2 A Mi-chemin : la lisière
Encore un tableau réversible !
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« Première neige »
Caspar David Friedrich, 1828, Kunsthalle, Hamburg
L’interprétation chrétienne
Le chemin rocailleux représente la vie humaine, les sapins toujours verts la vie éternelle (ou, au choix, la foi inaltérable).
Automne et printemps
Lors de sa première exposition en 1828, le tableau s’intitulait sobrement Forêt d’epiceas sous la neige. C’est ensuite qu’il a acquis son titre actuel, Première Neige, qui en fait le symbole d’un monde renouvelé, virginal, sur lequel ni le pas, ni même le regard de l’homme, ne se sont encore apesantis.
Des commentateurs ont fait remarquer que, les epiceas étant justement toujours verts, rien n’empêchait de nommer le tableau Dernière Neige .
Pour Koerner, l’oeuvre est intentionnellement réversible : « Comme tant de paysages de Friedrich, le tableau fusionne des contraires temporels. L’arrivée de l’hiver peut être le début du printemps, et le gel qui tue peut tout aussi bien être le dégel qui régénère. » J.L.Koerner, Caspar David Friedrich and the subject of landscape, Reaktion books Ltd, 2009, p190
Jeunesse et vieillesse
Du premier plan à l’arrière plan, les arbres s’échelonnent en taille et en âge : jeunes sapins à coté du chemin, sapins centenaires dans la forêt.
En avant et en arrière
Tout spectateur sent bien que la composition l’invite, quasi-mécaniquement, à pénétrer dans la forêt : « Mon regard va de l’avant, vers l’entrée que représente le tableau, comme une pierre tombe vers la terre ». Koerner, p 189
Remarquons qu’il existe néanmoins un mouvement rétrograde dans le tableau : celui des jeunes sapins colonisant progressivement les bords de la route. Nous avançons d’un bon pas vers la forêt, mais celle-ci, à son rythme, avance vers nous.
Rapide et lent, voici un nouvelle déclinaison, dans le tableau, de la coexistence pacifique des contraires.
Terre et ciel
Le chemin terrestre est taillé dans le roc. Symétriquement, au dessus de la barrière d’arbres, s’ouvre un chemin céleste, un sillon bleu entre les nuages blancs.
Taillé dans le roc ou esquissé dans les nuages, durable ou éphémère, dur ou mou : encore une cuillerée de succulents contraires saupoudrés par l’ami Friedrich !
Un chemin, des chemins
Dans les rochers, un chemin unique est tracé, de manière permanente, se creusant un peu plus à chaque essieu qui passe. Dans la forêt, tous les chemins sont possibles, les sentiers se modifient, les arbres se ressemblent, les directions s’équivalent.
Unidirectionnel ou foisonnant, unique ou multiple, balisé ou libre, simple ou complexe, lumineux ou obscur ; tout oppose le parcours en plein air et le parcours dans la forêt.
Le tournant vers la droite
Fidèle à son procédé de subtilisation, Friedrich s’est bien gardé de nous montrer la suite du chemin :
« Le chemin tourne vers la droite et je le suis, mais c’est un chemin fantôme, au delà de ce que la surface peinte peut offrir. Le suivre, c’est faire confiance à un chemin aveugle, et c’est précisément à ce tournant vers la cécité que Friedrich nous dépose ». Koerner, p 189
Un aveuglement collectif
Dans cette composition de grand style, Friedrich manipule la peur et le désir de la cécité qui est au coeur de chaque amateur d’art, l’attirance pour l’aveuglement qui hante chaque être raisonnable. Il nous met face à la lisière, mais en aucun cas il ne nous enjoint de pénétrer dans la forêt primitive: ce qu’il nous montre, très objectivement, c’est seulement un chemin qui tourne vers la droite AVANT la forêt : pourtant, nous croyons tous, nous voyons tous qu’il y pénètre !
Ce que Friedrich dresse devant nous, ce n’est pas une forêt grandiose et effrayante, comparée au petit chemin des hommes. C’est plutôt notre propre nature, tout aussi effrayante, qu’il nous offre en spectacle : cette soif d’obscurité, cette pulsion de pénétrer toute lisière qui s’offre, de souiller toute jeune neige. Et aussi, cette aberration collective qui nous fait nier les tournants… surtout lorsque tout le monde les voit !
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