1 Le miroir brisé
Bien avant que rupture narcissique, sadisme et voyeurisme ne se popularisent dans les chaumières, les jeunes filles se regardaient dans le miroir, les peintres le cassaient et les spectateurs appréciaient.
Du XVIIIème au XXème siècle, nous allons suivre la piste de quelques belles maladroites…
Le Malheur Imprévu ou Le Miroir brisé
Jean-Baptiste Greuze, 1763, The Wallace collection, Londres.
Cliquer pour agrandirLa victime
Cette fille à moitié coiffée, à moitié habillée, était en train de se pomponner sur un coin de table, avec la houpette posée sur la boîte à poudre. Un faux mouvement et le miroir est tombé. Maintenant elle se désole, les mains jointes, le buste penché pour constater la casse.
Seule touche amusante : le petit chien qui jappe, croyant être attaqué.
Le désordre ambiant
La table est surchargée d’objets et de boîtes, à moitié recouverte d’une nappe glissante. Le désordre est partout, tout tend à déborder hors de sa place naturelle : les livres du marbre de la cheminée, les bobines de la boîte à ouvrage, le rideau du lit sur la table.
Tout tend à tomber : le collier de perles extrait de sa bourse se récupère in extremis dans le tiroir entrouvert, d’où s’échappe à son tour un ruban. Et un châle noir incongru est posé sur le bord du dossier.
Un malheur peut en cacher un autre
Tous le monde comprend bien que le malheur dont il s’agit dans le titre originel du tableau est celui que promet le miroir brisé, mauvais présage. Mais vu le désordre lourdement souligné, « Le malheur prévisible » aurait été un meilleur titre.
A moins que le « malheur » dont Greuze nous parle ne se limite pas à la casse d’un petit miroir.
Ces filles qui lisent
La bougie et les livres posés sur la cheminée montrent que c’est ici que la fille s’assoit pour lire tard. Implicitement, la boîte à ouvrage repoussée du pied vers l’âtre montre qu’elle préfère la lecture à la couture.
Le débordement des objets, leur propension à la chute semblent constituer une sorte de portrait psychologique de la jeune lectrice, en proie aux dérèglements et aux risques moraux de cette activité nocturne.
La servante absente
Le cordon qui pend le long de la cheminée suggère qu’elle aurait pu sonner la servante pour ranger, pour l’aider à se faire belle. L’absence de la servante (depuis un certain temps, à voir le désordre accumulé) est inexplicable chez une jeune fille visiblement fortunée (le collier de perles).
Le visiteur incognito
Une tasse de chocolat (boisson connue pour échauffer les sens) est posée sur un plateau à coté des livres (connus pour échauffer l’imagination).
Et si la jeune fille avait reçu une visite, mais fait elle-même le service en se gardant bien de sonner la servante ?
Et si, lorsque le visiteur est devenu trop pressant, là encore elle s’était abstenue de sonner ?
Et si tout ce désordre désolant n’était pas l’obstacle à la visite, mais le résultat de celle-ci ?
Ouvrir sa boîte à ouvrage, sa boîte à bijoux, sa bourse, son tiroir, tremper sa houpette ou planter sa bougie : il faut bien reconnaître que la « grande fille en satin blanc,pénétrée d’une profonde mélancolie », comme la décrit Diderot, est cernée par une collection de métaphores qui pourraient bien être le sujet véritable du tableau.
Ainsi, le parefeu devant la cheminée ferait allusion à la situation qui prévalait antérieurement, tandis que le miroir brisé serait l’image de l’acte irréversible par lequel son état de véritable jeune fille est définitivement perdu.
Le miroir brisé
Maurice Milliere, 1918
Un siècle et demi plus tard, le miroir cassé est toujours un inconvénient…
Le miroir brisé
Maurice Milliere, vers 1920
…voire une véritable catastrophe : il empêche ici cette garçonne de remettre de l’ordre dans sa tignasse.
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