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1 Vénus et Mars

11 août 2012

Une oeuvre aussi célèbre et aussi abondamment commentée ne peut être approchée que par des lectures successives, par des éclairages partiels qui finiront, si tout va bien, par se fondre dans une vision unifiée.

Dans cette série d’articles (écrite en 2012 et révisée en 2023 suite à de nouvelles interprétations), j’insiste surtout sur des aspects encore méconnus.

  • Pour un aperçu chronologique des principales interprétations, voir Paul Barolsky [1a] et plus récemment Marco Paoli [1b], qui a pris la peine de résumer quarante sept études sur la question (de 1893 à 2010) ;
  • Pour une image en haute définition, voir le site de la National Gallery [2].

Pour commencer, trois questions simples

Venus_and_Mars_National_Gallery

Vénus et Mars, Botticelli, vers 1485, National Gallery, Londres

A côté de ces deux grandes machineries mythologiques que sont Le Printemps et La Naissance de Vénus,  ce panneau de Botticelli peut passer pour une oeuvre simple : deux personnages principaux seulement, faciles à identifier ; et une morale implicite qui, depuis l’Antiquité Grecque jusqu’à des âges d’or plus récents, est connue sous tous les tropiques : « L’Amour est plus fort que les armes ».

Dès cette première lecture, trois questions naïves vont nous ouvrir des perspectives insoupçonnées :

  • quels sont les atours de Vénus,
  • quelles sont les armes de Mars,
  • quelle est la raison de cette composition toute en longueur ?



1 Les atours de Vénus

Le vêtement

Le vêtement de Vénus est somptueusement érotique : c’est une sorte de déshabillé, composé d’une d’une chemise à demi-transparente, sur laquelle est passée une tunique elle-aussi transparente.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon
Un premier type de galons dorés (motif à triangles alternés) souligne les seins et les épaules. Un second type (motif en croisillons) marque l’ouverture centrale et les bords inférieurs de la tunique.


La fausse tresse

Un troisième type de galon orne l’échancrure, fermée par le médaillon.


Botticelli_Venus_Mars_Intro_FausseTresse

En fait, il ne s’agit pas d’un galon cousu au vêtement,  mais d’une fausse tresse (en rouge) : on la voit d’ailleurs se prolonger derrière la nuque, passer par dessus la queue de cheval, et s’entremêler à la chevelure réelle pour former un chignon.

Cet accessoire de beauté joue donc un triple rôle :  fausse tresse, galon marquant l’échancrure, et collier portant un médaillon.


Portrait de Simonetta Vespucci, Städel Museum, Francfort

Botticelli est un spécialiste de ce type compliqué d’accessoire : il l’a utilisé notamment dans ce portait où  deux fausses tresses brunes, décorées de perle et donc faciles à distinguer de la chevelure réelle,  sont reliées par un noeud et suivent exactement  l’échancrure de la robe.


Botticelli_Venus_Mars_Intro_Grace_collier

Le Printemps (détail), Botticellli 1478-82, Offices

A l’autre extrême, chez l’une des trois Grâces du Printemps, les trois contours sont bien distincts : celui de l’échancrure, par dessus lequel est posé un premier collier composé de deux fausses tresses blondes, par dessus lesquelles passe une chaînette portant un médaillon.


Le médaillon

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

Il est composé de huit perles entourant un rubis :

  • La perle est associée à Vénus du fait de leur communauté d’origine :  comme on le sait, toutes deux sont nées d’une coquille,  et la métaphore Vénus/perle est un poncif de la poésie classique.
  • Le rubis est traditionnellement associé à Mars – notamment en héraldique – à cause de sa couleur rouge sang et de sa dureté.

En synthèse

Les atours de Vénus sont typiquement botticelliens et typiquement florentins, issus d’une culture de l’artifice dans laquelle le raffinement extrême prétend coïncider avec le naturel.

Les tissus transparents jouent à la lisière entre le nu et l’habillé, et révèlent le corps sous prétexte de le voiler.

Quant aux fausses tresses, on peut  sans grand risque leur attribuer, pour les contemporains de Botticelli, un statut d’accessoire comparable à celui de nos porte-jarretelles : à la fois système d’accrochage et invitation à l’effeuillage. Dans ce tableau en particulier, le dispositif est particulièrement éloquent, puisque  le médaillon invite à effectuer, d’une seule main,  deux gestes à haute charge érotique : dénouer la chevelure et dégrafer la robe.

La déesse de l’Amour est une pin-up à la mode,

et sa tenue est une tenue de combat.




2 Les armes de Mars

Le casque

C’est un modèle de type « salade », qui s’est maintenu jusqu’aux casques allemands de la première guerre mondiale.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_casque sallet bariniCasque milanais, fin du XVème siècle  (attribué à Domenico dei Barini detto Negroli), Royal Collection

Il est très semblale à ce casque milanais

  • même prolongement protégeant la nuque ;
  • même encoche au milieu de la nervure centrale, pour permettre de fixer le cimier ;
  • même emplacement des rivets.

Botticelli a attribué à Mars un casque de son temps, enrichi d’ornements en métal doré qui en font une arme de parade.


La lance

La garde (ou « rondelle« )  est en fer, du même métal que le casque. Le matériau de la lance elle-même n’est pas facile à identifier, du fait de ses reflets métalliques : bois vernis, voire même bois recouvert du même matériau cuivré que les ornements du casque ?


Botticelli_Venus_Mars_Intro_Tournoi

Livre des tournois des empereurs  Frédéric III et Maximilien I, 1489 à 1511

Si on en voyait l’extrémité, il serait facile de décider entre une lance de joute – qui se termine par un rochet (fer émoussé formé de plusieurs petits mamelons obtus), ou une lance de guerre – qui se termine par une pointe. Néanmoins, sa courte longueur et sa rondelle large, qui permet de prendre appui sur la cuirasse, font pencher en faveur d’une lance de joute.


Angelo Poliziano La Giostra di Giuliano de Medici 1495–1500 MET

Angelo Poliziano, La Giostra di Giuliano de Medici, 1495–1500 , MET

Ce chevalier, choisi pour illustrer « La Joute de Julien de Médicis » porte le même type de lance, et un casque cette fois muni de son cimier.[2a]


C’est donc plutôt une arme courtoise, qui confirme l’influence pacificatrice de Vénus, la Dame, sur Mars son Chevalier :  mieux vaut culbuter l’adversaire  que le tuer.

Traduit dans un domaine plus intime : mieux valent les joutes galantes que la  guerre des sexes.


La cuirasse

Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure

Mars s’y appuie du coude, tout comme Vénus sur son coussin. Toujours la même idée : la puissance pacificatrice de l’Amour a mis à bas le trophée guerrier, réduit à un accessoire de pique-nique.

A noter que la doublure intérieure en tissu blanc, qui se voit au cou et à l’épaule du petit faune, fait partie intégrante de la cuirasse : comme ses trois autres collègues, le petit dieu va torse nu.


L’épée

De l’épée, on ne voit que le pommeau métallique en forme de disque, la poignée noire, et un bout de lame qui se perd sous le linge, à gauche de la main du faune.  Elle est située sur le flanc gauche de Mars, ce qui est la position normale pour une épée. Mais prise sous le linge blanc, puis sous le linge rose,  coincée entre les hanches du dieu endormi et la cuirasse,  on comprend bien qu’elle serait inopérante en cas de danger : sa pointe et son tranchant ne menacent que Mars lui-même.

A la fin de cette série d’articles, nous reviendrons sur sa forme très extraordinaire.


En synthèse

De même que Botticelli a coiffé et vêtu Vénus à la mode du temps, de même il ne s’est pas lancé, pour Mars, dans une reconstitution à l’antique : ses armes sont celles d’un jeune noble de l’époque.

Sans la présence des faunes, nous pourrions voir dans la scène deux jouvenceaux florentins rejouant la  vieille partition de la Dame et du Chevalier.  Le tableau sonne comme le manifeste d’une période où les civilités de l’humanisme recouvrent la courtoisie médiévale.




3 Une composition en longueur

Un panneau de mariage

D’après le format très allongé du panneau (69.2 x 173.4 cm), on pense qu’il s’agit d’un élément décoratif ayant fait partie d’un mobilier d’apparat. Le plus souvent, à Florence, ces panneaux peints très allongés  constituaient des parois de coffre (cassone).

Ici, il s’agirait plutôt d’une « spalliera » qui décorait un des bords du lit nuptial, au-dessus du matelas. Les coins inférieurs sont occupés par  le coussin de Vénus, à gauche, et le faune surgissant de l’armure, à droite : deux éléments en saillie, cohérents avec une composition destinée à être contemplée de près et d’en-dessous, lorsque les époux étaient allongés.

Le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

E. Gombrich, dans son article fondateur de 1945 [3],  a fait remarquer que le trou d’arbre dans lequel pénètrent des guêpes, en haut à droite, se trouve à l’emplacement où on s’attendrait à trouver  le blason des commanditaires. Or à cause de son nom latin « vespa », la guêpe figure sur les armes parlantes de la famille Vespucci

Identification d’une noce

On  s’accorde généralement sur le fait que le panneau aurait pu être réalisé à l’occasion des noces, en 1483, d’un membre de la famille Vespucci (un clan très étendu dont on connaît Amerigo, qui a donné son nom à l’Amérique).

Selon des recherches récentes [4], il pourrait s’agir plutôt du mariage de Lucrèce de Médicis, la fille aînée de Laurent de Médicis,  avec  Jacopo di Giovanni Salviati,  ce qui repousserait la date à 1487 (mais le mariage avait été négocié dès 1482) . Dans ce contexte, la nudité de Mars, comparée aux riches atours de Vénus, pourrait être une allusion à la différence d’extraction entre les deux familles [5].

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un mobilier fastueux, destiné à un public sinon princier, en tout cas extrêmement raffiné.

Une composition « en  baldaquin »  » (SCOOP !)

Venus_and_Mars_National_Gallery

La composition est marquée par la symétrie forte entre les postures des deux divinités, renforcée par la division de l’arrière-plan en trois parties  : de part et d’autre de l’ouverture centrale,  les buissons s’arrêtent au niveau des mains de Mars et de Vénus, comme deux rideaux végétaux qu’ils viendraient d’ouvrir pour avoir un aperçu sur le monde.

Plutôt que de la qualifier de théâtrale, c’est plutôt d’une composition « en baldaquin » qu’il faudrait parler : la clairière dans laquelle Mars et Vénus se sont abrités des regards, derrière les rideaux végétaux, est comme l’image dans un miroir du lit avec ses rideaux destiné aux jeunes époux, ce lit à baldaquins dont le panneau formait la spalliera.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_Lit

La clairière prolonge le matelas, les jeunes époux mènent leurs ébats sous le patronage direct du couple divin,  qui habite, sans solution de continuité, un espace immédiatement contigu.

A qui appartient le coussin ?

Botticelli_Venus_Mars_Intro_coussinMars est allongé sur son armure, et Vénus sur un coussin luxueux, qui se justifie mal dans le contexte d’une sieste champêtre.

En revanche, en développant l’idée que la clairière est contigüe au matelas, on peut imaginer que les coussins du lit étaient assortis, voire identiques, au coussin dans le tableau, qui fonctionne ainsi comme une sorte d’objet-limite.

Astuce décorative pour suggérer une complicité : le coussin de Vénus, c’est un de ceux de la mariée.

Et peut être  – pourquoi pas – le drap nuptial était-il du même rose fluo que celui sur lequel Mars est allongé ?

Une contemplation intime

Il faut se représenter le panneau non pas accroché au mur de la National Gallery, mais au fond d’un lit clos à Florence :  le but n’est pas de mettre en scène les amours de Mars et de Vénus à l’intention de visiteurs distants, mais d’impliquer  deux spectateurs privilégiés dans une contemplation intime.

Ainsi le couple moderne est mis en communication directe avec le couple antique, au travers de cette frontière invisible qui sépare les Dieux et les Mortels, l’espace peint et l’espace physique, l’Amour exemplaire et son application contingente.


La campagne déserte

Isolés du monde extérieur par les rideaux, les époux tournent leur regard  vers le fond du lit : il traverse la clairière et, par dessus les épaules du couple divin, s’échappe entre les rideaux végétaux, vers un horizon vide.


Botticelli_Venus_Mars_Intro__Schema_Lit

On comprend que la campagne de la zone centrale soit déserte, puisqu’elle est, dans le monde des Dieux, l’analogue de la chambre nuptiale pour les époux.


La ville

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En fait, l’horizon n’est pas totalement vide : on discerne avec peine, dans la zone située entre la lance et la cuisse de Mars, une ville blanche à hautes tours, surplombée par une coupole. Selon Christina Luchinat Acidini [6], il pourrait s’agir de la partie occidentale de Florence, vue depuis la zone de Peretola, dans laquelle les Vespucci avaient une propriété.

L’irruption des enfants-faunes

Nous reviendrons longuement (4.1 Souffler dans une conque) sur ces quatre impertinents, qui ajoutent  leur touche de dynamisme et de fantaisie à une composition quelque peu rigide. Pour l’instant, contentons-nous d’imaginer qu’il viennent de faire irruption dans la clairière en passant par l’ouverture entre les buissons, exactement comme un cortège d’enfants autorisés, le lendemain des noces, à venir réveiller les mariés.


En synthèse

La contrainte de la spalliera imposait une composition en longueur.  La trouvaille de Botticelli consiste à l’avoir déployée également en profondeur, dans un espace-miroir où siègent les divinités-exemples.

Cette idée que la clairière avec ses bosquets serait un espace d’expansion du lit nuptial avec ses rideaux, et que le coussin de Vénus constituerait un objet de transition entre les deux,  n’a pas été formulée jusqu’à présent.

Il faut dire qu’elle est quelque peu audacieuse : inviter Vénus et Mars comme compagnons de lit, voilà qui dénote une conception pour le moins princière de ses noces.

Voici aussi qui introduit un retournement intéressant : alors qu’un tableau, d’habitude, reproduit le monde réel, ce sont ici les amoureux réels qui se livrent, à l’abri des rideaux, aux paradoxes et aux délices de la reproduction !




Article suivant : 2 Amour et Guerre

Références :
[1a] Paul Barolsky « Infinite jest : wit and humor in Italian Renaissance art » p 37 et ss
https://archive.org/details/infinitejestwith00baro/page/37/
[1b] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[2a] Ceci ne permet pas d’identifier Mars à Julien de Médicis, car la même gravure illustre un autre livre sans rapport avec lui, le « Libro di giuocho di scacchi, incunabolo, per maestro antonio miscomini » par Iacobus de Cessolis (mars 1493). De plus ces deux incunables sont postérieurs de 10 ans à la date présumée du tableau (1483), lequel est également postérieur à cette joute (1475).
[3] E. H. Gombrich « Botticelli’s Mythologies: A Study in the Neoplatonic Symbolism of His Circle » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 8 (1945), pp. 7-60 https://www.jstor.org/stable/750165
[4] Clark donne pour référence Simone Reinhardt, Sandro Botticelli, Ph.D. diss, Bonn University, 2001, p 65-66. Cette thèse, non publiée, est prise en compte par Zöllner, mais son existence est mise en doute par Bellingham.
[5] Zöllner, 2005 (cité par Paoli [1b], p 50).
[6] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001

2 Amour et Guerre

11 août 2012

Comme « Guerre et Paix« , « Mort et Vie« , « Destruction et Création« , « Amour et Guerre » fait partie de ces vieux couples sans surprise, qu’on a maintes  fois entendus se quereller dans le salon et se réconcilier dans l’alcôve.

Avant de replonger dans les détails, il est nécessaire de se demander quelles résonances  particulières – mythologiques, astrologiques, alchimiques  – le thème pouvait éveiller,  parmi les élites cultivées auxquelles Botticelli s’adressait.

Article précédent : 1 Vénus et Mars

1 La minute Mytho


Vénus, Mars et Vulcain

L’histoire des amours de Vénus et de Mars est avant tout celle d’un adultère, conséquence d’un mariage contre-nature : car Vénus, la plus belle des Déesses,  était la femme légitime de Vulcain, le plus laid des Dieux, le forgeron boiteux.


Paris bordone Mars Venus VulcainMars et Vénus surpris par Vulcain
Paris Bordone 1549-50, Gemälde Galerie Kulturforum, Berlin

Homère raconte dans l’Odyssée (chant VIII, 5) que le soleil, Helios, suprit les ébats entre Aphrodite (Vénus) et Arès (Mars) et les dénonça à Héphaistos (Vulcain). Celui-ci forgea un filet invisible, aussi fin qu’une toile d’araignée, qu’il mit en place sur le lit conjugal. Une fois les amants pris au piège, il les exposa à la risée des Immortels.


Padovanino Mars Venus VulcainMars et Vénus surpris par Vulcain
Alessandro Varotari detto il Padovanino, 1631, Collection privée

Ce thème servira de prétexte à diverses variations érotiques. Voici celle du Padovanino,  peintre spécialisé dans les Vénus suggestives (à noter le vase renversé au premier plan).


Vénus a eu des enfants de plusieurs pères différents (sauf Vulcain) : de Mars, elle aura deux garnement, Phobos et Deimos, et une fille, Harmonie. Ceux que la pratique de l’union des contraires intéresse peuvent consulter l’aparté : La progéniture de Vénus

En synthèse

Dans Vénus et Mars, Botticelli n’a pas exploité la scène de l’adultère découvert, qui donnera lieu à bien des peintures savoureuses. Il ne nous montre pas une chambre à coucher propice aux coups de théâtre, mais une clairière protégée des regards. Il est vrai que, pour un tableau de mariage, mettre en avant le caractère illégitime des amours de Vénus et de Mars n’eut pas été du meilleur goût.

Néanmoins, Vulcain est présent de manière indirecte dans le tableau, puisque c’est lui qui avait forgé les armes de Mars.

Venus_and_Mars_National_Gallery

Le thème de l’union des contraires est également présent dans le tableau, mais sans insistance :

  • Vénus est habillée, Mars est nu ;
  • Vénus est éveillée, Mars est endormi ;
  • Vénus s’appuie sur un coussin, Mars sur son armure.

Mais c’est moins l’opposition que la symétrie des deux figures qui nous frappe : de cette sieste divine dans la campagne toscane, s’il doit naître un rejeton, on voit bien que ce sera  Harmonie.



2 La minute Astro

Deux planètes contraires

Dans le système de Ptolémée, Vénus et Mars sont des planètes placées symétriquement, de part et d’autre du Soleil. D’où l’idée d’un équilibre conflictuel entre leurs deux influences, comme l’explique Pic de la Mirandole :

« Vénus fut placée dans la ciel, aux côtés de Mars,  afin de dompter la puissance de cette planète destructrice et corruptrice, tout comme Jupiter, qui tempère la malignité de Saturne. » ([1], p 103)


L’interprétation astrologique

Le thème de Vénus et de Mars recoupait donc nécessairement, pour les contemporains de Botticelli, une notion astrologique largement vulgarisée :  celle de la planète Vénus tempérant, voire dominant, les influences négatives de la planète Mars.

Un texte de Ficin (cité par Gombrich, d’après Nesca N. Robb) nous renseigne sur ce que devait en être la compréhension commune  :

« Parmi les planètes, Mars est remarquable pas sa force car il rend les hommes plus forts, mais Vénus le domine. Vénus, en conjonction avec lui, ou en opposition, ou dans un aspect en trigone ou en sextile, contrarie souvent sa malignité. Elle semble dominer ou apaiser Mars, mais Mars jamais ne domine Vénus. » (Marsile Ficin, commentaire du Symposium)


Le triomphe de Vénus

Pour montrer combien la signification astrologique du thème était bien connue à l’époque, on peut citer la fresque d’Avril du Palais Schifanoia, dont l’interprétation astrologique par Warburg, en 1912, est un classique de l’Histoire de l’Art.

Aprile (vers 1470),_francesco_del_cossa, Pallazo Schifanoia, FerrareLe Triomphe de Vénus (Avril, cycle des Mois) 
Cossa, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare

On y voit Vénus debout sur un char de triomphe, tenant en chaîne Mars  agenouillé à ses pieds, en armure de chevalier.


En synthèse

Chez Botticelli,  la référence astrologique est discrète, mais néanmoins présente : Vénus, éveillée et vêtue, donne bien une impression de maîtrise, de dominance,  face à Mars nu, endormi et désarmé.

Néanmoins, il serait réducteur de soutenir que l’astrologie est la clé du tableau. Car la relation conflictuelle de Vénus et de Mars est une source de réflexion philosophique bien plus large :  loin de prétendre trancher le problème avec notre simplicité binaire  (« Faites l’amour, pas la guerre »),  la pensée de la Renaissance intègre cette tension au sein d’une réflexion plus subtile sur la contradiction créatrice.  Le thème est traité en profondeur par  E.Wind (« Wind ([1], p 100 et ss), nous conclurons simplement ce paragraphe en laissant la parole à Pic, qui définit la Beauté comme « une amitié fondée sur l’inimitié, une concorde fondée sur la discorde »,  sorte de paix armée qui est est un des moteurs de la Nature  : « La nécessité, dans la constitution des créatures, de voir l’union dominer l’opposition, a fait dire aux poètes que Vénus aime Mars, puisque la Beauté, nommée Vénus…, ne peut exister sans cette contradiction. »



3 La minute Alchimie

Vénus et Mars sont non seulement des planètes, mais aussi deux des sept métaux qui sont à la base de l’alchimie : le Cuivre et le Fer. On ne peut donc pas faire l’impasse sur un possible arrière-plan alchimique.


Le fer dans le tableau

Le fer est abondamment représenté, dans toutes les armes de Mars : le casque, la rondelle de la lance, l’armure et l’épée.

Le cuivre dans le tableau

S’il faut chercher le cuivre dans le tableau, nous le trouverons :

  • côté Vénus, dans les galons dorés de la robe   et peut-être dans ses cheveux blonds-roux ;
  • côté Mars, dans les ornements dorés du casque, et peut être le placage métallique de la lance.


Fer et Cuivre : un alliage impossible

Au sens métallurgique du terme, l’union de Vénus et de Mars n’a pas grand sens : il n’existe pas d’alliage Cuivre/Fer.


En synthèse

Pratiquement tous les personnages de la mythologie ont reçu une interprétation alchimique (voir l’aparté :  Vulcain,  Vénus et Mars alchimiques ). Dans l’imagerie, on trouve très souvent les noces de Diane et de Mercure, qui engendre l’Hermaphrodite, un des concepts-clé de l’Alchimie. On rencontre également fréquemment Vulcain, seul ou associé à Vénus.

Mais il n’existe pas d’exemple montrant les noces de Mars et de Vénus.

Il ne faut donc pas rechercher ici une interprétation alchimique complexe. Botticelli s’est contenté de prendre Vénus et  Mars au pied de la lettre : les deux métaux Cuivre et Fer sont largement représentés dans le tableau, par des objets dorés et des objets noirs.




Loin de toute dialectique pesante, Botticelli remet au goût du jour le vieux  thème de l’Amour et de la Guerre, en se faufilant avec élégance entre les pièges de l’anecdote mythologique, de la consultation d’astrologie ou de la leçon d’alchimie.

Son Mars et sa Vénus sont avant tout deux jeunes gens de leur temps, que seuls le cortège des faunes nous désigne comme divins. Ainsi que leur surnaturelle beauté.

Bien sûr, le thème dominant est celui de la victoire de l’Amour sur la Guerre. Mais cette vérité nous est administrée subtilement, subliminalement, dans deux détails qi semblent purement décoratifs :

Botticelli_Venus_Mars_Intro_casque

  • Le premier est le casque de fer ceinturé par des bandes et des rivets de cuivre : traduction précise de la  domination de Mars par Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

  • Le second est celui du médaillon de Vénus, dans lequel le rubis, emblème martial, est comme assiégé, tenu en respect, par les huit perles vénusiennes.


Article suivant : 3 Les charmes contre les armes

Pour approfondir deux aspects :

– La progéniture de Vénus

– Vulcain, Vénus et Mars alchimiques

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Références :
[1] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »

– La progéniture de Vénus

11 août 2012

La progéniture de Vénus illustre, expérimentalement, combien l’idée de l’union des contraires, chez les Grecs, pouvait être complexe.


L’échec du mariage avec Vulcain

Certains contraires sont irréconciliables :  la beauté et la laideur, la santé et la maladie, la grâce et le travail : c’est pourquoi, de son mariage légitime avec Vulcain, Vénus n’a pas eu de descendance.


L’enfant de Vénus avec Hermès

Hermaphrodite_Borghese

Hermaphrodite endormi
IIe siècle après J.-C., Louvre, Paris

Mais il existe des oppositions additives : une certaine forme de masculinité et de féminité peuvent coexister dans un seul être, comme le montre l’enfant illégitime qu’elle eut avec Hermès , Herm-aphrodite.


Les enfants de Vénus avec Mars

Enfin, d’autres oppositions sont miscibles en proportions variées : le mélange détonnant de l’Amour et de la Guerre, du principe Créateur et du principe Destructeur, peut tout produire : des enfants sages aux petits monstres.


Evelyn de Morgan_Cadmus_HarmonieCadmus et Harmonie
Evelyn de Morgan, 1877

C’est ainsi que la fille de Mars et de Vénus fut nommée Harmonie, aussi pacifique que ne l’était pas son père, et aussi magnifique que sa mère.

Mais le couple eut aussi deux garçons qui tiraient du côté de leur père  : Deimos (la Crainte) et Phobos (la Peur incontrôlable). Ils n’ont laissé d’eux aucune image.


Les enfants de Vénus avec Mars (autre tradition)


Bazzi Giovanni Antonio (dit Il Sodoma)
Allégorie de l’Amour en plateau d’accouchée :
Vénus terrestre avec Eros, Vénus céleste avec Antéros et deux autres Cupidon
 

On dit qu’elle eut aussi avec Mars deux autres garçons : Eros (l’amour-coup de foudre) et Antéros (le « contre-amour », l’amour  non partagé). Tout cela est bien compliqué.

– Vulcain, Vénus et Mars alchimiques

11 août 2012

Pour comprendre la symbolique de ces Dieux en alchimie, il ne faut pas les prendre au sens vulgaire des métaux Cuivre et Fer, mais dans un sens « philosophique », c’est-à-dire réservé aux praticiens de l’Oeuvre.

Voyons ce que nous en dit Dom Pernety qui, dans Les Fables Égyptiennes et Grecques (1758) a compilé les interprétations alchimiques des mythes grecs.


Vulcain

Vulcain ne représente pas un matériau, mais un des « feux » qu’utilisaient les alchimistes :

« Les Egyptiens avaient donc en vue le feu philosophique, et ce feu est de différentes espèces, suivant les Disciples d’Hermès ».

La notion de « feu philosophique » n’a rien à voir avec le feu du fourneau, et dépend de la phase de l’oeuvre. Précisément, le feu représenté par Vulcain

« est l’agent principal du second oeuvre (…) lui seul est capable, de conduire l’airain philosophique à la perfection de la pierres des Sages. » (Tome II, Chapitre XI , Vulcain)

Vulcain_tripus_aureus
Frontispice du Tripus Aureus, 1618,
publié par Michel Maier à Francfort


Vénus (des philosophes)

Dom Pernety nous explique également que Vénus n’est pas le cuivre, mais « leur matière avant la blancheur », autrement dit l’état de la matière à l’issue du premier oeuvre (oeuvre au noir), et préparée pour le second (oeuvre au blanc) :

« Le terme d’airain que les Adeptes ont souvent employé pour désigner leur matière avant la blancheur, n’a pas peu contribué à faire prendre le change aux Souffleurs et même aux Chimistes vulgaires, qui ont regardé en conséquence le cuivre comme la Vénus des Philosophes. Mais ce qui nous manifeste bien clairement l’idée que les Anciens attachaient à leur Vénus, est non seulement ses adultères avec Mercure et Mars, mais son mariage avec Vulcain. Ce dernier étant le feu philosophique, comme nous l’avons prouvé, et le prouverons encore, est-il surprenant qu’il ait été marié avec la matière des Philosophes ? ». Tome II, Chapitre VIII , Vénus


Mars et une femme

Mylius Embleme VII
Mylius, 1622, Philosophia reformata, Serie I emblème VII

Cet emblème représente à  gauche un guerrier qui a tous les attributs de Mars et au milieu Mercure avec deux caducées. Celui qu’il tient dans sa main gauche porte un aigle qu’il donne à la  femme de droite.  Logiquement, il devrait s’agir de la « Vénus des Philosophes » à côté de ses deux amants :

  • Mars avec qui elle s’est accouplée lors du Premier Oeuvre ;
  • Mercure avec laquelle elle s’accouple lors du Deuxième.

D’autant que le fait que Mercure a troqué ses grandes ailes (à ses pieds) par des petites indique qu’il a progressé en « fixité » ; et ses deux Caducées, petit et grand, signifient qu’il a gagné en puissance. Deux détails qui confirment  que nous sommes bien dans le Deuxième Oeuvre.


Basile Valentin clé_II 
Basile Valentin, Les Douze Clés de Philosophie, Clé N°2, version Tripus Aureus (1618)

L’emblème a été recopié sur cette version parue quelques années auparavant, très semblable avec son Mercure à deux couples d’ailes et deux caducées,  mais différente par ses deux  lutteurs. Celui de gauche n’est plus Mars, puisqu’il porte un serpent sur son épée, tandis que l’autre porte un griffon. Il s’agit probablement d’une allusion aux deux sels qui ouvrent successivement la Matière.

Ceci illustre que l’iconographie alchimique du couple Mars et Vénus, rarissime, est loin d’être stabilisée, un siècle et demi après le Mars et Vénus de Botticelli.


Vénus, Mars et Harmonie

Pour compliquer encore les choses, dans l’interprétation alchimique de l’union de Mars et de Vénus, Mars n’est pas à prendre au sens propre (le métal Fer) : il représente plutôt l’un des deux principes alchimiques, le Soufre, qui est effectivement présent en abondance dans le métal Fer :

« Les Anciens l’ont pris pour une certaine vertu ignée, et une qualité inaltérable des mixtes, capable par conséquent de résister aux atteintes du feu les plus violentes. Si l’on met donc la Vénus des Philosophes avec ce Mars dans un lit ou vase propre à cet effet, et qu’on les lie d’une chaîne invisible, c’est-à-dire aérienne, et telle que nous l’avons décrite dans le chapitre de Vénus, il en naîtra une très-belle fille, appelée Harmonie, dit Michel Maïer (Arcana arcanissima 1. 3.), parce qu’elle sera composée harmoniquement, c’est-à-dire parfaite en poids et en mesure philosophique. » Dom Pernetty [1]

Dans cette interprétation, Harmonie, la fille de la Vénus des Philosophes avec « ce Mars », est identifiée au « rebis », le germe androgyne dont l’obtention est le but du  Deuxième Oeuvre.



Références :
[1] Antoine Joseph Pernety, Les fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe avec une explication des hiéroglyphes et de la guerre de Troye, 1758, p 119
https://books.google.fr/books?id=2DBPAAAAcAAJ&pg=PA119

3 Les charmes contre les armes

11 août 2012

A titre de premier galop, voici une lecture très partielle qui va nous permettre de revenir sur les armes de Mars, et dé découvrir l’arsenal de Vénus.

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Venus_and_Mars_National_Gallery

Mars est nu et ses armes sont dispersées autour de lui.  Elles sont au nombre de quatre :

  • deux défensives (le casque et la cuirasse),
  • deux offensives (la lance et l’épée).

En contraste, Vénus est habillée et ne possède qu‘un seul accessoire de beauté, le médaillon qui ferme sa robe. Ne pourrait-on imaginer qu’elle dispose d’autres charmes discrets, à opposer aux armes bien visibles de son partenaire/adversaire ?


Contre le casque, la chevelure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Casque

La chevelure de Vénus est l’équivalent, amélioré, du casque de Mars :

  • elle est entièrement de cuivre, alors que le casque ne possède que quelques ornements dorés ;
  • elle est souple et légère, quand le casque est lourd et rigide ;
  • en guise de jugulaire, elle se relie au médaillon par les fausses tresses que nous avons mentionnées.


Contre la cuirasse, la conque

Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_conque

Les deux jouent le même rôle : protéger la chair fragile. Mais l’une s’ajuste en permanence au corps qu’elle contient, tandis que l’autre est trop grande pour le petit faune qui y gite.


Contre la lance, le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Lance Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

D’un côté une lance géante,  mais à un coup ; de l’autre une multitude de dards minuscules, mais innombrables. Au lourd chevalier dont la lance est incapable de pénétrer dans la forteresse de l’arbre, s’oppose la multitude des guerrières légères qui y ont élu domicile.


Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

Contre le pommeau, le médaillon

Au pommeau sous le cou du panisque fait pendant un autre disque ouvragé, le médaillon. D’un côté la lame de l’épée, de l’autre l’aiguille de la broche  : même disproportion qu’entre la lance et le dard.

Botticelli_Venus_Mars_Charmes_Armes

Dans le combat que se livrent les deux divinités, Vénus peut opposer aux quatre armes de Mars (en bleu), quatre charmes qui les surpassent (en rose).

Car les armes sont des objets manufacturés, faits de métal grossier,  tandis que les charmes sont des productions parfaites de la nature : chevelure, conque, guêpes et médaillon orné de perles et de rubis.

Article suivant : 4.1 Souffler dans une conque

4.1 Souffler dans une conque

11 août 2012

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Quatre panisques

Venus_and_Mars_National_Gallery

En contraste avec le hiératisme de Vénus et de Mars,  les petits satyres brisent la symétrie, s’immiscent dans les  interstices de la composition,  introduisent mouvement et fantaisie. Quatre petits bouffons autorisés à  s’amuser  aux côtés du couple divin, quatre petits corps errants perturbant (ou renforçant ?) l’attraction muette entre les deux « planètes » majeures.

Il est temps de nous intéresser à ces enfants-satyres, gracieux comme des chérubins mais aux oreilles velues, aux petites cornes et aux pieds de boucs. Leurs regards entendus, le bout de langue rose qui pointe entre leurs dents de deux d’entre eux, ne suggèrent-ils pas la lubricité ? Le casque dans lequel l’un d’eux s’enfonce jusqu’aux épaules, la lance démesurée qui barre le panneau,  la coquille embouchée, la cuirasse-tunnel, ne sont-ils rien de plus que des  jouets anodins ?

Une fois n’est pas coutume, nous n’échapperons pas à l’interprétation sexuelle. Mais auparavant, nous allons commencer  par un terrain moins mouvant, celui de l’interprétation textuelle. Car depuis longtemps, les érudits ont vu dans le tableau un exercice de style truffé de références littéraires, destiné à des spectateurs humanistes toujours à l’affût du dernier manuscrit antique retrouvé.


Botticelli, peintre érudit ?

L’approche littéraire implique-t-elle que Botticelli était un peintre érudit, fin connaisseur de  textes antiques ? Pas nécessairement : comme le remarque E.Wind ([1], p 26).

l’iconographe « doit en savoir plus long sur les théories de la Renaissance qu’il n’était nécessaire à un peintre ; (…) alors que les gens de la Renaissance tiraient profit de leurs conversations, nous n’avons plus ce plaisir. Nous devons donc compenser cette perte par la lecture et l’inférence.(…) L’ambiguïté délibérée présidant à l’usage de métaphores, a recouvert quelques-unes des plus grandes peintures de la Renaissance. Elles furent conçues pour des initiés; aussi exigent-elles une initiation. »


La conque marine

Botticelli_Venus_Mars_conque

Dans l’iconographie habituelle, la conque marine est l’attribut du dieu dieu Triton, qui s’en sert comme trompette pour annoncer l’arrivée de Neptune. Rien à voir, donc, avec Mars et Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Conque_Triton

Pan terrificus

Panofski a identifié une iconographie plus rare, dans une fresque du Corrège, à Parme.

Botticelli_Venus_Mars_Correge_Parme_Camera San Paolo

Exhibant d’introuvables gloses antiques sur l’oeuvre du poète latin Aratus, il a montré que souffler dans une conque pouvait être l’emblème de la terreur « panique » causée par le dieu Pan, « pan terrificus » [2].

La panique, une nouveauté conceptuelle

A la suite de Panofski,  Vladimir Juren [3] a montré que la notion de peur « panique » venait juste d’être redécouverte par les humanistes,  et vulgarisée dans une oeuvre bien plus accessible,  les Miscellanea de Politien, publiées pour la première fois en 1489.

Dans ce texte, Politien explique que, d’après Théon (le commentateur d’Aratus) :

 « le dieu Pan combattit contre les Titans et il fut le premier, ayant remarqué ce coquillage en spirale et en forme de cône que l’on nomme cochlos, à s’en servir comme d’une trompe. Ayant fait cela, et s’étant emparé d’une provision de ces coquillages pour lui et ses camarades, ils mirent les Titans en fuite avec ce son venant de partout, que l’on nomme panicos« .


Les panisques

Justement, les satyres-enfants du tableau de Botticelli sont des « panisques », compagnons du dieu Pan : à son image, ils ont des pattes de bouc, des oreilles pointues et de petites cornes.

La conque et la datation du panneau

Que Pan ait inventé l’usage guerrier de la conque marine était connu. Mais le fait que les panisques l’aient imité pour en faire une arme de dissuasion massive contre les Titans, ne se trouve que dans le commentaire de Théon.  Or on sait que Politien a acquis le manuscrit contenant ce commentaire en 1482.  Botticelli était suffisamment proche de l’entourage de Politien pour avoir entendu parler de ses recherches avant même la publication de 1489, et avoir eu l’idée de les illustrer  : d’où la date généralement attribuée au tableau : 1483.


En synthèse

L’attribution de la conque à Pan est un bel exemple d’analyse de source, affinée par plusieurs érudits et confirmant la date probable que suggèrent des raisons stylistiques.

Remarquons que cette analyse savante a eu pour inconvénient, pour expliquer un détail, de brouiller la lecture d’ensemble :  car le thème secondaire de la peur panique s’intègre difficilement dans le climat plaisant du thème principal.

De plus en plus de commentateurs pensent qu’il s’agissait là d’une fausse piste : Botticelli a peut être voulu inclure un thème à la mode, mais pour une raison tout autre qu’érudite.

Article suivant : 4.2 Jouer avec les armes



Références :
[1] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »
[2] Panofski, The Iconography of Correggio’s Camera Di San Paolo, Warburg Institute, 1961
[3] Vladimir Juřen, «Pan terrificus» de Politien. Bibliothèque d’Humanisme Et Renaissance 33 (3):641-645. (1971).

4.2 Jouer avec les armes

11 août 2012

Le second thème inspiré par une source littéraire antique est celui des enfants jouant avec les armes de Mars. Le texte en questions est un passage de Lucien de Samosate, une description littéraire (ekphrasis)  d’un tableau du peintre antique Aëtion  : Les Noces d’Alexandre et de Roxanne.

Nous devons au Sodoma une reconstitution de ce que pouvait être ce tableau antique disparu.

Article précédent : 4.1 Souffler dans une conque

Sodoma_Noces_Alexandre_Roxanne

Noces d’Alexandre et de Roxanne
Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma, 1516-1518. Fresque de la villa Farnésine, Rome

L’ekphrasis de  Lucien de Samosate

 Voici le début de la description de Lucien :

« Un Amour placé derrière Roxanne lui enlevait en riant son voile, et le montrait à son époux ; un autre ôtait une des sandales du prince, comme pour l’inviter à prendre place sur le lit ; un autre le prenait par son manteau et le tirait vers Roxanne. Alexandre présentait une couronne à la princesse. Héphestion tenait le flambeau nuptial, et s’appuyait sur un adolescent d’une grande beauté qui représentait l’Hymen. » [1]

On voit combien la reconstitution de Sodoma est précise : il a suivi le texte mot à mot (sauf pour la sandale, qu’il fait ôter à Roxanne plutôt qu(‘ à Alexandre).

Pour Mars et Vénus, c’est la suite du texte qui a intéressé Botticelli  :

« Toute la scène inspirait la gaieté, tous les Amours étaient riants ; ils se jouaient avec les armes d’Alexandre : on en voyait deux qui portaient sa lance ; ils pliaient sous le poids, comme des ouvriers qui portent une poutre ; deux autres en tiraient un troisième qui était couché sur le bouclier, comme s’ils eussent traîné en triomphe le héros lui-même ; un autre encore, pour les effrayer quand ils passeraient près de lui, s’était caché dans la cuirasse.  »  


Le porteur de casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueLe panisque au casque est une invention amusante de Botticelli, qui renforce l’idée de disproportion.

Le casque trop lourd pour un enfant emporte la tête vers l’avant, jusqu’à buter sur la rondelle métallique ; trop grand, il aveugle  celui des deux porteurs qui devrait diriger l’arme : la lance de Mars ne risque pas d’atteindre une quelconque cible.


Les porteurs de lance

Ils illustrent littéralement le texte de Lucien : « on en voyait deux qui portaient sa lance ». Bien sûr, la lance est trop lourde pour qu’ils puissent, même à deux, la relever.


Le panisque à la cuirasse

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseLa encore, Botticelli reprend et complexifie l’idée de Lucien. Chez ce dernier, le panisque s’est caché dans la cuirasse pour effrayer ses trois copains, qui promènent le bouclier en guise de char triomphal.

Chez Botticelli, pas de bouclier : le panisque n’utilise donc pas la cuirasse pour une embuscade, mais plutôt comme une sorte de tunnel qui lui permet, à l’insu de Mars, de déboucher au premier plan : ainsi de la main droite il s’empare de l’épée que Mars a cachée le long de la cuirasse, tandis que de sa main gauche il saisit un fruit vert.

L’amour et la guerre

L’allusion aux Noces d’Alexandre et de Roxanne devait être doublement évidente pour les spectateurs lettrés. D’une part, il s’agissait d’un tableau de mariage ; d’autre part, les deux oeuvres  traitaient exactement le même thème,  celui de la tension entre l’Amour et la Guerre, qui tiraillerait le jeune couple florentin autant qu’il avait, dans le passé,  tiraillé le héros mythique.


Piero_di_Cosimo_-_Venus

Vénus, Mars et Cupidon, Piero de Cosimo, 1500-05, Gemäldegalerie, Berlin

,Preuve que cette allusion était comprise et appréciée, la version de Piero de Cosimo, quelques  années plus tard, reprendra le même thème des enfants jouant, à l’arrière-plan avec les armes du guerrier. En représentant non plus des panisques, compagnons capricants du dieu Pan, mais des Amours, compagnons ailés de Vénus, Piero revient à une illustration plus littérale du texte de Lucien.

La comparaison entre les deux tableaux a été tentée plusieurs fois et je ne m’y risquerai pas, car nous ne savons pas si Piero avait vraiment vu l’oeuvre de Sandro, où s’il s’agit d’une réélaboration à partir de la même source.

Certains pensent que son panneau est une reprise aseptisée de celui de son prédécesseur, gommant ses aspects possiblement scabreux : plus de lance ni de conque, plus de trou de guêpes louche, plus d’épée cachée sous les fesses, Vénus est déshabillée comme Mars, et un petit Cupidon vient rivaliser de mignardise avec le gros lapin.

Ainsi, pour Stéphane Toussaint dans sa roborative et récente interprétation :

« Piero di Cosimo a peint un couple bourgeois et Botticelli un noble inverti encombré d’une épouse, tout droit sorti du Décaméron  » ([2] p 99)

Concernant le lapin, les deux colombes et le papillon sur la cuisse, moins anodins qu’il ne semble, voir Le lapin et les volatiles (1)


En synthèse
Tout comme l’ekphrasis de Lucien de Samosate avait pour but de ressusciter par les mots un tableau déjà vieux de cinq siècles, il est possible que Botticelli ait eu l’ambition – 35 ans avant Sodoma –  de le ressusciter par l’image, rivalisant ainsi avec un peintre disparu depuis 18 siècles.

En remplaçant les Amours par des Panisques, il a introduit, sous le thème plaisant des enfants joueurs, un autre thème plus noir, celui de la terreur panique, qui était justement à la mode en ces années là.

A ce stade de l’analyse, si Venus et Mars était un opéra, nous aurions donc :

  • un duo un peu compassé, « l’Amour vainquant la Guerre »  chanté par les deux vedettes ;
  • une basse inquiétante et insolite, « A bas les Titans ! » sonnée sur la conque de Pan ;
  • et enfin un contre-chant joyeux : « les Enfants jouant avec les Armes » .



Article suivant : 4.3 Exécuter un plan

Références :
[1] Article Aetion, Notice sur les peintres de l’antiquité (traduction Firmin Didot, 1872) https://mediterranees.net/art_antique/artistes/notice_peintres.html
[2] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

4.3 Exécuter un plan

11 août 2012

Derrière le couple de Mars et de Vénus, officiel, statique, symétrique, le cortège des panisques insuffle son dynamisme et entraîne le regard à sa suite, de gauche à droite, puis de haut en bas.

Ce sens de lecture imposé suggère que les quatre ne jouent peut être pas seulement des saynètes amusantes et décorrélées, mais qu’ils se livrent à des actions coordonnées, suivant un plan concerté.

Article précédent : 4.2 Jouer avec les armes

Une noire vision

Charles Dempsey [1], a réussi à relier logiquement les actions des quatre panisques, ce qui donne une interprétation globale et plutôt amusante de l’oeuvre. En voici le résumé.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Noire_Vision


Les panisques N°1 et N°2

Il ne faut pas les imaginer à l’arrêt, en train d’essayer de relever la lance : mais plutôt en train de l’utiliser comme un bélier, pour frapper le tronc d’arbre contre lequel repose la tête de Mars, ceci dans le but d’exciter les guêpes : nous sommes au moment où elles commencent à sortir de leur nid.


Le panisque N°3

Mars va donc être pris en tenaille, entre les guêpes qui se préparent à l’assaillir d’un côté, et de l’autre la conque du panisque N°3, qui gonfle ses joues pour le réveiller en sursaut.


Le casque terrifiant

Un auteur latin, Valerius Flaccus, cité par Politien, explique que la simple vue du casque de Mars est capable de provoquer la terreur. En se rapprochant du dieu endormi, le panisque N°1 tend donc à Mars son propre piège :   la vision terrifiante qui accueillera son premier regard.


Le panisque à la cuirasse

Enfin, le panisque N°4, en embuscade dans la cuirasse, se prépare à en jaillir pour prendre le dieu à revers. Peut-être (Dempsey ne va pas jusque là) saisit-il l’épée pour la cacher, voire même pour piquer les parties charnues du dieu humilié, redoublant l’outrage des guêpes.


Le fruit vert

Dempsey suppose que ce fruit pourrait être une figue. En effet, Saint Jérôme, dans un commentaire d’Isaïe, parle d’une espèce de faunes particulièrement pernicieuse, les « faunes des figuiers » (faunus ficarii), qui sont supposés causer des cauchemars.


Les panisques lubriques

Dempsey fait remarquer que deux des panisques (celui qui se retourne en direction de Vénus et celui qui sort de la cuirasse) tirent la langue, geste obscène.


Le cauchemar de Mars

Au terme d’une analyse longue et serrée, Dempsey conclut que le tableau représente non pas une scène réelle, mais le cauchemar qui hante le sommeil de Mars. Voici précisément ses termes :

« Mars s’est endormi à l’ombre d’un arbre, à midi. Il a ôté son armure et rêve de Vénus, de l’amour. Mais son rêve n’est pas vraiment un rêve d’amour, c’est un rêve de désir sensuel, de conquête et de possession sexuelle, qui en retour le possède lui-même. Ce rêve n’est pas une vision réelle mais un cauchemar, un phantasme nympholeptique dans lequel Vénus n’est autre qu’une lamia, l’invention, la créature démoniaque de sa propre imagination qui revient hanter son sommeil et obnubile, au réveil, sa pensée et son désir. De plus, il est assailli par des fantômes de midi, des panisques-lutins, qui prennent possession de ses propres armes et l’attaquent de l’intérieur, retournant contre lui les instruments de cette capacité qui lui est propre, la puissance militaire. » ([1] p 145)


En synthèse

Comme un ingénieur du son qui forcerait sur les basses, Dempsey a poussé à l’extrême le son de la conque, et le côté négatif du thème des panisques. Son interprétation noire nous laisse perplexe, tant elle va à l’encontre de la perception immédiate du tableau : celle d’une scène avant tout plaisante et amusante. Notre perception serait-elle à ce point un contresens, un anachronisme ?

Si le tableau exigeait une lecture à deux niveaux – Mars comme un personnage en chair et en os, Vénus et les panisques comme des fictions cauchemardesques – Botticelli aurait-il opté pour une composition aussi symétrique ?

Et ses commanditaires étaient-ils à ce point audacieux pour décorer un lit nuptial d’une scène aussi décalée, le dieu le plus viril terrorisé par des fantasmes sexuels ?




Le réveil des sens (SCOOP!)

Reprenons ce qui est bien étayé :

  • Botticelli a représenté les amours de Vénus et de Mars,
  • il a rajouté en surimpression le thème plaisant des enfants jouant avec les armes du héros,
  • pour faire un clin d’oeil à un sujet à la mode, il a transformé les amours en panisques : ce n’est pas pour autant que la terreur panique devient le sujet principal du tableau.

Le grand mérite de Dempsey est d’avoir mis en évidence que les quatre petits dieux, dans le dos des deux grands, se livrent à des actions logiquement coordonnées. Si ce n’est pas pour terroriser Mars, quel est donc le but qu’ils poursuivent ?


Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Sens


Le casque aveugle

Reprenons l’idée de Dempsey : Mars, réveillé en sursaut, va se voir en reflet dans son propre casque, que le panisque N°1 lui présente comme une sorte de miroir déformant. Remarquons que ce panisque est lui même aveuglé par le casque, qui revêt donc une signification double : objet qui prive de la vue, mais aussi capable de redonner la vue.


La conque sonne

On imagine bien le réveil en fanfare de Mars, avec cette conque si près de son oreille. Mais cette proximité physique traduit aussi une parenté formelle entre les deux organes, le creux de la coquille rappelant celui de l’oreille. Depuis Galien, on nomme d’ailleurs « concha auris » ou « concha auriculae » (la conque de l’oreille), l’entrée du conduit auditif.

Ainsi la conque brandie comme l’enseigne d’un audioprothésiste représente à la fois l’origine et l’organe du son.


La lance touche, les guêpes piquent

La lance également est un objet surdéterminé : en tant qu‘arme, elle est le prolongement du bras et de la main, un objet qui « touche » à distance ; dans le tableau, elle met en branle le tronc de l’arbre qui transmet aux guêpes et à la peau du Dieu endormi, les vibrations de ces coups répétés. Coups qui vont ensuite se démultiplier en autant de coups de dards, réveillant de manière radicale l’épiderme du dieu dénudé.


Le fruit tombe

Autre conséquence des coups de lance : à force de frapper l’arbre, rien d’étonnant qu’un fruit se détache, conséquence logique que Dempsey n’a pas relevée. La lance est détournée en un objet bien pacifique : une gaule. Et sur le fruit juste tombé par terre, le panisque N°4 fait main basse d’un air gourmand (d’où la langue qu’il tire), tandis que son autre main tente de s’emparer de l’épée, en guise de couteau.


En synthèse

Derrière les deux grands dieux immobiles, il faut imaginer tout un charivari en mouvement : les joues qui se gonflent pour souffler dans la conque, les allers-retours de la lance/gaule, la colère des guêpes, la chute du fruit bientôt tranché.

S’il faut trouver un sens au plan concerté des quatre panisques, ne s’agit-il pas de réveiller, un par un, les sens de Mars endormi ?

  • Le casque-miroir va ranimer sa vue ;
  • la conque son oreille ;
  • la lance et les guêpes vont s’intéresser à sa peau ;
  • quant au fruit que le panisque va découper, il s’adresse aux deux sens restants : l’odorat et le goût.

Ainsi la conspiration des panisques, suscitée par Vénus l’impérieuse, n’a pas pour but de terroriser Mars : simplement de le ramener du monde des rêves, dans lequel elle n’a pas prise, au monde sensible et sensuel où elle règne.

Article suivant : 5.1 Des objets ambigus




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Références :
[1] Charles Dempsey « Inventing the Renaissance Putto », 2001, p 127 et suivantes)

5.1 Des objets ambigus

11 août 2012

Toute jolie et amusante qu’elle soit, la scène consiste tout de même à montrer un jeune homme nu, gisant inconscient à côté d’une beauté habillée. Autant cet effet de contraste serait banal pour une déploration (pieta, martyre), autant il est intriguant dans le cas d’une scène champêtre, où on s’attend plutôt à ce que la beauté de la nature serve d’écrin à la plastique féminine.

Cette inversion de la nudité n’est pas le seul élément provocateur du tableau, qui regorge  d’objets diversement sexués : la coquille bien sûr; mais aussi la lance/gaule, le trou d’arbre et d’autres que nous découvrirons.

Article précédent : 4.3 Exécuter un plan

Possibilité d’une lecture érotique

Avant la réaction Savonarole, les Florentins étaient loin d’être prudes. Rien n’empêche donc une lecture érotique, selon laquelle cette tête de lit serait :

  • soit une sorte de planche pédagogique pour dégourdir les jeunes mariés ;
  • soit la caricature d’un tableau nuptial, à l’intention de l’élite homosexuelle de la Cité.

« Le goût sarcastique d’inverser les rôles sexuels de Vénus et de Mars, comme de semer le désordre dans leur union par l’irruption des panisci et des frelons répand dans ce bosquet clos, totalement dénué de symbolisme floral, un très fort parfum de parodie » Stéphane Toussaint ([1], p 62)

Nous allons donc, quittant les garde-fous du texte, traquer les représentations du sexe, à base de creux, de bosses, et de gestes suggestifs.

La conque de Vénus

La naissance de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_conque

Botticelli, dans sa célébrissime  Naissance de Vénus, nous  montre la déesse debout dans une coquille Saint Jacques, ce qui est la manière pudique d’illustrer le mythe : car d’après celui-ci, Vénus aurait surgi nue de l’écume de la mer, près de l’île de Cythère, « chevauchant une conque« .



Botticelli_Venus_Mars_conque_reelleBien différente de la coquille Saint Jacques, la conque est en forme d’escargot, avec une ouverture rose évoquant universellement le sexe féminin. Aussi la représentation de Vénus chevauchant une conque véritable n’a jamais été tentée, tant elle rendrait évidente le pléonasme sur lequel joue le mythe.


Goltzius AmphitriteAmphitrite, Hendrik Goltzius,vers 1590

Un artiste audacieux a néanmoins réussi à montrer le chevauchement sans montrer la conque, au prix d’une invention encore plus suggestive : une sorte de siège anatomique dans laquelle Amphitrite se trouve insérée, voguant dans une expansion gigantesque de son propre sexe. 


Dans Vénus et Mars, la conque ne doit-elle pas être comprise, non pas comme une référence à Pan,  mais simplement comme l’emblème de Vénus, par lequel Botticelli rendrait justice, sous une forme visuellement acceptable, à la crudité du texte antique  ?


La conque gréco-romaine

Le mot « cogxe »en grec, « concha » en latin, est parfois utilisé dans un sens grivois. Dans une pièce de Plaute, Rubens, on trouve cette nvocation à Vénus à propos de deux jeunes naufragées :

 

Tu es née, dit-on, d’une conque ;

que leurs conques trouvent grâce devant toi !

te ex concha natam esse autumant,

cave tu harum conchas spernas


La conque florentine

Stéphane Toussaint pense que la conque brandie comme une enseigne n’a rien à voir avec Pan, mais bien plus avec une chanson gaillarde florentine :

« Ferme-là un peu ma fille
Ta coquille n’est pas franche
Quand il faudra la calmer
Je vais lui payer une belle hallebarde. »
Chanson de la coquille (Canzonetta del nicchio) ([1], p 36)

Il en tire une conclusion tranchée :

« Moralité : la vulve enragée réclame au plus vite un mari fécond, un mâle inséminateur capable de remplir sa conque pileuse. Opposant une fin de non-recevoir au coquillage qui l’indiffère, le Mars endormi de Botticelli poursuit son somme et se dérobe au devoir conjugal » ([1], p 39)


La conque de Lotto

Lorenzo Lotto - Venus and Cupid.jpg

Vénus et Cupidon, Lotto, vers 1525, Metropolitan Museum, New York,

Lotto n’hésitera pas à suspendre, juste au-dessus de la tête de Vénus, une conque très similaire à celle de Botticelli, en prenant soin de redresser verticalement l’ouverture pour la rendre plus explicite. Juste derrière, un rideau rouge, entrebaillé par un tronc d’arbre, insiste lourdement.

Mais ce qui est encore plus significatif, dans ce tableau truffé de clins d’oeils et d’énigmes,  c’est la grosse perle, bien visible, que Vénus porte en boucle d’oreille

Botticelli_Venus_Mars_conque_Venus Lotto
Lotto s’est donc amusé à suspendre de part et d’autre du visage incliné de la déesse, deux emblèmes vénusiens parfaitement évidents pour les spectateurs de l’époque.


En synthèse :

Le Vénus et Cupidon de Lotto illustre le goût de ce peintre pour les tableaux à symboles. Il jette, rétrospectivement, un éclairage intéressant sur le Venus et Mars de Botticelli, qui lui est antérieur d’une quarantaine d’année.

Lotto encadrera verticalement le visage de Vénus par la conque et la perle : Botticelli utilise la même composition horizontalement, en plaçant le visage de Mars sous le contrôle de la conque d’un côté, du nid de guêpes de l’autre.

Si la conque est l’emblème de Vénus, de qui le nid est-il l’emblème ?


Les objets sexués


Si on les cherche, on les trouve. A vrai dire, il n’y a guère que cela dans le tableau.


Le voile et le pagne

Vénus exalte sa féminité par des superpositions de voiles ondoyants,  maîtresse des pièges et des prestiges de la transparence. En contraste Mars apparaît bien vulnérable dans sa nudité, avec son pagne aux plis secs qui semble là plus pour faire oublier que  pour mettre en valeur une virilité hypothétique.


La composition

En largeur, la composition est parfaitement symétrique : les rideaux végétaux qui ferment le fond s’arrêtent exactement à l’aplomb du sexe des dieux allongés, à égale distance du milieu du tableau.

Les bandes les plus éloignées renferment la partie supérieure des corps, la partie noble. Mais dans la bande centrale, les membres inférieurs se côtoient, sans se toucher en aucun point.

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Loges

La composition souligne donc l’état de séparation, dans lequel se trouve pour l’instant le couple  : leurs bustes sont éloignés, rencognés chacun dans sa « loge » végétale  ; la bande centrale est l’espace de la rencontre, ouvert sur un horizon vide qui autorise tous les possibles.


Le buisson et l’arbre

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Dans les buissons qui servent de fond aux deux bustes,  on reconnaît habituellement  des lauriers ou des myrtes, arbustes sacrés de Vénus. Mais ces deux arrière-plans végétaux ne sont pas symétriques : derrière Vénus, il s’agit d’un buisson touffu ; tandis que Mars est appuyé contre un tronc d’arbre.

Le contraste est donc clairement sexué, entre le buisson évocateur d’une toison pudique, et le tronc on ne peut plus viril.


Le nid de guêpes

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A la différence de Mars qui ronfle, ayant mis bas cuirasse et épée, , les guêpes vrombissent à l’entrée du nid, avec leur carapace et leur dard.

On peut voir une touche d’ironie dans le contraste entre leur vigilance agressive et le sommeil désarmé du Dieu des Combats. Quoique minuscules, ce sont elles les vrais guerrières du tableau, celles qui forcent les orifices et prennent d’assaut les citadelles.  La guêpe est d’ailleurs souvent un emblème de la Pugnacité ([2], p 104).

Pour Stéphane Toussaint, ces insectes n’ont rien à voir avec les guêpes des Vespucci, et sont plutôt des frelons sylvestres. Ce qui permet un rapprochement hardi avec un texte postérieur  :

« En 1585… Tomaso Garzoni compare les relons à des sodomites actifs, qu’attirent la chevelure fluctuante et les pommettes parfumées des Ganymèdes, des gitons de Zeus : « comme des filles ils apprêtent leurs bouclettes et répandent mille parfums sur leurs pommettes pour faire accourir les frelons à leur miel. » … Dans cet extrait, la masculinité de l’insecte bourdonnant autour des garçons s’associe à l’équivoque d’une coiffure féminisante et bouclée. » ([1], p 86)


La lance

La lance barre la zone centrale : elle constitue donc, visuellement, un pont entre la « loge » de Vénus et la « loge » de Mars. Elle passe à côté de la conque, mais vise directement le trou d’arbre, dont la position à côté de l’oreille gauche de Mars et la  forme en amande introduisent une symétrie forte par rapport à la conque et à son orifice.

Mettant en joue successivement deux cavités, la lance a tout du symbole phallique, même si elle pointe du camp féminin vers le camp masculin

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Remarquons que son bout est « coupé » par la conque : tout comme la branche creuse, il s’agit d’un symbole viril vaincu par un symbole féminin.


L’épée

La encore, il s’agit d’un objet viril dont le bout est caché, et qui se retourne contre son propriétaire.


Le casque

Nous avons signalé l’encoche sur la nervure centrale, qui souligne l’absence du cimier. Non seulement le casque de fer est enserré par les ornements cuivrés qui matérialisent la domination de Vénus, mais en plus il est dévirilisé, amputé de sa partie sommitale.


Virilité interrompue

L’insistance sur le motif de la « virilité interrompue » donne matière à réflexion :  ce pourrait être, comme beaucoup le pensent, une allusion à l’impuissance temporaire, à la phase réfractaire dans laquelle, le dieu de la Guerre se trouve après l’acte sexuel.

Ou bien, il s’agirait, selon S.Toussaint, de suggérer que Mars n’est pas intéressé par Vénus : d’autant qu’à l’époque le terme « endormi » était un euphémisme courant pour l’homosexuel passif [1], p 55)


En synthèse

Le désarmement de Mars est complet  : nu comme un mollusque hors de sa coquille, il est incapable de combattre.  Ses armes offensives (la lance, l’épée), sont privées de leur pointe et retournées contre lui.  Quant à ses armes défensives, elles ne sont guère plus glorieuses : le casque est écimé et  la cuirasse gît à terre comme un cadavre décapité sur le champ de bataille.

La victoire de Vénus est  totale :  le comble de la fierté masculine, Mars, ce super-héros, est exposé au milieu de ses trophées transformés en jouets, mis en joue par les symboles épuisés de sa propre virilité.

Autrement dit : l’homme est après l’amour un être sans défense, plus faible qu’un enfant ; quant à son organe, une fois émoussé, il se retourne en menace contre lui même : post coïtum animal triste.

Ou bien, selon S.Toussaint, le tableau ne fait que refléter l’horreur de l’hétérosexualité dont témoigne par ailleurs Botticelli :

« Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe, et je me suis réveillé avec une si grande peur de le resonger, que j’ai déambulé toute la nuit sans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » ([1], p 17)

Nous découvrirons au dernier chapitre une interprétation intermédiaire.

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Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023
[2] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »

5.2 Des gestes suggestifs

11 août 2012

Les interprétations sexuelles sont comme les maladies transmissibles : des objets, elles sautent aux  personnages, et tournent à l’obsession:  jeux de jambes, jeux de mains…

Article précédent : 5.1 Des objets ambigus

1 Jeux de jambes

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La jambe gauche de Vénus

Le long de la jambe de Vénus, le regard se laisse captiver par un jeu de dévoilement en trois temps :  transparence au niveau du genou, contrariée par le pan de voile qui retombe sur le mollet, puis résolue par la nudité du pied :  un pied grec, bien sûr, comme il sied à une native de Cythère. Remarquons que ce pied se situe juste à l’aplomb du sexe de Mars,  dissimulé par le pagne.

Ainsi, l’allongement télescopique de  la cuisse, du genou, du mollet et du pied de Vénus compense sa frustration, son désir de toucher le membre introuvable que suggère son second orteil,  outrancièrement allongé.


 Et la jambe droite ?

Tandis que la jambe gauche occupe les deux tiers du panneau, la jambe droite est bizarrement absente, escamotée sous le bouillonnement des tissus [1].  En solidarité avec son boiteux de mari , Vénus serait-elle amputée ?


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Lotto, dans Vénus et Cupidon, nous suggère une explication : il nous montre la jambe de la déesse repliée à angle droit vers l’arrière, dans une posture peu naturelle qui semble n’avoir pour but que de créer un point de contact avec la jambe de Cupidon.


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Lotto explicite ainsi ce que Botticelli nous laisse deviner : la jambe cachée de Vénus part vers l’arrière, à la recherche d’un contact charnel avec Mars. D’ailleurs, les deux jambes de celui-ci ne sont pas horizontales, mais plus hautes sur la gauche : peut-être simple effet de perspective, ou bien indice qu’elles sont posées sur la jambe cachée de Vénus.

Ainsi, derrière leur posture figée, leur parallélisme pudique,  les deux figures entretiendraient, en fait, une amoureuse proximité.


La jambe droite de Mars

Le genou à angle droit fait pendant, dans le plan vertical, à la position de la jambe cachée de Vénus dans le plan horizontal. L’endroit où elle croise l’autre jambe de Mars  tombe juste derrière la main gauche de Vénus.

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Ainsi,  le point de contact entre les deux jambes de l’homme, est aussi le seul point du tableau où les peaux de l’homme et de la femme s’avoisinent, sans tissu de séparation. En ce point triple, Botticelli utilise l’ambiguité entre contact physique et contact visuel,  pour créer,  une zone de fusion, de collage, où toute profondeur s’abolit.


La jambe gauche de Mars

Elle se trouve en position d’extension, tout comme la jambe gauche de Vénus. Mais tandis que les orteils de celle-ci sont dénudés, ceux de Mars sont pris dans le drap rose, qu’ils étirent.


Hermaphrodite, Copie romaine d'un original grec, Museo Nazionale Palazzo Massimo alle Terme Rome,Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome

Ce détail a été relevé par David Clark, qui l’a interprété comme la citation d’une oeuvre antique, conduisant à une allusion sexuelle érudite :

« Il est certain que Botticelli a combiné tissu tendu et lance phallique pour suggérer le pénis de Mars en érection :  en effet ce détail du tissu tendu par le pied  est calqué sur une sculpture romaine antique (…). L' »Hermaphrodite endormi » représente un jeune homme se réveillant, étirant ses membres dans un mouvement de contraposto, tendant du pied gauche le tissu qui le couvre et relevant son bassin pour laisser voir l’érection qui a troublé son sommeil ». Clark [2]


En synthèse

Les membres inférieurs du couple divin obéissent à une composition symétrique : chacun montre un pied et cache l’autre, chacun a sa  jambe gauche étendue, et sa jambe droite repliée à angle droit.

On remarque tout de suite le parallélisme entre les jambes gauche en extension. Toutes deux s’étirent jusqu’à  l’aplomb du sexe du partenaire, et leur extrémité arbore une métaphore discrète : l’orteil grec de Vénus mime un membre viril, tandis que les orteils  de Mars sont encapuchonnés dans un textile vaginal.

La symétrie entre les jambes droite repliées est moins évidente, puisque celle de Vénus est cachée. On doit deviner qu’elle touche celle de Mars à notre insu, au point singulier du tableau où les peaux du Dieu et de la Déesse donnent l’illusion d’un contact.

On pourrait résumer en deux phrases ce jeu subtil entre parallélisme et orthogonalité :

  • deux jambes parallèles ne se rencontrent pas, sauf dans la métaphore ;
  • deux jambes orthogonales se croisent, mais dans l’intimité.



2 Jeux de mains

La main droite de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainDVenant en avant-plan, elle s’expose opportunément sur la cuisse gauche, juste à côté du sexe avec lequel son ombre portée crée une continuité visuelle. La position flaccide de l’index, au dessus des autres doigts repliés en boule donnerait, en ombres chinoises, l’image de la virilité après la bataille.


La main gauche de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainGLe geste est très semblable à celui de la main droite, sinon que le majeur se déplie pour rejoindre la rigidité de la tige métallique, sur laquelle nous reviendrons (voir 6 Le mystère de la verge de fer).


La main gauche de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_MainGL’index gauche de Vénus imite l’index droit de Mars, dans un geste très éloquent qu’à bien noté Daniel Arasse [3] :

« Le pouce et l’index de Vénus ont une pose manifestement étudiée et, en pinçant le tissu, ils lui font perdre localement sa ‘diaphanéité’ pour y dessiner un repli ombreux pris entre deux gonflements parallèles et donner au vêtement une configuration peu équivoque. »


Pour Hans Körner [4], la masturbation féminine est délibérément suggérée sur plusieurs panneaux de mariage, en raison de la croyance, selon Gallien, qu’elle favorisait la bonne santé des enfants à naître.


La main droite de Vénus

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L’index et le majeur s’écartent en toute discrétion, mais dessinent néanmoins l’image d’une fente vacante, complétée par un pli toujours aussi vulvaire du tissu.


En synthèse

Telles des ombres chinoises, les mains de Vénus et Mars projettent des images grivoises dont le but, dans un tableau de mariage, parait clairement didactique.

De part et d’autre de  l’organe réel caché sous le tissu, elles illustrent, de gauche à droite, comment le sexe de l’homme et celui de la femme passent de l’état latent à l’état excité.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Tableau des Sexes

Ce que le pinceau ne peut  pas montrer, la gestuelle des mains l’écrit distinctement : langage des signes sans dictionnaire, sans référence externe, valable pour ce tableau seulement, et dont la signification s’impose par le sens de la lecture, et celui de la symétrie.



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Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Louise Govier, 2010, cité par Paoli ([0] p 59)
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Daniel Arasse, Le Détail,1996
[4] Hans Körner 2005, cité par Paoli [0], p 56