La maison de Nazareth
La Maison de Nazareth est un tableau complexe de Zurbaran, qui reste largement mystérieux malgré de nombreuses études. Cet article rappelle les principaux acquis de ces travaux, et propose une explication de la genèse de cette iconographie novatrice. [1]
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1) L’Enfant à l’épine
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L’Enfant à l’épine (El Niño de la Espina)
Francisco de Zurbarán, 1645-50, Museo de Bellas Artes, Séville
Réalisé probablement pour la chartreuse de Santa María de las Cuevas, cette composition apparaît d’emblée comme une absurdité narrative : pourquoi le garçonnet aurait-il joué à tresser en rond des branches épineuses ? On n’a trouvé aucune source textuelle ni aucun précédent à cette iconographie, qui semble bien être une invention de Zurbaran.
Une composition symbolique
L’idée apparaît moins étrange si on l’inscrit dans la lignée de gravures purement symboliques mettant en scène Jésus enfant, telles que celles-ci :
Le petit sauveur
Diana Scultori Ghisi (Mantuana), 1577
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Le Christ repose dans un cœur ardent, |
Christus in ardenti requiescit corde, |
La couronne d’épines figure non en tant qu’objet physique, mais en tant qu’attribut glorieux. A noter que le geste de la tête appuyée sur la main n’a ici rien de mélancolique : il exprime simplement le sommeil paisible.
Jésus se repose dans le coeur de celui qui l’aime (série Cor Jesu amanti sacrum)
Anton Wierix, vers 1600
L’idée est reprise vingt ans plus tard en Hollande, avec là encore l’idée de la paix, qui se répercute de l’Enfant endormi à celui qui l’aime :
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En vain le vent du nord menace, |
Frustra Boreas minatur, |
Mais tandis que ces deux gravures insistent sur le sommeil paisible de l’Enfant, la composition de Zurbaran développe l’idée inverse : celle du futur tragique qui s’invite au détour d’un jeu innocent.

La nature morte de la table participe d’ailleurs au même registre de l’anticipation de la Passion : les oeillets symbolisent couramment les clous ensanglantés, et le chardonneret attiré par celui tombé sur la table rappelle la légende selon laquelle cet oiseau, connu pour nicher dans les chardons, se serait tâché la tête avec le sang de la couronne d’épines.
Le livre et le tiroir (SCOOP)
Deux objets en saillie, le livre et le tiroir entre-baillé, entretiennent une affinité formelle qui suggère fortement que l’un vient d’être sorti de l’autre. Ces deux mouvements corrélés – l’ouverture du tiroir et l’extraction du livre – font écho aux deux autres objets mobiles, l’oeillet tombé sur la table et le chardonneret qui s’y pose. Si la métaphore aviaire anticipe la Passion, il est possible que la métaphore menuisière anticipe elle-aussi des événements postérieurs : l’ouverture du tiroir anticipe celle du tombeau, et le livre posé sur la table anticipe l’Evangile posé sur l’autel durant la Messe.

L’abside de l’arrière-plan conforte cette analogie entre la table et l’autel d’une église, orné d’un vase de fleurs.
Ainsi, dans un raccourci temporel fulgurant, l’Enfant contemple, au delà même de sa Passion, sa Résurrection et son culte.
Une source graphique connue
Les historiens d’art ont montré que nombre de compositions de Zurbaran s’inspirent de gravures qu’il pouvait consulter à Séville.
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L’Enfant à l’épine |
Les Noces de Cana, Cornelis Cort, 1577 |
Ainsi on a repéré depuis longtemps que l’abside de l’arrière-plan a été empruntée à cette gravure. Cependant, tandis que Cort montrait trois niches de la moitié gauche, Zurbaran a symétrisé la composition, en plaçant deux niches latérales de part et d’autre de la niche centrale, pointée par un oculus aveugle. Devenues équivalentes, les trois niches acquièrent une symbolique trinitaire. Peut être peut-on aller plus loin :
- celle de gauche, derrière l’auréole divine, pourrait évoquer Dieu le Père ;
- celle du centre, au dessus du chardonneret et de l’oeillet, correspondrait au Fils ;
- celle de droite, au dessus du livre des Ecritures, évoquerait le Saint-Esprit.
Une source graphique inédite (SCOOP !)
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L’Enfant à l’épine |
La Vierge cousant (d’après Guido Reni), Gravure de Sébastien Vouillemont, 1640-60 |
Cette gravure s’inspire d’une gravure perdue de Guido Reni, où un troisième ange, à gauche, relevait le rideau [2]. Zurbaran s’est clairement inspiré soit de la gravure originale de Reni, soit de la copie par Vouillemont, pour le rideau, et surtout pour la posture des jambes : un seul pied visible, portant une sandalette et jouxtant le pied de la table.
Cette influence manifeste n’a pas été repérée par les historiens d’art, sans doute à cause du changement de sexe : la jeune Marie, auréolée et la tête penchée, levant son aiguille de la main droite, est transposée en un jeune Jésus dans la même posture, pressant dans cette même main son index gauche blessé.
La piqûre de Jésus vient donc se superposer à la couture de Marie, dans une association d’idée qui faisait sans doute le délice des commanditaires.
Une chimère botanique (SCOOP !)
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Lunaria annua |
Zurbaran a imaginé une plante fictive, qui ne correspond à aucune des épineux traditionnellement associés à la couronne du Christ [3]. Ses feuilles plates et rondes sont probablement inspirés par les fruits plats de Lunaria annua, la Monnaie du pape, connue aussi sous le nom de Monnaie de Judas (monedas de Judas). Mais Zurbaran les a groupés trinitairement, et a rajouté les épines.
Ce qui confirme une nouvelle fois que la composition ne suit pas une logique narrative ou réaliste, mais s’inscrit dans une démarche purement symbolique.

Le Christ enfant contemplant la Couronne d’épines
Zurbaran (école), 1645-50, Fondation Bemberg, Toulouse
On retrouve le même plante dans cette variante en extérieur, avec à l’arrière-plan le pont romain de Séville.

La Maison de Nazareth
Zurbaran, 1644, collection Colomer, Madrid
En revanche, elle est totalement escamotée dans la plus fameuse réplication de l’Enfant à l’Epine, dans la moitié gauche de La Maison de Nazareth, signée et datée de 1644.
En synthèse
La découverte que l’Enfant à l’épine est une transposition délibérée de la Vierge cousant de Guido Reni prouve qu’il s’agit d’une oeuvre conçue de manière autonome, et non pas dérivée de La Maison de Nazareth. Zurbaran l’a truffée d’éléments symboliques, dont le chardonneret à l’oeillet, le tiroir ouvert, l’abside trinitaire et la « monnaie de Judas » imaginaire. Cette plante laborieusement inventée disparaît, en 1644, dans La Maison de Nazareth.
Le plus probable est donc que l‘Enfant à l’épine du Museo de Bellas Artes de Seville, constitue un prédécesseur de La Maison de Nazareth, résultant d’une élaboration symbolique déjà très complexe et totalement originale.
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2) La Vierge enfant
La Vierge enfant en extase
La Vierge enfant en extase
Francisco de Zurbarán, 1632-33 ou 1640-45, Metropolitan Museum of Art
Les spécialistes se divisent entre une datation précoce (MET) et une datation plus tardive (Odile Delenda, [4], p 524), mais dans les deux cas ce tableau a précédé La Maison de Nazareth.

Bien que les formats légèrement différents éliminent l’idée de pendants, le tableau semble avoir été conçu en parallèle de l’Enfant à l’épine :
- double rideau à la place du rideau simple (zones bleu sombre), lui même inspiré par celui de la Vierge cousant de Guido Reni ;
- même thème de la piqûre, avec d’une part la couronne d’épines et de l’autre l’aiguille plantée dans le coussin (en rouge) ;
- même petite table portant un livre (en jaune), mis à part l’absence de tiroir ;
- bouquet de lys et de roses (en rose).
Les objets spécifiques à chaque thème occupent des emplacements similaires (zones bleu clair) :
- sur la table, l’oeillet et le chardonneret (la Passion) ont été remplacées par des fleurettes bleues et des ciseaux (la Couture) ;
- sur le sol, les branches répandues laissent place à des fleurettes.
Enfin, trois éléments spécifiques ont été ajoutés :
- le bucaro (pot de céramique) rempli d’eau, emblème de la pureté de la Vierge (cercle bleu clair) ;
- le panier avec le linge blanc, emblème lui-aussi de pureté et accessoire de couture (cercle bleu sombre) ;
- la gloire composée de têtes d’angelots (cercle orange).

La vierge cousant
Hieronymus Wierix, 1600-19
Une source possible est cette gravure, où on retrouve le bouquet, le panier à linge et deux anges au dessus de la Vierge, formant un triangles d’auréoles. Cette gravure a pour mérite de nous montrer deux utilisations du coussin à coudre posé sur les genoux : la Vierge l’a enveloppé avec le linge qu’elle est en train de repriser (le rideau du Temple ?), tandis que sa compagne de gauche a déroulé sur le sien la bande qu’elle est en train de broder.
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La Vierge cousant, école de Guido Reni, XVIIème siècle |
La Vierge cousant avec Ste Anne et St Joachim, anonyme bolivien, fin XVIIème, Denver Arts Museum |
Le tableau de Reni illustre la première utilisation, le tableau bolivien la seconde.
L’Anticipation de la Passion (SCOOP !)

L’idée originale de Zurbaran est celle de l’interruption du travail, l’Enfant ayant planté son aiguille, joint les mains et levé les yeux vers le ciel tandis que la gloire d’angelots matérialise son extase. La bande est maintenue à droite par une épingle d’or, qui l’empêche de s’enrouler. Mais les deux épingles qui la plaquent sur la gauche constituent une impossibilité pratique : on voit bien, dans le tableau bolivien, que le rouleau doit rester libre pour pouvoir être brodé.
Cette anomalie rajoute à la composition une intention symbolique qui n’a pas été relevée : c’est en plantant dans le rouleau blanc ces épingles (tels les clous) et cette aiguille (telle la lance) que l’Enfant est tombé dans une extase qui est, très précisément, l’anticipation de la Passion.

La Vierge en extase
Francisco de Zurbarán, 1658-60, Ermitage, Saint Petersbourg
Zurbarán est revenu sur le même thème à la fin de sa vie, épuré cette fois de toute symbolique : l’Enfant a simplement planté son aiguille sur le coussin pour prier, le regard tourné vers le ciel.
La Vierge enfant endormie
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Fundacion Banco Santander |
Cathédrale de Jerez de la Frontera |
La Vierge enfant endormie, Francisco de Zurbarán, 1630-35 ou 1655
Il existe une autre famille de tableaux sur un thème similaire [5] : assise sur un coussin posé sur le sol, l’Enfant a cette fois interrompu sa lecture pour s’endormir, le coude appuyé sur une chaise. Une gloire d’anges matérialise son rêve. La présence de la petite table (au tiroir indifféremment fermé ou ouvert) et du bouquet lys / roses rattache étroitement la composition à celle du Metropolitan.
Selon Odile Delenda ( [4], p 654 ) :
Elle repose sa tête d’enfant sur sa main gauche, dans la posture méditative traditionnelle recommandée en 1603 par Cesare Ripa dans son Iconologia. Au Moyen Âge, cette posture était interprétée comme l’expression d’une « attention aux inspirations de la vie intérieure ». Les autres représentations de la Vierge Marie par le peintre d’Estrémadure illustrent les moments partagés entre broderie et prière extatique, mais ici, seul le ravissement de l’amour divin est dépeint. Le symbolisme des fleurs dans le bol en porcelaine chinoise nous aide à mieux comprendre la signification profonde de cette œuvre exquise : le lys représente l’innocence et la pureté, les roses rouges l’amour et les œillets la piété filiale.
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La Vierge enfant en extase, MET |
La Vierge enfant endormie (inversée) |
Si l’on s’en tient à la datation haute, ces deux variantes précéderaient La Maison de Nazareth, où la Vierge, cette fois adulte, interrompt là encore son ouvrage :
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La Maison de Nazareth, Zurbaran, 1644, collection Colomer, Madrid |
Melencolia I, Dürer, 1514 |
Le thème de la couture interrompue viendrait de la variante MET, tandis que le geste de la tête posée sur la main viendrait de l’autre variante.
Nous avons vu plus haut que ce geste peut simplement signifier le sommeil ; mais depuis la célèbre gravure de Dürer (voir MELENCOLIA I ), il est compris universellement comme la posture de la Mélancolie. C’est cette ambivalence qui a permis le glissement entre la Vierge enfant endormie et la Vierge adulte plongée dans la tristesse.
En aparté : la Madone à la Poire
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Vierge à l’enfant, Atelier du Maître de la Légende de Sainte Catherine, 1470-79, Nationalmuseum, Stockholm, |
Le Christ enfant rédempteur, Lucas Cranach l’Ancien, vers 1530, collection particulière |
Puisque Marie est la nouvelle Eve et Jésus le nouvel Adam, la pomme qu’on la voit souvent lui offrir, ou que le bébé tient dans sa main, se substitue à celle du Péché originel. De plus, sa forme sphérique évoque le globe du monde : on peut donc la considérer comme un symbole du Salut, de la Rédemption.
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Dürer, 1511, |
Hans Sebald Beham, 1520 |
Madone à la poire, (c) Rmn photo Philippe Fuzeau
Dans sa gravure de 1511, Dürer remplace la sempiternelle pomme par un fruit équivalent, la poire, sans autre intention perceptible qu’un souci de variété : il avait d’ailleurs pu voir, lors de ses voyages en Italie, de nombreuses madones accompagnées de ce fruit.
Lorsqu’il s’inspire de Dürer pour sa gravure de 1520, Beham a idée d’une association complémentaire, entre la poire juteuse et le sein nourricier de Marie.
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Madone à la poire, Joos van Cleve, vers 1515, Städel Museum |
Sainte famille avec des anges musiciens (détail), Maitre de Francfort, vers 1515, Walker Art Gallery |
Ces tableaux illustrent avec clarté l’idée que la poire et le sein partagent non seulement la même fonction d’étancher la soif, mais aussi la même forme.
Madone Alzano
Giovanni Bellini, 1480-90, Accademia Carrara, Bergame
Ici, la métaphore est très différente : le fruit (poire ou coing) a été choisi pour évoquer, par sa forme, le bébé tenu à son aplomb : il faut comprendre que Marie porte Jésus comme l’arbre porte le fruit.
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Vierge à l’Enfant avec une poire tranchée, Albrecht Dürer, 1512, Vienne Kunsthistorisches Museum [6]
La métaphore va ici un cran plus loin : la pointe de la poire a été coupée net par Marie, et le bébé lui a imprimé la trace de ses incisives. Mais Dürer a commis une erreur volontaire de dessin afin d’insister sur les pépins, qui ne devraient pas apparaître à cette hauteur de coupe. Comprenons que Jésus est le fruit de Marie, et que ce fruit, une fois tranché et mordu, donnera naissance à de nombreux fruits.
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3) La Maison de Nazareth
Les trois versions authentifiées [7]
La Maison de Nazareth, Zurbaran
Dans son Catalogue Raisonné, Odile Delenda considère comme authentiques :
- la version Colomer, de format pratiquement carré, très abimée pendant la Guerre Civile : la seule signée et datée de 1644 ([4] , p 551) ;
- la version Mir, de format rectangulaire ([4] , p 549) .
Les deux versions sont presque identiques, la réduction verticale ayant supprimé des bandes dépourvues d’objets. La seule différence notable est l’apparition d’une fenêtre montant un ciel sombre, coté Vierge, en pendant à la gloire d’angelots côté Fils. On peut y voit le contraste entre les ténèbres lors de la Crucifixion et la gloire future , mais cette opposition n’est pas une clé de lecture de l’ensemble, puisqu’elle est absente de la version Colomer.
La Maison de Nazareth, Zurbaran 1644-45, Musée des Beaux-Arts, Cleveland
La version la plus connue, celle de Cleveland ([4] p 545, [8]) se distingue de la version Mir par un seul détail : le bucaro à deux anses, dans le coin inférieur gauche, est vu de biais et n’a plus son étrange ouverture en forme de huit.
Absence de sources textuelles
Les Evangiles ne disent rien sur la vie de la Saint Famille à Nazareth, après le retour d’Egypte. Des tentatives [4a] ont été faits pour relier la composition à des textes pieux de l’époque, en particulier à la littérature cartusienne. Une des sources proposée est une passage de La grande vie de Jésus-Christ, par Ludolphe le Chartreux :
Marie coud et file, et se livre à d’autres travaux qui peuvent lui convenir ; mais elle ne cesse pas de prodiguer à son divin Fils les soins les plus empressés… Souvent, comme elle-même l’a révélé à une âme pieuse, lorsqu’elle reposait et réchauffait son Enfant sur son sein, dans l’excès de son affection maternelle, inclinant sa tête sur celle de son Fils, elle versait des larmes si abondantes que la tête et le visage de Jésus en étaient inondés. [4b]

On voit bien des larmes couler sur la joue de la Vierge, mais la correspondance avec le texte reste faible.
A noter que Marie possédait une auréole, aujourd’hui presque indiscernable (tandis que la tête de l’Enfant baigne directement dans la lumière angélique). La colonne est encore présente, beaucoup moins visible que dans la version Colomer.
Un sujet inédit : les deux sacrifices corrélés

L’Enfant se pique le doigt mais c’est sa Mère qui a mal, comme si la douleur de l’un était ressentie par l’autre. Et le dé de la Mère est impuissant à protéger le Fils. On remarquera que Zurbaran a évité, contrairement à ses autres Vierges cousant, de représenter l’aiguille : ce qui renforce l’idée que c’est l’épine qui cause directement les larmes. Ainsi le futur sacrifice du Fils sera, simultanément, le sacrifice de sa Mère.
La genèse de la composition (SCOOP !)
A posteriori, on pourrait justifier cette composition sans précédent par un verset de Zacharie :
« Et si on lui demande: D’où viennent ces blessures que tu as aux mains? Il répondra : C’est dans la maison de ceux qui m’aimaient que je les ai reçues. » Zacharie 13,6
Mais elle résulte plus probablement d’une élaboration effectuée par Zurbaran à partir de ses oeuvres antérieures, l’Enfant à l’Epine et la Vierge en Extase. Comme nous l’avons vu, leur thème commun est la Préfiguration de la Passion, manifeste dans le premier et suggéré dans le second. Recoller graphiquement ces deux compositions fait mécaniquement émerger le thème des sacrifices corrélés.

Notons que les trois scènes ne se déroulent pas dans une pièce ordinaire, mais dans un espace sacré : colonne et abside pour la première, lourd vase orné de têtes d’angelots dorés pour la deuxième, colonne et même vase pour la troisième.
Les objets communs aux trois oeuvres sont le bouquet lys/roses, le livre et la table (en jaune). La comparaison montre immédiatement à quel point la Maison de Nazareth n’a pas pour but le réalisme optique :
- la table est maintenant géante par rapport aux deux personnages, l’Enfant assis sur son banc et la Vierge adulte assise par terre ;
- les objets ne sont pas éclairés par la trouée angélique du coin supérieur gauche, mais par une forte lumière venant de la gauche.
Ces incohérences confortent l’idée que Zurbaran a procédé par collage à partir de deux compositions déjà établies, ayant chacune leur cohérence interne. La fusion des deux demi-tables a donné l’idée des deux livres, et laissé au centre une place pour ce qui ne pouvait plus être le bouquet, trop volumineux : deux poires sont venues occuper cet espace. De la même manière, l’élargissement du champ a permis d’introduire un autre élément nouveau : le couple de colombes dans le coin inférieur droit.
Une des grandes difficultés de l’interprétation est que ces deux éléments ajoutés – les deux poires accolées et les deux colombes – ne sont pas des symboles connus, et n’ont pas de justification narrative.
Une collection de symboles
La plupart des commentateurs s’accordent sur le fait que tous ces objets du quotidien accumulés doivent avoir une valeur symbolique, mais ils diffèrent sur leur interprétation :
- bucaro : pureté immaculée de la Vierge ([9], p 377), baptême ([10], p 214), source de pureté et sacrement de la pénitence ([11], p 26)
- linge sur le coussin : linceul du Christ ([10], p 214)
- panier de linge blanc : labeur et pureté de la Vierge ([9], p 364)
- livres : labeur ([9], p 377), sagesse de la Vierge ([10], p 214)
- lys : pureté immaculée de la Vierge ([9], p 377)
- roses : amour, rosaire ([9], p 377)
- poires : Rédemption ([9], p 377), Amour du Christ pour l’Humanité ([10], p 214), Vie éternelle ([8], p 49)
- colombes : amour divin, esprit saint ([8], p 49)
- table : autel, tombeau ([10], p 214)
- tiroir ouvert : Résurrection ([10], p 214)

La comparaison systématique montre quatre étrangetés (lignes obliques) :
- la colonne, attribut christique s’il en est (colonne de la Flagellation ou symbole de la réunion entre la Terre et le Ciel) – se retrouve côté Marie (en gris) ;
- la gloire d’anges passe côté Jésus (en orange) ;
- deux attributs mariaux évidents (le vase d’eau et le panier à linges) sont décalés sur la gauche, alors que rien n’empêchait de les laisser à leur place en introduisant les deux colombes dans le coin gauche.
Ces décalages intentionnels montrent que Zurbaran n’a pas voulu qu’on interprète les objets de manière dichotomique, en tant que symboles attribuables à l’une ou à l’autre personne :
- soit leur répartition obéit à une autre logique,
- soit il faut admettre qu’elle répond à des causes purement plastiques (encombrement, équilibre des masses…).
Les deux colombes
Depuis l’exposition de 1988, tous les commentateurs interprètent les deux colombes de la même manière :
Les deux colombes constituent une innovation et symbolisent un moment précis de l’Évangile : la Purification de la Vierge et la Présentation de Jésus au Temple, l’une des plus anciennes solennités mariales après l’Assomption. Cette fête est célébrée le 2 février, quarante jours après la naissance de Jésus. ([9] , p 377).

Présentation de Jésus au temple
Zurbaran ou Maitre de Besançon, 1629, collection particulière
Notons que, dans ce tableau, les deux colombes sont placés à l’aplomb de la colonne du Temple.
En aparté : la fête de la Purification
La fête de la Purification commémore le même jour deux rituels distincts de la loi mosaïque, l’un concernant Jésus et l’autre Marie, concaténés par Luc dans le même passage :
Et, quand les jours de leur purification furent accomplis, selon la loi de Moïse, Joseph et Marie le portèrent à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur, – suivant ce qui est écrit dans la loi du Seigneur : Tout mâle premier-né sera consacré au Seigneur, – et pour offrir en sacrifice deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, comme cela est prescrit dans la loi du Seigneur. Luc 2, 22-24
Le rituel de rachat du garçon premier-né
Propriété de Yahweh, le premier-né des animaux aussi bien que des hommes devra lui être racheté, par un sacrifice ou de l’argent dans le premier cas, par de l’argent dans le second [12].
Le rituel de purification de la femme relevant de couches
Le sang étant un facteur de souillure, il était interdit aux femmes ayant leurs règles et à celles qui venaient d’accoucher d’entrer dans le Temple.
Lorsque les jours de sa purification seront accomplis, pour un fils ou une fille, elle présentera au prêtre, à l’entrée de la tente de réunion, un agneau d’un an en holocauste, et un jeune pigeon ou une tourterelle en sacrifice pour le péché. Le prêtre les offrira devant Yahweh, et fera pour elle l’expiation, et elle sera pure du flux de son sang. Telle est la loi pour la femme qui met au monde soit un fils soit une fille. Si elle n’a pas de quoi se procurer un agneau, qu’elle prenne deux tourterelles ou deux jeunes pigeons, l’un pour l’holocauste, l’autre pour le sacrifice pour le péché ; et le prêtre fera pour elle l’expiation, et elle sera pure. Lévitique, XII, 1-8
Dans l’holocauste, l’offrande (agneau ou colombe) était totalement brûlée tandis que dans le sacrifice, elle était partiellement consommée lors d’un repas rituel.
Deux rituels paradoxaux
Luc confond les offrandes des deux rituels (l’argent et les deux oiseaux) en parlant uniquement de ces derniers. Appliqués à Jésus et Marie, ces rituels sont profondément paradoxaux puisque :
- le Rédempteur, Fils de Dieu venu racheter les hommes, se laisse lui-même racheter ;
- l’Immaculée Conception se laisse elle-même purifier.
Comme le remarque Jacques de Voragine :
La Vierge Marie n’avait pas à se soumettre à cette loi de purification, puisque sa grossesse ne venait point d’une semence humaine, mais de l’inspiration divine. Cependant elle voulut se soumettre à cette loi, pour quatre raisons : 1) pour donner l’exemple de l’humilité ; 2) pour rendre hommage à la Loi, que son divin fils venait accomplir et non point détruire ; 3) pour mettre fin à la purification juive, et pour commencer la purification chrétienne, qui se fait par la foi, purifiant les cœurs ; 4) pour nous apprendre à nous purifier, durant toute notre vie. La Légende dorée [13]

Dans la composition de Zurbaran, la bande de droite, avec les deux colombes, le vase aux têtes d’ange et la colonne, situe la scène dans le Temple et doit être lue comme un facteur commun aux deux personnages : les deux colombes renvoient à la fois au prix du Rachat (côté christique) et à celui de la Purification (côté marial).
De la même manière, la symbolique des fleurs s’applique aux deux personnages :
- en passant des roses au lys, l’oeil voit la Purification de Marie ;
- en passant des épines à la blancheur, l’esprit comprend que le Rachat impose le sacrifice de l’Innocent.
La prophétie de la douleur de Marie
Si les deux colombes évoquent symboliquement le double sacrifice à venir, elles l’évoquent aussi littéralement, car la suite du texte de Luc raconte la rencontre dans le Temple avec le vieillard Siméon :
« Siméon les bénit, et dit à Marie, sa mère: Voici, cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi-même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de coeurs soient dévoilées. » Luc 2,34-35
C’est cette prophétie de Siméon qui fait que la Fête de la Purification était aussi comprise comme l‘Annonce de la Passion [14]. De sorte que notre tableau, nommé « La Maison de Nazareth » à l’époque moderne, pourrait être plus exactement renommé : Préfiguration d’une double Passion dans le Temple.
La nature morte sur la table (SCOOP !)
Si le lieu évoque un Temple mystique, on est tenté de voir, dans la table surdimensionnée qui surplombe et sépare le Fils et la Mère, une sorte d’autel, christianisé par le bois, et dédié à leur double sacrifice.

En plein centre de la composition, les objets posés sur la table constituent donc très probablement une sorte de rébus symbolique, point d’orgue de la méditation.
Les livres
La nouveauté est le livre ouvert. Il n’a pas ici de valeur narrative, comme le livre dans lequel La Vierge enfant endormie avait glissé un doigt pour garder la page : car rien ne suggère que Jésus ait interrompu sa lecture pour jouer.
L’interprétation la plus simple de l’ensemble ([8], p 49) serait que :
- les deux livres côté Marie évoquent l’Ancien Testament, multiple, secret et clos ;
- le livre côté Jésus évoque le Nouveau Testament qui commence, ouvert pourquoi pas à la page du récit de Luc.

Tandis que dans l’Enfant à l’Epine, le tiroir entre-baillé sous le livre en saillie pouvait évoquer la Résurrection, sa signification est ici probablement différente, à cause de la serrure qui remplace la poignée : l’ouverture simultanée des lacets et de la serrure symbolise une Révélation, en l’occurrence la prophétie de Siméon.

De même qu’il manque l’aiguille, il manque la clé. Comme si la minuscule piqûre avait, en même temps, déclenché les larmes de Marie et l’ouverture de la serrure.
Les poires accolées

L’emblème des deux poires est autrement plus opaque : comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a pas de symbolisme stable pour la poire dans les Vierges à l’Enfant. Tout au plus dit-on que ce fruit, par sa douceur sucrée, constitue une sorte d’antithèse de la pomme du Péché originel, et donc un symbole moins ambigu de la Rédemption : d’autant que la pomme et le mal portent en latin le même nom (malum) tandis que la poire (pirum) est dépourvue de cette connotation négative.
Non seulement Zurbaran a placé deux poires côte à côte, mais il a insisté sur un détail unique : leurs queues sont fusionnées, elle viennent d’être cueillies ensemble sur la même tige et déposées pile entre les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Une lecture sacrée (SCOOP !)

Ce schéma récapitule les trois thèmes que nous avons détaillés jusqu’ici :
- celui des deux rituels dans le Temple (en jaune) ;
- celui du transfert de douleur (en rouge) ;
- celui de l’offrande sur l’autel (en bleu).
Sur la même diagonale (en blanc) :
- les deux colombes sur le sol commémorent le double sacrifice initial, quarante jours après la naissance de Jésus, pour son rachat en tant que premier fils et pour la purification de sa mère ;
- plus près de Dieu, sur la table, les deux poires jointives représentent le double sacrifice final, lors de la Passion, offert par Jésus, Nouvel Adam et par Marie, Nouvelle Eve, pour le Salut des chrétiens.
Les trois éléments restants (en vert) me semblent composer un autre thème, plus original encore. En passant de la colonne du sacrifice initial à l’autel du sacrifice final, le vase glorieux se décompose en trois humbles parties ;
- un panier tressé qui remplace le bronze et l’or,
- une couronne de branches épineuses qui remplacent les fleurs,
- de l’eau pur dans un pot de terre.
Une lecture profane (SCOOP !)
La composition mise au point par Zurbaran supposait une compréhension en profondeur du texte de Saint Luc sur la Présentation au temple, qui nécessite aujourd’hui de laborieuses explications. Mais qu’en reste-t-il pour le regard profane, une fois ce texte oublié ? L’avantage des microcosmes bien construits est qu’ils se prêtent à des théories multiples.

En parcourant de droite à gauche le tableau, un regard analytique distinguerait :
- trois têtes d’anges qui se rapprochent (en bleu sombre) ;
- deux livres qui n’en font plus qu’un (en vert) ;
- deux mains disjointes qui se joignent (en rose) ;
- des fleurs qui se divisent en deux types et des tiges qui se tressent (en jaune) ;
- deux pans d’un même tissu qui se séparent, et deux tissus différents qui se mélangent (en orange) ;
- un couple d’oiseaux et une poire double (en bleu clair) ;
- un couple de récipients et un récipient double (en pourpre).
Ce spectateur en déduirait que le tableau met en balance deux destinées antagonistes :
- la mère, côté Division, souffre d’être séparée de son fils ;
- l’enfant, côté Fusion, construit et coud malgré les piqûres.
Zahira Véliz, « A Painter’s Technique: Zurbarán’s the Holy House of Nazareth » The Bulletin of the Cleveland Museum of Art, Vol. 68, No. 8 (Oct., 1981), pp. 271-285 (16 pages) https://www.jstor.org/stable/25159738
Frère Luis de Granada prête ces paroles à la Vierge dans son ouvrage Prière et Méditation : « Tu sais que depuis le jour où saint Siméon m’a prédit ce martyre, tous mes plaisirs ont été empoisonnés, et depuis lors, je porte ce jour transpercé dans mon cœur » [voir Sánchez Mesa Martín [1990] 1991, p. 167-168]. Dans ses commentaires sur l’Évangile, Alonso de Villegas précise que le pieux Siméon préfère mourir plutôt que de voir l’enfant « les poignets percés de clous et la tête transpercée d’épines » [Villegas 1593, f. 24]. ([4] , p 276)


















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