La cage hollandaise

La cage à oiseaux signale bien souvent, dans la peinture hollandaise, un lieu ou une scène de débauche (du verbe vogelen, copuler , formé sur le mot vogel : oiseau).

Trois exemples chez Bosch, chez le Monogrammiste de Brunswick, et chez Jan Steen.



Bosch

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam

Le colporteur
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce panneau, autrefois séparé en deux moitiés, constituait les volets extérieurs d’un triptyque aujourd’hui démembré en quatre morceaux [1]. Sa signification a été très discutée, mais tout le monde s’accorde désormais à reconnaître dans la maison de gauche un bordel identifiable à de nombreux indices.

 

Un bordel

Histoires de la vie de Ste Agnes, anonyme flamand XVeme, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (detail)

Histoires de la vie de Ste Agnès, anonyme flamand XVème, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (détail)

L’enseigne « Au cygne blanc » identifie clairement le bordel auquel la Sainte est condamnée à être livrée. Le cygne a « les plumes de la couleur de la neige, mais sa chair est noire ; au sens moral, la neige sur les plumes désigne le faux-semblant, qui recouvre la chair de noir, parce que le faux-semblant voile le péché de la chair. » [2] .


St Jerome Follower_of_Jheronimus_Bosch Musee du Nord Brabant, Hertogenbosch detail

 

St Jérôme, Suiveur de Bosch, Musée du Nord Brabant, Hertogenbosch
Cliquer pour voir l’ensemble

Plus directement, au XVIème siècle, les prostituées étaient nommés des swaentje (cygnes). A remarquer ici le chieur qui se soulage à l’extérieur.


Le fils prodigue chasse par les prostituees gravure Karel van Mallery d apres Bernardino PasseriGravure de Karel van Mallery  d’après Bernardino Passeri, vers 1600 Le fils prodigue chasse par les prostituees Gravure Crispijn de Passe the Elder after Maarten de Vos 1600Gravure de Crispijn de Passe le Vieux,  d’après Maarten de Vos, 1600

Le fils prodigue chassé par les prostituées  

Outre le cygne ou le coq blanc, la cage à oiseaux suspendue à la porte identifiera longtemps les bordels des Pays-Bas.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail
La maison du Colporteur de Bosch arbore à la fois l’enseigne Au cygne blanc et la cage, hébergeant ici une pie.

Le soldat à l’épée flatteuse et à la lance démesurée, le pisseur en liquette et les culottes mises à sécher sur la fenêtre complètent ce florilège paillard…

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam pot sur toit
…tout comme les trous ouverts dans la toiture, ou le pot chevauchant le bâton, ou le fût dégorgeant sa bière.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail truie coq
Auxquelles s’ajoutent deux images de l’intempérance et de l’appétit sexuel insatiable: la truie se goinfrant avec ses porcelets, le coq grimpé sur le fumier.

 

Le colporteur

A la fin du Moyen Age, le motif du colporteur attaqué par un chien est courant [3], et sa figure est ambivalente.

 

Colporteur vole par des singes Pieter van der Heyden d apres Pieter Bruegel 1562

Un Colporteur volé par des singes, Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel, 1562

Côté négatif, il transporte dans son panier toutes les tentations du monde, que caricaturent ici les singes qui suspendent ses bibelots aux branches, déballent les guimbardes, s’emparent d’un tambour ou de petits chevaux, regardent dans les lunettes ou le miroir, mettent des chaussettes, pissent dans son béret ou lui reniflent les fesses.

 

Côté positif, il peut représenter le pécheur, que son humilité ramène à la repentance.

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam miroir patte
Peut être est-il déjà venu dans le bordel, vendre un miroir à ces dames ou chiper un de leurs porcelets [4] .

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chien
Mais le pansement sur son mollet suggère que, s’il s’est déjà fait mordre, cette fois il passe son chemin. Ses pieds diversement chaussés d’un soulier et d’une pantoufle sont chez Bosch un symbole de la déraison, mais aussi des aleas de la fortune [5] .

 

La Cuisine grasse,1563 Pieter Bruegel

La Cuisine grasse,1563, Pieter Bruegel

Ici, c’est un pauvre musicien qui est chassé du festin sans avoir pu remettre sa galoche, tandis qu’un porcelet lui mord le mollet.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam haut
Le foulard troué par où s’échappent des cheveux blancs, la cuillère prête pour toutes les marmites, la fourrure d’animal qui sèche, l’alêne avec sa boucle de fil piquée dans le chapeau, indiquent la précarité mais aussi la débrouillardise. Moins ostensiblement phalliques que l’épée et la lance du soldat, le poignard et le bâton soulignent qu’il sait défendre sa bourse contre les dangers du chemin.

 

Nativite_Campin_BonneVolonté_Bergers

Nativité, Campin, Musée des Beaux Arts de Dijon (détail)

Certains ont prétendu [6] que le foulard sur le tête prouvait que le chapeau appartenait à une autre personne, et donc que le colporteur était un voleur qui l’avait dérobé à un cordonnier (à cause de l’alène). Or le chapeau passé par-dessus le foulard était courant chez les personnes travaillant à l’extérieur, tels que les bergers.


Jardin des delices panneau central detail chouette Jardin des delices panneau central detail mesange

Jardin des Délices, panneau central, 1494-1505, Prado, Madrid (détails)

Le motif de la mésange charbonnière suspendue la tête en bas résulte sans doute d’une observation naturaliste plutôt que d’une symbolique complexe. Quant à la chouette, elle est si fréquente chez Bosch qu’il est vain d’espérer lui donner une interprétation univoque.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chouetteLe Colporteur (détail) saint-jerome-in-prayer-gand detailSaint Jérôme en prières, Bosch, vers 1505, Musée des Beaux Arts, Gand
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Néanmoins lorsque les deux sont réunies, l’une étant le prédateur de l’autre, on peut supposer une connotation négative : l’âme guettée par les tentations nocturnes (Saint Jérôme) ou le voyageur guetté par les périls (le colporteur).

 

Le chariot de foin 1515 Hieronymus_Bosch Prado detail

Le chariot de foin, Bosch,1515, Prado, Madrid (détail)

Le hibou comme symbole de la tentation s’expliquerait par une méthode de chasse de la fin du Moyen-Age : lorsqu’on tirait sur la ficelle, le hibou battait des ailes, attirant des oiseaux qui cherchaient à le faire fuir, et à l’occasion des jeunes qui étaient englués sur les branches enduites de colle. [5a]



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Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado

Bosch, Le colporteur, vers 1516, revers du triptyque du Chariot de foin, Prado, Madrid

Avant d’aller plus loin dans l’interprétation, il nous faut examiner l’autre Colporteur de Bosch, lui aussi un revers de triptyque, et dans lequel s’opposent clairement la moitié gauche, négative, et la moitié droite, positive :

  • trois soldats attachent à un arbre un voyageur pour le détrousser ; un couple danse devant un berger qui joue de la cornemuse, adossé à un arbre portant une niche votive ;
  • un chien de garde aboie, des moutons paissent ;
  • deux oiseaux noirs ont décharné une carcasse ; un héron blanc boit l’eau d’une mare limpide, dans laquelle nage un canard.


Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado detail pont

L’avenir du colporteur est incertain : va-t-il traverser le pont, ou le faire s’écrouler, comme le suggère la fissure ? Ce qui est clair, c’est que son chemin ne le mène pas vers le gibet destiné aux maraudeurs, ni ne le ramène au paradis bucolique des jeunes gens : vieux et solitaire, il avance sur le chemin périlleux de l’existence.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail croix

A noter que le pré inaccessible est empreint d’une tonalité chrétienne : la niche de l’arbre contient une crucifixion, et dans le dessin sous-jacent on voit une croix plantée sur l’autre rive du ruisseau.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema1
Les deux compositions sont donc largement similaires :

  • une zone négative (en rouge) s’étend du lieu de péché (le bordel, l’embuscade) jusqu’au lieu de la punition (la roue, le gibet) ;
  • une zone positive (en vert) contient une scène paisible : bovin couché et autre bovin minuscule paissant à l’arrière plan, pâtre et couple dansant parmi les moutons ;
  • un chemin (en jaune) conduit le colporteur jusqu’à un seuil, qui ressemble aussi à un obstacle : un portillon de bois, un pont fragile.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

La forme dissymétrique du portillon est typique des campagnes flamandes, et dans un livre d’emblèmes un siècle plus tard, il sera pris comme figure de la Mort  (voir La barrière flamande )  : non à cause de sa forme particulière, mais parce qu’il ferme le chemin.

Ce qui est ici exceptionnel, et que personne a ma connaissance n’a noté, est que le portillon peint par Bosch est une figure impossible (un peu comme le gibet de Brueghel, voir La pie sur le Gibet) : c’est une porte que la main de l’homme ne peut ouvrir.

Les prés verts constitueraient-ils un au-delà inatteignable ?

 

Boeuf

Adoration des Mages, Bosch ou son école, Philadelphie
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Le bovin couché derrière la porte a servi de modèle pour cette crèche : il s’agit donc d’un boeuf.

 

Horae_ad_usum_Pictaviensem_BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS_1460 BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)Horae ad usum Pictaviensem, BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS, 1460, Gallica, BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv) Bosch Le chariot de foin volet droit detailLe chariot de foin, volet droit, detail, Bosch, vers 1516

Dès avant l’époque de Bosch, le boeuf apparaît souvent comme la lente monture de la Mort, ou de celui qui va mourir. Je pense pour ma part que le « boeuf qui se repose en travers du chemin » prend ici une signification particulière : celle de l’alter-ego paradisiaque du colporteur, le ventre plein et déchargé de son fardeau. [7]

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema2
Pour saisir la signification générale, il faut remarquer l’analogie visuelle entre la forme du portillon et celle de la maison. Du coup apparaît une symétrie entre la pie en cage et la pie en liberté. Puis entre les animaux de la basse cour (le chien asservi par son collier, la truie et les porcelets esclaves de leur goinfrerie, le coq content de son fumier) et le boeuf à l’extérieur, libre de se nourrir à volonté dans les prés. Puis encore entre le pisseur coincé contre la palissade, et le colporteur qui tire sa révérence.

Qu’importe à ce débrouillard que le portillon soit impossible à ouvrir, puisqu’il suffit de passer par dessus ? Nous savons maintenant que le colporteur du Prado va à coup sûr traverser sur la pierre fêlée sans qu’elle ne cède, et que celui de Rotterdam va rejoindre le boeuf placide,autre porteur de fardeau, puis continuer sa route à travers près.



Le Monogrammiste de Brunswick et son cercle

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail cage
Une cage accrochée à l’extérieur, dans la cour, attire notre attention

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie droite
On entre dans le bordel par le coin toilette. Deux prostituées se battent au sol, une troisième retient un homme qui voudrait intervenir tandis qu’un autre homme les arrose comme des chiennes.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin

Scène de bordel avec une querelle entre prostituées (Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes)
Monogrammiste de Brunswick , 1537, Gemäldegalerie, Berlin [8]

Au centre, isolé du fond et de l’entrée par des cloisons de planches, voici le coin repas, où on mange et où on fait connaissance.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail couple
Une prostituée se laisse caresser en réclamant un autre verre, par jeu elle a posé sur sa coiffe le béret de son compagnon.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail graffitis
Les cloisons sont constellées de graffittis à la craie, à la sanguine ou au charbon : traits comptant les consommations, symboles de compagnies, devises indéchiffrables.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail gravure
Au centre une grande gravure montre des lansquenets, la clientèle principale du lieu. Au dessous est écrit, avec des D obscènes :

Ce truc fait couler les filles Dat Dinck Dat Di dochter Dalen



Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail penis
El la gravure décollée explicite le truc dont il s’agit, sous forme d’un coq battant des ailes (voir L’oiseau licencieux).

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie gauche
Dans la partie gauche, un colporteur propose des babioles à un couple dans le lit du bas, et à une prostituée qui se penche par la fenêtre de la chambre en mezzanine. Suivi par sa seconde conquête, un jeune clerc en descend avec un air inquiet : la querelle risque de l’empêcher de s’éclipser discrètement.

 

Jan van Amstel (attr) coll privee

Scène de bordel
Attribuée à Jan van Amstel, collection privée

On retrouve ici la cage à oiseau à l’extérieur, avec un client qui paie son entrée (remarquer la trappe de la cave) ; les prostituées arrosées (approuvées par deux chiens qui aboient) ; le clerc qui descend l’échelle (ici très intéressé par la querelle) ; la gravure sur la cloison (ici une Crucifixion). A droite, le coin « cheminée », avec ses saucisses qui pendent et sa marmite qui chauffe, ajoute le plaisirs du ventre à ceux du bas-ventre.

 

Aertsen-ou-Jan-Van-Amstel-ou-Monogrammist-Musee-royal-des-beaux-arts-dAnversAertsen ou Jan Van Amstel ou Monogrammiste de Brunswick, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers Monogrammiste de Brunswick_An_Inn_with_Acrobats_and_a_Bagpipe_Player National GalleryMonogrammiste de Brunswick, National Gallery, Londres

Scène de bordel avec un acrobate et un cornemuseux

L’anecdote amusante (la querelle des pensionnaires) est ici remplacée par la famille de saltimbanques : le père joue de la cornemuse, la mère tient en laisse le chien acrobate (voir le cerceau sur le sol), récompensée par un verre de vin ; et le fils fait un équilibre sur un tabouret renversé.A gauche, un homme montre à un autre le fond d’un pichet vide : geste d’ivrogne que l’on retrouve souvent dans les scènes de bordel ou d’auberge.

Dans la version d’Anvers, la porte à gauche montre un couple qui va passer à l’action (l’homme boit un dernier coup), entre la cage à oiseaux accrochée au mur et la planche à fromages suspendue au plafond, au dessus des saucisses et de la cheminée.

Dans la version de Londres, le couple plus discret va refermer la porte ; la femme tient en main un objet circulaire, dont l’explication va nous être fournie par un autre tableau du Monogrammiste.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort

Scène de bordel
Monogrammiste de Brunswick, 1540 – 1550, Städel Museum, Francfort [9]

Il s’agit en fait d’un jeu de plein air, dit « beugelen », dans lequel on fait passer une balle à travers un cercle planté dans le sol : le couple qui monte vers la chambre du haut le brandit bien sûr de manière métaphorique.

Dans la chambre du bas, un homme pisse dans un pichet : la radiographie montre que, primitivement, il s’agissait d’un moine à capuche.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort gaufres
L’anecdote amusante est ici la fabrication des gaufres.La cheminée est flanquée d’un côté par trois poulets attendant sur le tourne-broche, de l’autre par un jeune homme qui a manifestement un peu trop forcé sur la boisson.

 

Pieter Aertsen Scene de bordel 1556 Museum Mayer van den Bergh

Scène de bordel, Pieter Aertsen, 1556, Museum Mayer van den Bergh

On retrouve la fabrication de beignets pour la fête des Rois (voir la coiffe du jeune homme) dans ce qui pourrait être une scène d’auberge ordinaire, s’il n’y avait la cage à oiseaux devant la porte…

 

Pieter Aertsen Scene de bordel 1556 Museum Mayer van den Bergh detail
… la main de l’homme sur la hanche, et celle de la femme sur la dague éminemment phallique d’un vieillard, lequel regarde avec désespoir le fond du pichet vide..

 

Monogrammist AP_Interieur met verschillende gezelschappen aan tafels (1540) Rijksmuseum, Amsterdam

Intérieur de bordel, Monogrammist AP, vers 1540, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure constitue un florilège des motifs conventionnels qui animent les scènes de bordel :

  • arroser les chiennes enragées,
  • marquer les consommations sur une planche ;
  • regarder le fond d’un pichet vide ;
  • piquer dans une bourse ;
  • jouer au jeu de beugelen (en extérieur).

Mais ici, pas de trace de satire anticléricale : pour justifier le caractère édifiant de la gravure a été rajouté dans les nuages un Christ qui se détourne de ces spectacles repoussants.


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Dans le même cercle artistique, un peintre a cependant a échappé à ces conventions et mis le décor du bordel au service d’une iconographie très originale dans laquelle un homme ordinaire, un Everyman (Elckerlijc en néerlandais) se trouve aux prises d’une courtisane, ou de deux.


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Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550
Joyeuse compagnie (Lockere Gesellschaft), Jan Sanders van Hemessen, 1545-1550, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Le jeu et la boisson sont les sujets évidents qui occupent les trois personnages du premier plan. Mais nous reconnaissons au fond à gauche, à côté de la cage à oiseaux, un homme qui discute le prix tandis qu’une fille remonte un pichet de la cave. Les trois personnages principaux sont donc un client qui en a assez de boire, une jeune prostituée qui le pousse à consommer en caressant tendrement son épaule et son verre, et une entremetteuse qui semble compter sur ses doigts, hilare, ce qu’elle a déjà gagné.

Mais la rhétorique des mains invite à une lecture moins simple.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 detail verre
Contrairement à ce qu’il semble, l’homme ne tient pas le pied du verre entre ses doigts, mais a posé sa main derrière, à plat sur la table. En haut, la femme effleure d’un doigt habile l’encolure, comme pour la faire vibrer : ce qui ajoute l’Ouïe et le Toucher aux autres sens liés aux plaisirs du vin : la Vue, l’Odorat et le Goût.

Ainsi se noue discrètement, au centre du tableau, un condensé de ce qui est le sujet principal du tableau : la sensualité et son rejet.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 enfant prodique
On a souvent remarqué que les deux saynettes du fond n’obéissent pas vraiment aux règles de la perspective, mais ressemblent plutôt à deux « tableaux dans le tableau ». Ainsi à droite le jeune voyageur richement habillé qui prend des forces en mangeant des oeufs à côté d’une fille dévêtue et de trois servantes, dont une plonge la main dans sa bourse, n’est autre que le Fils prodigue parmi les courtisanes, un sujet très à la mode à l’époque.


Jan_Sanders_van_Hemessen Staatliche
D’où l’idée que l’entremetteuse, juste en dessous, ne compte pas des profits en général, mais bien les quatre filles en particulier qui satisfont tous les plaisirs de l’Enfant prodigue.

Et que, sur l’autre bord du tableau, la main paume en avant de l’Everyman fait un geste d’arrêt destiné non seulement à sa propre libido, mais aussi à l’autre jeune homme qui se profile à l’entrée du bordel.

Ainsi, opposant la main qui dit encore et celle qui dit stop, la main qui tient le pichet et celle qui refuse le verre, le tableau marque l’instant d’une prise de conscience morale où, au centre, la main gauche de l’Everyman objecte au jeu de la sensualité.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art

Joyeuse compagnie, Jan Sanders van Hemessen, 1543, Wadsworth Atheneum Museum of Art

Cette version passablement alambiquée s’éclaircit dès lors qu’on la comprend comme la contraposée de la version de Karlsruhe. La seconde prostituée, en s’introduisant au dessus et à gauche de l’everyman, vient en quelque sorte le prendre en tenaille et lui ôter toute possibilité de fuite vers l’extérieur.



Titre Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art coin haut gauche L
Ce pourquoi la porte ouverte est remplacée par une fenêtre fermée, dont les ferrures obligeamment détaillées symbolisent, probablement, le chrétien cerné par les péchés.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema1
Pour comprendre la signification du tableau, il faut suivre la trajectoire du vin, depuis le pichet qui l’a versé jusqu’à la main qui l’attend…



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art detail verre
…en passant par les marques de consommation sur le chambranle, et le geste habile de la première courtisane, véritable le clou du spectacle, qui transporte le verre en équilibre au bout de l’index.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema2
On comprend bien la génèse de la version de Wadsworth en la plaçant sous la version de Karlsruhe :

  • la prostituée unique se duplique en prêtant sa main habile et sa main enveloppante à chacune de ses avatars (flèches jaunes) :
  • l’everyman conserve presque la même position des mains (flèches bleues) mais, en mimant le geste des deux prostituées (flèches roses), leur signification s’inverse : la main qui disait « stop » se dresse maintenant pour attendre le verre, la main qui refusait de le toucher accepte maintenant se serrer la main de la courtisane ;
  • de ce fait, l’everyman, dont les gestes contrariaient ceux de l’entremetteuse (flèches rouges) se met à lui ressembler (flèches vertes) : il attend le verre comme elle tient le pichet, il serre la patte de la fille comme elle serre celle du toutou.

Du coup les deux animaux à fourrure (le chien sous la table et le chat qui tend la patte vers l’assiette d’artichauts) donnent à voir la véritable nature, servile et vénale, des deux créatures en robe.


Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art turban chapeau
On a noté que le turban et le grand chapeau à l’ancienne étaient complètement démodés en 1540. Pour Bertram Kaschek, ce décalage est intentionnel et donne même une de clés de lecture de ces oeuvres complexes et déconcertantes :

« …les acteurs des scènes de bordel de Hemessen ne sont pas seulement un exemple moral de la séduction sensuelle des êtres humains ; mais la relation entre l’everyman et les prostituées doit également se lire comme une allégorie de l’Art : ces hommes vêtus à l’ancienne et déjà âgés sont des personnifications de la vieille peinture, séduits par les charmes sensuels de la peinture moderne de la Renaissance italienne (illustrée par la jolie hétaïre léonardesque) et tentant – probablement en vain – d’échapper à cette tentation » [10]

 

Jan Steen

A merry couple, by Jan Steen

 
Un joyeux couple
Jan Steen, 1660, Musée De Lakenhal, Leyde

La cage est ici suspendue à un arbre au beau milieu de la campagne sans autre justification narrative que celle d’une enseigne grivoise.

La fermière s’est fait renverser en allant au marché, avec son joug à paniers. Cet accessoire pour dame des champs est représenté avec précision :  creusé afin d’être plus léger, bord de l’échancrure cassé pour adoucir le contact avec les épaules.

Le contenu des  paniers  est également détaillé : un pot béant d’un côté, un canard mort de l’autre, avec son long cou détumescent. Lesquels imagent clairement le résultat de ce qui va se passer, tant du côté féminin que du côté masculin.

Le lapin réveillé dans son terrier se prépare-t-il à entrer ou à sortir ?



Références :
[2] Bestiaire, Ashmole, 1511, coté par Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vagabond_(Bosch)
[3] C’est le refrain d’un poème du XVIe siècle : « un moine et un laïc, un mari et un prêtre, un chien et un colporteur, tout le monde sait qu’ils ne peuvent pas se voir » Cité dans https://nl.wikipedia.org/wiki/De_marskramer_(Jheronimus_Bosch)
[4] L’idée du porcelet volé vient de « Jheronimus Bosch », Par Frédéric Elsig, p 43 https://books.google.fr/books?id=LQzURy5EfbsC&pg=PA43&dq=bosch+vagabond+barri%C3%A8re&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwil2overKrZAhXDVhQKHQUkBncQ6AEIKDAA#v=onepage&q=barri%C3%A8re&f=false
D’autres reconnaissent plutôt une patte de daim (voir http://www.esotericbosch.com/wayfarer/wayfarer.htm) ce qui me semble exclu vu la forme carrée (et non en pointe) du sabot.
Bosch Allegorie de la debauche et du plaisir Yale University Art Gallery, New Haven detail patte
Allégorie de la débauche et du plaisir, Bosch, Yale University Art Gallery, New Haven
Cliquer pour voir l’ensemble
Une patte de cochon réduite à l’os figure comme emblème au dessus de le tente.
[5] THE GOOD THIEF IMAGINED AS A PEDDLER Susan Fargo Gilchrist https://www.jstor.org/stable/23205597?seq=1#page_scan_tab_contents

[5a] Bruyn, Eric de (2001) De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, ‘s-Hertogenbosch: Heinen, pp. 40-41.

« Pour cette chasse… on doit choisir un endroit où il y ait des haies, des bosquets et des buissons ; le choix fait, on fiche un bâton ou un pieu en terre à une distances de vingt-cinq brasses des haies ou du bosquet ; on attache à ce bâton une chouette vivante avec une ficelle longue de trois doigts, et on la place sur une petite cage attachée au bâton, qui doit être élévé de terre d’environ une brasse et demie. Une chouette propre à cette chasse doit être instruite à sauter continuellement de la cage ou du pieu à terre, et de la terrre à la cage ; ce mouvement continuel est nécessaire pour attirer beaucoup d’oiseaux. On doit aussi, pour se procurer une chasse plus abondante, mettre dans la cage un appelant qui, par ses cris, fait approcher les autres que l’on prend avec des gluaux fichés dans des bâtons creux… ces bâtons se posent dans des haies et des buissons, de manière que les baguettes engluées sortent en dehors du côté de la chouette… Si l’oiseleur s’aperçoit que la chouette ne se donne pas assez de mouvement, il la force à sautiller, soit en lui jetant des mottes de terre, soit en lui faisant signe de la main. » Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’économie rurale et domestique, à la médecine, etc, Deterville, 1817, Volume 12, p 241

[6] Voir Elsig, op. cit.
[7] Une autre possibilité serait que le boeuf, symbole habituel de Saint Luc, représenterait ici la chasteté et la continence qu’on attribue quelquefois à cet Evangéliste. L’animal castré comme antithèse du bordel ? Animal de plein champ, il est plus plus simple de le voir comme l’antithèse des animaux de la basse-cour.
[8] Image en haute définition : http://tour.boijmans.nl/en/33401/
[10] Bertram Kaschek « Das kunsttheoretische Bordell. Metamalerei bei Jan van Hemessen »http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/4875/1/Kaschek_Das_kunsttheoretische_Bordell_2015.pdf

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