2 Couler sur un pont
Il se peut que, dans le martyre de Saint Sébastien (voir Les archers sous l’arche) le motif du pont sous le pont ait été inspiré à Altdorfer par son monogramme si parlant.
A la même époque, pour le même monastère, Altdorfer consacre une autre série de panneaux à un autre saint martyr et militaire, Florian, dont l’histoire recoupe en bien des points celle de Saint Sébastien.Dans cette seconde série, tout ce passe comme si Altdorfer avait décidé exploiter l’autre potentialité de son monogramme : celle du pont vu de dessous, à la manière de celui d’Argenteuil que Sisley représentera bien plus tard….
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Le départ de Florian
Atdorfer, 1516-1518, Gallerie des Offices, Florence
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Le texte
L’histoire de Florian se déroule en mai 304, durant les persécutions de Dioclétien, et nous est racontée en détail par un texte du VIIIème siècle (Passio Sancti Floriani).
« Florian, ancien légionnaire et haut fonctionnaire romain, s’était retiré à Aetium Cetium. Lorsque Florian apprit l’arrestation, sur ordre du préfet Aquilinus, et l’emprisonnement de 40 soldats chrétiens, qui étaient d’anciens collègues, il se décida de sortir de sa réserve et de se rendre à Lauriacum, où ils étaient détenus, pour les réconforter. »
Le lieu
Altdorfer représente le moment où Florian sort du rempart de Aetium Cetium, actuellement Sankt Pölten en Autriche. Pour se rendre à Lauriacum, aujourd’hui Enns, il faut marcher une centaine de kilomètres vers l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position du soleil dans l’après-midi, au mois de mai.
Les personnages
Florian est accompagné par des chrétiens portant des objets de culte. Il est équipé d’un chapeau de paille marqué d’une croix, et tient à main gauche un grand bâton de marche. Deux compagnons l’attendent un peu plus loin, eux aussi portant un grand bâton de marche. Plus loin à droite, un autre voyageur avance déjà en éclaireur sur le chemin, avec un chapeau et un bâton court.
L’arrestation de Saint Florian
Altdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
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Le texte
L’épisode de l’arrestation tient peu de place dans l’histoire :
« En chemin, il rencontra une patrouille de légionnaires et il reconnut en eux d’anciens compagnons d’armes.« Si vous cherchez des chrétiens, leur dit-il, arrêtez-moi et conduisez-moi au gouverneur, car je suis chrétien et je le reconnais publiquement. » »
Le lieu et l’heure
Altdorfer a situé l’arrestation sur le pont en contrebas de la ville d’Enns. Cette cité est située sur la rive gauche de la rivière du même nom, qui coule du Sud au Nord. En venant de Sankt Pölten, Florian devait donc bien passer sur ce pont.
L’écume sur le rocher montre que la rivière coule de gauche à droite, du Sud au Nord : le soleil, à l’Ouest, est donc un soleil couchant.
Les personnages
Florian vient d’être séparé de ses compagnons de voyage : l’un à gauche, portant bâton, besace et chapeau noir marqué d’une croix, et qui joint ses mains en signe de supplication, est écarté sans ménagement. C’est sans doute le même personnage qui se trouvait sur la route, dans la scène du départ : sortant d’une image par la droite et entrant dans la suivante par la gauche, il est chargé d’assurer la continuité narrative.
Un autre compagnon, à droite, est embarqué entre deux soldats vers la ville. Plus haut, sur le chemin en S, un soldat les précède, peut être pour annoncer au préfet Aquilinus la nouvelle de l’arrestation.
Florian est encadré par deux soldats en armes, tandis que par derrière un troisième l’immobilise en posant ses mains sur ses épaules. L’un des soldats attrape son bâton de marche, tandis que l’autre agrippe par la manche sa main droite, qui tient le chapeau de voyage et le chapelet.
Des symétries étudiées
Mises côte à côté, la scène du départ et celle de l’arrestation se répondent sur plusieurs points :
- soleil en haut à droite contre soleil en bas à gauche,
- porte du rempart contre édicule du pont,
- ciboire contre casse-tête,
- main droite serrée contre main droite immobilisée.
Et dans les deux images, un petit personnage en arrière-plan sur la droite est chargé d’indiquer la suite de l’histoire.
Sautons les deux tableaux intermédiaires de la suite de Saint Florian (la comparution devant Aquilinus et la bastonnade) pour passer directement à la scène du martyre.
Le martyre de Saint Florian
Altdorfer, 1516-1518, Galerie des Offices, Florence
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Le texte
« L’escorte conduisit alors le condamné à mort jusqu‘au pont sur la rivière. Pendant tout le trajet, Florian rayonnait d’une grande joie intérieure suscitée par l’espérance de la vie éternelle promise par Dieu à ceux qui l’aiment Il était comme quelqu’un qu’on conduit tranquillement au bain. On lui attacha une lourde pierre au cou, mais personne n’avait le courage de le pousser dans l’eau, du haut du pont. Florian se tenait, tourné vers l’est, les bras étendus, et priait : « Seigneur Jésus, je remets mon esprit entre tes mains.» Un jeune homme de passage sur le pont, exaspéré par l’hésitation des soldats et rempli de colère, s’écria : « Qu’avez-vous à attendre ainsi et pourquoi n’exécutez-vous pas les ordres du gouverneur ? » Il prit alors l’initiative de pousser Florian dans la rivière. Pendant qu’il suivait des yeux Florian qui disparaissait dans le courant, ses yeux se rompirent et il devint aveugle.«
Le lieu
Nous reconnaissons le pont sur lequel l’arrestation a eu lieu, mais vu sous un autre angle : depuis la droite et par en dessous. En haut à droite, on retrouve le clocher en haut de la route, vu de côté. L’édicule en bois sur le pont, qui était vu de face, se trouve lui aussi vu de biais. La partie du tablier que nous voyons de face est probablement le tournant du pont, là où dans l’autre scène était posté le soldat en armure noire.
Paysage de rivière avec un pont sinueux, Augustin Hirschvogel, 1546
Voici qui prouve que ce type de pont-passerelle, avec un octroi ou un poste de garde au milieu, n’est pas entièrement sorti de l’imagination d’Altdorfer.
Le bas du panneau a été coupé, de sorte que nous ne voyons plus la chute d’eau qui, à gauche, devait rendre la scène encore plus impressionnante. Remarquons une petite erreur : puisque la rivière coule de gauche à droite, les remous en forme de V, à la base des poteaux, devraient être dans l’autre sens.
Les personnages
Florian est à genoux, les poignets liés, la meule autour du cou. Le lourd disque de pierre est posé en biais le long d’un billot, il ne reste plus qu’à le faire rouler pour précipiter le Saint dans la rivière. Les deux personnages armés de bâton sont les bourreaux qui ont bastonné Florian, mais on voit bien qu’ils hésitent à conclure. Le jeune homme qui finalement va se décider à exécuter l’ordre est sans doute le personnage en manteau bleu et chapeau vert, qui pose une main sur l’épaule du saint et l’autre sur la meule.
Altdorfer a placé juste derrière le saint un personnage tenant entre ses mains un bandeau : mais ceux qui connaissent l’histoire comprennent que celui-ci n’est pas destiné au saint, mais symbolise l’aveuglement qui va frapper dans un instant le meurtrier.
Une autre interprétation
Ce petit tableau d’un peintre anonyme de l’école du Danube, daté de 1518, montre la scène un instant plus tard, dans un style naïf et résolument tourné vers le pittoresque : perspective fantaisiste, saint en vue sous-marine, et personnage sur le pont dont les yeux tombent des orbites.
L’intéressant est que le peintre connaissait probablement le panneau d’Altdorfer et qu’il s’est efforcé, avec ses faibles moyens, d’en reproduire l’élément le plus frappant : le spectaculaire point de vue par en dessous.
Contre-plongées
Dans la scène de l’Arrestation et dans la scène du Martyre, qui en est le pendant, Altdorfer utilise un effet proprement cinématographiques : celui de la contre-plongée.
L’Arrestation est vue d’un point qui se situe un peu au dessus du pont, à peu près au niveau des genoux des personnages : ce qui met en valeur l’édicule sous lequel le saint va passer, la route sinueuse, et tout en haut la cité dans laquelle il va comparaître : le point de vue choisi prépare donc le suite de l’histoire.
Pour la scène du Martyre, le peintre se place largement en dessous du pont, au niveau de sa signature gravée sur un des piliers. Ce point de vue minimise la ville et la route, qui représentent les scènes du passé ; et là encore prépare la scène qui va suivre…
De l’art d’anticiper une plongée avec une contre-plongée !
La meule
Le fait d’identifier la « lourde pierre au cou » dont parle le texte à une meule de moulin n’est pas une facilité des illustrateurs : l’abbaye des Augustins de Sankt Florian expose effectivement la meule du Saint dans sa crypte.
Toujours rationnel, Altdorfer a rajouté une bâtisse au ras de l’eau, derrière les piles du pont, qui pourrait bien être le moulin.
La meule rend l’histoire bien plus frappante, pour la vue comme pour l’esprit : car cette roue, normalement mobile et mûe par le courant, est ici transformé en son contraire exact : une masse immobile et qui s’oppose au mouvement du courant.
Contre-nature
Mais ce qui rend l’interprétation d’Altdorfer particulièrement remarquable, c’est qu’elle développe d’autres éléments paradoxaux ou « contre-nature’ :
- le point de vue est celui d’un homme-rivière, qui passerait non pas sur mais sous le pont
- la foule qui déferle de la rue jusqu’au tablier est une sorte de rivière humaine qui coule non pas sous mais sur le pont
- sous le pont, la rivière comme nous l’avons vu coule à moitié dans un sens et à moitié dans l’autre ; de même la foule, au-dessus, coule dans les deux sens vers le saint
Il semblerait que, vu par Altdorfer, le martyre sur le pont de l’Enns nous propose une métaphore visuelle : la rivière la plus dangereuse, c’est la foule !
Une coïncidence littéraire
Le 23 octobre 1805, les armées russes, reculant d’Ouest en Est devant Napoléon, passaient l’Enns sur le même pont, et dans la même sens, que la foule peinte par Altdorfer. Cet épisode a été raconté par Tolstoï dans Guerre et Paix, (Tome I, Partie I, chapitre VII) :
« Parfois, tel un jaillissement d’écume au-dessus des eaux de l’Enns, un officier vêtu de son manteau se frayait un passage parmi les flots toujours pareils de soldats… parfois, tel un copeau entraîné par la rivière, un hussard à pied, une ordonnance ou un civil était porté par le torrent de l’infanterie ; ou encore, comme un tronc d’arbre flottant au fil de l’eau, un chariot de compagnie ou d’officier chargé jusqu’en haut et bâché défilait sur le pont, cerné de toutes parts. »
Ainsi, pour décrire le même lieu, la plume de Tolstoï retrouve-t-elle le même paradoxe que le pinceau d’Altdorfer trois siècles plus tôt : celui du fleuve qui coule sur le pont.
Le retable de Saint Florian a été dispersée, mais le panneau suivant devait être celui de la découverte du corps, la même histoire que pour Sébastien : un rêve indique à une digne veuve où repêcher le cadavre, afin de l’enterrer chrétiennement.
La découverte du corps de Saint Florian
Atdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
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Le texte
« Peu de temps après, le cadavre de Florian refit surface et vint s’échouer sur des rochers qui dépassaient de l’eau, au bord de la rivière… Pendant la nuit suivante, Florian apparut en songe à une pieuse veuve du nom de Valérie et lui demanda de l’enterrer décemment sur sa propriété. Les boeufs utilisés pour le transport du cadavre eurent à souffrir de la forte chaleur et n’eurent plus la force d’avancer, car ils étaient épuisés par la soif. Valérie se désolait. Alors elle implora le Ciel de venir à son aide et aussitôt une source miraculeuse jaillit à proximité… La veuve cacha d’abord le cadavre sous une couche de branchages et de feuilles avant de pouvoir l’enterrer en secret. »
Le lieu
L’Enns coule du Sud au Nord, puis se jette dans le Danube qui coule d’Ouest en Est. La rivière montrée ici ne peut donc être que le Danube, et le soleil est un soleil levant.
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Le corps du saint a donc parcouru plusieurs centaines de mètres, attaché à la meule qu’on voit à gauche, dressée contre le rocher qui l’a arrêté.
Les personnages
Dans la version urbaine du repêchage de Saint Sébastien, les servantes retroussaient leur robe pour patauger dans l’égout tandis que Lucine attendait sur la berge. Ici, en version rurale, Valérie et une compagne n’ont pas hésité à mouiller leur robe pour rentrer dans le lit du fleuve. Aidées par un homme dont on ne voit que le genou, elles soulèvent le cadavre et le passent à un autre homme resté dans la carriole. Un linceul blanc voile pudiquement le fessier du martyr, et empêche tout contact entre les épidermes.
La hâche
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Une hache est fichée, lame en l’air, devant une des roues ferrées : elle a servi à couper les branchages qui débordent de la carriole, afin de cacher le corps du saint dans la journée, durant son transport. Altdorfer suit donc très scrupuleusement le texte dans tous ses détails.
Le chariot
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Au bout de l’essieu qui dépasse à l’extérieur de la roue, une tige de bois incurvée est fixée sur une clavette métallique. En haut, elle passe par dessus la roue et est liée à une barre de bois oblique, visible à travers les rayons.
ll s’agit d’un type assez particulier de chariot, qu’on rencontre encore en Europe Centrale : la tige incurvée est une sorte d’arc-boutant qui permet de maintenir latéralement le chargement.Voici par exemple un chariot du XVIème siècle, qui servait à transporter des tonneaux.
Musée du Bois, Campulung Moldovenesc, Roumanie
Le miracle de la meule
Revenons à la meule, qui nous est montrée dressée contre un rocher, encore équipée de sa chaîne. Sa présence constitue donc un miracle implicite, qui ne figure pas dans le texte : au lieu de couler, la meule a transporté le cadavre loin des soldats, jusqu’à l’endroit où il pouvait être récupéré sans danger.
Ainsi le meule avec sa chaîne, bloquée par le rocher, constitue un dispositif de roulement et de tractage analogue à la roue équipée de son attelage et bloquée par la hache.
Pain et vin
Peut-être faut-il associer ces objets circulaires : d’une part la meule, d’autre part les roues si particulières qui indiquaient peut-être, aux yeux des contemporains que le chariot transportait des tonneaux. Une référence eucharistique discrète, à gauche le pain, à droite le vin, pourrait présider à l’émersion de Florian.
Le thème de la roue irradie dans tout le panneau : à gauche la meule, à droite les roues, au centre l’auréole du Saint et en haut le halo du soleil qui se lève au dessus du fleuve. Et même les saules rayonnent, formant au dessus de la scène une sorte de chariot céleste.
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