette croix où le Christ est remplacé par la main droite de Dieu, entre le Soleil et la Lune pratiquement indifférentiés et deux étoiles symétriques qui résument le firmament, est un autre jalon avant l’apparition de la Crucifixion aux luminaires.
En synthèse sur l’origine du motif
L’extrême rareté des exemples précoces de luminaires dans les Crucifixions rend les hypothèses périlleuses : ils montrent néanmoins que l’inversion lune-soleil n’était pas la situation primitive.
L’influence des cultes orientaux est indémontrable et peu vraisemblable, compte-tenu de la virulence des auteurs chrétiens contre le culte de Mithra.
Le recyclage de l’iconographie impériale au profit du christianisme se heurte à l’absence d’exemples païens et à une difficulté logique : l’Empereur, puis ensuite le Christ, ont été identifiés à Sol invictus : ils pouvaient difficilement être escortés d’un second soleil.
Mon hypothèse, basée sur la coupe à boire de Boulogne, est que les luminaires ont été rajoutés d’abord autour du Chrisme pour signifier de manière abstraite l’Eternité, de la même manière que dans les pièces portant la déesse Aeternitas (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ils ont ensuite été conservés lorsque le symbole a été remplacé par l’image concrète de la Croix.
Les paradoxes de la configuration Soleil-Lune
Le paradoxe du Soleil au Nord
Bien que les Evangiles soient muets sur le sujet, la tradition s’est établie très tôt, du moins en Occident, que le Christ avait été crucifié face à l’Ouest. En témoignent ces vers de Sédulius (milieu Ve siècle) :
Personne ne doit ignorer que la forme de la croix mérite d’être honorée, Sédulius, Paschale Carmen, 189-197, Patrologia Latina 19, col. 724-726 |
Neve qui ignoret speciem crucis esse colendam, quatuor inde plagas quadrati colligit orbis. Splendidus auctoris de vertice fulget Eous, |
C.Cahier, qui rapporte d’autres citations similaires ([8], p 221 note 1 ), fait remarquer que le texte suppose la croix posée sur le sol au moment du crucifiement, la tête vers l’Est. C’est en relevant la croix que le Christ se trouve face à l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position des crucifix à l’intérieur des églises (face aux fidèles) et avec l’orientation de la plupart des croix des campagnes (face au couchant).
Il en résulte une contradiction avec la position conventionnelle des luminaires, le Soleil étant ainsi placé du côté Nord. Les théologiens catholiques ont eu beau jeu d’expliquer ce paradoxe avec créativité [17], sans noter que la contradiction n’est pas absolue : après l’équinoxe de Printemps, le lever et le coucher du Soleil commencent justement à se décaler « vers le nord ». Or la Crucifixion a eu lieu au tout début du Printemps (première pleine lune après l’équinoxe).
Il vaut la peine de citer une contradiction supplémentaire qu’explique en 1856 le père Jean-Baptiste Malou [18] :
« Une vieille tradition [19] assure que ce fut l’ombre de NotreSeigneur, qui, en se reflétant sur le bon larron, entre midi et trois heures, devint la cause de sa conversion. Le bon larron avait été crucifié à la droite du Sauveur. Il s’ensuit de là que le soleil était à la gauche de Notre Seigneur, lorsqu’il mourut sur le Calvaire.
Cependant le moyen âge, qui n’ignorait pas ces circonstances, a toujours placé la lune au-dessus de la main gauche du Sauveur, c’est-à-dire au Midi, et le soleil au dessus de sa main droite, c’est-à-dire vers le Nord, où il ne se trouve jamais. Pourquoi ce mépris des lois astronomiques ?
Parce que les artistes chrétiens ont voulu signifier que par la mort de Notre-Seigneur et la prédication de l’Évangile, le soleil de la vérité a passé aux régions couvertes autrefois des ombres de la mort, tandis que les ténèbres, représentées par la lune, se sont étendues sur les enfants des patriarches, pour qui l’enseignement divin avait lui pendant des siècles. A la mort du Sauveur, les païens, les fils de l’Aquilon, ont obtenu la lumière en partage, et les enfants du Midi ont été plongés dans l’obscurité. Et parce que cette substitution eut lieu au pied de la croix, lorsque les gentils s’écrièrent : Celui-là était vraiment le Fils de Dieu ! la coutume s’établit de placer à la droite du crucifix, du côté du bon larron, tout ce qui rappelle les élus, et à la gauche, tout ce qui indique les réprouvés; afin que les uns et les autres eussent, sur le Calvaire, la place qu’ils auront, par rapport à Jésus-Christ, au Jugement dernier . »
Le paradoxe des sexes
Le couple Marie / Saint Jean introduit une polarité féminin /masculin, qui aurait du favoriser la position la position de la Lune côté Marie. Cependant la Lune n’est un symbole marial que faiblement, puisque les mêmes textes qui la comparent à la Lune la comparent aussi au Soleil :
- soit qu’on l’assimile à la Fiancée du Cantique des Cantique :
« Quelle est celle-ci qui s’élève,
comme l’aurore à son lever,
belle comme la lune,
exquise comme le soleil« .Cantique des Cantiques 6,9
- soit à la Femme de l’Apocalypse « vêtue de soleil, la lune sous ses pieds et la tête ceinte d’une couronne de douze étoiles ».
De plus, l’assimilation directe de Marie à la Lune se heurte à ses tâches (signe d’imperfection) et à ses phases (signe d’inconstance). Ainsi, une statistique sur les textes mystiques allemands [20] montre que les métaphores de Marie avec la Lune sont bien plus rares que celles avec le Soleil ou surtout avec l’Etoile de la Mer (à cause de l’assonnace Stella maris et Stella Mariae). Cette faible affinité entre la Lune et Marie explique que la configuration Soleil-Lune ait pu s’imposer.
Antiphonarium officii, 990-1000, St. Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 391, p. 27 (ecodices) | Missel à l’usage de Paris, 1175-1200, BnF Latin 17307 f.112 |
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On peut néanmoins supposer que dans des compositions très schématiques comme celles-ci, où les deux luminaires et les deux auréoles forment un rectangle à l’intérieur d’un cadre étroit, l’inversion s’explique par le souci du copiste d’organiser la figure selon les sexes.
Cette « correction » a pour avantage supplémentaire de regrouper :
- à gauche les deux symboles de l’Ecclesia, la Lune et Marie ;
- à droite les deux symboles christiques, le Soleil et Saint Jean, le « fils » spirituel de Jésus.
Le problème de la pleine lune
Selon les évangiles synoptiques, la Crucifixion aurait eu lieu le 15 nisan, jour de la Pâques juive : la Lune était donc pleine, ce qui exclut en principe de la représenter sous sa forme la plus reconnaissable, celle d’un croissant.
« le quinzième il fut immolé, jour où sont pleins ensemble le soleil et la nuit » De Crucifixione, III, 1, Hymnes d’Ephrem le Syriaque
A cette date très particulière, le jour succède sans interruption à la nuit dans une sorte de lumière perpétuelle : ce qui rend d’autant plus choquant l’obscurcissement raconté par les quatre Evangélistes.
Par ailleurs, l’impossibilité d’une éclipse solaire à la pleine lune, connue par tous, ainsi que sa durée extraordinaire (3 heures) obligent à considérer le phénomène comme surnaturel, ou même antinaturel.
Les raisons proposées pour l’inversion
Puisqu’on ne connaît pas avec certitude les raisons de la présence du Soleil et de la Lune, il est encore plus difficile d’expliquer les rarissimes exceptions. Je résume ici l’article de Joseph Engelmann [20a], qui liste toutes les hypothèses formulées jusqu’à 1986 par les quelques érudits qui ont abordé la question.
Le récit du Pseudo-Denys l’Aréopagite
Pour Albert Mathias Friend en 1923 [21], certaines inversions qui apparaissent à l’époque carolingienne résultent de la traduction par Jean Scot d’une lettre écrite par le Pseudo-Denys l’Aréopagite relatant l’éclipse au moment de la Crucifixion : de la sixième à la neuvième heure, la lune se détacha de la région orientale du ciel pour venir obscurcir la face du soleil. Lorsque le Christ eut rendu l’ame, elle rétrograda vers l’Est.
Cette explication est reprise par Philippe Verdier en 1961 [22], pour expliquer l’inversion sur une croix d’orfèvrerie mosanne.
Comme le remarque avec raison Joseph Engelmann, le récit du Pseudo-Denys ne décrit pas l’inversion proprement dite des luminaires, mais l’aller-retour de la Lune seule. De plus ce mouvement horizontal entre l’Est et l’Ouest ne correspond pas à l’orientation conventionnelle de la croix, selon laquelle la traverse relie le Sud et le Nord.
Evangéliaire de Lindau, plat supérieur, 880-90, Morgan Library MS M1
En fait, l’exemple principal cité par Friend [21] est cette composition très étrange, où la lune (avec son croissant) est placée au dessus du soleil. La formule du couple soleil/lune disposé verticalement se trouve dans trois autres ivoires caroligiens, mais le soleil y est placé en position haute, avec ses rayons. Le fait qu’ici il les ait perdus suggère effectivement une éclipse.
L’ensemble de la composition est sans équivalent, avec ses quatre anges auréolés flottant dans la moitié supérieure, et ses quatre humains en apesanteur dans la moitié inférieure (Marie, Saint Jean et les deux autres Marie). Jeanne-Marie Musto [23] a proposé que l’ensemble de la composition soit influencée par des oeuvres de Jean Scot : la flottaison généralisée des anges et des humains s’inspirerait du Periphyseon, tandis que la position unique des luminaires illustrerait le récit du Pseudo-Denys, ou plus précisément le résumé qu’en donne Jean Scot dans le Poème dédicatoire à sa traduction :
(Denys) fut tant frappé par Phébus arrivant sous Séléné, Scot Erigène, Carmina 21, 862-63 |
Primo commotus Phoebo subeunte Selena |
Toute la subtilité du texte réside dans l’ambiguïté du « Phoebo subeunte Selena », que l’on peut comprendre comme « Phébus passant sous Séléné » ou « Phébus se plaçant sous Séléné ».
Nous verrons plus loin, dans le psautier Chludov, un cas cette fois indiscutable d‘inversion expliquée par le récit du Pseudo-Dyonisius.
Une inversion dionysienne inédite (SCOOP !)
Ivoire roman, 11ème siècle, Berlin, Goldschmidt Vol IV planche 52 no 146
Vu le caractère fruste de l’exécution, on mettrait facilement les anomalies de la composition sur le dos de la maladresse de l’artisan : notamment le mot SOL écrit à l’envers et positionné du mauvais côté. A l’inverse, la composition d’ensemble trahit une sophistication certaine :
- au dessus de la traverse, deux anges accompagnent les luminaires du regard ;
- au dessous de la croix, un ange accueille l’Eglise dans l’image, l’autre repousse la Synagogue hors de l’image.
Je pense pour ma part que la composition doit être lue en mouvement : de même que les anges du bas font voir les destins opposés de l’Eglise et de la Synagogue, le regard croisé des anges du haut et le mot SOL inscrit à l’envers expriment l’interversion extraordinaire des luminaires.
L’influence orientale (syrienne ou byzantine)
C’est l’explication la plus classique de l’inversion Lune-Soleil, avancée par Roth en 1945 [24], par Grabar en 1951 ([13a], p 44), par Kessler en 1965. Nous verrons ce qu’il faut en penser dans le chapitre consacré aux inversions orientales (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).
Des erreurs sporadiques
Pour H.Leclerq (1953), le position des luminaires suit « la fantaisie de l’artiste ». Pour F.Rademacher (1964), les raisons symboliques et historiques de la formule Soleil-Lune sont si puissantes que les inversions ne peuvent être que des erreurs. En 1975 cependant, Rademacher limite cette explication aux inversions Soleil/Lune autour du Christ en Majesté.
Une légende inconnue
963-69, église NIcéphore Phocas, Cavusin, Cappadoce
A la fin de son article, Joseph Engelmann verse au dossier cette fresque de Cappadoce où la Crucifixion est représentée deux fois : avant la mort, et à la mort du Christ (présence du porteur de lance).
La première image montre la Soleil (ΗΛΗΟΣ) et la Lune (ΣΗΛΗΝΗ), cette dernière couleur sang. La seconde montre les mêmes luminaires, mais inversés en position et en couleur (la Lune est redevenue blanche). Selon Engelmann, la juxtaposition des deux formules, non inversée et inversée, montrerait qu’elles illustrent une légende sur la Crucifixion, aujourd’hui tombée dans l’oubli :
« On ne connaît ni les origines littéraires d’une telle légende ni les débuts de la représentation picturale correspondante. Mais une référence aussi explicite et sans ambiguïté à l’interversion de la position des luminaires au moment de la mort du Christ garantit l’hypothèse qu’au moins dans le cas des images de Crucifixion présentant une inversion lune-soleil, il ne s’agit pas d’une erreur, mais plutôt de la représentation délibérée d’un événement cosmique, fût-il légendaire. »
Pas d’hypothèse
L’auteur du catalogue le plus complet, W. Deonna en 1946-47 [26], se garde bien de formuler la moindre explication. Son catalogue très fourni a été le point de départ de cette série d’articles. Je me suis également servi de la liste établie par Alfred Guido Roth ([24], Liste 70 p 306).
Je n’y propose pas de théorie générale sur la cause des Crucifixions inversées : la grande variété des cas exclut une explication unique, ce qui ne veut pas pas dire qu’on ne puisse trouver, au cas par cas, une explication spécifique.
Je me suis donc efforcé de distinguer les cas d’inversion où on peut discerner une cause topographique, graphique, ou iconographique, les inversions qui ne sont qu’apparentes, les cas d’erreur manifeste, et enfin les cas sporadiques sur lesquels on ne peut rien dire.
Article suivant : Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient
https://archive.org/details/evangeliaapocry03tiscgoog/page/342/mode/2up?q=lancea
https://www.unidivers.fr/paques-jesus-christ-blessure-lance-tristan/
Mâle, Histoire générale de l’art, vol II, p. 226
[5] On a proposé qu’elle résulte de l’idée que la lance a percé le coeur, donc à gauche. Une piste plus sérieuse est l’utilisation d’un texte de Matthieu interpolé ( voir [7] p 83). Ce texte relie temporellement les deux épisodes et décrit en premier le porteur de roseau :
« Et aussitôt l’un d’eux en courant, prit une éponge, la remplit de vinaigre, la mit sur un roseau et la lui donna à boire (Matthieu 27:48). Et les autres dirent : Laisse faire, voyons si Élie viendra le délivrer (Matt. 27:49). Mais l’un des soldats avec une lance lui ouvrit le côté, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau (Jean 19:34). Et Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit (Matthieu 27:50). » Cité par Colum Hourihane, « From Ireland coming: Irish art from the early Christian to the late Gothic period and its European context » p 86
https://1886.u-bordeaux-montaigne.fr/s/1886/item/259657#?c=&m=&s=&cv=1&xywh=-1%2C-660%2C5512%2C5441
Il existe de rares exemples de l’épisode associé, l’ombre de Saint Pierre guérissant un infirme. Mais à ma connaissance, aucun artiste n’a tenté de représenter l’ombre du bras droit du Christ convertissant le Bon Larron
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566
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