6 Narni : Le pont antique vu de l'Est
Gravure de Morison, 1878, The Magazine of art, Cassell, Petter & Gallpin p 239 |
Carte postale vers 1918, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni |
Ce point de vue permet de montrer à l’arrière-plan l’abbaye de San Cassiano, introduisant une nouvelle thématique : celle du sanctuaire chrétien confronté au monument païen. Les artistes vont-ils exploiter ce thème dans le sens de la victoire du nouveau culte, ou de la nostalgie de l’ancien ?
1676, Agostino Martinelli |
Vers 1730, gravure de Gerard van der Gucht, dessin de Edward Wright |
Les premières gravures ne s’intéressent qu’au pont. La seconde, par le personnage minuscule du premier plan, en exagère les proportions. La deuxième pile (en partant de la droite) a été endommagée entre les deux vues.
Le pont de Narni
Richard Wilson, vers 1752, Plymouth City Council
Lorsque cette face du pont est à contre-jour, c’est que nous sommes au soleil couchant (le pont est orienté Nord-Sud) : voir l’ombre allongée du pin parasol, dans le rayon qui traverse l’arche.
L’eau est parfaitement calme, les reflets impeccables allongent les piles, une barque sans sillage passe sous l’arche absente, accentuant le gigantisme des vestiges.
Le monastère est réduit à une ombre minuscule sur la colline cadrée par l’arche : ce pourrait tout aussi bien être un arbre ou un rocher.
Wilson pousse le classicisme jusqu’à éliminer la présence chrétienne
et à utiliser le soleil couchant caressant les ruines géantes,
comme une métaphore de l’empire disparu.
Louis-François Cassas, 1779-80, Ickworth, National Trust, Suffolk |
Ces deux dessins très détaillés prennent tous deux pour centre le couvent de San Cassiano. Dupré recourt encore aux personnages miniaturisés pour rendre l’édifice plus majestueux.
Le pont de Narni
Carlo Labruzzi, 1760-1800, Collection privée
Labruzzi utilise le pont comme décor pour une scène antique et bucolique, au crépuscule.
Contraste frappant avec la gravure tirée de l’aquarelle de Smith, qui nous montre elle-aussi le pont le soir mais avec une intention non plus mélancolique, mais dramatique. Noter que le graveur a resserré l’espace entre les piles, pour accentuer l’effet d’étranglement.
Les flots sont tumultueux, des bossages hostiles hérissent les piles, la ruine surgit d’une masse informe de rocs et de branchages. En contraste, le bâtiment blanc et net du monastère introduit dans ce paysage tourmenté sa note d’ordre et de paix.
Nous voici dans une ambiance de roman gothique :
ruines dangereuses perdues dans la nature et monastères-refuges.
Abraham Louis Rudolphe Ducros, 1786-1789, Stourhead, National Trust, Wiltshire |
L’aquarelle de Ducros semble une copie de celle de Smith, jusqu’à l’écartement des piles. Mais plutôt que d’imaginer un contact entre les deux artistes, il est probable que les deux se sont placés pratiquement au même endroit (remarquer que la perspective de la troisième pile est vue légèrement en plongée chez Ducros).
Le pont de Narni
Jean Thomas Thibault, vers 1790, aquarelle, Teylers Museum, Haarlem
L’aspect romantique s’accroit encore avec ce magnifique ciel d’orage, qui contraste avec le ciel clair de la vue de face par le même artiste (voir 2 Ponts de Narni : vue de l’Ouest).
Les ocres chauds de la pierre et de la terre contrastent admirablement avec le gris de la rivière et du ciel :
la Nera, presque à sec, a partie liée avec l’orage qui va bientôt éclater, dans cette lutte millénaire entre le fleuve et le pont.
Schinkel, 1803 , Staatlichen Museen – Kupferstichkabinett, Berlin |
Le dessin de Schinkel respecte les proportions dans la taille des bateliers. Le lavis de Boisselier recherche un effet de soleil couchant.
Dans une tradition désormais bien établie depuis la gravure de Smith, le pont est vu à contre-jour, mais le remous s’est assagi, les reflets dans l’eau sont rétablis, les bossages se sont policés.
Pas d’opposition entre le monastère et le pont, mais une complémentarité tout italienne. A l’ombre des ruines et sous le patronage de l’Eglise, un chevrier couché par terre tient ses biques à l’oeil tandis que, de l’autre côté du fleuve, une femme étend sa lessive sur les rochers.
Dans ce monde christianisé (et même puritanisé, s’agissant d’une gravure anglaise),
l’absence de pont sépare avec bonheur les désirs cornus et les linges blancs.
Turner avait été chargé par l’éditeur de « A Picturesque Tour of Italy from Drawings Made in 1816–17 by James Hakewill Archt. » de produire, à partir des croquis fait sur site par Hakewill, des aquarelles permettant ensuite aux graveurs de travailler. Ces aquarelles ont été perdues.
Turner se rendra lui-même sur le site en 1819, et se placera au même endroit, avec le monastère cadré dans l’arche. Le premier folio a été replié pour pouvoir poursuivre le dessin sur le suivant.
Le pont de Narni
Francois Kaisermann, vers 1820, collection privée
Toujours l’effet de soleil couchant chez Kaisermann, qui revient à la facilité des personnages miniatures.
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Deux honnêtes croquis du pont dans son ensemble et de la grande arche.
Karl Blechen, 1829, Staatlichen Museen – Kupferstichkabinett, Berlin
Point de vue original dans cette toile rapide qui s’intéresse, non pas à la topographie du pont, mais à la lumière du couchant qui éclaire par derrière l’arbre et l’arche.
Le pont de Narni
1826, lithographie de Pic De Leopol, dessin de Coignet
L’arche unique
Lithographie typiquement romantique : le fleuve a disparu et le pont, réduit à son arche, est un symbole d’union et non plus de disjonction : un vacher et deux lavandières partagent, au pied de la pile, la même rive.
Une lumière théâtrale
Sous ce ciel sombre, dans ce paysage de rocs aigus et de montagnes abruptes, deux spots de lumière blanche frappent la pile et le monastère, unifiant les deux édifices (et situant la scène au lever du jour).
On peut imaginer deux lectures contradictoires, dans cette période de la Restauration où le retour en force de l’Eglise n’a pas amolli chez tous les Français la fibre révolutionnaire.
- Le bien-pensant verra dans cette lumière unique la bénédiction de Dieu qui, dans ce monde tourmenté, inonde identiquement les moines qui le célèbrent par leurs prières et les simples qui le célèbrent par leurs actes
- Le libre penseur se dira que, décidément, rien ne vaut un vieux pont païen pour conter fleurette aux filles, à l’abri de l’oeil des curés.
Le pont de Narni
1830, lithographie de Redaway, dessin de Prout
Le point de vue s’est légèrement déplacé, depuis la rive gauche vers l’axe du fleuve : du coup, le monastère est sorti de son arche pour trôner au centre de la composition.
Même technique que dans la gravure française, mettre en valeur par la lumière les éléments principaux : le pont, le monastère et les trois personnages (deux lavandières et une porteuse d’eau). Sinon que la lumière ne provient pas de trouées dans un ciel d’orage, mais du soleil qui se couche sur la gauche en projetant des ombres longues.
L’ordre moral est restauré : pas l’ombre d’un pâtre dans le paysage !
Le pont de Narni
1840, lithographie de Bichebois, dessin de Chapuy
Un remake français du précédent, mais vu d’un peu plus loin. Le monastère réduit à un rôle secondaire, le fleuve élargi, les personnages miniaturisés sur la rive gauche : tout concourt à recentrer l’intérêt sur le sujet unique : le pont.
La gravure didactique prouve la pente du pont reconstitué en y plaçant une diligence qui dévale à grande vitesse. On voit bien que la deuxième arche est plus large que les autres. Les parties subsistantes à l’époque sont marquées en sombre.
Dans son dessin, Billmark cadre comme d’habitude le monastère sous l’arche.
1840, Anonyme, Palazzo Manni, Terni, catalogue de l’exposition de 2015 [1] |
Le travelling latéral dégage le monastère : plutôt que d’être sous la coupe du pont antique, il le surplombe et complète ses manques. Le thème du contraste entre l’antiquité glorieuse et la chrétienté barricadée n’est plus à l’ordre du jour.
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Construit vers 1938 entre la ruine et l’abbaye, le pont routier remplace désormais le pont médiéval pour fournir aux artistes un nouvel exercice de comparaison (voir 7 Ponts de Narni : compléments).
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