4 Rolla trahit Gervex
Un lit bien mal fichu
Visuellement, le lit donne une impression bizarre : sur la gauche, il semble assez étroit, plutôt un lit à une place ; sur la droite, les deux coussins prouvent qu’il est bien à deux places.
En regardant mieux le panneau qui constitue le pied du lit, le pilier du fond devrait monter nettement plus haut, jusqu’à la main de Rolla. Pour rendre cette anomalie moins visible, Gervex a camouflé la pomme de pin terminale sous le couvre-lit bleu.
Le point de fuite principal
Toute la partie droite du tableau, la table de nuit, les coussins, les bougies devant le miroir, est organisée selon un point de fuite principal, situé sur l’oeil de l’homme.
Le dernier regard de Rolla
Grâce aux fuyantes de la table de nuit, les bijoux sont donc directement connectés à Rolla, créant une ambiguité ironique : son dernier regard de regret est-il pour Marion endormie, ou pour les richesses dilapidées ?
L’interprétation non-cynique, conforme à l’esprit de Musset, est que ce dernier regard joint le visage de Marion et ses bijoux. Réunissant les perles et le cou, le diadème et le front, symboliquement il la rhabille : Rolla, en définitive, ne regrette rien.
Le point de fuite parasite
La raison pour laquelle le lit apparaît mal dessiné est que le pied de lit obéit à un point de fuite différent, difficile à déterminer, mais en tout cas situé très à gauche en dehors du tableau.
Un trucage délibéré
Une entorse aussi énorme aux règles de la perspective est forcément délibérée. Quels effets Gervex en attendait-il ?
Si le pied de lit obéissait au point de fuite principal, le panneau ne se verrait absolument pas et la grille du balcon serait complètement dégagée, créant un espace libre sur la gauche. Le point de fuite parasite a donc pour premier effet de faire apparaître un obstacle, qui « coince » Rolla contre la fenêtre.
Second effet : transformer le lit à deux places, côté Marion, en un lit à une place, côté Rolla : le lit d’illusionniste imaginé par Gervex matérialise la nature illusoire de la prostitution : attirer l’homme, puis l’éjecter.
L’homme piégé
Rolla nous apparaît, littéralement, comme un homme coupé en deux, privé de ses jambes. Ejecté du lit, coincé dans la ruelle, il est incapable de retourner à son seul élément naturel qui est – comme nous le rappellent canne et chapeau – la rue.
Sauf à sauter par la fenêtre, seule issue que lui laisse la construction implacable de Gervex.
Un double point de vue
Le double point de fuite induit le possibilité de regarder le tableau de deux manières : soit en s’identifiant à Rolla, l’homme coincé. Soit en se plaçant très à gauche, en dehors du piège.
Un piège à quatre temps
Nous pouvons maintenant rassembler les éléments de l’analyse et, en lisant le tableau de droite à gauche, en quatre tranches verticales, expliquer comment la machinerie fonctionne.
Premier temps : séduction
En bas à droite, les habits sur le fauteuil rappellent l’effeuillage initial, à savoir comment la femme séduit l’homme. Les bijoux « sortis » du chapeau rappellent la réciproque : comment l’homme séduit la femme.
Au dessus, le couple formé par la lampe de chevet et le rideau peut être vu comme une métaphore des amants à ce stade, l’homme-voyeur et la femme qui relève ses voiles.
Deuxième temps : union
En bas, la canne copule avec les froufrous.
Au centre, le sexe de la femme organise l’espace.
En haut, les bougies, leurs reflets et le miroir, fournissent de riches métaphores de la pénétration : tantôt devant, tantôt dedans.
Troisième temps : disjonction
En bas, la mule, virée du pied, a été jetée contre le sol.
En haut, l’homme a été jeté contre la vitre. La femme-miroir de l’acte II est devenue, à l’acte III, une vitre voilée qui ne se laisse plus traverser : l’homme est rendu à sa solitude, acculé contre son reflet.
Ainsi Rolla est un homme non seulement coupé en deux, mais dupliqué : une sorte de Janus sans jambes dont une face regarde son futur qui l’abandonne (Marion endormie) et l’autre son passé révolu (le miroir vide).
Quatrième temps : élimination
En haut à gauche, la place est libre : on comprend que Rolla a sauté.
Au dessous, la courtepointe balancée hors du lit fournit un magnifique raccourci de la vie de débauche : couvrir, puis être rejeté.
Ou bien, sans craindre l’anachronisme, on peut s’amuser à y voir un gigantesque sexe mou, pré-freudien et pré-dalinien : tout ce qui reste après l’amour.
La grille de lecture
Le motif de la grille en fer forgé est assez remarquable :
en haut, il prend une forme de pique, à l’image du destin tragique de Rolla ;
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en bas, il prend la forme d’un coeur, à l’enseigne du métier de Marion.
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D’où l’idée de relire le tableau, cette fois, selon des couches horizontales.
La femme-sandwich
Sous le signe du pique, la couche supérieure retrace de droite à gauche, comme nous l’avons vu, les quatre temps de la dernière nuit de Rolla : d’abord il a regardé (lampe) Marion qui se déshabillait (rideau) ; puis il l’a aimée (bougie, miroir) ; maintenant il la regarde dormir ; enfin, dans un instant, il sautera par la fenêtre.
La couche centrale, à l’enseigne du coeur, héberge le corps désirable de Marion.
La couche inférieure n’est marqué par aucun motif de ferronnerie révélateur : à la place, la signature Gervex. Cette couche héberge les amours virtuelles d’un homme et d’une femme, résumés à leurs vêtements. Marion et Rolla, pour sûr. Sinon, qui ?
Cliquez pour voir le tableau de synthèse.Si Gervex avait pu signer en dehors du tableau, assurément il l’aurait fait. En plaçant son nom le plus à gauche possible, il nous indique l’issue de secours et se pose, très clairement, comme celui qui ne se laisse pas prendre à son propre piège.
Mais en est-on si sûr ? En est-il, lui-même, si sûr ? A l’extrême droite de la souricière se trouvent les appâts qui déclenchent la mécanique. Emblèmes du débauché et de la prostituée, la canne et le corset évoquent insidieusement une autre situation tout aussi marginale, qui elle aussi tire ses revenus de l’art de séduire et de la force de provoquer : pourquoi ne pas y reconnaître un énième avatar des attributs du peintre, le pinceau qui embroche la palette ?
La tranche signée Gervex prendrait alors une signification plus profonde. Plutôt qu’une copulation virtuelle entre Rolla et Marion , elle montrerait, dans sa crudité, l’acte même de peindre : effeuiller la réalité, la prendre, et puis la perdre.
Et qui dit que Gervex ne portait pas de chapeau-claque ?
Monsieur,
Permettez moi de vous dire que votre analyse du point de fuite « principal » est totalement fausse. Pour une raison simple , vous déterminez un pt de fuite sans aucune fuyantes.
Monsieur .
Permettez moi de m’étonner. Votre analyse du point de fuite » principal » dans l’oeil de Rolla est totalement fausse.pour la bonne raison que vous déterminez ce point de fuite en l’absence de toutes fuyantes (?)
Les fuyantes sont discrètes, mais bien présentes : les deux bords de la table de nuit, ainsi que la ligne qui relie le haut de la bougie et son reflet dans le miroir. Ces trois lignes sont cohérentes avec la position des oreillers.