– Faire la figue
« Faire la figue » (far la fica) consiste à glisser le pouce entre l’index et le majeur. Ce geste très méditerranéen de mépris et de raillerie remonte à la plus haute antiquité : on le trouve par exemple chez Juvénal :
Pour lui, de la Fortune insultant la menace, il l’envoyait se pendre et lui faisait la figue.
quum Fortunæ ipe minaci Mandaret laqueum , mediumque ostenderet unguem
Des origines religieuses
Roberto d’Oderisio, 1354, Naples, Fogg art museum, Cambridge | Bartolo di Fredi, 1350-99, fresque, Eglise de Sant’Agostino, San Gimignano |
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Homme de douleurs
Les plus anciens exemples connus apparaissent au milieu du 14ème siècle en Italie, parmi les Instruments de la Passion qui entourent l’Homme de douleurs. Ils participent à la Dérision du Christ, au même titre que la main qui gifle ou qui tire la barbe.
Missel, Milan, 1385-1390, BnF Latin 757 f.237r | N. di Pietro Gerini, vers 1405, Museo Nazionale d’Arte Medievale e Moderna, Arezzo. |
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On le trouve aussi bien dans des illustrations à usage privé que dans des tableaux d’église. Il s’agit certes d’une figure obscène, mais aussi symbolique :
car qui dit figue dit figuier, l’arbre du suicide de Judas.
Cercle de Mariano d’Antonio, 1440-50, Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse | Vers 1475, Ombrie, Wallraf Richartz Museum, Cologne |
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Le motif reste courant en Italie durant tout le 15ème siècle.
Bréviaire de Martin d’Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v | Lorenzo Monaco, Pieta, 1404, Accademia Florence |
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Très tôt on le retrouve en Catalogue, accompagné du motif rare de la main tenant une poignée de pailles.
Dans le tableau de Lorenzo Monaco, il vient en remplacement des dés (car les Evangiles ne précisent pas comment les soldats ont tirés au sort les vêtements du Christ), sans doute en raison de la prohibition par l’Eglise des jeux de hasard.
Dans l’image catalane, il se rajoute aux dés, dans un effet d’accumulation.
Heures à l’usage de Cologne, 1400-1410, Avignon BM Ms 208 fol 75v | Heures du Maréchal Jean de Boucicaut, Paris, 1405-08, Musée Jacquemart-Andre MS 2 |
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Tapisserie flamande, 1475-1550, Cloisters , MET | Messe de saint Gregoire 15e s Lyon BM Ms 5152 f. 026 |
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On voit ensuite le motif, dans les Arma Christi, remonter vers le Nord tout au long du 15ème siècle.
Memling, Homme de douleurs, 1475-79, National Gallery of Victoria
Memling le suggère, mais sans oser le représenter ouvertement.
Portement de Croix, Master of the Worcester panel (Bavière), 1420-25, Chicago art institute | Couronnement d’épines, Maître des études de draperie, 1485, Eglise Saint-Pierre-le-Vieux Strasbourg | Dérision du Christ, Wolfgang Katzheimer l’Ancien (Bamberg) , vers 1500 Winnipeg Art Gallery |
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C’est en Allemagne qu’il commence à s’intégrer aux scènes de la Passion.
Rosaire de Jeanne la Folle, vers 1521 | Livre de prières du Cardinal Albrecht of Brandenburg, Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 160v |
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Dérision du Christ, Simon Bening
Dans ces deux miniatures très proche, le geste infamant ne figure pas dans la version destinée à la reine de Castille, mais crève les yeux dans celle destinée au prélat germanique.
Ecce Homo (détail)
Holbein l’Ancien, 1501, Dominikan Alta,r Staedel Museum, Francfort
Chez Holbein l’Ancien, un enfant abruti tire la langue et fait la figue, à côté d’un parchemin en pseudo-hébraïque brandi par un pharisien : deux images comparées de la bêtise enfantine et savante.
Durer Etude de main, 1496, Albertina, Vienne | Le Calvaire, Pseudo Jan Wellens de Cock, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam (d’après un dessin de Dürer) |
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C’est seulement avec Dürer que le geste entre dans le vocabulaire de la grande peinture. Il a éveillé son intérêt dès son premier voyage en Italie : au retour il réalise cette étude qu’il utilise ensuite dans un grand dessin de 1505, le Calvaire pour la scène de la Dérision du Christ (sur ce dessin, voir 4 De Nuremberg à Venise )
En aparté : les doigts obscènes de Dürer
Etude de mains, Dürer, 1496, Albertina, Vienne
Le geste de la figue est accompagné de deux autres, dont l’un au moins est tout aussi obscène, celui du pouce et de l’index formant un cercle, et tenant la tige d’une fleur. Selon Antonella Fenech Kroke ([1], p 182) :
» Comme l’attestent d’innombrables images, ce geste – variante de la fica – signifie le vagin ; on peut dès lors lui attribuer l’appellation de « geste cunnique » …. Le geste du cunnus « fleuri » peut assumer une dimension franchement grotesque, par la juxtaposition contradictoire entre la « fleur » virginale et la sénilité ostensiblement déniée ».
Vieille femme au miroir
Bernardo-Strozzi, vers 1615, musée Pouchkine, Moscou
Ici, le geste est le sujet même du tableau. Il nous est montré trois fois : dans les mains de la vieille et dans le reflet. Et il est caricaturé deux fois par la servante, avec la plume qu’elle plante dans le cercle rouge du chignon, répété lui-aussi dans le reflet.
Si deux des trois mains de l’étude de Dürer font un geste obscène ( accouplement pour la fica, cunnique pour le cercle fleuri), il serait logique de voir dans l’index tendu un sous-entendu phallique. Or à l’époque, le geste unanimement reconnu comme tel est celui du majeur tendu, le digitus impudicus. Erasme précise même que :
« tendre le doigt du milieu était pour les anciens un signe suprême de mépris… Le doigt majeur dressé signifie quelque chose d’obscène lorsqu’il dit que sont considérés insanes ceux qui dressent le majeur et non ceux qui dressent l’index » ([1], p 181).
Le geste de l’index tendu est si polysémique (voir 1 L’index tendu : prémisses) qu’il ne peut à lui seul être compris comme obscène. Il faut pour cela un contexte favorisant, comme dans l’étude de mains de Dürer.
Van Orley, vers 1518, Cathédrale de Tournai | Hemessen, 1544, Altepinakothek, Münich |
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Dérision du Christ (détail)
Van Orley positionne le geste de la figue à l’aplomb des parties génitales du Christ. Hemessen monte encore d’un cran dans la provocation en le faisant faire par un enfant.
Les deux index dressés (et même léché chez Hemessen) ont ici un sens clairement phallique, par leur position à hauteur du sexe du Christ et par leur voisinage avec le geste de la figue.
Le geste aura un certain succès dans la peinture caravagesque.
Courtisane faisant la figue
Caroselli, vers 1612–16, Lemme Collection, Rome
Les pièces et le verre de vin contrefont une eucharistie obscène, bénie par le geste de la figue. La mouche sur le verre prédit que ce sourire carnassier finira en grimace macabre.
Jeune homme aux figues
Simon Vouet, 1615, Musée des Beaux Arts de Caen
Dans ce tableau de Vouet dont la signification est perdue, un jeune homme efféminé nous montre d’une main le fruit, de l’autre le symbole. Certains érudits y voient une allusion au caractère sexuellement ambigu de l’arbre (les figuiers mâles sont indiscernables visuellement des figuiers femelles, les deux donnent des fruits et produisent une sève blanche). D’autres voient dans les deux fruits délicatement soulevés et dans le pouce étroitement serré une image plus directe des choses.
Femme jouant du tambour basque, Musées-de-Lons-le-Saunier | Régnier, 1622-23, Faune ou Bacchus faisant le geste de la fica, collection privée |
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Voir l’article d’Agnes Giard, http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/2014/08/que-signifie-faire-la-figue-.html#comments )
Pour un autre exemple de geste de la figue associé clairement à la dévirilisation, voir la gravure Hercule et Omphale de Spranger (Pendants avec couple pour Rodolphe II).
Pour un autre exemple de geste de la figue clairement obscène chez Vouet, voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet).
Van Poelenburgh, 1627, Musée des Beaux Arts, Angers
Dès son retour de Rome, Van Poelenburgh explique le geste aux gens d’Utrecht, avec cet homme déguisé en faune visiblement mécontent d’une proposition tarifée.
L’examen médical, Schalcken, 1680-85, Mauritshuis, La Haye | « Quam meminisse juvat » Gravure d’après Godfried Schalcken, 1660-1680, Bristish Museum |
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Ces deux oeuvres de Schalcken montrent qu’un peu plus tard, le geste était désormais bien compris en Hollande ::
- le jeune frère se moque de sa soeur que le docteur vient de déclarer enceinte (voir Les pendants de Schalcken) ;
- le vieux lubrique, au chapeau surdimensionné, se souvient du bon vieux temps : « ce qui aide à se souvenir »
Vues de la Crimée
Affiche de Galba, URSS, 1944
Dans cette caricature, la carte de la Crimée se métamorphose en main qui fait à un Hitler terrorisé le geste de la figue.
- Pour une étude du geste dans la peinture caravagesque, voir l’analyse d’Annick Lemoine dans le catalogue de l’exposition « Les bas fonds du Baroque », p 29 et ss, Petit Palais, 2015).
- Pour une étude historique et anthropologique, voir l’article de Jean-Marie Lamblard ( http://lamblard.typepad.com/weblog/2014/09/la-main-figue-ou-mano-fica.html)
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
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