3.2 Trucs et suprises
Il ne suffit pas d’ouvrir le diptyque : encore faut-il le manipuler avec attention, comme une boîte à secrets, pour déclencher son petit mécanisme…
Diptyque de Maarten van Nieuwenhove
Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges
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L’encadrement d’origine
Nous sommes devant l’un des rares cas où un diptyque de dévotion a conservé son encadrement d’origine. Les inscriptions peintes indiquent le nom et l’âge du donateur, ainsi que la date du tableau.
Mais l’arrière de l’encadrement fournit d’autres indications précieuses : un biseau en bas du cadre montre qu’il n’était pas fixé au mur, mais posé sur un meuble. Et le revers était peint d’un simple décor de marbrure.
Le manteau qui déborde
Le manteau rouge de Marie déborde légèrement sur le cadre de gauche, juste à côté de la date (et d’un minuscule dragon gravé dont on ignore la signification). Ce type de procédé est rarissime pour l’époque, et semble réservé aux diptyques privés, pour lesquels l’artiste jouit d’une plus grande liberté d’innovation que dans les tableaux d’église. Un exemple tout aussi discret est celui de l’Annonciation de van Eyck (vers 1433/1435) du Musée Thyssen-Bornemisza, un diptyque dont on n’a conservé que le verso peint en grisaille.
L’exceptionnel effet de relief est accentué par les bases octogonales des deux statues, qui débordent très légèrement sur le cadre.
Le coussin qui déborde
Des hachures faites directement dans la dorure font une ombre sous le coussin, renforçant l’effet de relief.
Les lignes du tapis
Les fuyantes du tapis ne convergent pas sur la ligne d’horizon qu’on voit par la fenêtre, mais bien au-dessus.
Un erreur est peu probable : on sait par des tracés sous-jacents que Memling a beaucoup travaillé la perspective du diptyque. La seule possibilité est que le parapet, sur lequel est posé le tapis, soit en pente. Nous comprenons alors que le biseau du cadre prolonge à l’extérieur de la scène ce parapet incliné : le objets qui dépassent, manteau et coussin, sont là pour nous suggérer cette continuité.
Le parapet en pente (Scoop !)
Première conséquence : le coussin sous le séant de Jésus sert à compenser la pente.
Deuxième conséquence : le parapet côté Marteen est lui aussi en pente, et le manteau de Marie, replié sous le livre, a la même utilité pratique que le coussin.
Glisser vers le monde
Jésus d’un coté, le livre de l’autre, sont donc en suspens, prêts à glisser du tableau vers le cadre, de la pièce peinte vers la pièce physique où est exposé le diptyque. Ainsi les deux panneaux communiquent non seulement par l’intérieur, mais également vers l’extérieur.
Comme nous l’avons déjà remarqué, le diptyque vu en largeur imbrique le domaine sacré avec le domaine profane ; vu en profondeur, il tend à brouiller la limite entre la représentation et le réel, au point que l’une semble sur le point de se déverser dans l’autre : en cela, il fonctionne comme un dispositif exceptionnel d’unification des espaces, qui implique Marie, Marteen et le spectateur dans une même mise en scène.
Un parapet sans bords
Les bords du parapet sont impossibles à déterminer :
- le bord gauche est hors champ ;
- le bord droit est masqué par les franges du tapis au niveau du raccordement avec le pilastre de droite, ce qui empêche de se rendre compte de la pente ;
- le bord avant est coupé par le cadre ;
- le bord arrière se perd sous les vêtements.
Si l’on se base néanmoins sur la petite partie de tapis visible côté Marteen, il semble bien que ce bord arrière soit légèrement brisé à la limite entre les deux panneaux.
Le point de fuite du panneau Marie
Les lignes du tapis convergent sur la verticale située à gauche du meneau (ce meneau possède deux minuscules fuyantes, une erreur de Memling car elles sont incohérentes avec celles du tapis).
Le point de fuite, peu marqué, se situe donc au croisement de la ligne d’horizon et du bord gauche du meneau.
Le point de fuite du panneau Marteen
Pour ce panneau en revanche, les nombreuses fuyantes permettent de déterminer le point de fuite avec précision. Il se situe dans l’autre panneau, à hauteur de la ligne d’horizon , juste à droite de la joue de Marie.
Le bon angle du diptyque
Nous retrouvons la situation des points de fuite mobiles que nous connaissons bien (voir Le diptyque d’Etienne). Ici, l’angle d’ouverture du diptyque pour lequel les deux points fusionnent est beaucoup plus faible que chez Fouquet : le panneau Marteen doit être refermé d’environ 20° par rapport au plan frontal du panneau Marie.
Maintenant, on se rend compte que Marteen ne regarde pas dans le vide : à genoux sur le côté, comme le montre le reflet dans le miroir, il fixe réellement Marie.
De plus, le bord arrière du parapet n’est plus brisé, mais droit. Ce détail est significatif : Memling ou son commanditaire voulaient que la perspective soit exacte lorsque le diptyque est ouvert au bon angle, sans pour autant que la brisure du parapet ne choque le regard lorsque le diptyque est grand ouvert : d’où la nécessité de dissimuler les bords du parapet.
La charnière et le coin
En prolongeant les horizontales du mur du fond et du mur de droite (par exemple la moulure du lambris et la traverse des fenêtres), on constate que le coin de la pièce, caché par le cadre, se situe à proximité de la charnière du diptyque.
Non seulement Memling a retrouvé l’idée de Fouquet d’utiliser l’angle entre les panneaux pour accentuer l’effet de perspective, mais il l’a poussée à son terme : en superposant la charnière et le coin de la pièce, il identifie les deux panneaux aux deux cloisons : le diptyque devient véritablement un modèle réduit de la scène qu’il représente. La peinture mime l’architecture.
Les deux fenêtres
Le miroir montre deux ouvertures rectangulaires derrière les silhouettes vue de dos, ouvertures qui sont donc nécessairement face à eux : il ne faut pas longtemps pour comprendre que ces deux fenêtres ne peuvent être que celles par lesquelles nous regardons la pièce. En même temps qu’il nous révèle les deux livres, le miroir nous fait comprendre qu’il y a en fait deux parapets, donc deux tapis identiques : l’impression de continuité est une illusion savamment entretenue…
Sans l’image dans le miroir, il est difficile d’avoir l’idée que nous regardons la scène au travers d’une fenêtre, et rien n’indique qu’il y en a deux ! Peut-être l’idée de ce truc est-elle venue plus tard, au moment des remaniements du tableau : car en même temps qu’il ajoutait le miroir, on sait que Memling a retravaillé la colonne, transformant sa base circulaire en une base octogonale qui attire l’oeil sur le parapet.
Le plan de la pièce
Nous pouvons maintenant reconstituer le plan approximatif de la pièce : avec ses six ouvertures donnant dans trois directions, c’est une sorte de belvédère haut perché. Les deux fenêtres vers le Nord, dont nous venons de prendre conscience, sont en fait une fenêtre géminée ornée de colonnes de part et d’autre, avec sans doute une double colonne entre Marteen et Marie (d’après la largeur entre les ouvertures qu’indique le reflet dans le miroir). Cette fenêtre ne peut pas avoir de volets intérieurs à charnière : il est probable qu’un autre système d’obturation par l’extérieur existe.
Et le peintre n’étant pas sensé voleter en haut d’une tour, on peut imaginer qu’il se trouve sur un balcon.
Marie et Marteen s’exposent donc aux regards des Brugeois, depuis un balcon d’honneur qui donne sur la ville.
Les deux cadres
Le cadre de gauche, le panneau fixe du diptyque, permet de regarder de face la Vierge et le mur du fond. Physiquement, il est plaqué à l’extérieur de la pièce tout contre la fenêtre de la Vierge, au point que le manteau et le coussin débordent légèrement sur le cadre.
Le cadre de droite, le panneau mobile du diptyque, montre de biais Marteen et le mur latéral. En pivotant, il s’écarte du mur, raison pour laquelle sur lui rien ne déborde.
L’espace entre les deux cadres permet de subtiliser la colonne entre Marie et Marteen, donnant l’illusion d’un parapet continu.
Effet parapet, effet charnière
Dans ce diptyque quelque peu expérimental, Memling explore deux effets liés au cadre : d’une part, il semble vouloir le faire disparaître dans un continuum entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur, aussi franchissable qu’un muret en pente sur lequel est posé un livre : c’est ce que nous pourrions appeler l’effet « parapet » : un dispositif passif qui pose une frontière conventionnelle, une distance de respect.
D’autre part, les deux cadres articulés forment une sorte de lunette 3D avant la lettre, qui montre l’espace du tableau à la fois de face et de côté. Le spectateur, en manipulant le volet droit pour trouver le bon angle de vue, se trouve du même coup impliqué, immergé dans le lieu mystique du volet gauche, à un doigt du manteau de Marie. Les deux cadres donnent deux points de vue sur le réel, tout en cachant derrière leur jointure un élément essentiel de la pièce. C’est ce que nous pourrions appeler l’effet « charnière » : un dispositif actif et même interactif, par lequel le spectateur est invité à faire surgir, derrière l’apparence scindée, une réalité unifiée.
Le manteau de Marteen
La double-colonne invisible qui interrompt le parapet implique qu’il y a nécessairement, devant Marie et devant Marteen, deux tapis aux dessins identiques. Mais la conséquence la plus bluffante est que le bout de manteau plié sous le livre de Marteen ne peut être contigu avec le manteau de Marie.
Nous comprenons alors le dernier truc, le but caché et pourtant évident du diptyque : couper un bout du manteau rouge de Marie pour l’offrir à Marteen, tout comme dans le vitrail l’épée tranche la part du pauvre dans le manteau rouge de Saint Martin.
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