Daily Archives: 1 mars 2018

– Le crâne de cheval 2 : en intérieur

1 mars 2018

Le crâne de cheval est aussi un symbole négatif : luxure, folie, fausse science, vanité… Nous allons ainsi le voir apparaître dans les intérieurs comparés de sorcières, d’alchimistes, de médecins… et de peintres.


Un vieux symbole de la luxure et des vices

 

Bosch crane cheval
Figure tirée de « Hieronymus Bosch, Painter and Draughtsman, Catalogue Raisonné », Matthijs Ilsink, 2016 [1]

Le motif du crâne de cheval, très souvent au premier plan, est récurrent chez Bosch, Selon Pomme de Mirimonde [2], il représenterait la luxure et les vices, en référence à un verset de la Bible :

« Etalons bien repus, vagabonds, Chacun d’eux hennit à la femme de son prochain. » Jérémie V,8.

Dans les oeuvres de Brueghel inspirées de Bosch, le cheval est pris dans le même sens.


Brueghel Luxuria

La luxure (série des Sept péchés capitaux)
Pieter Bruegel l’Ancien, 1557

 Ici, le luxurieux chevauche un squelette couvert d’un grand drap, symbole des passions qui dissimulent sous des oripeaux leur fin macabre.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre

Loth et ses filles
Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre, Paris

Le squelette de cheval accompagne ici la luxure, l’ivresse et l’inceste (voir l’interprétation détaillée dans Loth et ses filles)


paul-bril-emmaus-ou-les-2-troupeaux

Paysage avec les Pèlerins d’Emmaüs
Paul Bril, 1617, Louvre, Paris

Le squelette d’équidé marque ici le mauvais chemin que vont suivre les chèvres, tandis que les brebis vont s’engager sur le chemin lumineux qui les mène vers le Seigneur (voir La parabole de la séparation).

 

 

Un attribut des sorcières



Altdorfer 1506 Departpour le sabbat dessin Louvre

Départ pour le sabbat
Dessin de Altdorfer, 1506, Louvre, Paris

La source de ce dessin d’Altdorfer se trouve peut-être dans le célèbre traité de 1486, le « Marteau des sorcières » [3], dont un passage lie directement directement les sorcières aux chevaux et aux ossements :

« Ces sorcières qui ont été brûlées à Ratisbonne, dont nous reparlerons plus loin, le diable les incitait toujours à ensorceler les meilleurs chevaux et les plus gros bestiaux. Et quand on leur demanda comment elles le faisaient, l’une d’elles, nommée Agnès dit qu’elle cachait certaines choses sous le seuil de la porte de l’écurie. Et, étant questionné sur la nature de ces choses, elle dit : Les os de différents types d’animaux… Et il y avait une autre d’entre elles, nommée Anna, qui avait tué successivement vingt-trois chevaux appartenant à l’un des citoyens, un transporteur. » Malleus Maleficarum, partie II, question I, chapitre 14


Hans_Baldung_Grien 1510 Sabbat de sorcieres Germanisches Nationalmuseum NurembergSabbat de sorcieres
Gravure sur bois de Hans Baldung Grien, 1510, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
Illustration de Jean Geiler de Kaysersberg, Die Emeis, 1516 Illustration de Jean Geiler de Kaysersberg, Die Emeis, 1516

 

L’image de la sorcière avec son crâne de cheval se popularisa très vite : la gravure de Grien en 1510 a visiblement inspiré l’illustrateur de 1516.


Saul_and_the_Witch_of_Endor_by_Jacob_Cornelisz_van_Oostsanen 1526 Rijkmuseum

Saul et la sorcière d’Endor
Jacob Cornelisz van Oostsanen, 1526, Rijkmuseum, Amsterdam

On voit en haut à droite une sorcière chevauchant un cheval réduit à un crâne. La source est peut être un autre passage du Malleus, expliquant que le démon prend souvent la forme d’un cheval :

« Et que dire de ces Magiciens que nous appelons généralement Nécromanciens, qui sont souvent portés dans l’air par des démons sur de longues distances? Et parfois ils persuadent même les autres d’aller avec eux sur un cheval, qui n’est pas vraiment un cheval mais un diable sous cette forme… » Malleus Maleficarum, partie II, question I, chapitre 3

Une série d’association d’idées a pu ainsi conduire de « être chevauchée par le diable » à « chevaucher un cheval factice, réduit à son seul crâne ».

Dans le monde à l’envers des sorcières, ces grandes professionnelles des passions, le crâne de cheval, vieux symbole de la luxure, gagne un statut doublement paradoxal : une fois mort, l’animal terrestre devient une monture aérienne, la charogne un instrument de plaisir.


Girolamo Genga , The Witches Rout (The Carcass). Engraving, c. 1520Sur le chemin du sabbat (La carcasse)Gravure attribuée à Girolamo Genga (anciennement à Agostino Veneziano), probablement inspirée par un dessin perdu de Jules Romain ou Raphaël, vers 1520 de Ribera, Jusepe, 1591-1652; Hecate: Procession to a Witches' SabbathHecate, Procession vers un sabbat de sorcières
Ribera, 1610-20, The Wellington Collection, Apsley House

A l’écart de la tradition flamande ou germanique, dans cette composition énigmatique, reprise plus tard en peinture par Ribera, un squelette de cheval sert de char à la sorcière et de cage aux petits enfants qu’elle dévore. Le char n’est pas encore automobile, puisque deux hommes nus actionnent ses pattes arrières tandis que deux autres le tirent par devant (Ribera a rajouté la seconde bride).



Master-of-the-Victoria-and-Albert-Museum-Diableries-dessin-Victoria-and-Albert-Museum

Master of the Victoria and Albert Museum Diableries, Victoria and Albert Museum

Cet extraordinaire dessin d’un artiste anonyme reprend, de manière indébrouillable, le même thème de sorcières nues chevauchant des squelettes monstrueux.


Pieter Brueghel l’Ancien, Diuus Iacobus diabolicis praestigiis ante magum sistitur, 1565

Diuus Iacobus diabolicis praestigiis ante magum sistitur
Gravure de Pieter Brueghel l’Ancien, 1565

Le squelette de cheval supporte ici le chaudron des sorcières. Remarquez sur la droite la cheminée, sur laquelle une main de gloire est posée.


Pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Treves
Pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Treves [4]

Le graveur inconnu s’est visiblement documenté chez Brueghel : il a remployé à gauche (lettre N) le thème du squelette de cheval couvert d’un manteau, sur lequel montent les sorcières. Et à droite (lettre E), il a rajouté un crâne de cheval sur le manteau de la cheminée, parmi d’autres objets magiques [5].

Frans Francken le Jeune, Un sabbat de sorcières. Bristish Museum

Un sabbat de sorcières
Dessin de Frans Francken le Jeune, British Museum, Londres

Frans Francken le Jeune a clairement trouvé dans la gravure de 1594 l’idée de la cheminée avec le crâne (plus la main de gloire et les chats). Dans le contexte anversois, la trouvaille du crâne perché devait être particulièrement appréciée, inversant en « porte-malheur » le protecteur attitré des toits flamands.



Frans_Francken_(II)_-_The_Witches'_Kitchen1606 Ermitage Saint Petersbourg

La cuisine des sorcières
Frans Franken II, 1606, Ermitage, Saint Petersbourg

A droite, deux jeunes sorcières se déshabillent pour se faire enduire d’onguent magique, au dessus de la tête casquée d’un décapité. Au premier plan au centre, un crâne de cheval flanque à gauche les ingrédients de l’infâme popote, tandis qu’un crâne humain les flanque à droite et qu’un troisième crâne humain, planté par un clou sur la table, constitue la pointe du triangle.


Sabbat de sorcieres sur le mont Brocken Michael Herr, 1650

Sabbat de sorcieres sur le mont Brocken, Michael Herr, 1650

Le crâne luxurieux et vicelard, en bas à droite, fait pendant à la sorcière qui se laisse bécoter par un incube, à côté d’une chope de bière.


David Teniers II, Vertrek naar de sabbat, ca. 1640-50 Musee de PoitiersScène de sabbat
David Teniers Le Jeune , vers 1640-50 Musée de la Ville de Poitiers et de la Société des antiquaires de l’Ouest
David Teniers II, Inwijding van de heksen, ca. 1650, Akademie der bildenden Kunste, WenenSorcières se préparant pour le sabbat
David Teniers le Jeune, vers 1650, collection privée

David Teniers le Jeune prête au sabbat de sorcières la même monture que Brueghel prêtait au luxurieux (avec des pattes de lion en  plus). La modèle est sa propre femme, Anna Brueghel, petite fille de Pieter Brueghel l’Ancien [6].



David Teniers II, Inwijding van de heksen, ca. 1650, Akademie der bildenden Kunste, Wenen

L’initiation de la sorcière
David Teniers le Jeune, vers 1650, Akademie der bildenden Künste, Vienne

Ici la monture maléfique se réduit au crâne seul.


David Teniers II - The Temptation of St. Anthony. 1660 rijksmuseum1660, Rijksmuseum, Amsterdam David_Teniers,_the_Younger_-_The_Temptation_of_St._Anthony_-_Google_Art_Project National_Museum_of_Western_Art TokyoNon daté, National Museum of Western Art, Tokyo

La tentation de Saint Antoine, David Teniers Le Jeune,

Dans ce thème connexe qu’il a maintes fois traité, Teniers recycle le vocabulaire graphique de la sorcellerie.

A gauche, le crâne de cheval revient, au premier plan près des livres, sous forme d’un monstre-momie aux magnifiques yeux bleus.

A droite,il reprend son rôle habituel de monture à pattes de lion. A remarquer que l’hybridation caractéristique des monstres touche aussi la très séduisante sorcière, dont la robe cache mal la patte griffue et la queue de serpent.


De la sorcellerie, le crâne maléfique glisse aisément vers l’alchimie, perdant au passage sa connotation luxurieuse et devenant l’emblème d’une science creuse.



Une science creuse

 

L'alchimiste_-_David_Teniers_the_Younger 1640-55 Mauritshuis1640-55, Mauritshuis, La Haye The alchemist, by David Teniers (II)1643-45, Herzog Anton Ulrich-Museum Braunschweig

L’alchimiste, David Teniers Le Jeune

Lorsqu’il est situé près des livres, le crâne de cheval fait allusion au vide et à la bêtise de cette fausse science.


David_Teniers_the_Younger_-_The_Alchemist_in_his_Laboratory Coll privee Duc DevonshireCollection privée du Duc du Devonshire David_Teniers_de_Jonge_-_Alchimist_Royal Museum of Fine Arts Antwerp Royal Museum of Fine Arts, Antwerp

L’alchimiste, David Teniers Le Jeune

Situé près de la tête, le crâne matérialise la vacuité et la vanité de l’alchimiste lui-même. Pendus au plafond, le poisson desséché ou la boule de verre noire sont également des emblèmes de sa propension à prendre des vessies pour des lanternes.


David-Teniers-II-the-alchemist-1649-Philadelphia-Museum-of-ArtL’alchimiste, David Teniers Le Jeune, 1649, Philadelphia Museum of Art David Teniers II scene de taverne 1658 National Gallery of Arts WashingtonScène de taverne, David Teniers Le Jeune, 1658, National Gallery of Arts Washington

On a souvent noté combien les laboratoires de Teniers ressemblent à ses tavernes.

A côté du crâne, le dessin d’une tête de paysan renvoie à la vulgarité de l’alchimie, sous la chouette qui est ici un emblème de la vanité, en vertu du proverbe « Tout le monde prend sa chouette pour un faucon ».



David Teniers II scene de taverne 1658 National Gallery of Arts Washington detail
Un autre proverbe, illustré littéralement sur la gravure accrochée au dessus des joueurs et buveurs, en fait également l’emblème de la folie :
« A quoi servent les bougies et les lunettes si la chouette ne veut pas voir » [7]


Steen Jan L'Alchimiste vers 1700 Rijksmuseum TwentheL’Alchimiste
Jan Steen, vers 1700, Rijksmuseum, Twenthe
18TH CENTURY FLEMISH SCHOOL THE ALCHEMISTL’Alchimiste
Ecole flamande, XVIIIème, Collection privée

En dehors de Teniers, très peu de peintres ont représenté l’alchimiste avec son crâne de cheval. Sa présence près de la cheminée et du creuset est peut être ici un souvenir du « caput mortis », tête de mort, nom que les alchimistes donnaient aux résidus de la fusion.

 


Un remède de cheval

David teniers II The surgeon 1670 Chrysler museum Norfolk Virginia

Le chirurgien
David Teniers Le Jeune, 1670, Chrysler Museum, Norfolk Virginia

De l’alchimie venteuse à la médecine fumeuse , le chemin est court : car les deux partagent plus ou moins le même bric-a-brac : fioles, poisson séché et boule de verre suspendue au plafond, collection de crânes.

Celui de cheval, à gauche, fait pendant au singe enchaîné, à droite, lequel reprend plus ou moins la pose de la victime du barbier : il est fou de s’en remettre à ses soins.

77e91-troublecomestothealchemist

 

Des ennuis pour l’alchimiste (Trouble Comes to the Alchemist)
XVIIème, Science History Institute, Philadelphie

Ici le crâne de cheval voisine, par terre, avec une potion peu ragoûtante et un violoncelle qui sous-entend que le praticien n’est pas insensible aux plaisirs. Tandis qu’il mire les urines de sa jeune cliente, son épouse plus âgée lui verse sur la tête le contenu du pot de chambre.

Le poème sur la table, attribué à Socrate dont les démêlées avec sa femme Xanthippe sont restés célèbres, indique la moralité du tableau: « Je connais bien les femmes, pas étonnant qu’il pleuve après l’orage ».


Un attribut du peintre

 

Gabriel van Ostade 1663 Le peintre dans son atelier Gemaldegalerie Alte Meister Dresde 1663, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. Gabriel van Ostade 1670-75 Le peintre dans son atelier Rijkmuseum Amsterdam1670-75, Rijkmuseum, Amsterdam

Le peintre dans son atelier , Gabriel van Ostade

Dans les deux variantes, le crâne de cheval accroché près de la fenêtre, à côté de la pile d’esquisses, joue pour le peintre le même rôle qu’un modèle anatomique ou un diplôme dans le cabinet d’un médecin : attester de sa qualité de «pictor doctus», de ses longues études qui lui ont permis de pénétrer en profondeur les arcanes de la nature.

Dans la version de Dresde, les bois de cerf accrochés au plafond (symbole de vigueur sexuelle), la seule compagnie du mannequin et le délabrement général de l’atelier (voir les vitraux maintes fois réparés) ajoutent une notion de renoncement et d’acceptation de la pauvreté. Ainsi l’Artiste est vu comme un proche parent de l’Alchimiste et le crâne de cheval reprend sa connotation de folie.


Gerrit Dou [1613-1675] http:/www.tuttartpitturasculturapoesiamusica.com; Gerard Dou Atelier du peintre collection privee

 

Le peintre dans son atelier, Gérard Dou, Collection privée

Dou a représenté à de nombreuses reprises un atelier de peintre, en qui on reconnaît un hommage à son maître Rembrandt. L’attirail du peintre (bouclier, globe, crâne de cheval) lui ont même probablement été donnés par Rembrand lui-même, lorsqu’il a quitté Leyde pour Amsterdam en 1631.

A gauche, le peintre met la dernière touche à un tableau du Bon Samaritain. Les bougies et le parapluie suspendus au mur signalent qu’il travaille de jour et de nuit, en intérieur et en extérieur. La bourse sur la table montre qu’il a bien réussi. L’écharpe bleue pendant sous le masque est une référence directe à l’Art de la Peinture de Vermeer (voir 3.3 La lettre d’amour : la pièce sombre).

A droite, il se délasse en joutant du luth.



Self Portrait Tommaso Minardi 1803 Galleria d'Arte Moderna, Florence
Autoportrait
Tommaso Minardi, 1813, Galleria d’Arte Moderna, Florence

Longtemps après, un jeune peintre romantique relogera encore, dans son grenier typiquement bohème (coin repos avec le lit défait, coin bureau avec la table à écrire, coin toilette sous la fenêtre, coin méditation avec le matelas par terre), le vieil emblème flamand du Peintre et de l’Ermite.


Beard,_William_Holbrook___Self_Portrait_in_the_Studio,_1860 ca New_York_Historical_Society

Autoportrait dans l’atelier
William Holbrook Beard, vers 1860, New York HistoricalSociety

Dans cet autoportrait en peintre flamand, Beard n’omet le crâne au premier plan : ci sans doute celui d’un coyote, à en juger par la fourrure posée sur la chaise.


Un accessoire de Vanité

Jan Miense Molenaer 1631-32 The Departure of the Prodigal Son Coll privee

Le départ de l’Enfant prodigue
Jan Miense Molenaer, 1631-32, Collection privée

La multitude de crânes, dans cet amoncellement du premier plan qui pourrait passer pour une nature morte bien léchée et un pur caprice d’artiste, invite à réfléchir sur le sens caché de la scène.

A l’autre bout de la carte, le jeune homme est déjà comme à l’autre bout du monde. Il a franchi la ligne frontière où s’arrêtent, sur le plancher, l’amoncellement de crânes, de plats et de pièces d’armure qui constituent sans doute sa part d’héritage (d’où la main gauche du père faisant le signe du don) :

« Il dit encore: «Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père: ‘Mon père, donne-moi la part de l’héritage qui doit me revenir.’ Le père leur partagea alors ses biens. Peu de jours après, le plus jeune fils ramassa tout et partit pour un pays éloigné, où il gaspilla sa fortune en vivant dans la débauche. » Luc 15, 11-13



Jan Miense Molenaer 1631-32 The Departure of the Prodigal Son Coll privee detail
On peut alors comparer la famille affligée, autour du livre, à son pendant sous la nappe : une ronde de crânes de toute espèce autour du pichet renversé, double image de l’ignorance et de la débauche.


Jan-Miense-Molenaer-1631-Latelier-de-lartiste-Berlin-Gemaldegalerie

L’atelier de l’artiste
Jan Miense Molenaer, 1631, Berlin, Gemäldegalerie

On retrouve la carte de géographie, le pot d’étain renversé au premier plan, le casque posé dans le coin gauche et, tout à côté, le crâne de cheval relégué sous la table : il s’agit ici d’un accessoire d’artiste, inutile dans la scène joyeuse qu’il est en train de peintre : un nain faisant valser un chien accompagnés par un vielleur, encouragés par une jeune femme et un jeune homme. Les modèles se retrouvent en chair et en os dans la pièce, mais le jeune homme s’est divisé en deux : le peintre  (sans doute Molenaer lui-même) en train de préparer sa palette, et un jeune apprenti (d’après sa petite taille) qui, attiré par le spectacle, a quitté son chevalet placé dans la pièce voisine en tenant encore son appuie-main.

Selon Raupp [8], le tableau ferait allusion aux cinq sens : le vue (tableau sur le chevalet), l’odorat (pipe sur le tabouret), l’ouïe (vielle, violoncelle), le toucher (danse avec le chien), le goût (pot d’étain ). Il remarque également, sans en tirer de conclusion que l’atmosphère joyeuse du tableau dans le tableau se propage aux personnages vivants.

C’est sans doute là qu’il faut chercher le sujet très simple du tableau, en remarquant que le peintre, avec son couteau dans une main et une sorte de brosse dans l’autre, est en train de racler et de nettoyer sa palette :

quand le tableau est fini, les modèles dansent !


Molenaer-Jan-Miense-Self-portrait-in-studio-Coll privee

Autoportrait dans l’atelier avec une vieille femme
Jan Miense Molenaer, 1632-33, Collection privée

Le crâne de cheval, à côté d’un crâne humain placé sous un casque, a trouvé sa place logique : accompagner son maître dans la mort, dans une Vanité de la guerre et des honneurs. Molenaer, peintre à succès de scènes de genre joyeuses, n’a pas peint de natures morte. La vieille femme qui arrête sa main signifie peut-être que, pour devenir riche, mieux vaut abandonner ce genre.


Jan Miense Molenaer 1650 painter-in-his-studio Museum Bredius La Haye

Peintre dans son atelier
Jan Miense Molenaer, 1650, Museum Bredius, La Haye

Molenaer revient sur le sujet du peintre de Vanités dans ce tableau légèrement ironique où il satisfait la curiosité du public pour les dessous du métier tout en se moquant gentiment d’un jeune collègue : l’artiste en herbe se chauffe confortablement le pied droit tandis qu’à l’autre bout de la table, un crâne de cheval et un de mouton n’ont pas pu trouver place dans le bric-à-brac, pourtant copieux, d’une Vanité bavarde.


Un emblème de l’Orgueil

Adriaen van Gaesbeeck - An Artist in His Studio. ca. 1645 Milwaukee Art Museum

Un artiste dans son atelier
Adriaen van Gaesbeeck, vers 1645, Milwaukee Art Museum

Pour Lothar et Sigrid Dittrichs [9], le crâne de cheval symboliserait le plus souvent l’orgueil. Ici, il est posé sur l’armoire, à l’extrême droite d’un ensemble d’objets présentant emphatiquement la réussite terrestre : bourse, globe, portrait d’un homme riche, le tout surmontés par la statue d’Hercule triomphant de ces futilités terrestres.

La carapace de tortue accrochée à la colonne a, dans le contexte chrétien, une connotation négative (selon Saint Ambroise, la tortue se vautre dans la boue comme le pécheur dans la chair). Ici, sa position centrale signifierait que l’Artiste doit rejeter aussi bien les richesses terrestres (le bric à brac sur l’armoire) que les vanités de l’Art (le bric à brac à droite sur le plancher) pour se consacrer à représenter, seulement inspiré par le Livre, une vérité supérieure : la Fuite en Egypte de la Sainte Famille.


Adriaen van Gaesbeeck - An Artist in His Studio. ca. 1645 Milwaukee Art Museum detail

A l’aplomb du peintre parvenu à la sagesse et au dépouillement, ricane le crâne du cheval, en une grimaçante antithèse.


Références :
[2] A.Pomme De Mirimonde, Le langage secret de certains tableaux du Musée du Louvre, RMN 1984, p 81) Pour un autre exemple de ce symbole, voir  La parabole de la séparation 
[5] Légende de la lettre E : « voici des objets appartenant le plus souvent à la sorcellerie ».
[6] Jane P. Davidson – 1987, The witch in northern European art, 1470-1750 – Page 51
[7] Proverbes cités dans « The image and identity of the alchemist in seventeenth-century netherlandish art » Dana Kelly-Ann Rehn,
https://digital.library.adelaide.edu.au/dspace/bitstream/2440/77094/8/02whole.pdf
[8] Raupp, Hans-Joachim, Untersuchungen zu Künstlerbildnis und Künstlerdarstellung in den Niederlanden im 17. Jahrhundert, p 283-88
[9] Lothar und Sigrid Dittrichs « Der Pferdeschädel als Symbol in der niederländischen Malerei des 17. Jahrhunderts ». In: Niederdeutsche Beiträge zur Kunstgeschichte 34 [1995]. S. 107-118)

La pie sur le gibet

1 mars 2018

Dernière oeuvre réalisée par Brueghel l’Ancien, ce tableau énigmatique a fait l’objet de nombreuses études et d’interprétations aussi savantes que divergentes. Leçon de morale dénonçant les bavards ? Message politique caché (pessimiste selon les uns, optimiste selon les autres) lors d’une année très particulière ? Rébus polysémique pour humanistes amateurs d’emblèmes [1] ? Réseau de signes contradictoires instillant une lecture ironique [2] ?

Une approche nouvelle, la comparaison avec d’autres oeuvres de Brueghel, va nous permettre de simplifier la question.



La pie sur le gibet

Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

The Magpie on the Gallows, by Pieter Brueghel the Elder



L’explication par les Proverbes



Deux proverbes flamands

« Les paysans qui « dansent sur l’emplacement du gibet, sous la potence », représentent le proverbe « aan de galg dansen », équivalent à l’expression « danser sur un volcan » : c’était dépeindre la situation politique du moment tant du pays et de ses habitants que du gouvernement lui-même.

D’autre part, le bonhomme qui, à l’avant-plan du tableau, témoigne d’une façon autrement inconvenante que la danse son mépris pour un lieu cependant si redouté, réalise un autre proverbe flamand (également représenté dans la gravure de La Huque bleue déjà citée) que nous oserons transcrire, mais que nous ne traduirons pas en français quoique le mot soit des plus familiers à Rabelais : « hij beschiet de galg ». «  [3]



proverbes-gibet

Les proverbes flamands (La Huque Bleue), détail
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Gemäldegalerie, Berlin
(Cliquer pour voir l’ensemble)

Effectivement, Brueghel avait déjà représenté le proverbe inconvenant, « Chier sur l’échafaud (Être insensible à la peine encourue) », dans son florilège visuel de 1559.


NP-19 NP-46

On y trouve également deux autres occurrences scatologiques : « Chier sur le monde (Se moquer de tout) » et « Ils chient tous les deux par le même trou (Ils sont d’accord) ».[4]


Danser dans tous les sens

Des esprits sourcilleux (Marijnissen, [5]) ont fait remarquer que « danser sous le gibet » ne se rencontre pas dans les textes de l’époque comme proverbe signifiant « ignorer le danger » , mais simplement comme une expression imagée : « gigoter comme un pendu ».

Du coup, la danse des paysans peut s’interpréter de plusieurs manières : soit elle fait bien référence au proverbe dans toute son ambiguïté (mépriser ou méconnaître le danger), soit il s’agit d’un simple gag visuel complétant la potence vide.


Chier à côté du proverbe

Le paysan se soulage non pas sur le gibet, mais largement à distance, en arrière des deux promeneurs dont le poignard signale une classe sociale plus haute.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail chieur
Sa posture, accroupi derrière des ronces, similaire à celle du chien dont on ne voit que le postérieur, se prête tout autant à une lecture ironique : qui fait la bête se pique le cul.


Deux drôles d’oiseaux

« Bavarder comme une pie (iemand) aan de galg klappen) » signifiait au XVIème siècle « faire pendre quelqu’un par des racontars sur son compte ».

Les deux pies (perchées l’une sur le gibet, l’autre sur une souche morte) représentent donc là encore une figure ironique et équivoque : à la fois noires et blanches, à la fois voleuses et indics, elles sont des deux côtés de la morale.


Les proverbes ont bon dos

1280px-Pieter_Brueghel_the_Elder_-_The_Dutch_Proverbs_-_Google_Art_Project detail haut droit
Comme le remarque Anne Simonson [1] :

« En 1567/8, Brueghel revient à la même section des « Proverbes flamands » pour y trouver le matériau qui apparaît à la fois dans « La Parabole des aveugles » et « La pie sur le gibet », mais il traite différemment ce matériau. Les minuscules personnages aveugles du premier tableau sont traités à une échelle héroïque dans le dernier. De même, « La pie sur le gibet » divise un proverbe en deux ou recompose des éléments proverbiaux. »

D’où l’idée que ces clins d’oeil au péché mignon du peintre, les proverbes, ne fournissent qu’un premier niveau de lecture, facile, qui masquerait un message moral ou politique.



La théorie du bavardage

L’explication de Van Mander

« Il laissa par testament à sa femme, une peinture avec une pie sur le gibet, signifiant par la pie les langues bavardes, qu’il vouait au gibet. » [3] « Hij liet sijn vrouwe in Testament een stuck met een Exter op de galg, meenende met d’Exter de clappige tongen, die hij de galgh toe eyghende »

Ce petit extrait du « Livre des peintres » (1610) a fait couler beaucoup d’encre. Certains considèrent qu’il donne l’explication définitive du tableau, d’autres disent que Van Mander n’a rien compris, ou qu’il a délibérément fourni une fausse explication pour masquer l’essentiel.

Il est vrai que le fait que Brueghel n’ait pas cherché à vendre le tableau et l’ait légué à sa femme laisse supposer que la représentation d’un gibet pouvait être dangereuse en 1558 (mais l’était-elle encore en 1610 ?).


Un sujet déjà traité

der-berg-pieter-bruegel-the-elder
Douze proverbes flamands (détail)
Pieter Brueghel l’Ancien, 1558, musée Mayer van den Bergh, Anvers.

« Je porte le feu dans une main et l’eau de l’autre ; en compagnie de bavards et de scandaleux, je tiens ma langue. »

« In deen hant draghe vier dander waeter / met clappaers en clappeyen houd ik den snaeter » »


Une interprétation cohérente

« Un paysan au deuxième plan désigne du doigt la pie sur le gibet, comme pour attirer l’attention sur le sens du tableau. Au premier plan, une autre pie est perchée sur un tronc d’arbre (le mot néerlandais qui désigne tronc d’arbre désigne aussi le pilori.), un personnage accroupi, culotte baissée, semble indiquer que le bavardage « c’est de la merde », à droite un moulin souligne que le tableau est tout entier consacré au thème du bavardage. Sous le gibet, un groupe de paysans danse, or en flamand, « danser au gibet » signifiait être pendu. Ce tableau est donc une mise en garde des plus sévères contre le bavardage.«  [6]



La pie voleuse

Un voleur qui échappe au gibet

Une fable du Moyen-Age, Le Jugement de la Pie [4a], raconte qu’un de ces oiseaux , appartenant à un Pauvre, avait l’habitude d’aller voler des florins chez un Riche. Découverte, elle fut condamnée à être pendue, mais le Riche l’écrasa contre un mur. En punition de n’avoir pas appliqué la punition prévue, il fut condamné à payer une forte amende au Pauvre. Nul ne sait si l’idée d’une sorte de revanche du voleur non-pendu a pu jouer un rôle dans l’invention de Brueghel.


Deux oiseaux-larrons

1520_Ratgeb_Herrenberger_Altar Staatsgalerie Stuttgart
La Crucifixion (détail)
Jerg Ratgeb, Retable d’Herrenberger, vers 1520, Staatsgalerie, Stuttgart

Ce retable peuplé d’oiseaux symboliques associe aux deux larrons deux oiseaux connus pour être des voleurs :

  • un geai plonge vers le Bon Larron, remplaçant l’Ange qui habituellement descend recueillir son âme ;
  • une pie est perchée sur la Croix du Mauvais Larron, remplaçant le Démon.

On ne peut donc exclure, chez Brueghel, l’intention ironique de montrer deux voleuses qui ne craignent pas le gibet.


Une période sombre

  • En aout 1566, la « furie iconoclaste » déclenchée par les protestants détruit de nombreuses églises et oeuvres d’art. La révolte religieuse se double d’une révolte politique contre le roi d’Espagne.
  • En 1567, Philippe II envoie le duc d’Albe aux Pays-Bas pour réprimer la rébellion.Celui-ci établit un tribunal d’exception, le Conseil des troubles, qui conduit à de nombreuses exécutions.
  • En juin 1568, la décapitation, sur la grand-place de Bruxelles,des comtes d’Egmont et de Hornes marque le début d’un soulèvement général du nord au sud des Pays-Bas.



Une croix très particulière

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt croix
La croix de bois en contrebas du gibet n’est pas un tombeau (les squelettes des pendus restaient suspendu au gibet, et les restes n’étaient pas enterrés en terre chrétienne)  mais une « gerechtskruis », croix disposée à un endroit où les prisonniers condamnés faisaient leurs dernières prières.


Christus aan het kruis van de Palingbrug door Pieter Van der Ouderaa, 1887, assisenzaal Gerechtgebouw (Britselei)Pieter Van der Ouderaa, 1887, Palais de justice d’Anvers Gibet de MontfauconGibet de Montfaucon

Les briques en vrac au bas de la croix, dont quelques-unes portent des traces de mortier, sont la trace d’une démolition : sans doute celle du socle de brique sur lequel s’agenouillaient les condamnés. Peut-être s’agit-il d’une allusion au calvaire de pierre du Galgenveld d’Anvers, brisé par les iconoclastes en 1566 [5]

Ce tas de briques discret, mais bien réel, n’a pas reçu d’autre explication satisfaisante : il faut donc admettre que Brueghel, au delà de la critique générale du bavardage, fait bien allusion au contexte politique particulier de l’année 1568, marquée par les dénonciations et les exécutions.


Deux espionnes

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt shema pies
Les deux pies, telles des caméras de sécurité, épient tout de ce que font les paysans.

En retour, ceux-ci ne regardent pas ou ne peuvent pas voir les éléments déprimants qui peuplent le tableau : le chieur, le tronc-billot, le crâne de cheval caché derrière la butte, la croix funèbre en contrebas.


Une composition similaire

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565)
La rentrée des troupeaux (Novembre)
Pieter Bruegel l’Ancien, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On a remarqué depuis longtemps la similarité de composition entre La pie sur le gibet et un des six tableaux de la série Les Saisons, peint quatre ans plus tôt. Il représente le retour du bétail au village, pour l’hivernage.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) moulin
Le moulin (inversé en miroir) se retrouve au même emplacement dans les deux tableaux [7]. Un fleuve coule en diagonale, entre deux massifs rocheux très semblables dans les deux tableaux.

Deux arbres flanquent la composition : en Novembre, les deux ont perdu leurs feuilles. Alors que dans La Pie sur le Gibet, les feuillages sont vert ou commencent à jaunir, indiquant le tout début de l’Automne.

A gauche, en contrebas, se cache derrière les arbres un village avec une église, d’où montent les danseurs ou vers qui se dirige le troupeau.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) gibet
Dans La rentrée des troupeaux, on distingue près du fleuve un gibet minuscule, aussi vieux et tordu que celui de La pie sur le gibet, mais avec un pendu. Sur la colline proche, des paysans taillent les sarments, préparant la vigne pour la saison prochaine.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) oiseleur
Encore en avant, un oiseleur rabat son filet sur ses proies.

Dans le monde inversé du tableau de 1558, le gibet passera au premier plan, et ce sont les oiseaux qui piègeront les paysans.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) arc en ciel
R.Falkenburg a bien noté le caractère symbolique de l’arc en ciel :

« Ici, l’arc-en-ciel signale la saison des pluies et des tempêtes qui s’approche . En même temps, l’arc-en-ciel rappelle immédiatement l’histoire de Noé et du déluge, et de la promesse de Dieu que ne s’arrête jamais la succession «des semailles et des récoltes, du froid et de la chaleur, été et hiver, jour et nuit» (Genèse, 8 22). Ainsi, l’arc-en-ciel est le signe naturel des dimensions saisonnières et cosmiques. Compris comme une référence aux vicissitudes saisonnières du temps, il exprime l’espoir et l’attente que la nature montre à nouveau son côté brillant après que l’Automne et l’Hiver soient passés, laissant place aux saisons plus heureuses. » [8]

Mais plutôt qu’une espoir de nouvelle saison, ne faut-il pas le lire dans l’autre sens, comme une grande porte cosmique par où arrive l’orage ? Au centre de la composition, l‘arc en ciel préfigurerait ainsi le rôle du gibet : le portail d’une tragédie annoncée qui progresse de droite à gauche : ici l’Hiver et le mauvais temps, là la guerre et ses exactions.


Un pessimisme politique

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) composition
La rentrée du troupeau, inspirée des vieux thèmes des calendriers médiévaux, est une mise en garde météorologique (bonnes gens, rentrez vos vaches et préparez vos vignes).



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt composition
La pie sur le gibet« reprend le même composition pour traduire l’avancée d’une autre menace, politique cette fois : après la crise iconoclaste voici venu le temps des exécutions et de l’espionnage (bonnes gens, rentrez au village). Montant de la croix de justice à la potence, la menace suit le chemin des condamnés à mort.



La lecture optimiste

Comme souvent, une lecture politique peut se retourner comme un gant.



Le gibet impossible

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt gibet tordu
Contraitement à celui des Proverbes flamands ou de la Rentrée des troupeaux, ce gibet ne porte ni pendu ni corde.

De plus, on a souvent dit  qu’il s’agit d’un objet géométriquement impossible. En fait, il est simplement tordu :  les deux pieds sont parallèles au plan du tableau, alors que la traverse est inclinée transversalement.

Concluons que Brueghel a délibérément représenté un gibet qui ne peut pas fonctionner.


Le socle brisé

De même, aucun condamné à mort ne pourra plus s’agenouiller sur le le socle brisé de la croix.


Quand le chat est parti, les souris dansent

C’est ainsi que, réfutant la « désolante indigence » de l’explication de De Mander, M.Gibson nous livre une interprétation optimiste et patriotique :

« S’il n’y a pas de pendu, c’est sans doute qu’on ne pend plus. Et si on ne pend plus, c’est sans doute que le duc est parti. C’est bien pour cela aussi que les paysans dansent ainsi seuls, à deux ou encore, gentiment, à trois en se tenant par la main.
Quant au chieur solitaire, retiré dans l’ombre, il se soulage en cet endroit pour exprimer son sentiment le plus profond en un langage universel et intemporel : Je te méprise, puissance de la contrainte et de la mort ! Toi tu n’est plus, mais moi je suis toujours là…
Les sphincters ne se relâchent qu’une fois le duc parti… La paix retrouvée, le patibulaire sert désormais de perchoir aux oiseaux : c’est ce que nous apprend la présence de la pie. »[9]


Le duc n’est pas parti

Seul problème de cette interprétation : le duc d’Albe restera gouverneur des Pays-Bas jusqu’en 1573, et la guerre de libération contre l’Espagne, qui commence en 1568, durera quatre vingt ans. Il est vrai qu’en 1568, Guillaume d’Orange marcha contre le duc d’Albe et remporta quelques victoires, mais sans lendemain. Il serait vraiment très étrange que Brueghel, esprit complexe et prudent dont on ne connait pas les opinions politiques ni religieuses, ait profité de cette fenêtre optimiste pour se livrer à un pamphlet scatologique contre l’Espagne.



Ces interprétations n’épuisent pas le tableau, car elles passent sous silence ces deux éléments importants dans la symbolique brughelienne que sont le crâne et le moulin. Et surtout elles se focalisent sur la moitié peuplée du panneau, laissant de côté la moitié vide de personnages.

Avant de proposer une interprétation générale de La Pie sur le Gibet, nous allons rapidement rappeler un tableau en apparence très différent, mais dont la composition sous-jacente est étrangement similaire.



Combat de Carnaval et de careme Brueghel schema double chemin

Le Combat de Carnaval et de Carême
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne

(cliquer pour agrandir)

Les deux cortèges

A gauche, les partisans de Carnaval viennent de la rue du fond et de l’auberge ; à droite, ceux de Carême sortent par les deux portes de l’église. Leurs champions se retrouvent au centre, s’affrontant avec un tourne-broche bien garni et une pelle avec deux pauvres harengs.


Une composition symétrique

Combat de Carnaval et de careme Brueghel schema
Schéma extrait du site de Magali Vacherot

Malgré la profusion de personnages, Magali Vacherot a réussi à regrouper toutes les saynettes en deux ensembles symétriques par rapport à la verticale centrale. [10]


Plusieurs niveaux de lecture

Une première lecture de ces deux moitiés opposées est purement chronologique : dans le calendrier, le Carnaval (à gauche) est suivi par le Carême (à droite).

« De manière plus symbolique, le tableau peut se comprendre comme le partage de la société villageoise flamande entre deux tentations distinctes :

  • la vie tournée vers le plaisir – dont le centre est l’auberge située à gauche du tableau ;
  • l’observance religieuse – dont le centre est la chapelle à droite du tableau

mais aussi entre deux religions s’opposant en 1559 : le protestantisme, qui fait fi du Carême, et le catholicisme, qui le respecte. » [11]



Nous allons retrouver, dans La pie sur le Gibet, une composition et une superposition de niveaux de sens étonnamment similaires, mais difficiles à percevoir tant le style « proliférant » du premier s’oppose à la dernière manière de Brueghel qui caractérise le second : peu de personnages, et importance grandissante du fond.



 Les montants de la potence

Ils sont situés à cheval sur la verticale centrale. Les deux pies se trouvent à la base de l’un et au sommet de l’autre. En dessous, ils se prolongent à gauche par la vieille souche en décomposition (couverte de champignons), à droite par le crâne de cheval décharné (ce qui reste après la décomposition).


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio central

Ces deux trios d’objets se composent donc d’un « perchoir » (élément vertical sur lequel on peut grimper), d’une élément animé (ici les pies) et d’un « rebut » (objet négligeable ou périssable). Cette structure, bien marquée au centre du tableau comme pour en donner la clé, se propage-t-elle vers les bords ?


Les arbres croisés et la croix

rueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2A

Comme pour accompagner les danseurs, les troncs se tordent l’un autour de l’autre, ce qui crée entre nos deux nouveaux « perchoirs », le couple d’arbres et la croix, une analogie visuelle évidente : deux manières de croiser du bois, souplement ou orthogonalement.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2B
Les deux éléments animés sont la ronde des trois paysans et la roue à aubes du moulin : deux manières de tourner, anarchiquement ou mécaniquement.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2C
Il faut chercher un peu pour trouver les deux « rebuts » : le chieur à gauche, les briques à droite : deux manières de rendre à la terre ce qu’elle a fourni, matière immonde ou mise en forme.


Les paysans et le meunier

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema deux villes
Pour la dernière itération de la structure à trois éléments, les « perchoirs » sont à lire dans le paysage : à gauche, une citadelle protégée par un pont étroit domine le village et son église ; à droite, une ville haute accessible par un sentier qui monte dans les rochers surplombe un hameau au bord du fleuve.


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 3B

Les éléments animés sont à gauche les nombreux villageois qui montent ou descendent, ainsi que les deux promeneurs qui les regardent ; et à droite le minuscule meunier qui traverse le ruisseau.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema deux ronces
Enfin, les « rebuts » sont à gauche les ronces qui entourent le chieur, à droite la liane qui s’enroule autour du tronc et fleurit, opposant la fleur aux épines et le parfum à la puanteur.


Une vue d’ensemble

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema trios
Voici ce que donnent, positionnés dans le décor, les six trios que nous venons de dégager. Dans la moitié gauche, les trois « rebuts », en rouge, ont plutôt une tonalité négative : ronce piquante, excréments malodorants, souche en putréfaction ; ceux de droite une tonalité positive : crâne nettoyé, briques recyclables, liane fleurie.
PieGibet_Trios


Les deux arbres

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail deux arbres
Ajoutons que les deux arbres latéraux s’opposent par la couleur des feuilles : automnale à gauche, printanière à droite.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail deux rives
De même que, plus bas, les arbres des deux rives du fleuve.


La parabole des deux chemins

A.Simonson a pressenti, sans l’étayer par les détails, que l’opposition entre les deux moitiés du tableau pouvait relever d’une symbolique bien connue [1] :

« Le large chemin, avec des musiciens et des danseurs… mène au village sur la gauche ; l’itinéraire alternatif mène sur un pont étroit au moulin à droite. La structure de composition en Y était familière aux spectateurs de la fin du XVIe siècle, par des estampes et emblèmes contemporains…Des thèmes interdépendants – le thème chrétien de Matthieu, Hercule à la croisée des chemins (ou un substitut) et le Y de Pythagore identifiable dans la peinture de Bruegel, n’étaient pas des métaphores obscures pour le spectateur du seizième siècle. Les deux chemins, comme les pies noires et blanches, ouvrent la porte à la discussion : Matthieu 7: 13-14 décrit la porte et la voie étroites qui mènent à la vie, la porte et le chemin larges qui mènent à la destruction. »

Mais la composition de Brueghel n’est sans doute pas aussi manichéenne : de même que Le Combat de Carnaval et de Carême montre moins un conflit qu’une complémentarité, de même La Pie sur le Gibet est une méditation complexe sur les deux composantes de l’âme flamande, ainsi que sur la situation politique du pays.


Automne et printemps

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt shema deux chemins
Côté Automne, un large chemin mène les paysans, aller-retour, entre l’Eglise et le Gibet. D’un côté la citadelle est inaccessible (le pouvoir espagnol ?) de l’autre le chemin est barré par trois obstacles (ronces, chieur, souche) qui sont peut-être autant de défauts flamands (rébellion désorganisée, truculence vaine, catholicisme en décomposition ?). Ce chemin, qui aboutit à la pie sous le montant gauche du gibet, est le chemin du bas.

Transformons-nous un instant en oiseau, et posons-nous là-haut, au niveau de la seconde pie. La traverse du gibet pointe vers la ville haute, telle l’aiguille d’une boussole ; l’alignement entre la pie, la croix et la roue du moulin nous indique, à vol d’oiseau, par où il faut passer. Descendons-donc de notre perchoir et redevenons homme.

Côté Printemps, le crâne de cheval nous indique le départ du sentier, qui passe près de la croix et descend jusqu’au moulin.

La carcasse réduite à la tête et à l’os, les briques prêtes pour reconstruire, le moulin solitaire qui fait sa farine près de la source sont certainement à lire comme un espoir de réforme religieuse, mais pas nécessairement de Réforme : ce sentier est pour solitaires (le condamné qui monte ou l’évadé qui s’enfuit). Avec le meunier, traversons le ruisseau sur le petit pont et ressortons sur l’autre rive. A travers bois, longeons le fleuve jusqu’au hameau. Puis prenons le raidillon jusqu’à la ville haute.


Le gibet tordu

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt gibet
Voici qui rend intelligible l’objet central de la composition :

  • par sa partie basse, il nous indique où finit le chemin de la foule et nous suggère de  lire le tableau « à plat », en deux moitiés ;
  • par sa partie haute tordue, il nous invite à la contourner, nous ouvre comme une porte vers le départ du sentier solitaire et nous montre sa destination : une ville haute, unissant maisons et château, à la fois République terrestre et âme fortifiée.


La troisième voie

Tout comme le gibet, le tableau est « tordu », semblant mettre en place des oppositions mais les atténuant immédiatement :

  • chemin de la foule ET sentier du solitaire,
  • christianisme ET protestantisme,
  • sermon sous le château ET sermon sur la montagne,
  • exécution ET évasion,
  • truculence Et austérité,

cohabitent comme ces deux matières, bran et briques, faites de la terre du même pays.


Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix Kunsthistorisches Museum Vienne Composition

Le portement de Croix 
Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Dans d’autres tableaux de Brueghel un crâne de cheval sert souvent de borne (point de départ ou d’arrivée) à un mouvement d’ensemble, tandis qu’un moulin à vent en est le centre, le moteur (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).



Et si, dans ce vaste paysage, le mouvement qui compte n’était pas la ronde des paysans ni leur flux reflux latéral entre château, église et gibet, mais un autre mouvement, plus discret, plus ample, que seul révèle le détail infime de la roue du moulin ?


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt bifurcation

Si, au lieu de suivre le meunier pour traverser la passerelle, nous descendions dans le ruisseau pour nous laisser porter par lui ?



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt ville au loin
Alors aussi nous traverserions les bois, longerions le hameau. Mais au lieu de monter vers la ville haute, nous nous joindrions aux bateaux qui montent et qui descendent le fleuve, arriverions à cette troisième ville sur le delta du fleuve, et au delà jusqu’à l’île qui se dissout dans la perspective atmosphérique.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt heron
De là, nous pourrions revenir en volant, sous forme de ce troisième oiseau, aquatique, qui plane près du troisième arbre



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Gal
Echappant au manichéisme des pies blanches et noires, au choix entre les deux chemins terrestres large et étroit, Brueghel nous invite, en nous faisant héron, à emprunter une troisième voie, celle de l’eau et de l’air, dans une fusion panthéiste avec un paysage non pas moralisé [12], mais subtilement polarisé.



Références :
[1] « L’idée de lire une image selon deux ou trois niveaux ou plus de significations contradictoires ne vient pas facilement au spectateur décidé à «résoudre» le mystère du tableau de Bruegel ; et donc à réduire la grande sophistication des nouveaux amateurs d’emblèmes à des oppositions simples telles que protestants/catholiques ou lettrés/illettrés. Ces oppositions n’étaient pas inhérentes au public, mais au tableau lui-même, dans des significations que Bruegel mettait son public au défi de méditer. L’artiste servait de guide, mais pour ses contemporains – dans l’art comme dans la vie – le choix des chemins restait ouvert. » Anne Simonson, “Pieter Bruegel’s Magpie on the Gallows,” Konstkistorisk Tidskrift 67, no. 2 (1998) https://dokumen.tips/documents/pieter-bruegels-magpie-on-the-gallows.html
[2] « La juxtaposition d’éléments incongrus révèle une ironie intrinsèque, qui interroge cette nature soigneusement construite et nous empêche de nous absorber avec insouciance dans ce panorama expansif ». Barbara Budnick, Questions of irony in Pieter Breugel’s « Magpie on the Gallows » Georges-Bloch-Jahrbuch des Kunsthistorischen Instituts der Universität Zürich, 2000, p79 https://fr.scribd.com/document/52458118/Resisting-the-Allegorical-Peter-Bruegel-Magpie-on-the-Gallows
[3] « Peter Bruegel l’ancien, son oeuvre et son temps; étude historique, suivie des catalogues raisonnés de son oeuvre dessiné et gravé », Bastelaer, René van; Hulin, Georges, 1907 https://archive.org/details/peterbruegellanc02bast
[4a] Albert Wesselski « Märchen des Mittelalters » « DAS URTEIL UBER DIE ELSTER » p 114 https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/000/707/225/RUG01-000707225_2011_0001_AC.pdf
  [8] R.Falkenburg, « Pieter Bruegel’s Series of the Seasons: on the Perception of Divine Order » https://www.academia.edu/5166673/Pieter_Bruegels_Series_of_the_Seasons_on_the_Perception_of_Divine_Order
[9] Michael Gibson, Portement de Croix, 1996, p 30
[10] Voir toutes les explications sur son site : http://magali.vacherot.free.fr/Bruegel/
[12] La notion a été introduite par Panofsky :
« Ce paysage moralisé, comme on pourrait l’appeler, est fréquent dans des peintures religieuses ou l’Age sous la Loi est confronté à l’Age sous la Grâce et, plus particulièrement, dans les représentations de sujets tels que Hercule à la croisée des chemins, où l’antithèse entre Vertu et Plaisir est symbolisée par le contraste entre un chemin facile serpentant dans une belle campagne et un chemin raide et rocailleux montant vers un roc inaccessible ».
Ce concept est de nos jours vigoureusement contesté par les historiens d’art, voir une discussion convaincante dans
The Paysage Moralisé, Patricia Emison, Artibus et Historiae, Vol. 16, No. 31 (1995), pp. 125-137 http://www.jstor.org/stable/1483501
Il semble bien que Brughel lui-même dans La pie sur le gibet, avec son échappée vers l’azur et le troisième terme, se soit livré à la toute première critique du paysage moralisé, comme justement trop moraliste et trop binaire.

– Le crâne de cheval 3 : en terre chrétienne

1 mars 2018

 Porte-bonheur profane, mais aussi emblème sulfureux des sorcières et des alchimistes, le crâne de cheval est à éviter dans les scènes religieuses. Lorsqu’on l’y trouve, il faut qu’il y ait une bonne raison…

Saint Georges et le dragon

Van der Weyden Saint George and the dragon 1432-1435 NGA Washington

Saint Georges et le dragon, Van der Weyden, 1432-1435, NGA, Washington

La première apparition d’un crâne de cheval dans un tableau religieux est dûe à Van der Weyden, Située à gauche sous le cheval de Saint Georges, elle complète le crâne humain à droite pour évoquer les chevaliers  malheureux qui ont été vaincus par le dragon.


Bernat_Martorell_-_Saint_George_Killing_the_Dragon_1434-35 Art Institute of ChicagoSaint Georges et le dragon, Bernat Martorell,  1434-35, Art Institute of Chicago Sant_Jordi_Pere_Nicard 1470 Museu Diocesa de MallorcaSaint Georges et le dragon, Pere Niçard, 1470, Museu Diocesa de Mallorca

Martorell intègre un crâne de bélier à côté de restes humains, dans une intention différente :  il s’agit d’évoquer les animaux déjà sacrifiés au dragon, tout comme le bélier blanc qui accompagne la princesse. A noter la mouche posée sur l’omoplate, au premier plan, et les amusantes latrines qui s’écoulent du rempart, avec une planche pour les traverser.

Moins original, Pere Niçard revient à l’idée de Van der Weyden, avec un crâne humain et un crâne de cheval placés respectivement sous la tête du cavalier et sous celle de sa monture (sur ce tableau, voir aussi 3 Reflets dans des armures : Pays du Nord).
.


CarpaccioStGDragon 1502 scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venice detail

Saint Georges et le Dragon (détail)
Carpaccio, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise

Cliquer pour voir l’ensemble

Carpaccio fusionne les deux idées (chevaliers et sacrifices)  au sein d’une galerie de fragments anatomiques qui satisfont au goût de la Renaissance pour la représentation minutieuse des détails de la nature, fussent-ils  macabres.


CarpaccioStGDragon 1502 scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venice cranes

Les trois crânes qui entourent le cheval sont canins : comme pour souligner que les amateurs d’os trouvent eux-mêmes leur fin parmi leur festin.


Le motif reparaîtra ensuite de manière sporadique dans les pays germaniques, tout en restant étonnamment rare au milieu des innombrables représentations de Saint Georges et du dragon.

1512_Meister_des_Dobelner_Hochaltars_Hl._Georg_zu_Pferde_anagoria Kunsthalle HamburgMeister des Döbelner Hochaltars, 1512 Kunsthalle, Hamburg St_George_fighting_the_dragon_Leonhard_Beck 1515 Kunsthistorisches MuseumLeonhard Beck, 1515, Kunsthistorisches,Museum

Dans ces deux compositions très proches, la princesse promise au sacrifice avec son agneau blanc, à droite, repart soulagée  après le combat, à gauche, en compagnie du vainqueur.

A noter la variation très originale de  Beck : le crâne n’est pas celui d’un cheval, mais celui du dragon-père, tandis que le dragon-fils gît juste à côté, lui-aussi perforé par le Saint.


Hans_Georg_Geiger_a_Geigerfeld_1641-National-Gallery-of-Slovenia

Hans Georg Geiger a Geigerfeld, 1641 ,National Gallery of Slovenia.


La Mort du Christ

Van Eyck

Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, BudapestLa route du Calvaire
D’après Van Eyck, Museum of Fine Arts, Budapest

Ce tableau perdu de Van Eyck, connu par cette seule copie, a eu une grande influence sur toutes les montées au calvaire flamandes, comme nous le verrons un peu plus loin.



Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, Budapest detail
Quoique minuscule, le crâne de cheval est bien là, devant le dromadaire, à coté du fragment bien reconnaissable de colonne vertébrale (noter au fond, derrière les ouvriers qui creusent les trous pour les croix, un homme avec un bâton, qui gravit la colline par l’arrière).

Ce détail ténu est corroboré par une autre oeuvre de l’atelier de Van Eyck, qui confirme que c’est bien lui qui a eu l’idée du crâne de cheval dans les Crucifixions.


Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise detail Ct JeanCrucifixion, Atelier de Van Eyck, 1440-50, Ca d’Oro, Venise

Il se trouve ici derrière Saint Jean, en contrepoint animal au classique crâne d’Adam (censé être enterré sous le Golgotha), et fait écho aux chevaux juste au dessus.



Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise bas
Le point étonnant est que ce crâne (sans mandibule) fait pendant à une mâchoire humaine (sans crâne) posée sur l’herbe derrière Marie, comme si les deux se complétaient pour former une étrange chimère.


En aparté : la mâchoire isolée du crâne :

Gerard_david,_crocifissione, 1495_ca METCrucifixion
Gérard David, vers 1495, MET
Gerard_David_-_Deposition 1495-1500 Frick Collection New YorkDéposition
Gérard David, 1495-1500, Frick Collection New York.

Ce motif est rare dans la peinture flamande : on le retrouve chez Gérard David, dans ces deux oeuvres bien postérieure. Une mâchoire humaine marque indifféremment tantôt un angle, tantôt l’autre : preuve, vu la forte polarisation de ces compositions, qu’elle n’a pas de valeur symbolique forte. La mâchoire à l’écart du crâne signifie simplement la dispersion, par le temps ou les animaux.



Gerard David 1515 Crucifixion Gemaldegalerie Berlin ensembleCrucifixion
Gerard David, 1515, Gemäldegalerie, Berlin

Ainsi David rajoute ici un autre motif qui lui est cher, celui du chien reniflant les ossements.


Gerard_David_Crucifixion 1475 ca Thyssen BornemiszaCrucifixion
Gérard David, vers 1475, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Il apparaît dès cette oeuvre de jeunesse, qui recopie probablement une oeuvre perdue de Robert Campin [00] : il n’est donc pas impossible que le motif du chien et des ossements soit une idée de Robert Campin, tandis que celui de la mâchoire isolée serait une invention de Van Eyck.



Van-Eyck-atelier-1440-50-Crucifixion-Ca-doro-Venise
Dans la Crucifixion de celui-ci, mâchoire humaine et crâne de cheval ne se complètent pas : ils sont placés en symétrie, comme deux panneaux de signalisation :

  • le fragment animal, posé sur la terre, signale le chemin carrossable, celui par où le Christ est monté, accompagné par son cortège de bourreaux, de badauds et de chevaux qui, maintenant, redescend vers Jérusalem ;
  • le fragment humain, posé sur l’herbe, signale le sentier qu’ont pris les saintes femmes pour monter jusqu’à la croix.

Cette idée des deux voies d’accès, la carrossable et la piétonne, est déjà en germe, comme nous l’avons vu, dans le tableau de Budapest. Elle est totalement originale à Van Eyck et n’a été, à ma connaissance, reprise par aucun artiste. Je n’ai trouvé aucun texte antérieur qui puisse la corroborer, mais elle s’inscrit néanmoins dans une mode en plein développement à l’époque : la mise en scène du Mystère de la Passion.


En aparté : la Vierge pendant la Passion

Tous les Mystères écrits au XVème siècle s’attachent à combler ce point blanc des Evangiles. Voici le seul passage, dans l’Evangile de Jean, qui parle de Marie durant la Passion :

« Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine. Jésus ayant vu sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère: « Femme, voilà votre fils. » Ensuite il dit au disciple: « Voilà votre mère. » Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui. «  Jean 19:25-27

La précision « ayant vu sa mère » suggère que Marie n’était pas présente auparavant. C’est ce que développe Grégoire de Nazianze dans son Christ souffrant [0] : pendant toute la Passion, les Saintes femmes se sont retirées dans une forêt, où un messager vient les chercher pour que Marie puisse voir son fils in extremis. Cette version correspondrait bien à la mise en scène que propose Van Eyck : malheureusement ce texte grec ne sera connu en Occident qu’un siècle plus tard, lorsqu’il sera traduit en latin.

La source de Van Eyck serait-elle un des nombreux Mystères écrits au XVème siècle ? Le problème est ici l’absence de textes du début du siècle : la seule qui nous reste de l’époque de Van Eyck est la Passion d’Arras ([0a], p 483), dans laquelle Notre-Dame intervient à différents moments du Chemin de Croix.

Les Mystères puisent quant à eux dans un texte antérieur, très populaire à la fin du XIVème siècle, les Meditationes Vitae Christi de Ludolphe le Chartreux :

« Cependant la Mère désolée de Jésus ne pouvait d’abord, à cause de la multitude, ni l’approcher ni le voir ; elle alla donc rapidement avec ses compagnes et avec saint Jean, å un endroit où le cortège devait passer ».([0b], p 350)

Cette idée va être développée par Arnoul Gréban dans la plus célèbre Passion du XVème siècle, jouée en 1455. Joseph d’Arimathie propose à Marie de prendre un chemin détourné pour rejoindre le Chemin de Croix :

Arnoul Greban, Le mystere de la Passion BNF Arsenal Ms-6431 fol 180v GallicaJPGArnoul Gréban, Le mystère de la Passion BNF Arsenal Ms-6431 fol 180v Gallica

« Joseph d’Arimatie :
Dame, se venir y voulez,
il nous convendra mettre paine
d’aller ceste rue foraine
pour les aller adevancer,
car jamès ne pourrons passer
par ceste grant rue ou ilz vont
pour la presse des gens qui sont :
suyvez moy, et je vos menray » ([0c] , p 317)


Dona Leonor’s Jerusalem Altarpiece, ver 1495-97 Museu Nacional dos Azulejos, LisbonPanorama de Jérusalem, vers 1495-97, Museu Nacional dos Azulejos, Lisbonne [0d]

A la fin du siècle, un artiste flamand anonyme réalisera, pour la reine Eléonore du Portugal, cette vue panoramique de Jésusalem avec quatorze scènes de la Passion, qui s’inspire clairement de la Passion de Greban.



 Dona Leonor’s Jerusalem Altarpiece, ver 1495-97 Museu Nacional dos Azulejos, Lisbon haut schema
On voit bien, en haut, les deux portes menant au Golgotha : à gauche celle par où montent Marie et les Saintes Femmes, à droite celle par où monte Jésus, la seule jonction étant assurée par Sainte Véronique qui se détache du groupe pour essuyer le visage du Christ.



Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, Budapest detail homme baton
Bien que ce Mystère soit postérieur au tableau d’une vingtaine d’année, je ne peux m’empêcher de voir dans l’homme au bâton, au fond de la Crucifixion de Budapest, la silhouette de Joseph d’Arimathie conduisant les femmes au Calvaire en évitant le chemin de la foule.

Les deux Calvaires de Van Eyck semblent être le développement graphique d’un point qui préoccupait beaucoup Ludolphe le Chartreux ([0b], p 406), la contradiction des textes sur la place où se trouvaient  les Saintes Femmes :

  • « au pied de la croix (juxta crucem) » selon l’Evangile de Jean,
  • « à l’écart (a longe) » selon les trois autres.

Ludophe explique qu’elles étaient sans doute assez près pour pouvoir entendre les dernières paroles du Christ ; mais assez loin pour éviter « la multitude qui se pressait autour de la Croix ». Et il conclut, avec Saint Chrysostôme, par une envolée féministe :

« Admirons ici la constance énergique des saintes femmes qui ne craignent pas d’accompagner sur le Calvaire leur divin Maître lâchement abandonné par ses apôtres. Le sexe naturellement faible se montra donc alors le plus courageux. Aussi les femmes ne sont pas plus étrangères au mystère de la Passion et à la science de la résurrection qu’aux bienfaits de la grâce et de la gloire qui en résultent pour tous ».

Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise schema chrono



sb-line

Carpaccio

Vittore_Carpaccio_-_Preparation_of_Christ's_Tomb_-_Google_Art_Project (1505), Staatliche Museen, Berlin detail

Préparation du tombeau du Christ (détail)
Carpaccio, 1505, Staatliche Museen, Berlin
Cliquer pour voir l’ensemble

Carpaccio reprend dans ce tableau extraorfinaire le motif du crâne de cheval, déjà utilisé dans son Saint Georges, pour illustrer une terre pourrie, une terre de mort et de désolation.



Vittore_Carpaccio_-_Preparation_of_Christ's_Tomb_-_Google_Art_Project (1505), Staatliche Museen, Berlin cranes
Dans ce bestiaire macabre, il ajoute au couple cheval et chien deux nouveautés, un crâne très allongé de canidé (renard ou lévrier ?) et un crâne d’oiseau.

Je ne peux manquer d’y voir des clins d’oeil à la Crucifixion de Van Eyck, qui se trouvait en justement en Vénétie depuis le milieu du XVème siècle, célébrée comme la copie d’un tableau perdu du grand maître flamand [0e].


sb-line

Dürer

SK-A-4921

Le Calvaire
Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette composition complexe juxtapose, sans ordre chronologique, divers épisodes de la Passion, en rajoutant quelques scènes non présentes dans les Evangiles.


SK-A-4921 schema

  • 1 : la flagellation
  • 2 : le voile de Véronique
  • 3 :les larrons préparés pour l’exécution
  • 4 : le manteau de Jésus joué au dé, en pendant de la flagellation
  • 5 : deux scènes symétriques (inventées) : à gauche le grand prêtre Annas donne la lance avec l’éponge à un homme portant un seau de vinaigre , à droite Pilate donne le rouleau marqué INRI à un soldat
  • 6 : les Saintes Femmes et Saint Jean
  • 7 : la Crucifixion, avec à nouveau les Saintes Femmes et Saint Jean

Viennent s’insérer entre ces scènes des spectateurs vus de dos, un chien rongeant un os et un soldat perçant un avant-trou dans le montant de la croix .

A noter le détail rare, dans la scène 4, du soldat qui se moque de Jésus en faisant le geste de la figue (voir – Faire la figue).


L’homme noir et la croix en rondins

SK-A-4921 croix larrons
Nous reviendrons dans <La croix du bon larron> sur cette iconographie très particuilère d’une homme noir portant une croix en rondins, qui n’est destinée qu’au bon larron.


Marie-Madeleine

SK-A-4921 detail crane
Le crâne de cheval se trouve juste au dessus, entre le trou de la croix du bon larron et le pied de la croix de Jésus, qu’embrasse une femme à genoux. A ses longs cheveux blonds qui dépassent du voile, on reconnaît Marie-Madeleine, bien que son signe distinctif, le flacon de parfum, soit absent.


crucifixion Giotto Vers 1319 1320 musee des BA de StrasbourgCrucifixion
Giotto, vers 1319-1320, Musée des Beaux Arts de Strasbourg.
durer_zevensmarten_aanhetkruis_grtLes sept douleurs de Marie
Dürer, vers 1494-1497, Gemäldegalerie Alte Meister ,Dresde

Le thème de Marie-Madeleine (sans flacon) embrassant le pied de la croix se retrouve aussi bien en Italie que dans les Ecoles du Nord, tant la chevelure dénouée suffit à identifier la pécheresse.


Le crâne de cheval

En revanche, l‘incongruité du crâne de cheval remplaçant le crâne d’Adam au pied de la croix du Christ est très étonnante, surtout de la part d’un artiste mineur comme le Pseudo Jan Wellens de Cock.



Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi

Le Calvaire
Albrecht Dürer, 1505, Galerie des Offices, Florence

Or il se trouve que celui-ci s’est contenté de reproduire fidèlement, grossi trois fois, un dessin que Dürer avait réalisé en 1505 lors de son second voyage à Venise [1].


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi detail crane Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi detail

Le squelette de cheval s’y trouve bien, à la limite de la robe de Marie-Madeleine, ainsi que le crâne d’Adam un peu plus à gauche.

De la part d’un innovateur iconographique tel que Dürer, il est loisible de voir dans ces deux crânes, au centre de ce tableau foisonnant, une discrète généalogie de la luxure, entre Eve, la pécheresse originelle et Marie-Madeleine, la pécheresse repentie.


La Route vers le Calvaire flamande

Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, BudapestLa route du Calvaire
d’après Van Eyck, Museum of Fine Arts, Budapest
The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_dLa route du Calvaire, Henri Met de Bles, vers 1535, Princeton University Art Museum

Le peintre anversois Henri Bles reprend le même mouvement tournant que Van Eyck, menant de Jérusalem, en bas à droite, au Golgotha en haut à gauche. Mais tandis que Van Eyck y montrait les croix posées par terre, en attente des larrons, Met de Bles introduit une discrète présence du futur : les trois croix de la Crucifixion dressées, voilées dans le bleuté de la perpective atmosphérique.



The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_de_Bles,_Flemish,_c._1535,_oil_on_wood_panel_-_Princeton_University_Art_Museum_-_DSC06662 detail crane
Le crâne de cheval apparaît dans la mare en bas à droite, sous le symbole boschien d’une chouette épiant un oiseau ( voir La cage hollandaise).

Le talus brun, avec son oculus dans lequel s’inscrit en guise de pupille une silhouette de soldat, a probablement une intention zoomorphe : une sorte de mufle de monstre menaçant, à moitié enterré (de Bles est un spécialiste des rochers à énigmes).

A remarquer le soldat noir cheminant auprès d’Hérode, qui fait directement référence à la Crucifixion du Pseudo Jan Wellens de Cock.



The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_de_Bles,_Flemish,_c._1535,_oil_on_wood_panel_-_Princeton_University_Art_Museum_-_DSC06662 colporteur
Notons que la composition s’inscrit entre les deux figures boschiennes du colporteur, à gauche, et du crâne de cheval, à droite, positionnées dans la Route du calvaire comme figures du Fardeau et de la Souffrance.


Michael Coxcie Portement de croix . c.1530. Escorial Madrid

Portement de croix
Michael Coxcie, vers 1530, Escorial, Madrid

Ce « chemin du calvaire » cadré au minimum donne une signification originale au crâne de cheval : il marque l’emplacement où se plante la branche de la croix, lors d’une de ces trois stations où Jésus chute sous son poids. Le crâne animal signalise une étape sur le chemin de la Passion, préludant au crâne humain qui marque sa destination.


pieter Aersten 1552 Christcarrying the cross lost 1945

Portement de croix
Pieter Aertsen, 1552, disparu à Berlin en 1945

Ici, le Christ est  représenté à trois moments différents :

  • portant sa croix (suivi par les deux larrons l’un en charrette et l’autre à cheval),
  • crucifié en haut à droite au milieu d’un cercle de badauds,
  • ressuscitant au centre, en haut du chemin.

Mais par rapport au dessin de Dürer qui juxtaposait les scènes dans une logique non chronologique, c’est ici la topographie qui va les organiser : l’histoire commence en haut à gauche (Jérusalem), suit un vaste mouvement tournant jusqu’au Golgotha en haut à droite, puis continue sa spirale jusqu’au tombeau et à la résurrection.

A noter le gibet tout en haut à droite, où se déroule en même temps une exécution ordinaire : ainsi l’histoire sainte rejoint la réalité contemporaine, les soldats romains se mêlent aux costumes flamands, dans un court-circuit temporel qui fait toute la nouveauté  de l’oeuvre.

La présence des  paysans du premier plan, descendant au marché avec leur charrette et leurs paniers s’explique par le texte de Luc [2]  :

« Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix, pour qu’il la porte derrière Jésus. 27 Il était suivi d’une grande multitude des gens du peuple, et de femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. » Luc 23,26-27.

On voit sur la droite Simon de Cyrène amené par les soldats, sa jatte de lait renversée et son panier visité par un chien.

 Quant au crâne de cheval, il se trouve au premier plan, au centre, caché sous un arbuste sec, sans lien avec le reste de la composition.


pieter aertsen_portement de croix 1552 Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp

Portement de croix
Pieter Aertsen, 1552, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Dans cette autre version beaucoup plus confuse, l’idée générale et de faire se croiser des paysans descendant au marché, à pied ou à cheval (ils portent des paniers pleins, un sac, un agneau, mais Simon de Cyrène est absent) avec le cortège qui monte : Jésus portant sa croix, précédé d’un groupe portant une seule croix (pourquoi ?), précédé par les deux larrons à pieds, minuscules à droite du tableau.

Plus haut, un groupe de chevaux et de piétons assiste à une double crucifixion : le bon larron est hissé sur une croix déjà plantée, tandis que Jésus a été cloué avant que la croix ne soit relevée (on voit au fond trois silhouettes accroupies qui jouent aux dés les vêtements). Plus haut à droite, de l’autre côté du chemin, on est en train de hisser la croix du mauvais larron, qui en tant que criminel endurci se trouve relégué près du gibet des exécutions ordinaires.


Le crâne de cheval chez Brueghel

Brueghel Le Triomphe de la Mort 1562 Prado Madrid detail

Le Triomphe de la Mort
Brueghel, 1562, Prado, Madrid
Cliquer pour voir l’ensemble

Il apparaît un peu partout dans cette oeuvre boschienne, où la terre est pourrie par des squelettes équins et humains. On voit également un boeuf, un cheval et un agneau récemment abattus, au centre de cet immense panorama sacrificiel où une armée de squelettes pousse une foule affolée vers une souricière géante.

Mais après cette utilisation dispendieuse, c’est dans une oeuvre « paysanne » que Brueghel va donner au crâne de cheval son emploi le plus remarquable.


sb-line

Le portement de Croix

Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564)

Dans ce très célèbre et très complexe tableau, nous ne porterons notre attention que sur deux éléments, caractéristiques de la manière dont Bruegel recycle et réinterprète ces deux figures boschiennes que sont le colporteur et le crâne de cheval.


Le colporteur sous le moulin

Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix colporteur
Seul personnage assis de ce grand plan-séquence en mouvement (mis à part la Vierge Marie), il attire l’oeil parce qu’il ne s’intéresse pas au spectacle, et parce qu’il nous tourne le dos. Sur son dos sèchent deux peaux de petits animaux mises en croix.



Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix moulin
De là, l’oeil monte verticalement et rencontre un autre dispositif où un tissu fragile est mis en croix : les ailes du moulin.

A la nuée d’oiseaux qui tourne autour, on comprend que le meunier, dont la minuscule silhouette domine toute la scène, est en train de leur donner du grain. De nombreux auteurs ont vu dans cette silhouette bienveillante, inaccessible sur son roc , une image de Dieu le Père assistant d’en haut au supplice de son Fils. Et dans le moulin (un moulin qui lui même tourne sur son axe) une image de la Meule du Monde, qui tourne sans fin comme le firmament.

L’axe qui relie les pseudo-croix du colporteur et celle du moulin, est donc à la fois l’axe du monde et l’axe autour duquel s’ordonne le mouvement tournant de la foule, dans une même logique concertée.


Le crâne sous la roue

Pieter_Bruegel_d._A._007 cheval

Symétrique du colporteur, de l’autre côté du talus sur lequel sont montées les trois Marie et Saint Jean, un crâne de cheval démesuré marque la base d’un autre talus, sur lequel est planté une roue de supplice. Le crâne animal est un détournement du crâne sacré d’Adam, qui donne son nom à la colline du Golgotha. Comprenons que la roue de supplice est une troisième pseudo-croix, plantée sur un pseudo Golgotha.



Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix roue
Mais aussi une caricature du moulin, une meule qui ne tourne pas, avec une reste de tissu qui pend et un corbeau qui attend son tour. De là, l’oeil redescend vers le cercle des spectateurs, au centre duquel un bourreau commence à creuser le trou dans lequel sera plantée la vraie croix. Les deux ellipses définissent  le niveau de l’oeil du spectateur, qui surplombe tous les lieux de la scène, sauf le moulin et la roue.


Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix Kunsthistorisches Museum Vienne Composition
Les deux nuages noirs dans le ciel, indiquent l’endroit où elle se trouve maintenant, et celui où elle sera bientôt.

Ainsi dans cette composition de génie, des objets liminaires sont mis en place pour attirer l’oeil et scander ce grand mouvement où une foule innombrable accompagne un homme seul jusqu’à sa fin :

le moulin pour la faire tourner, le crâne et la roue pour la borner.


Le crâne aux pieds de Marie

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564) detail lezards
Un crâne de rongeur (sans l’os nasal) et son mandibule sont épars aux pieds de Marie : probablement les restes d’un lapin.

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564) cranes lapins

Crâne et mandibule de lapin

On peut y voir un contrepied tragique à ces souriantes Madonnes au lapin dont raffolait la Renaissance italienne.

Le couple de lézards errant sur la terre stérile est peut être une allusion au péché d’Eve et au serpent, condamné marcher sur son ventre, et à manger de la poussière tous les jours de sa vie.


Une somme magistrale

Un tel chef-d’oeuvre n’est pas sorti de rien : il s’inscrit à la fin d’une longue évolution, selon deux principes :

  • l’accumulation : Brughel a intégré la plupart des trouvailles de ses prédécesseurs : le mouvement tournant, le cercle de la foule, les larrons en charrette, les paysans descendant à la ville, le colporteur et bien sûr le crâne de cheval, tout en en rajoutant d’innombrables : le moulin en haut du rocher , les soldats aux tuniques rouges, le ruisseau traversé à gué…
  • l’unité de temps : retour à la simplicité de Van Eyck, les croix vides attendent les larrons en haut du Golgotha. Du coup, fini la duplication de croix et de suppliciés qui complexifiait la lecture des tableaux d’Aertsen : un seul Christ et deux voleurs se cachent dans le décor.


Une auto-citation ?

 jan-brueghel-lancien-Le-Cortege-des-Noces-Musee-de-la-Ville-de-Bruxelles

Le Cortège des Noces
Jan Brueghel l’Ancien, d’après un tableau perdu de Pieter Brueghel l’Ancien, Musée de la Ville de Bruxelles

Nous ne connaissons le tableau de Pieter que par cette copie faite par son fils Jan. Bien sûr, le crâne pourrait être un porte-bonheur pour les mariés, ou au contraire un avertissement général sur les dangers de la vie.

Mais sa position dans le coin et la présence du moulin tournant, de l’autre côté de la route, nous font pressentir autre chose. En fait, ils jouent exactement le même rôle,que dans le Portement : l’un délimite et l’autre courbe cette petite foule qui s’écoule dans l’autre sens, de droite à gauche, de la ferme où l’on prépare le repas à l’église où va se célébrer le mariage. Tout comme pour le cortège tragique, la composition met en branle et anticipe ce qui va advenir à l’issue de ce cortège joyeux [3].


Après Brueghel

Pieter_Balten_-_Christ_on_the_Road_to_Calvary_-_WGA01235 vers 1560

La route du Calvaire
Pieter Balten, vers 1560-70, Collection privée

Balten emprunte ici des idées provenant de l’oeuvre perdue de Aertsen (les deux croix des larrons sur la même charrette, le chemin intermédiaire montant vers une chapelle). Il en copie d’autres sur Brueguel, notamment les éléments structurants du premier plan, mais en les inversant : le crâne de cheval, tout en continuant à ponctuer le groupe des Saintes Femmes, attire l’oeil sur un assemblage cruciforme formé d’une souche et d’un tronc, à l’emplacement courant de la croix. Tandis que c’est le colporteur, maintenant à l’extrême droite, qui marque avec sa chouette sa destination finale.


Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå gallerix.ru

Crucifixion
Jan Brueghel l’ancien, vers 1595, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sans doute la carcasse de cheval qui sert de repoussoir en bas à droite est-elle une sorte d’hommage de Jan à son père, une citation de son chef d’oeuvre sur le même sujet, une réminiscence de son pseudo-Golgotha. Ici les deux crânes voisinent, dans la lumière celui d’Adam et dans l’ombre celui de sa caricature équine.

La carcasse nue fait aussi un pendant ironique à la scène violente du coin gauche, où des soudards se disputent le vêtement de Jésus.


Jan Brueghel L'ancien ca 1598 Calvary Munich, Germany, Alte Pinakothek

Le calvaire
Jan Brueghel l’Ancien, vers 1598, Alte Pinakothek, Munich

La « terre pourrie » a envahi tout le premier plan : trois crânes de cheval, deux carcasses et deux crânes humains se répondent à gauche et à droite. Au centre, la cage à canards portable renouvelle la figure du colporteur.


Synthèse chronologique

Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi schema chronoJPG

Ainsi le crâne de cheval trace des filiations inattendues, des Flandres à Venise et retour, entre plusieurs artistes majeurs :

  • introduit par van Eyck dans deux oeuvres perdues, pour mettre en scène l’arrivée de Marie au Calvaire par un sentier différent du chemin des chevaux ;
  • copié à Venise en 1505 par Carpaccio, pour illustrer la terre pourrie sous le cheval de Saint Georges ou sous le corps de Jésus ;
  • récupéré à Venise par Dürer dans une intention (la luxure de Marie-Madeleine) trop complexe pour faire souche, du moins dans l’iconographie de la Crucifixion ;
  • remonté dans les Flandres par la copie du Pseudo Jan Wellens de Cock ;
  • recyclé par les autres peintres anversois, puis Brueghel, dans leurs Routes vers le calvaire.

Références :
[00] Henri L M Defoer, « The influence of the early works of Jan van Eyck on Utrecht Miniatures », https://www.academia.edu/316840/The_influence_of_the_early_works_of_Jan_van_Eyck_on_Utrecht_Miniatures?email_work_card=title
[0] Jacques-Paul Migne, Encyclopédie théologique: Dictionnaire des mystères, p 600 et ss https://books.google.fr/books?id=JvxMAQAAMAAJ&pg=PA600#v=onepage&q&f=false
[0a] Graham A. Runnalls « Les Mystères de la Passion en langue française : tentative de classement », Romania Année 1996, https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1996_num_114_455_2216
[0b] La grande vie de Jésus-Christ. Passion / par Ludolphe le Chartreux ; nouvelle traduction intégrale avec préface et notes par le P. D. Florent Broquin, 1891 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k759003/f402.item
[0c] Le mystère de la Passion / d’Arnoul Greban ; publié d’après les manuscrits de Paris, avec une introduction et un glossaire, par Gaston Paris et Gaston Raynaud https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5510572p/f378.item
[0d] Vue en haute définition : https://artsandculture.google.com/asset/panorama-de-jerusal%C3%A9m-escola-flamenga/JgEdCHfGn2mrIA?hl=pt-pt
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
[0d] Vue en haute définition : https://artsandculture.google.com/asset/panorama-de-jerusal%C3%A9m-escola-flamenga/JgEdCHfGn2mrIA?hl=pt-pt
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
[2] « La montée au calvaire de Bruegel l’Ancien » / Robert Gemaille, Jaarboek van het koninklijk museum voor schone kunsten, 1979 , P. 143-196
[3] Pour un autre exemple de cette utilisation du crâne et du moulin par Brueghel, voir La pie sur le Gibet