2 Les disparus de Klampenborg
Il y avait à Klampenborg, station balnéaire connue, à quelques kilomètres au nord de la capitale danoise, un belvédère qui offrait une magnifique vue sur la mer. Il a disparu depuis longtemps, et nous n’avons aucun moyen de savoir s’il ressemblait ou pas à celui que Friedrich a dessiné. Cependant, le jeune dessinateur n’avait pas à cette époque la capacité d’imagination qui sera la sienne plus tard, et les autres croquis de cette période danoise montrent tous des lieux bien réels.
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Les incertitudes de la perspective
Le portail à l’entrée du pont semble démesuré par rapport à la petite cabane.
D’après les fuyantes de la tour, le point de fuite est très à droite, à peu près deux fois plus haut que la porte de la cabane (qui doit avoir approximativement la hauteur d’un homme). Il y avait donc à droite, en avant de la cabane, une petite colline où se trouvait le dessinateur. Le fait que le terrain descende sur la droite, et monte sur la gauche, peut expliquer pourquoi la portail du chemin apparaît si grand, comparé à la taille de la cabane : le paysage fonctionne un peu comme ces chambres à illusion, ou deux personnages de même taille apparaissent l’un comme un nain et l’autre comme un géant, selon qu’ils se trouvent sur la partie descendante ou montante du sol.
Cependant, ces incertitudes peuvent tout aussi bien être attribuées au manque d’expérience du jeune peintre, ou bien au fait que, dans cette oeuvre, ce qui est en jeu est tout autre choseque l’exactitude de la perspective…
Un « pont » qui tourne
Juste derrière le portail, les rambardes sont orientées vers le point de fuite : le pont part donc vers l’arrière perpendiculairement au tableau. Puis il s’incurve vers la droite, comme le montrent clairement les étais des poteaux (ils ne sont pas parallèles entre eux) : en fait, il décrit pratiquement un quart de cercle.
Par ailleurs ces fameux étais ne sont pas fixés sur un tablier, mais fichés dans le talus. De plus, il n’y pas de tablier : on ne voit sur le sol aucune solution de continuité.
Scoop ! : il ne s’agit donc pas d’un pont, mais d’un tournant dangereux du chemin, balisé par des rambardes qui empêchent les véhicules de basculer.
Les barrières
A droite et à gauche du portail, des barrières rustiques clôturent le terrain. Faites de branches plus ou moins tordues, elles contrastent avec l’oeuvre de charpentier que constituent portail et rambardes. La barrière de droite, qui bouche le trou jusqu’aux rochers, est même incomplète : il manque une branche horizontale.
Le portail et les barrières ne sont pas des obstacles destinés à l’homme : ils servent à empêcher le bétail de quitter le terrain. D’où l’idée que la cabane pourrait bien être non pas l’habitation permanente d’un pauvre hère, mais l’abri temporaire d’un berger.
La haie
Au fond du pré, une haie dense continue à barrer le passage vers la tour. Certains arbustes commençent à jaunir : nous sommes donc à la fin de l’été.
Vu de l’arrière
D’après les sources d’époque, Friedrich aurait choisi de représenter le belvédère vu de l’arrière (Art in an age of Bonapartism, 1800-1815, Albert Boime, p 519).
L’heure et la date
Ce simple fait va nous permettre de nous livrer aux délices de la déduction, en supposant seulement que le belvédere était disposé de manière à avoir une façade parallèle au rivage.
Puisque à Klampenborg, celui-ci est orienté Nord/Sud et que la mer se trouve plein Est, ce que nous voyons est la face Ouest de la tour et partiellement la face Sud (plus lumineuse).
D’après la direction des ombres, le soleil est au Sud-Est. Les ombres sont mi-longues, nous sommes largement après le lever du soleil, mais avant midi (elles seraient orientées vers le Nord). Il s’agit donc du milieu de la matinée, aux environs de l’équinoxe d’automne (où le soleil se lève à l’Est). Ce qui concorde avec le jaunissement des arbres.
Toutes ces indications cohérentes confirment que Friedrich a dessiné sur le motif, un beau matin de fin d’été, un paysage bien réel.
Déjà la Rückenfigur
La Rückenfigur est le procédé qui consiste à rajouter, dans un paysage, un personnage vu de dos qui contemple quelque chose que nous ne voyons pas. Il faut croire que, dès l’âge de 23 ans, Caspar David avait déjà en tête ce qui deviendra , plus tard, sa marque de fabrique. Sauf qu’ici, la Rückenfigur n’est pas un sujet humain, mais un autre sujet de vision : un « bel-védère » vu de dos, au dessus d’une mer invisible…
Derrière les barrières
L’art de dissimuler l’essentiel (la mer, qui justifie le belvédère), touche un autre élément-clé du paysage : ce qui justifie tout aussi bien la haie que les barrières et les rambardes de part et d’autre du tournant dangereux, ne peut être qu’un ravin entre le pré et le belvédère. D’ailleurs, les arbres du parc sont clairement en contrebas par rapport à l’arbre isolé qui se trouve juste à gauche du belvédère.
Par ailleurs, un baquet renversé traîne au fond du pré : preuve qu’il y a de l’eau pas loin. A fond du ravin masqué coule un ruisseau invisible.
Un habitant modèle
Il y a dans le dessin un dernier disparu : l’habitant de la cabane, évoqué seulement par des indices discrets.
- Un vêtement a été mis à sécher sur la porte, le baquet a servi pour la lessive. Celui qui vit ici est pauvre, mais propre.
- Le baquet traîne sur le sol, la porte est grande ouverte. Celui qui vit ici est pauvre, mais il vit en liberté, sans craindre les autres.
- La cabane est entretenue : les quatre madriers posés de biais empêchent les branches de s’envoler. Celui qui vit ici est pauvre, mais diligent.
- Un banc fait de trois billots longe la cabane. Celui qui vit ici est pauvre, mais il aime contempler la nature, particulièrement le coucher du soleil (le banc est plein Ouest)
Robinson plutôt que Dante
Voici qui jette quelques doutes sur l’allégorie chrétienne ! Ce pré-là n’est visiblement pas l’enfer sur Terre : les barrières et la haie ne sont pas une frontière infranchissable pour l’homme, mais une protection évitant de chuter dans le ravin. La cabane, certes rustique, a néanmoins un toit qui tient, une porte qui ferme, et l’eau courante à proximité. Le berger n’est pas si mal loti.
Au vrai, l’ambiance n’est pas celle de la vallée de larmes, plutôt celle de la robinsonnade . La cabane n’est pas l’antithèse de l’élégant belvédère, mais son complément bucolique : une bergerie à la mode du XVIIIème siècle.
Après avoir fait disparaître le pont, le troupeau, la mer, le ravin et le ruisseau, Friedrich pousse à l’extrême le procédé de la subtilisation en évacuant le berger lui-même, qui semble s’être volatilisé juste après avoir fait sa lessive.
Tout le charme du dessin tient à ces disparitions en chaîne : en nous montrant le décor par derrière, en nous cachant les éléments explicatifs et en nous forçant à les deviner, Friedrich transforme ce qui aurait pu être une scène pastorale un peu fade en une oeuvre magnifiquement elliptique.
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