1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie
Ces trois articles sont dédiés à l’analyse iconographique d’une oeuvre majeure et méconnue : la chapelle du saint Sépulcre de la cathédrale de Rodez. Après avoir rappelé ce qui est général à toutes les Mises au Tombeau, on passera en revue une catégorie restreinte, celle des Mises au Tombeau « scénographiées ». Ceci pour permettre d’apprécier ce qu’a de vraiment particulier la chapelle de Rodez.
La genèse des Mises au tombeau
Selon Forsith, l’origine lointaine des Mises au Tombeau est à chercher dans l’Empire germanique. On y trouve dès le onzième siècle des représentations architecturales du Saint Sépulcre, donnant lieu au moment des fêtes de Pâques à des liturgies complexes et variées [1]. Il s’agit cependant de processions au sein de l’architecture, et non d’une contemplation statique de sculptures [2].
Saint Tombeau
Chapelle du St Sépulcre, vers 1330, Cathédrale de Freiburg in Brisgau
Au XIVème siècle apparait un nouveau type de représentation, dit du Saint Tombeau ( [0], p 13), qui synthétise trois épisodes :
- la Mise au Tombeau, avec le gisant du Christ ;
- la Résurrection (avec les soldats endormis) ;
- les trois Saintes Femmes au Tombeau, avec les deux anges.
Ce caractère illogique ([0], p 14) tient au fait que ce type de monument pouvait répondre à plusieurs rituels à des moments différents : dépôt d’un Christ aux bras amovibles détaché d’un Crucifix, dépôt dans un petit réceptacle de l’hostie consacrée [3].
Une origine liturgique et symbolique
Mise au Tombeau
1433, Cathédrale de Freiburg in Brisgau
Un siècle plus tard, dans la même cathédrale :
- les deux anges portent les instruments de la Passion,
- parmi les trois Maries (identifiées traditionnellement commé étant Marie de Magdala, Marie-Salomé et Marie-Jacobé), Marie-Madeleine se singularise par sa chevelure nue et son flacon de parfum ;
- de nouveaux personnages se sont ajoutés : La Vierge Marie, Saint Jean et les deux porteurs de linceul.
Ainsi se constitue la formule la plus courante : la Mise au tombeau à sept personnages, plus le Christ.
On voit par là que son origine est essentiellement symbolique et synthétique : même si elle reprend les principaux personnages cités dans les quatre Evangiles, elle ne met pas en scène un moment précis de l’histoire.
Le texte qui s’en rapproche le plus est celui de Luc :
Il (Joseph d’Arimathie) le descendit de la croix, l’enveloppa d’un linceul, et le déposa dans un sépulcre taillé dans le roc, où personne n’avait encore été mis. C’était le jour de la préparation, et le sabbat allait commencer. Les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus accompagnèrent Joseph, virent le sépulcre et la manière dont le corps de Jésus y fut déposé. et, s’en étant retournées, elles préparèrent des aromates et des parfums. Puis elles se reposèrent le jour du sabbat, selon la loi. Luc 23,53-55
Le texte ne mentionne pas la présence de la vierge Marie et de Jean, et précise bien que les saintes femmes ne portent aucun aromate, puisque c’est seulement après le sabbat qu’elles reviennent pour l’embaumement.
Mise au Tombeau ou embaumement ?
Mise au tombeau (panneau central du Triptyque Seilern)
Campin, vers 1425, Courtauld Institute
En peinture, les artistes ont toute liberté pour varier la position des personnages :
- éviter la symétrie entre les porteurs de suaire,
- placer des personnages en avant du tombeau (ici une des saintes femmes et Marie-Madeleine),
- rajouter des personnages supplémentaires (ici Sainte Véronique avec son voile) ;
- montrer le cadavre dans des poses plastiques, à différents stades de son dépôt dans le tombeau.
La statuaire en revanche impose des contraintes fortes, notamment quant à la représentation du linceul. Montrer réellement le dépôt du corps est une gageure technique.
1495, église Saint-Matthieu, Salers
Ici, il est suggéré par les plis du linceul tombant à l’intérieur de la cuve.
1490-91, Semur-en-Auxois.
Le sculpteur va parfois jusqu’à évider la cuve sous le drap.
1471, Chaumont
A l’extrême, le cadavre peut se retrouver posé au fond de la cuve, mas cette solution radicale est très rare.
1400-25, Pont-à-Mousson
Certains sculpteurs préfèrent montrer le dernier instant de l’embaumement : le corps est posé sur le tombeau fermé, le linceul va être replié sur lui. A noter que l’inversion de la position du Christ est ici un cas d’école : le monument étant placé sur le mur Nord du transept, elle a pour but de diriger la tête du Christ vers l’Est et l’autel principal.
1515, provenant du chateau de Biron, MET
Mais la plupart du temps, les oeuvres restent dans l’ambiguïté : le tissu est tendu un peu au dessus de la cuve comme si le corps était en suspension, mais l’absence d’effort des deux porteurs rend cette situation impossible : le caractère conventionnel de la mise en scène demeure, même dans les oeuvres les plus réalistes.
Les contraintes sur les personnages
La place du Christ et des porteurs
Les Mises au Tombeau sont très souvent placées sous une arcade : surbaissée, elle imite une grotte, mais surplombée d’un gâble et de pignons, elle épouse la forme habituelle d’un enfeu avec gisant ( [0], p 3). Ainsi les Mises au tombeau oscillent-elles entre deux pôles : la reconstitution théatrale du Sépulcre de Jérusalem et l’édification, dans les murs de l’Eglise, d’un Enfeu symbolique pour le Christ.
Le gisant est presque toujours allongé la tête à gauche, ce qui sert à montrer la plaie du flanc droit. Les rares inversions semblent s’expliquer par le besoin de placer la tête du Christ du côté de l’autel principal, du moins pour les Mises au Tombeau qui ne possèdent pas un autel particulier ( [0], p 4).
Photographie www.cathedrale-rodez.chez-alice.fr
A Rodez, celle de Gaillard Roux, placé sur le mur Est d’une chapelle Sud de la nef, respecte la configuration standard. Bien que son autel particulier la rende indépendante, le Christ a la tête du côté de l’autel principal : elle est ainsi éclairée toute la journée par la lumière du Sud, venant de la fenêtre de droite.
Les deux porteurs ont un emplacement pratiquement invariable par rapport au cadavre : côté tête le riche Joseph d’Arimathie (avec souvent une bourse apparente), côté pieds la figure moins importante de Nicodème : il est mentionné seulement dans l’Evangile de Jean, comme apportant la myrrhe et l’aloès et aidant Joseph à envelopper le corps de Jésus dans le linceul imbibé d’aromates (son rôle est plus développé dans un apocryphe, l’Evangile de Nicodème ([0], p 6) ).
La place de Marie Madeleine
Marie-Madeleine, avec ses longs cheveux et sa boîte de parfum, est placée presque toujours du côté des pieds du Christ, en raison de son assimilation avec la femme pècheresse qui
« apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum.« Luc 7, 37-38
Dans le contexte de la mise au Tombeau, le vase de parfum devient un vase à onguent utilisé pour l’embaumement.
Mise au tombeau
Choeur, Cathédrale de Rodez, 1430-1450
La seule exception en France est cette Mise au Tombeau très archaïque où Marie se penche pour enlacer le cadavre de son fils : elle suit le modèle byzantin où la mise au Tombeau se confond avec le « thrène », la Lamentation de Marie ([0], p 7). Les positions de Nicodème et Joseph (reconnaissable à sa bourse) sont ici inversées. Marie-Madeleine, reconnaissable à ses longs cheveux, ne porte pas sa fiole de parfum : elle n’est pas ici pour aider à l’embaumement, mais pour extérioriser, par ses bras élevés en l’air derrière Marie, la douleur muette de celle-ci. Il s’agit là encore d’un motif byzantin transmis via l’art italien :
Mise au tombeau (détail de la Maesta)
Giotto, 1308-11 , Museo dell’Opera del Duomo, Sienne
Bible moralisée de Naples, 1340-50, BNF Français 9561 fol 181r
Cette Bible moralisée napolitaine répartit, de manière très originale, les lamentations des deux femmes aux deux extrémités du corps :
« La Vierge Marie le prist entre ses bras et moult tendrement le ploura, et Sainte Marie Madeleine de ses lermes li lavoit les pies »
Tandis que la Vierge Marie suture de son bras la plaie du flanc et que Marie-Madeleine lave les plaies des pieds, les deux autres Maries baisent celles des mains, dans une sorte d’expansion féminine du corps meutri.
La place de la Vierge et de Saint Jean
Ce sont les personnages dont la place est la plus variable. Dans les Crucifixions, la Vierge et Saint Jean se font presque invariablement pendant de part et d’autre de la Croix. Cette configuration est impossible dans les Mises au Tombeau, où la place de droite est déjà occupée par un autre « poids lourd », Marie-Madeleine : Saint Jean est donc pratiquement toujours placé dans la moitié gauche, en équilibre avec elle.
Chapelle Sainte-Croix de Jérusalem, Hôpital Général, Dijon
Une des très rares exceptions (mis à part la Mise au Tombeau atypique du choeur de Rodez) est celle-ci, où Saint Jean vient rejoindre Marie Madeleine dans la moitié droite de la composition, faisant pendant aux deux sainte Femmes de l’autre côté de Marie. L’importance exceptionnelle accordée à celles-ci, avec leurs pots d’onguent, a probablement un rapport avec la vocation hospitalière du monument [4].
Vie du Christ, Paris, 1460-68, BL Harley 4328 fol 254
La plupart des Mises au tombeau suivent une autre convention des Crucifixions, assez rare, où Saint Jean rejoint la Vierge à gauche de la Croix pour la soutenir dans sa douleur.
1490-91, Semur-en-Auxois.
Toutes les configurations du couple se rencontrent : Saint Jean à gauche, à droite, ou derrière Marie, formant parfois avec elle un bloc unique.
La formule méridionale
Mise au tombeau de la famille des Galliens
Jacques Morel (attr), vers 1441, Eglise Saint Pierre, Avignon
Elle se caractérise par le fait que Marie est épaulée non plus par Saint Jean, mais par les deux Saintes Femmes. On obtient ainsi une formule très symétrique, où Saint Jean fait mécaniquement pendant à Marie-Madeleine. A noter que la Crucifixion de la partie haute, avec la Vierge et à nouveau Saint Jean, a été rajoutée en 1854, au moment de l’installation du monument à ce nouvel emplacement [5].
En plaçant les trois Maries au centre, la composition suggère l’épisode, symboliquement opposé à la Mise au Tombeau, où les trois myrophores (leur nom varie selon les Evangiles, voir La pierre devant le tombeau ) se rendent au sépulcre et constatent qu’il est vide.
Mise au Tombeau et Saintes Femmes au Tombeau
Fragments du jubé, vers 1235, Cathédrale de Bourges
Ainsi se synthétise en une seule image ce qui longtemps avant en nécessitait deux.
La couronne d’épines
La formule méridionale autorise la solution élégante de placer la couronne dans les mains désormais libres de saint Jean ( [0], p 125), en pendant à la fiole de Marie-Madeleine (qui à Rodez a été cassée). L’idée est d’autant plus naturelle que l’évangile de Saint Jean est le seul qui parle de cette couronne (Jean 19,12). L’état de conservation de la Mise au Tombeau d’Avignon ne permet pas de confirmer si l’idée était présente dès 1441.
Pietà de Tarascon, vers 1457, Musée de Cluny
Deux Pietà de l’école d’Avignon montrent en tout cas Saint Jean retirant de ses mains la couronne d’épines. La Pietà de Tarascon exploite la symétrie avec Saint Madeleine, qui effleure la plaie du pied d’une plume trempée dans l’onguent (symétrie soulignée par la couleur verte des manteaux)
1490-91, Semur-en-Auxois.
Dans les autres formules, l’ostention de la couronne d’épines est plus rare. On la trouve à Semur, dans les mains de la Sainte Femme située au dessus du visage du Christ (celle du côté des pieds montre les clous).
En synthèse
La Mise au Tombeau est une formule datée, qui se diffuse du Nord vers le Sud du XIVème au XVIème siècle, avant de passer de mode. Elle se révèle robuste puisque, d’esprit totalement médiéval, elle passe avec succès le cap de la Renaissance :
« Avec sa retenue dans l’expression des sentiments et dans la composition, la Mise au Tombeau appartient essentiellement au gothique tardif, et on ne peut qu’être étonné de voir la persistance de la formule, submergée mais pas totalement détruite tandis que les marées de la Renaissance montaient de plus en plus haut. » Forsyth ([1], p 4)
A cheval entre gothique flamboyant et renaissance italienne, la chapelle Gaillard Roux est comme l’instantané d’une de ces vagues montantes.
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