Le miroir transformant 1 : conversion
Le miroir ne se borne pas à inverser ce qu’il reflète : conversion, transfiguration gratifiante ou macabre , hallucination, transgression, voici quelques exemples de son pouvoir transformant.
Tout d’abord, le pouvoir de conversion…
La conversion de Madeleine
Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit
Deux soeurs,deux amies
A gauche, Marthe, la soeur sage, humblement vêtue, le visage dans l’ombre ; à droite Marie-Madeleine, la soeur volage, splendidement vêtue, en pleine lumière . Les deux dialoguent des mains et du regard, sans s’occuper du miroir circulaire.
Dans la vie, celle qui fait Marthe était Anna Bianchini, dite « Annuccia » : une amie et une collègue en prostitution de Fillide Melandroni, qui joue Madeleine (tout ce qu’on sait sur les copines de Caravage est dans http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Fi.html)
Le dialogue des objets
Les deux objets posés sur la table comme des pièces à conviction font voir le sujet du dialogue :
- côté Marthe, la coupe blanche [1] dit propreté, démaquillage, voire même pardon : passer l’éponge ;
- côté Marie-Madeleine, le peigne qui commence à perdre ses dents, répond quant à lui saleté, artifice, séduction.
Le dialogue des mains
Marthe énumère sur les doigts de ses mains jointes les raisons de suivre Jésus.
Madeleine tient contre sa poitrine, dans sa main droite, une fleur blanche d’oranger [2] : signe que malgré son métier, son coeur est pur.
Sa main gauche est posée machinalement sur le miroir luxueux, ce compagnon habituel de débauche : mais pour l’instant elle ne le regarde pas, et le miroir ne montre rien…
Sauf que, en inversant cette main par la pensée, on saisit que le carré du reflet de la fenêtre joue le même rôle que la fleur :
un marqueur de blancheur, mais céleste.
Ainsi, pour nous donner l’intuition de la conversion mystique en train de se produire, Caravage la suggère géométriquement, par une symétrie spéculaire : il nous faut imaginer un miroir, non pas vertical comme celui de la courtisane, mais horizontal comme l’eau pure, qui transformerait sa main gauche en main droite.
Narcisse, Caravage, vers 1597-1599, Galerie nationale d’art ancien, Rome
Comme dans cet autre tableau spéculaire, réalisé à la même période.
La conversion de Madeleine Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit |
Marthe réprimande sa soeur Marie Orazio Gentileschi, vers 1620,Alte Pinakothek, Munich |
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Vingt ans plus tard, Gentileschi reprend la composition de Caravage, en modifiant le trajet du regard : montant de gauche à droite jusqu’au miroir sphérique chez Caravage, il descend ici de Marthe debout à Marie assise jusqu’au miroir carré.
La différence entre les deux soeurs n’est plus traduite par les objets sur la table, mais par le voile qui cache les cheveux de la ménagère, quand ceux de la pécheresse sont splendidement dénoués.
En passant du cercle au carré, le miroir – objet tiers et fenêtre vers le Sacré chez Caravage, est devenu terrestre et charnel : intégré au corps de Marie-Madeleine, enchâssé dans le cadre des mains en angle droit (l’une tient le bois, l’autre touche le verre) – il ne montre rien d’autre que Marie-Madeleine…
…très précisément son bas-ventre.
Nous sommes ici juste avant la conversion, tandis que Madeleine n’est encore qu’un sexe et qu’un miroir braqué sur ce même sexe, dans un cercle vicieux qui ne demande qu’à se rompre.
Jeune femme à sa toilette ou Vanité
Nicolas Régnier, 1626, Musée des Beaux Arts de Lyon
Splendide et séducteur, ce tableau désarçonne les commentaires : trop complexe pour un tableau de charme, trop charmant pour une Vanité (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_femme_%C3%A0_sa_toilette_ou_Vanit%C3%A9_%28Nicolas_R%C3%A9gnier%29)
Remarquons néanmoins un détail qui n’est visible que dans le miroir : la fleur blanche d’oranger, symbole traditionnel de pureté, que la belle tient dans sa main gauche… et que le miroir transforme en main droite.
Ajoutons les doigts sans bague, le cou et les oreilles sans perles, le flacon de parfum et le cruche d’eau qui pointe derrière le miroir, encore luxueuse, mais qui sent sa pénitente…
Si Régnier s’est souvenu des leçons de Caravage, alors cette jeune personne avec un miroir, un peigne et deux mains droites, partage tous les attributs de la Madeleine…
Vaine est la Beauté (Vana est Pulchritudo)
Maître de la Vanité, vers 1700, Collection privée
Le sablier et la bougie sont deux figures du temps limité. Ici, le sablier est renversé et la bougie en train de s’éteindre : deux figures de la mort qui vient.
Parmi ces objets d’étude austères (grimoires empilés, lunettes, boîte à archives), seul le miroir et le bouquet font allusion à la Beauté fugitive.
Haec sola virtus (Ici est la seule vertu)
Maitre de la Vanité vers 1700, Collection privée
Le pendant complète l’explication. La maxime inscrite sur le papier qui s’échappe du livre précise où se situe la vertu : dans l’étude (la mappemonde céleste, le compas) et non dans les divertissements (le tabac, les cartes, les dés).
Sans doute faut-il comprendre que le crâne à côté du bouquet est ce qui reste de la Belle qui se contemplait dans le miroir.
Miroir dont le pouvoir est ici renversant : non seulement la femme-bougie s’éteint, mais la coquetterie précipite sa chute.
Femme à sa toilette
Gustave Caillebotte, 1873, Collection particulière
Sans craindre le grand écart temporel, sautons jusqu’à cette autre femme à sa toilette, avec sa brosse à cheveux, son broc d’eau et ses flacons de parfum.
Ajuste-t-elle sa jupe, ou est-elle en train se se déshabiller ? Impossible de décider, la scène est totalement réversible.
La perspective en grand angle est d’une exactitude photographique, on peut faire confiance à Caillebotte sur ce point. La ligne d’horizon basse a pour effet de grandir la femme et la lampe à pétrole posée sur le marbre de la cheminée. De plus, le point de vue a été choisi de manière à ce que la bordure rose du papier-peint apparaisse comme une ligne continue, escamotant l’angle entre les cloisons.
Le miroir est visiblement l’objet d’intérêt principal : sa très forte inclinaison permet de faire apparaître, sur sa gauche, la lampe à pétrole, et sur sa droite le buste de la femme.
Nous nous rendons alors compte que cette femme blanche et noire, mi-déshabillée et mi-habillée, est une première fois coupée en deux par la bordure rose, qui isole tous les accessoires de la toilette et du sexe sous cette ligne de flottaison.
Et une seconde fois recoupée par le miroir qui, en les fusionnant dans le même cadre, identifie les deux renflements de la lampe avec la tête et le buste :
cette femme-lampe est éteinte, qui va peut-être s’allumer.
En inclinant cette silhouette, les bras derrière le dos, dans une sorte de prosternation,
le miroir nous montre – pourquoi pas – une femme qui se repent.
Miroirs mormons
A child’s prayer, Doc Christensen
La Bible posée sous la lampe n’empêche pas la petite fille d’aimer ses poupées. Au mur, l’image du Christ au dessus de celle de l’ange anticipe ce que nous montre le miroir : les poupées se transforment en Jésus au dessus de la petite fille. En sus de ce message déjà chargé, la composition nous gratifie d’une seconde métaphore : la petite fille est le reflet de sa mère.
Armor of god | Witness for His Name |
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Doc Christensen
Les missionnaires mormons, hommes ou femmes, n’ont pas besoin de miroir pour se dupliquer. Comme dans la composition précédente, celui-ci a pour fonction de rendre vivante l’image du Christ affichée au mur, transformant le téléphone en épée de chevalier.
Voir la suite dans Le miroir transformant 2 : transfiguration
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