2 L'Estacade vue de côté
Certains artistes ont exploité ses poutres énormes dans des points de vue piranésiens ; et se sont intéressé au contraste entre cette masse de bois et les monuments de pierre qui l’entourent.
Merci à Laure et Alain Germain qui nous ont permis de compléter notre série chronologique avec quatre oeuvres de leur collection.
L’Estacade entre l’ile Louviers et l’ile St Louis
1840, Eau forte de A.P.Martial
Vue de dessous et de côté, l’Estacade prend des allures de pont-levis moyenâgeux, avec ses madriers gigantesques et l’unique réverbère qu’elle exhibe comme un gibet.
Ce point de vue romantique a pour avantage de placer la rugueuse construction sous le patronage d’un édifice tutélaire, non plus l’église Saint Paul mais la cathédrale Notre Dame, bien plus à la mode en ces temps néo-gothiques.
La composition, barrée assez maladroitement par la barque du premier plan, le pont suspendu du second plan et une construction allongée placée juste sous les tours de la cathédrale, manque néanmoins de profondeur.
L’Estacade
Jongkind, 1854, Collection privée
Quinze ans plus tard, Jongkind reprend ou réinvente la formule de Martial, en lui donnant toute sa puissance expressive.
Les barques du premier plan, au lieu de faire obstacle au regard, le guident vers l’Estacade, dont l’ouverture n’est pas visible sous cet angle. Barré par ce rempart infranchissable, le regard n’a d’autre choix que de glisser le long du quai jusqu’aux deux tours, bien plus éloignées que celles de Martial.
D’autant plus que la masse sombre du nuage, opposée à la masse sombre de la barque, concourent à le confiner dans cette bande intermédiaire, dont la seule issue est le lointain.
Jongkind a également résolu le problème du pont suspendu, par un rendu aérien qui élimine l’effet de barrage et fait au contraire participer l’édifice à l’échelonnement des plans dans la profondeur. Mieux : il s’est même payé le luxe de rajouter un second pont – deux arches du pont de la Tournelle – dont le gris pâle ajoute encore à la perspective atmosphérique.
Vue de Paris, la Seine, l’Estacade
Jongkind, 1853, Musée des beaux arts, Angers
Mais le chef d’oeuvre de Jongkind, en ce qui concerne l’Estacade, est ce vaste panorama de 1853, qui se déploie harmonieusement dans les trois directions de l’espace.
Le déploiement en profondeur
Il reprend les mêmes principes que dans le tableau de 1854, sinon qu’il s’amorce un cran plus tôt : sur la barque de droite , un des deux mariniers tire un cordage dont l’extrémité est en hors champ (autre barque ou anneau d’amarrage, peu importe), ce qui a pour effet de donner un élan supplémentaire au regard en avant de la composition.
De là, le spectateur longe les trois remparts successifs des pierres de taille, des poutres serrées et des façades des maisons, sans se trouver gêné par aucun obstacle jusqu’aux tours de Notre Dame.
Le déploiement en largeur
Depuis la barque des mariniers, le regard peut aussi se diriger vers la gauche, sauter sur la petite barque en contre-bas et, rabattu par l’oblique de la rame levée, sauter encore jusqu’au groupe des trois autres barques relevant un filet de pêche au milieu du fleuve.
De là, il n’a plus qu’à sauter sur le bac à vapeur pour se retrouver rive gauche (en fait, il s’agit d’un « toueur « , comme le précise Charles Berg dans son utile commentaire).
Le déploiement en hauteur
Suivons maintenant la fumée noire du vapeur, qui fait écho à la fumée noire d’une cheminée de la rive : nous voici en haut de la passerelle, à côté des badauds qui, d’en haut, regardent les pêcheurs à la ligne. La boucle est bouclée.
Le truc qui cloche
Cependant, quelque chose ne nous satisfait pas dans ce monde qui tourne si rond : non pas un détail, un élément secondaire, mais un édifice majeur que Jongkind a délibérément subtilisé afin que son système fonctionne.
Plan de la ville de Paris dressé par X. Girard, 1820, revu en 1830
Revenons vingt ans en arrière…
Notre Dame vue depuis l’Ile Louvier
Gouache anonyme, 1836, Collection Laure et Alain Germain
Voici un point de vue analogue, dessiné par un anonyme depuis le rivage encore naturel de L’Ile Louvier : le quai Henri IV sera aménagé vers 1843, au moment où l’île sera rattachée à la rive droite. A gauche on voit les grilles de la Halle aux Vins, au centre le pont de la Tournelle. En avant, deux piles sont en construction, enveloppées d’échafaudages : nouveauté qui est sans doute le sujet d’intérêt de notre anonyme.
Plan de la ville de Paris 1830, 1860, Andriveau Goujon
Et voici le point de vue choisi par Jongkind, plus près de l’Estacade, presque dans l’alignement du quai de Béthune.
La passerelle de Constantine
Elle avait été construite de 1836 à 1838, et nommée ainsi pour commémorer la prise de la ville en 1836, lors de la conquête de l’Algérie. C’était une passerelle à péage pour piétons, construite par le sieur de Beaumont, qui en avait la concession pour 20 ans.
Le 8 octobre 1872, vers quatre heures de l’après midi, le tablier de la passerelle de Constantine tomba subitement dans la Seine ( Mémoires de Du Camp ) : elle fut démolie, et rapidement remplacée par la seconde partie du pont Sully.
Ainsi, la passerelle de Constantine est ce pont suspendu qui, tel un héros stalinien, est caviardé par Jongkind dans la version de 1853 et réhabilité dans celle de 1854.
Une « subtilisation » excusable
Ainsi un paysagiste célèbre peut-il se trouver pris en flagrant délit d’arrangement avec la réalité, pour une raison purement formelle et pour la plus grande gloire de l’Art.
Dans la version « enfilade » de 1854, l’unique pylône de la passerelle introduit un élément vertical qui a pour intérêt de minimiser la hauteur des tours de Notre Dame, et donc les éloigner.
Dans la version « panoramique » de 1853, le pont suspendu aurait été visible en totalité, combinant le composant vertical des pylônes avec le composant horizontal du tablier.
Dans ce rôle de composant mixte, Jongkind a préféré un élément plus efficace parce que dynamique : le bateau à vapeur dont on suit le sillage vers la gauche, puis la fumée oblique vers le haut et la droite.
Poursuivons notre série chronologique avec des oeuvres d’artistes moins connus, mais fort intéressants.
Notre Dame vue depuis l’Estacade Eau-forte de Alfred-Alexandre Delauney,
planche 46 de la série Paris pittoresque, historique et archéologique – 1867 [1]
Collection Laure et Alain Germain
Dans ce point de vue très symétrique, la passerelle de Constantine englobe les arches du pont de la Tournelle, mettant à la place centrale une des nouvelles attractions du Paris Second Empire : la flèche de Notre Dame, édifiée en 1860.
Toutes les oeuvres rencontrées jusqu’ici montraient une cheminée qui fume. Ici culmine cet hymne au modernisme, avec la fumée blanche et la fumée noire qui encadrent l’appendice harmonieusement rajouté au coeur du monument historique, tel la pyramide au Louvre. La fumée n’apparaîtra plus désormais, l’industrie ayant été bannie du centre-ville.
[1] Consultable sur http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/4100-paris-pittoresque-historique-et-archeo/
Notre Dame vue depuis l’Estacade
Edmé Emile Laborne, 1872-1873, Collection Laure et Alain Germain
Ce tableau peut être daté assez précisément, entre le 8 octobre 1872 (effondrement de la passerelle de Constantantine) et le début des travaux du pont Sully en octobre 1873. Les deux piliers de la passerelle disparue mettent en valeur la pérennité de la cathédrale.
Laborde aurait pu voir le tableau de Jongkind, exposé depuis 1853 au musée d’Angers. De même que son prédécesseur avait animé son premier plan par le spectacle des marins, Laborne nous montre un quai grouillant de vie, avec un charriot qui repart chargé de barriques et un autre qui attend les sacs que les dockers sont en train de décharger. Deux d’entre eux, leur cape à la main et sur l’épaule, discutent près des tonneaux.
L’élément-clé de la composition est le mât, qui en marque exactement le milieu. Peut-être le drapeau entouré d’un coin de ciel bleu évoque-t-il la renaissance, après l’orage de la guerre, du sentiment national. Mais l’intérêt de ce mât est ailleurs :
cousinant avec la flèche de Notre Dame, il suggère que la cathédrale est comme un immense bateau à l’amarre, immuable tandis que la vie change.
Notre Dame vue depuis l’Estacade
Après 1877, Musée Carnavalet
Après l’oeuvre sensible de Laborne, voici une vue technicienne du quai Henri IV parfaitement ordonné et policé. Le pont Sully flambant neuf escamote le vieux pont de la Tournelle et semble supporter, sur une de ses piles, tout le poids de la cathédrale.
Notre Dame vue depuis l’Estacade
Coulon,1890, Collection Laure et Alain Germain
Les plages rouge brun, vert bronze et jaune du quai et du pont Sully relèguent la cathédrale dans la grisaille. Si sa flèche marque encore le centre de la composition, sa verticalité est contredite par l’oblique de la grue à vapeur.
Anonyme 1836 | Jongkind 1853 |
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Delaunay 1867 | Laborne 1873 |
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Anonyme (après 1877) | Coulon 1890 |
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2016 |
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En recadrant les six oeuvres à la même échelle et en les centrant sur Notre Dame, on se rend compte que Jongkind a eu tendance à éloigner la cathédrale pour accentuer l’effet de profondeur, tandis que Delaunay, à l’inverse, a exagéré sa masse. Les quatre autres artistes se tiennent, quant au respect des proportions.
La Seine en Décembre
Fritz Thaulow, 1892, collection privée
Une atmosphère dramatique
A première vue, la scène a tout pour être dramatique : les badauds regardent d’en haut une barque vide, qui semble en mauvaise posture dans l’eau glaciale. Son occupant est-il tombé dans la Seine ? Et que signifie ce nuage de fumée qui s’échappe de l’Estacade, comme si celle-ci avait pris feu ?
Une scène en mouvement
Pour comprendre cette petite énigme, il suffit de se la représenter en mouvement : un bateau est tout simplement en train de traverser l’Estacade, tirant au bout d’un cordage le canot vide et laissant derrière lui son panache de vapeur.
Le bateau du second plan, amarré à la berge par une passerelle fixe, ajoute un contrepoint statique à cette scène dynamique.
Ce bateau existait d’ailleurs bel et bien, comme le montre cette carte postale prise en sens inverse (la réclame indique : La belle jardinière, Vêtements). On y voit également le quai sur lequel Thaulow s’était placé (le point de fuite se situe entre la première et la deuxième traverse horizontale, en partant du haut).
Si Thaulow joue à la devinette avec le spectateur, peut-être s’amuse-il aussi à détourner la composition de Jongkind en une sorte d’hommage malicieux, montrant ce qui était caché (le rempart de l’Estacade a une brèche) et cachant ce qui était montré (le bateau à vapeur invisible traverse le tableau en sens inverse).
L’Estacade
Charles Heyman, début XXème
Le point de vue ne fait pas tout s’il n’y a pas d’intention derrière. Pour preuve cette eau-forte assez faible de Charles Heyman, prise d’un peu plus loin : le côté « rempart » de l’Estacade n’est pas exploité, et seuls sont retenus les éléments les plus faciles : Notre Dame, les badauds et deux pêcheurs à la ligne, à l’endroit même où Jongkind les avait placés.
Bonjour, j’aime beaucoup Jongkind (qui avait d’ailleurs le même jour anniversaire que moi) et votre analyse de ces toiles. Juste un complément : le bateau à vapeur que vous nommez « bac », et qui ressemble à un chameau avec ses deux bosses, est en fait non pas un bac mais un « toueur », bateau conçu pour remorquer tout un convoi de bateaux sur la Seine sur plusieurs kilomètres. Les « bosses » abritent en fait deux bobines de treuil sur lesquelles passe un chaîne sur laquelle se hale le bateau et qui fait plusieurs tours morts avant d’être remise à l’eau derrière le toueur. Cordialement. ChB. Voir : http://projetbabel.org/fluvial/toueur.htm
Merci pour cette précision, qui rajoute encore à l’intérêt documentaire du tableau et souligne le réalisme de Jongkind.
Le « remorqueur » du tableau de 1853 est l’ »Hercule », premier toueur ayant évolué sur la Seine en 1839. Construit par le célèbre mécanicien Cavé, à la demande de Latour du Moulin, il assurait une liaison Passy-Pont des Arts. Mais vers 1842, il passe en amont de l’écluse de la Monnaie pour remplacer les chevaux de halage jusqu’à Bercy.
En 1846, il est rejoint par l’Austerlitz de Charles Dietz (2 chaudières donc 2 cheminées). Ce sont les deux seuls toueurs sur la Haute-Seine jusqu’en 1857. Ce sont donc les 2 cheminées de l’Austerlitz qui figurent très discrètement sur le tableau de 1854, à l’extrême gauche devant les arches du Pont de la Tournelle.
https://toueurshauteseine.fr/accueil-ths/peintures-et-dessins/jongkind-et-le-mystere-de-lestacade/
Merci de ces précisions.