6 Le miroir réhabilité

Combattant de la guerre de 1870, dreyfusard et grand-père du Premier Ministre Miche Debré,  Edouard Debat-Ponsan fut un républicain incontestable et un peintre apprécié, notamment pour ses peintures de la vie paysanne. Parmi lesquelles on peut compter cette jeune gitane se peignant devant un miroir brisé

La Gitane à la Toilette

Edouard Debat-Ponsan, 1896, Collection particulière

DebatPonsan_CartePostaleRusse
 
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Debat Ponsan-La-Gitane-A-La-Toilette

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Il existe deux versions du tableau, dont l’une n’est connue que par une carte postale en noir et blanc, éditée en  Russie. La comparaison des deux versions est assez révélatrice des intentions de l’artiste.


Des maladresses corrigées

La version de 1896 est très certainement postérieure à celle de la carte postale,  car quelques maladresses ont été corrigées.

Suppression de l’arbre de l’arrière plan qui, entre la gitane et le miroir,  coupait la ligne de son regard.

Dans le même souci de lisibilité, réparation du dossier de la chaise, dont les deux pointes brisées perturbaient cette zone cruciale, et posaient question inutilement: les gitans sont rempailleurs, pas menuisiers.

Enfin, le ruisseau peu visible dans les herbes, s’élargit en une surface d’eau claire bordée d’une plage.


Une version normalisée

Certains détails ont été modifiés dans le sens de la décence et de la normalité :  la gitane n’est plus gauchère, la chemise rentre dans la jupe dont les plis sont moins avachis. Et il n’y a plus de vêtement équivoque jeté sur l’herbe, serviette ou blouse, soulignant le déshabillage en plein air.


L’enfant-femme

DebatPonsan_CartePostaleRusse_Trio

Dans la version de la carte postale, une ligne directrice unit l’homme, la gitane, et un enfant entre les deux, dont on ne voit que le visage dépassant du talus. Des linges sèchent, accrochés à l’arbre à côté de l’homme.

Après s’être occupée du linge, la jeune femme a traversé la route pour s’occuper un peu d’elle même au bord du ruisseau. La porte et l’escalier de la roulotte, dirigées vers elle, établissent une continuité visuelle par dessus la route, et  la désignent comme la maîtresse de maison.

Peut-être s’agit-il d’une grande soeur  qui remplace la mère disparue. Mais on sait que les gitanes se marient jeunes : il s’agit possiblement de la mère de l’enfant, et de l’épouse de l’homme.

L’éloignement entre les deux, qui se tournent le dos de part et d’autre de la route, suggère un couple qui se distend : si la gitane fait toilette, ce n’est peut être pas pour cet homme indifférent, mais pour un autre qui occupe ses songes ou ses souvenirs. Au delà du miroir, elle regarde vers la gauche,  la direction d’où vient la roulotte. Et on sent que l’arbuste qui la ramène vers sa famille n’est qu’un bien fragile obstacle à cet appel de la route.


Le chien de la famille

Dans la version de 1896, l’enfant est toujours là, mais vu de dos. Le rôle de l’adulte est tenu par une femme assise sur une chaise, qui lave son linge dans un baquet. Enfin, la roulotte est vue de côté, ce qui supprime la continuité visuelle avec la jeune fille, et accentue son éloignement de la maison roulante.

L’innovation principale est le chien, qui occupe le quart inférieur droit du tableau, laissé vide dans la version précédente.
Couché à côté de sa maîtresse, il a repéré l’artiste et le surveille en tirant la langue (la signature DEBAT-PONSAN se trouve en bas à droite). Peut-être se sèche-t-il après avoir batifolé dans le ruisseau. En tout cas son poil brun et hirsute est assorti à la coiffure « à la chien » de la jeune fille.

On comprend que ces deux là partagent des valeurs communes : liberté, légèreté, plaisirs de la vie au grand air, courir pieds nus. Mais que bientôt ce compagnon à quatre pattes ne suffira plus à la demoiselle :  celle-ci a bien trop de « chien » pour se satisfaire d’un seul.


Mère et fille

Debat Ponsan_Gitane_Mere_Fille

De part et d’autre de la route se font jour des symétries qui n’existaient pas dans la version précédente : le baquet et le linge font écho au ruisseau, la chaise de la mère à celle de la fille, le cheval au chien.

La composition semble vouloir illustrer la maxime : « Tu seras ce que je suis », par lequel les mères mettent en garde leurs filles contre la propension des plaisirs de l’eau à se transformer en lessives, les travaux faciles de rempaillage en corvées, les caresses au chien en coups de fouet au cheval.

Et le  miroir, cet instrument favori de dédoublement des jeunes filles, laissera place  à ce dédoublement  définitif, cet autre soi-même, ce miroir en chair et en os qu’est l’enfant.

Gitane_Synthese


Réhabilitation des rebuts

En remettant en service le miroir brisé cent trente ans auparavant par Greuze, Debat Ponsan a voulu probablement  faire sonner sa fibre républicaine : de même qu’il est possible de remployer les miroirs ou les chaises que cassent les riches, de même des filles pauvres que l’on croirait perdues feront finalement de bonnes mères.

Reste que la réhabilitation de symboles aussi connus reste problématique : le spectateur bourgeois peut légitimement comprendre que le peintre met en doute la virginité de le jeune gitane.

D’où trois lectures bien différentes…

La  lecture optimiste

La gitane, pauvre mais coquette, est une jeune fille comme les autres.  Quand bien même ses accessoires de toilette sont de récupération, elle a pour elle son authenticité : plus vivante, plus sensuelle, plus décidée que ces demoiselles de la ville.


La lecture  bien-pensante

Chacun sait que l’éducation des filles est essentielle : les gitans ne les surveillent pas et les élèvent comme des chiennes, les laissant courir, voler et n’en faire qu’à leur tête. C’est pourquoi leur virginité est fragile (comme un miroir) et elles font des enfants à la pelle (la chaise trouée).


La lecture de mauvaise foi

Les gitans sont si dépravés que les mères envoient leurs filles  faire le tapin au bord des routes.

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