2 L'oiseau mort
Deux ans plus tard, Greuze récidive en remplaçant le miroir brisé par un serin mort. Et les boîtes ouvertes par une cage.
Une Jeune fille, qui pleure son oiseau mort
Jean-Baptiste Greuze, 1765, The National Galleries of Scotland, Edimbourg
Diderot dénonce Greuze
Etrangement, bien que l’allusion soit plus voilée que dans le tableau précédent, c’est à propos de ce tableau-ci que Diderot se lâche dans une interminable glose, et finit par révéler le pot aux roses :
« Le sujet de ce petit poëme est si fin, que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu ; ils ont cru que cette jeune fille ne pleuroit que son serin…
Ne pensez-vous pas qu’il y auroit autant de bêtise à attribuer les pleurs de la jeune fille de ce Salon à la perte d’un oiseau, que la mélancolie de la jeune fille du Salon précédent à son miroir cassé ? Cet enfant pleure autre chose,vous dis-je.« Diderot, Salon de 1765
Une bonne vieille métaphore
Diderot n’avait pas tant de mérite, car l‘ouverture de la cage et l’envol de l’oiseau était une métaphore courante de la défloration (voir L’oiseau envolé).
En escamotant la porte ouverte à la limite du hors champ, Greuze focalise l’attention sur ce nouvel ingrédient, l’oiseau, qui n’est plus évanoui dans la nature mais bel et bien crevé la tête en bas.
Ce cadavre emplumé permet de recycler la vieille métaphore à l’usage des connaisseurs, tout en surenchérissant dans le pathos. Le tout avec un alibi littéraire d’acier.
Un passereau de référence
« Pleurez, Grâces ; pleurez, Amours ; pleurez, vous tous, hommes aimables ! il n’est plus, le passereau de mon amie, le passereau, délices de ma Lesbie ! ce passereau qu’elle aimait plus que ses yeux !
Il était si caressant ! il connaissait sa maîtresse, comme une jeune fille connaît sa mère : jamais il ne quittait son giron, mais sautillant à droite, sautillant à gauche, sans cesse il appelait Lesbie de son gazouillement.
Et maintenant il suit le ténébreux sentier qui conduit aux lieux d’où l’on ne revient, dit-on, jamais. Oh ! soyez maudites, ténèbres funestes du Ténare, vous qui dévorez tout ce qui est beau ; et il était si beau, le passereau que vous m’avez ravi !
O douleur ! ô malheureux oiseau ! c’est pour toi que les beaux yeux de mon amie sont rouges, sont gonflés de larmes. »
Poésies de Catulle [III] Il déplore la mort du passereau
Un défaut de composition ?
« Mais quel âge a-t-elle donc ?… Sa tête est de quinze à seize ans, et son bras et sa main, de dix-huit à dix-neuf. C’est un défaut de cette composition qui devient d’autant plus sensible, que la tête étant appuyée contre la main,une des parties donne tout contre la mesure de l’autre. »
Peu après, Diderot donne l’explication, selon lui, de cette évidente disproportion :
« C’est, mon ami, que la tête a été prise d’après un modèle, et la main d’après un autre. »
Deux âges superposés
Un siècle et demi plus tard, Louis Hautecoeur est moins candide :
« Greuze décidément connaît tous les artifices des nocturnes promeneuses qui, après s’être déguisées en jeunes veuves, jouent les tendrons…. Ce n’est pas un défaut de composition, c’est un raffinement. Diderot, cet honnête paillard, ne comprenait-il point que Greuze opposait à la maturité de ces corps déjà féminins la candeur de ces visages d’enfants? » Greuze, Louis Hautecoeur, Alcan 1913, p 126
Ce procédé d’ensemblisation, consistant à superposer dans une même image deux réalités contradictoires, est une marque de fabrique de Greuze qui nous verrons fonctionner à plein régime dans La cruche cassée.
Une innocence cousue de fil blanc
N.Bryson analyse avec finesse les restrictions mentales de Greuze, moins liées à la censure sociale qu’à ses propres inhibitions :
« Le fait est que, tandis que Diderot se sent suffisamment à l’aise pour amener en pleine conscience et visibilité du discours ce que Greuze ne veut pas dire, celui-ci est inhibé et la crudité de son langage symbolique est le plus qu’il peut faire pour exprimer son intérêt pour l’érotisme. L’image lui est utile parce que son aspect figuratif fait contact avec le plaisir sexuel, sans qu’il soit besoin de représenter explicitement la sexualité interdite. La peinture lui permet d’échapper à sa censure psychique : dans cette imagerie qui s’offre à la publicité et aux commentaires, il conserve une partie pour son usage privé : privé à ses yeux, mais évident pour n’importe qui d’autre. » [1]
Diderot s’enflamme
Il vaut la peine de s’attarder un instant sur le texte des Salons de 1765 : à partir du tableau de Greuze, Diderot brode une interminable histoire dans laquelle il se place, pour consoler la jeune fille, dans une très ambigüe posture paternelle [2] :
« Je n’aime pas à affliger ; malgré cela il ne me déplairait pas trop d’être la cause de sa peine «
Comme le remarque Démoris , « le pseudo-dialogue prend l’allure d’un pénétration psychologique, qui se substitue à l’autre ». [3], p 44
La dialogue imaginaire s’introduit par des considérations esthétiques :
« O la belle main ! la belle main ! le beau bras ! Voyez la vérité des détails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ces doigts délicats, et le charme de tout cela. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur….. Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant. «
Soudainement, Diderot sort de son chapeau ce qui explique cette grande douleur : un « Il » qui n’est pas nommé, mais qui est bien sûr le soupirant :
« Eh bien ! je le conçois ; il vous aimait, il vous le jurait, et le jurait depuis longtemps…. Ce matin-là, par malheur votre mère était absente. Il vint ; vous étiez seule : il était si beau, si passionné, si tendre, si charmant !… Il tenait une de vos mains ; de temps en temps vous y sentiez la chaleur de quelques larmes qui tombaient de ses yeux et qui coulaient le long de vos bras. Votre mère ne revenait toujours point. Ce n’est pas votre faute ; c’est la faute de votre mère… «
Il est frappant que le bras, objet d’admiration dans le tableau, se trouve humecté dans la glose.
« Lorsque l’heure du retour de votre mère approcha, celui que vous aimez s’en alla. Qu’il était heureux, content, transporté ! qu’il eut de peine à s’arracher d’auprès de vous !… Comme vous me regardez ! Je sais tout cela. Combien il se leva et se rassit de fois ! combien il vous dit, redit adieu sans s’en aller ! combien de fois il sortit et rentra ! «
Se pourrait-il que, d’une manière ou d’une autre, le départ du petit ami ait à voir avec la mort du serin ? Eh bien oui :
« Cependant votre serin avait beau chanter, vous avertir, vous appeler, battre des ailes, se plaindre de votre oubli ; vous ne le voyiez point, vous ne l’entendiez point : vous étiez à d’autres pensées. Son eau ni la graine, ne furent point renouvelées ; et ce matin, l’oiseau n’était plus… Vous me regardez encore ; est-ce qu’il me reste encore quelque chose à dire ? Ah ! j’entends ; cet oiseau, c’est lui qui vous l’avait donné : eh bien ! il en retrouvera un autre aussi beau…«
Bien sûr, les passages isolés ici en toute mauvaise foi s’appliquent bien tantôt à l’amoureux qui rentre et qui sort, tantôt au serin qui est mort mais qu’on ressuscitera aisément… et non à un objet plus concret qui aurait l’avantage de réunir les deux notions.
On ne peut néanmoins se départir de l’impression que, malgré toutes les précautions narratives, un sous-texte parfaitement inconvenant et une interprétation bien précise de l’oiseau sont à lire en filigrane dans l’envolée de Diderot.
Il faut savoir que les « Salons » étaient diffusés par souscription à un nombre restreint d’amateurs de toute l’Europe, plus aptes que le grand public à apprécier les circonvolutions stylistiques autour de métaphores aviaires, que la mode des tableaux hollandais avait mises au goût du jour : on sait que la volaille morte (voir L’oiseleur) et la cage suspendue (voir La cage hollandaise) y ont le plus souvent un sens paillard joyeusement assumé.
la mort du canari
Greuze, vers 1771, collection privée
Quelques années plus tard, Greuze reprend le thème en forçant la dose : il ne faut pas comprendre que la donzelle éplorée se caresse le sein avec son jouet en plumes, mais bien au contraire, qu’elle cherche à lui redonner vie avec la chaluer de son coeur. Ce thème très hypocrite n’a pas eu d’imitateurs, sauf Debucourt dans une gravure :
Debucourt ,1787, L’oiseau ranimé
L’oiseau mort
Greuze, Salon de 1800, Musée du Louvre
En fin de carrière, Greuze exposera une version encore plus irréprochable : la jeunesse de la fille avec ses longs cheveux, la disparition de la porte ouverte, l’ajout d’un détail émouvant – la paille avec laquelle elle a tenté vainement de donner la becquée à l’oiseau – sont censées expurger définitivement le sujet de toute interprétation oiseuse.
Cependant, la délicatesse du geste contradictoire des mains – l’une qui touche et l’autre qui se rétracte – n’est pas sans faire penser à un tableau de Boilly, où une fille doit attraper sous un chapeau l’oiseau qui s’y est soit-disant caché (voir Le chat et l’oiseau).
Enfin, fidèle aux détails galants du XVIIIème siècle, Greuze n’a pu se retenir de placer, juste sous l’oiseau mort, un anneau vide entre deux belles colonnes (voir d’autres exemples dans L’oiseau chéri).
On nous signale une intéressante résurrection du thème de l’oiseau mort à l’orée du XXème siècle.
Son premier chagrin (his first grief)
Charles Spencelayh, 1910, Collection particulière
Un mouchoir rouge prêt à l’usage dans sa poche, un garçon manipule son oiseau mort.
L’inversion de sexe et le modèle à peine pubère désamorcent la continuité iconographique et l’interprétation greuzienne.
Il faudrait vraiment une grande malignité dans le regard pour voir dans les joues roses, le regard vague et le mouchoir dans la poche autre chose qu’un chagrin d’enfant.
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