3 La cruche cassée
Quelques années plus tard, Greuze réexploite à nouveau le filon de la jeune fille maladroite, d’une manière toujours plus explicite.
Le tableau fera d’ailleurs partie de la collection de Madame du Barry, une dame qui avait elle-même beaucoup cassé dans sa jeunesse.
La Cruche cassée
Greuze, entre 1772 et 1773, Louvre, Paris
Cliquer pour agrandirL’alibi bucolique
La jeune fille a été cueillir au jardin une rose qu’elle a mise à son corsage (variété Rosa violacea, ou « belle sultane ») et une brassée d’oeillets et de roses qu’elle transporte dans son tablier retroussé. Elle avait pris aussi une cruche pour ramener, au passage, de l’eau de la fontaine.
Mais la cruche est maintenant trouée, et le jeune fille nous regarde d’un oeil dépité.
La fontaine et ses bestiaux
Il faudrait un oeil bien vicieux pour voir dans le lion mafflu qui crache un filet d’eau, et dans la tête de bélier tournée vers la jeune fille comme pour fracasser la poterne d’un château-fort – autre chose que des ornements de jardin bien ordinaires. [1]
Hypothèses sur une cruche cassée
La jeune fille a peut être voulu remplir la cruche d’une seule main (puisque de la gauche elle retroussait son tablier) et l’ustensile trop lourd lui a échappé : il a fallu ensuite qu’elle se baisse pour le ramasser et repasser l’anse à son bras, toujours sans lâcher son tablier…
Autre possibilité : la jeune fille est arrivé en courant vers la fontaine, la cruche s’est fêlée en heurtant la margelle et elle vient juste de se retourner, nous prenant à témoin du malheur.
Qu’elle se soit baissé ou qu’elle ait couru, il a fallu en tout cas un mouvement brusque pour dévoiler le petit bouton de rose de son sein gauche, pendant ô combien charmant de la Rosa Violacea du sein droit.
Un témoignage d’époque
Globalement, pour les spectateurs pressés ou naïfs, l’oeuvre sauvait les apparences.
D’autres furent plus émoustillés, au point de s’inspirer du « tableau charmant de M.Greuze » pour imaginer les dessous de l’histoire, donner un prénom à la victime et expliquer qui a cassé sa cruche :
« ….Advint pourtant qu’à la fontaine
prochaine,
madame Alix l’envoye un beau matin
remplir sa cruche ; elle y court : mais advint
que par hasard se trouva là Colin ;
il a seize ans, il est beau, mais malin ;
il prend, avec douceur, la cruche à Colinette,
puise de l’eau, la rend à la fillette ;
pour son salaire, il a pris un baiser ;
le premier pris défend de refuser
celui qui fait que bientôt on trébuche ;
de baisers en baisers, Colin cassa la cruche.Madame Alix, écoutez mes leçons :
il faut fuir, mais il faut connoître les garçons ;
si trop de liberté perdit sa soeur Colette,
trop d’ignorance a perdu Colinette. »Almanach des Muses, 1778, p 125, publié par Claude Sixte Sautreau de Marsy,Charles Joseph Mathon de la Cour,Vigée (Louis-Jean-Baptiste-Étienne, M.),Marie Justin Gensoul
Une explication par l’image
Heur et Malheur ou La cruche cassée Gravure de Philibert-Louis Debucourt, 1787, GallicaTandis qu’à gauche un agneau montre patte blanche, attestant de l’innocence de la scène, le rateau retourné, sur la droite, attire l’oeil vers un tas de foin froissé… sur le bord duquel on découvre le soulier qui manque à la délicieuse.
Un emblème bien connu
Les livres d’emblèmes avaient d’ailleurs depuis un bon siècle explicité la métaphore et le proverbe qui s’y rattache :
De kanne gaet soo lange to water, totse eens breeckt
Jacob Cats, 1658, « Proteus oste Minne-Beelden verandert in Sinne-Beelden »
Le proverbe français cité est « Tant va pot la cruche à l’eau que la hanche y demeure » : la hanche est un mot à double sens, qui désigne la partie courbe d’un pot, entre le fond et la paroi – soit exactement la fracture que Greuze nous montre.
Des bonheurs contradictoires
L’intéressant ici n’est donc pas le thème, dont le côté scandaleux était alors largement émoussé ; mais la manière de le traiter au bénéfice de la tactique d' »ensemblisation » de Greuze, qui consiste à empiler dans un même tableau le plus de « bonheurs » possibles, au risque qu’ils soient contradictoires :
« Les oppositions ici sont manifestes. La fille est un stéreotype des enfants chez Greuze – avec son geste de la main infantile et ‘innocent’, ses grands yeux et sa tête disproportionnée. Mais en même temps, elle est évidemment une Femme : les signes de l’initiation et de la disponibilité – lèvres carmin, poitrine gonflée – sont tout autant exagérés et hyper-lisibles que ceux de l’enfance…. Greuze habite et prolonge le moment hyménal où la fille est à la fois Femme et Enfant, Innocence et Expérience… Les deux stéréotypes distincts sont superposés à la même place. » Word and image, French Painting of the Ancient Regime, Norman Bryson, Cambridge University Press, 1981, p 131
N.Bryson voit d’ailleurs dans ce tableau non pas l’audace, mais l’inhibition, qui mène directement à l’obsession :
« (contrairement à Hogarth) Greuze n’est pas conscient d’un second degré ; il s’autocensure péniblement, sans aucun humour. La défloration qu’il veut contempler se traduit dans le symbole plutôt voyant du récipient fêlé, mais dans la même image faite par un autre pinceau, l’effet aurait pu rester au niveau d’une banalité acceptable ; tandis que Greuze s’attarde sur la fracturation précise du tesson, tout en fléchant presque le lieu censuré de la défloration, de sorte que sa réticence devient le véhicule d’une insistance, d’une surcharge obsessionnelle. » o.c., p 150
Il a fallu tout le savoir-faire euphémisant de Greuze pour que cette jouvencelle dépoitraillée, menacée par un bélier fracasseur et un lion gicleur, pressant un tampon contre son bas-ventre et arborant à son bras l’emblème d’un hymen fracturé, ait pu passer sans scandale d’un boudoir de l’Ancien Régime au Temple de la République, toujours fraîche comme une rose…
…et fragile comme une cruche !
Pour conclure, voici quelques variations par ce grand récupérateur de thèmes scabreux
que fut Louis Icart (vers 1924)
La variante la plus greuzienne…
La même cruche, en plus élaboré…
Le symbole fonctionne tout aussi élégamment par derrière…
Ici la cruche réparée est toute prête à accueillir un perroquet, effarouché par cette perspective (sur le thème du perroquet amoureux, voir L’oiseau chéri)
Le panier percé perdant ses pommes rajoute à la figure de la petite femme délurée la notion de péché et de dilapidation.
Sur Pierre Carrier-Belleuse, autre grand amateur de cruches fracturées, voir 3 Galantes métaphores
La jeune fille sur cette peinture est une enfant de 17 ans et s’appelle Agnès.
Un dialogue entre Greuze et un certain poète appelé Florian dont il était très proche a eu lieu.
Voici le lien de toutes ces informations, découverte dans la Revue de Paris de 1841 :
https://books.google.fr/books?id=YR0yAQAAMAAJ&pg=PA179&lpg=PA179&dq=greuze+cruche+cassée+florian&source=bl&ots=E0M40jfeVi&sig=J7sKDLiH0lyhm1fIITN7gLGgy98&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwi3gYqf8_vYAhWPZFAKHXFbBUwQ6AEwDnoECAgQAQ#v=onepage&q&f=false
Je copie le dialogue ci-dessous :
belle et noble histoire.
» — Je vous l’abandonne , dit Greuze.
– C’est un legs précieux qui restera dans mon cœur en at
tendant mieux. Mais, pour vous payer en petite monnaie, voilà
tout à propos Agnès qui vient à la fontaine ; ce serait une mau
vaise idylle pour moi ; pourquoi ne serait-ce pas un tableau
pour vous ? Voyons, monsieur Greuze, à l’œuvre ! Agnès est jolie, le paysage est doux, la fontaine…
— Mais votre Agnès ne va pas à la fontaine, dit Greuze.
– Où diable va-t-elle ainsi ? se demanda Florian ; la voilà qui laisse sa cruche sur la pelouse et qui prend le sentier du
parc. Il y a quelque amourette là-dessous , je le devine. M. de
Penthièvre a appelé au château un jeune sculpteur sur bois qui sera de vos amis, mais qui en attendant est fort tendre pour
Agnès. Il est quatre heures ; à ce moment il a coutume de se
promener dans le parc ; Agnès Veut passer par-là. Que Dieu la
conduise.
— D’où vient donc cette gentille Agnès ?
— C’est la fille du jardinier d’Anet.
– Sur ma foi, c’est la plus fraîche rose du jardin.
– L’an dernier, M. le duc s’est avisé de lui dire qu’elle était
jolie; cette bonne grâce d’un grand seigneur austère a tourné
la tête à cette petite fille. Si son père n’y veille pas d’un peu
près , elle ira un peu trop loin.
– Le chemin n’est pas rude pour les jolies filles, mais il est
glissant.
— La Voyez-vous là-bas qui revient toute pensive et toute
surprise ?
— Oui. Le diable de sculpteur a pris certainement quelque
doux baiser pour son dessert.
— Il n’y a rien à dire, ils sont jeunes tous les deux; l’amour à dix-sept ans, c’est une bénédiction du ciel.
— Elle a repris sa cruche, elle vient avec une aimable in
dolence. Que ne puis-je la peindre ainsi !
— Il manquerait quelque chose au tableau.
— Quoi donc, s’il vous plaît ?
— Le baiser pris dans le parc.
— La peinture a aussi ses ressources, je puis sans peine indiquer le baiser : je n’ai qu’à peindre à la main d’Agnès une
cruche cassée.
— Par-là vous en direz trop, mais c’est une idée ingénieuse.
A l’œuvre donc ; votre tableau sera la Cruche cassée. — Et pendant que je peindrai ce tableau, vous écrirez l’his
toire que je vous ai racontée ; cette histoire aura pour titre la
Pantoufle violette. Mais qu’ai-je dit ! ceci n’est pas une his
toire, c’est une confession. Gardez-vous bien de la profaner
dans un livre. »
Voila donc la vrais histoire.
Merci de cette précision que j’ignorais. Après quelques recherches, l’histoire racontée par A.Houssaye semble quelque peu romancée (voir Anet, son passé, son état actuel. Notice historique, etc, Adolphe RIQUET (Comte de Caraman.), 1860, p https://books.google.fr/books?id=oTxYAAAAcAAJ&pg=PA139&dq=%22cruche+cass%C3%A9e%22+anet&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi2sqjypv3YAhUDOhQKHVTzCsAQ6AEIKDAA#v=onepage&q=%22cruche%20cass%C3%A9e%22&f=false
Néanmoins, le fait que la fille du jardinier d’Anet ait servi de modèle à Greuze, au moins pour le visage, semble plausible. Elle était paraît-il racontée par Mme Vigée-Lebrun dans les années 1830. J’ai aussi lu que la fontaine représentée sur le tableau serait une de celles de la cour d’Honneur du château, mais je n’ai pu en retrouver de trace. Si vous avez d’autres informations, je suis preneur.
N’importe quoi ! il s’agit de sa future femme, la fille du libraire…
Quelles sont vos sources Svp ?
Bonjour Albrech,
Désolé pour ce retour bien tardif .
Mes sources.
Il y a un tableau de Pierre Carrier-Belleuse intitulé « Nu à la cruche » (1930) (vendu sur artnet.fr en 2006).
Ce tableau est référencé et bien connu (trouvé sur internet sans problème). Sur ce tableau la jeune fille est toute jeune, nue, et la cruche est entière. Non cassée. Comme sa virginité.
Mais il existe un autre tableau ! non connue, non référencé, signé, et daté de 1931, …et que je possède. On y voit une jeune danseuse, avec sa bretelle de soutien gorge gauche maladroitement tombée sur son épaule, et elle porte à la main droite …une cruche cassée. Signifiant que, maintenant plus agée, …elle a perdue sa virginité.
Bien cordialement
PS : quant à Beckysharp …que cette personne retourne sur les bans de l’école! un peu de culture sur le symbolisme ne fait pas de mal à personne. CQFD
Bonjour
Je m’intéresse beaucoup à Pierre Carrier-Belleuse, je ne sais pas si vous avez vu mes articles sur lui, je serais hereuex d’avoir votre opinion. https://artifexinopere.com/?cat=79
L’existence de deux versions de la cruche est très intéressante. Bien sûr qu’en 1930 les artistes comprenaient bien sa signification. Si vous vouliez bien me confier une photographie de votre tableau, je serais heureux de le publier. Si vous voulez qu’on se contacte, remplissez le champ email dans le commentaire, il n’apparait pas en public.
Bien cordialement
Je cherchais une photo de ce tableau et en lisant la description je vois que vous êtes passé un peu à côté de l’interprétation :). Bien sûr il y a toujours beaucoup d’interprétations, mais ici Greuze est on ne peut plus explicite. D’ailleurs Greuze est connu pour ses sujets moraux (voir franchement moralistes parfois), et souvent opposant la bourgeoisie à une noblesse décadente.
C’est un tableau infiniment triste, d’ailleurs Greuze l’a parfaitement rendu dans le regard de cette innocente qui ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Cette jeune fille n’a pas seulement perdu sa virginité, elle a été violée. Et pas par n’importe qui, par un aristocrate comme c’était bien souvent le cas malheureusement à l’époque. Regardez la fontaine, le lion jouissant à tête quasi d’homme, cet aristocrate avec un jet… La cruche cassée comme ça a été dit ci-dessus est un classique de la perte de virginité. D’ailleurs en voyant les fleurs abimées, le terme déflorée convient tout à fait. Enfin elle se tient d’ailleurs le ventre, peut-être sera-t-elle enceinte.
Je ne veux pas faire de pédantisme mais il ne s’agit pas du tout d’une cruche cassée par accident mais d’une véritable critique sociale par un drame privé mais terriblement banal.
Merci d’avoir pris la peine de cette analyse, avec lesquelles je suis évidemment d’accord.
Mon texte est délibérément ambigu, car il tente de se placer du point de vue « euphémisant » de Greuze : son but est justement de faire semblant de ne pas avoir dit ce qu’il montre, et c’est cette hypocrisie raffinée qui faisait sa réputation. Les amateurs de l’époque étaient suffisamment avertis pour ne pas se contenter de dévoiler le symbole : ce qu’ils appréciaient, c’est la qualité et le caractère irréprochable de l’emballage.
Il faut se replacer dans une époque où les amateurs d’art étaient exercés depuis deux siècles à analyser , à décrypter et à critiquer les moindres détails. Greuze pratique ce qu’on pourrait appeler une symbolique-bouffe (un peu comme il y a un opera-bouffe), exagérée et virtuose,qui s’amuse de ses propres codes et se moque de son contenu.
Le ciel du tableau est gris sombre, inquiétant. Le vêtement de la jeune fille est blanc, virginal, il est pourtant désordonné son corsage a été défait, le lien qui le retenait est lâche et pend. La fleur charmante à son corsage a perdu la moitié de ses pétales, elle n’est plus fraîche ou si elle a été récemment cueillie (comme le suggèrent la brassée de fleurs qu’elle transporte) elle a abimée récemment. Les roses qu’elle porte n’ont pas d’épines. La perspective dans laquelle se place le satyre est étonnante, il aurait dû se trouver au milieu de la fontaine plutôt qu’à gauche, se rapprochant dès lors de la jeune fille, dans son dos.Par ailleurs, il crache tout à côté de la jeune fille, or elle ne se trouve pas dans le bassin, il crache donc hors du bassin. Et quelle jeune fille reviendrait en jupon, le corsage défait d’avoir été à la fontaine (où se trouve cet inquiétant personnage)? d’une rencontre amoureuse? elle aurait le sourire aux lèvres… la brassée de fleurs n’est pas assez volumineuse ni pesante pour nécessiter deux bras qui la portent. Que cache-t’elle ? Ce tableau n’est en rien charmant, il est inquiétant, sombre, grisé même les plis de la robe blanche sont assombris. Seul le visage de la jeune fille semble pur
suite du précédent: seul le visage de la jeune fille semble pur dans un environnement sombre, inquiétant et peuplé. Sa cruche est cassée, sa fleur abîmée, qu’est-il arrivé à cette toute jeune fille?