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4-2 Le donateur-souris : seul, à gauche

15 juin 2019

Voyons maintenant les deux cas où le donateurs se situe à gauche du panneau.

Donateur à gauche, enfant bénissant

Commençons par l’autre formule « naturelle » : celle de la position d’invitation, où le donateur entre par la gauche pour se présenter à main droite de l’Enfant qui le bénit.

Au tout début, la bénédiction de l’Enfant est un geste général, qui s’adresse  au spectateur. C’est progressivement que les artistes auront l’audace d’en faire un geste d’accueil destiné spécifiquement au donateur.

1175 - 1224 San Michele Arcangelo e donatori, Madonna e donatore Museo Nazionale d'Abruzzo, L'Aquila  

 

   
1175 - 1224 San Michele Arcangelo e donatori, Madonna e donatore Museo Nazionale d'Abruzzo, L'Aquila detail
Détail de l’Enfant

 

Saint Michel archange et des donateurs, Vierge à l’enfant avec une donatrice
1175 – 1224, Museo Nazionale d’Abruzzo, L’Aquila

Pour cette toute première apparition à gauche, l’Enfant Jésus fait envers la donatrice le geste byzantin de la bénédiction ( l’index tendu, le majeur légèrement courbé, le pouce croisé sur l’annulaire et le petit doigt courbé), mais sans regarder la donatrice. Le fait que la Vierge lui donne le sein suggère néanmoins une forme de solidarité féminine, tandis que les donateurs masculins sont placés aux pieds de Saint Michel, dans l’autre panneau.


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Enthroned Madonna with Christ Child, 2nd half of 13th century, MMaestro di Sivignano, vers 1250, Museo Nazionale d’Abruzzo, L’Aquila    

 

1275-85-Acre-Anonimo-veneziano-Madonna-con-Bambino-in-trono-angeli-e-donatore-The-Art-Institute-of-Chicago-ChicagoDiptyque de dévotion pour pèlerin peint à Acre
1275-85, The Art Institute of Chicago, Chicago

(Cliquer pour voir l’ensemble)

Dans ces deux exemples plus récents, l’Enfant fait maintenant le geste occidental de la bénédiction (deux doigts tendus) du côté du donateur, mais toujours sans interaction avec lui : ce dernier reste en dehors de la scène, soit posé sur le cadre soit suspendu dans le ciel.

Au bas de la Madonne du Maestro di Sivignano sont inscrits les deux hexamètres suivants, qui sont à lire plutôt comme le titre du tableau que comme les paroles du donateur :

Dans le sein de la Mere brille la Sagesse du Pere In Gremio Matris Fulget Sapientia Patris

Ces vers sont asses fréquents (avec des variantes [1] ) et font allusion une épître de Saint Paul qui nomme Jésus « la Sagesse de Dieu ».


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1275-80 Maestro della Maddalena, tra sant'Andrea, san Giacomo e donatore, Arts decoratifs, ParigiVierge à l’Enfant entre Saint André et Saint Jacques, avec un donateur
Maestro della Maddalena, 1275-80, Musée des Arts Décoratifs, Paris

Le donateur, un laïc, semble porter un bouclier (vu par l’intérieur, du côté de ses attaches). Ce détail, joint au fait que Saint André est placé en position d’honneur à droite de la Vierge, a fait supposer que le retable se trouvait dans l’église disparue Sant Andrea de Florence, dans le quartier des artisans du cuir. [2]



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1308 Master of Cesi Donatrice Donna Elena chiesa-di-santa-maria-assunta-cesi

Vierge à l’Enfant avec la Donatrice Donna Elena
Master of Cesi, 1308, Eglise de Santa Maria Assunta, Cesi [3]

Tout en conservant une symétrie systématique, l’artiste a légèrement décalé la Vierge sur la droite, pour laisser en bas du montant gauche du trône la place de la donatrice. La seconde dissymétrie est la main bénissante de l’Enfant, du côté de la donatrice. Bien que celui-ci ne la regarde pas, il y a là une discrète explication de sa position : bénéficier en premier de cette bénédiction.

La discrétion de la donatrice est confirmée par l’inscription où son prénom, ELENA, apparaît sur la droite, sans rapport avec sa position :

Au nom de Dieu, Amen. An de grâce 1308 (temps du Seigneur) Sous le pape Clément V, Indiction 6. Dame Elena a fait faire cette oeuvre. IN NOMINE DOMINI. AMEN. ANNO DOMINI MILLESIMO CCCVIII (TEMPORE DOMINI) CLEMENTIS PAPE V, INDICTIONE VI. DOMINA ELENA FECIT FIERI HOC OPUS

L’indiction est la manière liturgique de numéroter les années, à l’intérieur d’un cycle de 15 ans.


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1300-24 Orlandi Deodato Madonna con Bambino in trono Pise, Musee national d'artPise, Musée national d’art 1300-24 Orlandi Deodato Madonna con Bambino in trono e santo vescovo che presenta il donatore, loc inconnueLocalisation inconnue

Deodato Orlandi, 1300-24

Le panneau de droite est le premier où le donateur apparaît non plus seul, mais présenté par son saint patron. Le couple patron/donateur  est encore conçu comme un élément optionnel, que sa taille miniature permet de rajouter sans modifications dans une composition existante. L’absence de tout signe de reconnaissance de la part des personnages sacrés s’explique par le caractère générique de l’icône, et par les facilités de la production en série.



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1325 Lello da Orvieto with donor presbitero Rainaldo Cathedral of Anagni
Vierge à l’Enfant avec le donateur Raynaldus
Lello da Orvieto, 1325, Cathédrale d’Anagni

Ici encore le donateur se surimpose à la composition, sans interaction avec les personnages sacrés. Pour une fois nous disposons ici d’un texte détaillé :

Cette oeuvre a été commandée par Raynaldus, prêtre et clerc de cette église, en Mai de l’année du Seigneur 1325. Ici sont les reliques des Saints Thomas, Archevêque de Cantorbery, Thomas d’Aquin et Pierre, evêque d’Anagni Hoc op(us) fieri fecit do(mi)n(us) Raynald(us) pre(s)biter et cl(er)icus isti(us) eccl(es)ie sub an(n)o d(omi)ni MCCCXXV mense madii ibi sunt d(e) reliq(u)is S(an)c(t)o(rum) Thom(ae) Archiepi(scopi) Cant(uarensis), Thom(ae) d(e) AQ(ui)no et Pet(ri) Epi(scopii) Anagnini »


Une indication visuelle (SCOOP !)

Il est probable que ce panneau de grande taille surplombait l’autel contenant les dites reliques [4]. Le situation très familière du donateur, en haut des trois degrés du socle et décalant le texte, n’est donc pas dûe à un quelconque privilège ecclésiastique : c’est le moyen d’indiquer au spectateur où se trouvent précisément (« ibi sunt« ) ces reliques.


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En aparté : le type de la Hodigitria

1230 ca Berlinghiero_Berlinghieri_Hodegetria MET
Vierge Hodegetria
Berlinghiero Berlinghieri, vers 1230, MET, New York

Ce type d’icône de la Vierge à l’Enfant est un des plus répandus de l’art byzantin. Debout, vue à mi-corps et portant l’Enfant sur son bras gauche, la Vierge est, étymologiquement, celle qui « montre le chemin ». L’Enfant tient un général un livre-rouleau dans la main gauche est bénit de la main droite (ici, avec le geste occidental).


 
1320 Pietro Lorenzetti Philadelphia Museum of ArtVierge à l’Enfant avec un donateur inconnu

Pietro Lorenzetti, 1320, Philadelphia Museum of Art 
1325-30-Lippo-Memmi-Madonna-and-Child-with-Donor-NGAVierge à l’Enfant avec un donateur inconnu
Lippo Memmi , 1325-30, NGA, Washington [5]

Ces deux exemples sont les premiers où l’Enfant se montre conscient de la présence du donateur. Grâce au type Hodigitria, sa position sur le bras ou le genou gauche de Marie laisse au peintre l’espace nécessaire au déploiement naturel de son bras droit.


Bénédiction  retenue chez Lorenzetti (la main bénissante s’avance à peine) et détournée chez Lippo Memmi (la main s’arrête au voile, prémonition du linceul) : comme si l’idée d’interaction entre l’enfant divin et le donateur était encore très audacieuse.



1320 Pietro Lorenzetti Philadelphia Museum of Art detail moine
Toujours aussi minuscule, ce dernier s’est individualisé : les deux artistes réussissent, en miniature, deux véridiques portraits de moine.


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Théologie de la douleur

1380 ca Antonio_Veneziano _Museum_of_Fine_Arts,_Boston
Vierge à l’Enfant avec une nonne
Antonio Veneziano, vers 1380, Museum of Fine Arts, Boston (www.mfa.org)

Le cadrage à mi-corps rapproche mécaniquement la nonne de l’objet de son adoration, sur un fond d’or abstrait sans aucune indication spatiale. Si gracieuse que soit cette composition, elle n’est pas la représentation merveilleuse d’une rencontre, mais l’exposé d’une théologie très précise.



1380 ca Antonio_Veneziano _Museum_of_Fine_Arts,_Boston detail main
La main droite du bébé esquive (ou esquisse ?) le geste de la bénédiction : l’Enfant, en âge si tendre, est-il déjà capable de bénir ? Telle est la question que le peintre se pose (et nous pose).


Douceur et douleur (SCOOP !)

1380 ca Antonio_Veneziano _Museum_of_Fine_Arts,_Boston langue oiseau
Le geste extraordinaire de Marie n’a pas été commenté. On pourrait croire qu’elle donne son index à sucer en guise de tétine, mais ce geste serait trop trivial. La « cassure » étrange de l’auréole de l’Enfant, ainsi que ses petites dents bien visibles, nous donnent l’explication : Marie donne à mâcher le bord retourné de son manteau à l’enfant qui fait ses dents !

Mais à cet instant précis où la douceur maternelle est encore capable de soulager ses douleurs, le chardonneret lui pique le pouce en deux endroits, préfiguration extraordinaire de la Passion


1380 ca Antonio_Veneziano _Museum_of_Fine_Arts,_Boston schema
Dernière trouvaille géniale : par l’analogie des formes, l’artiste nous fait comprendre que Jésus, tout comme le chardonneret qui tente vainement de s’échapper, est déjà prisonnier de sa crucifixion. Et par l’emplacement de la nonne , il répond lui-même à la question :

oui, parce qu’il est capable de souffrir, l’Enfant sevré est dès maintenant en capacité de sauver.



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1368-polyptyque-guariento donatore Francesco il Vecchio de Carrare Gemaldegalerie BerlinVierge à l’Enfant avec le donateur Francesco il Vecchio de Carrare
Guariento, 1368, Gemäldegalerie, Berlin.
1394 ca Nicolo di Pietro Donateur Vulciano Belgarzone di Zara, Gallerie dell'Accademia, VeniceVierge à l’Enfant avec le donateur Vulciano Belgarzone de Zara
Nicolo di Pietro, vers 1394, Gallerie dell’Accademia, Venise

En avançant dans le XIVeme siècle, la bénédiction de Jésus devient plus franche, et s’accompagne du geste d’accueil de Marie, au dessus du donateur : comme si la main de la mère relayait le geste du fils, et compensait sa petitesse.



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1375 Agnolo_gaddi,_madonna_in_trono_e_santi,_,_da_s.m._novella_qa_firenze Galleria nazionale (Parma)

Vierge à l’Enfant avec des saints et une donatrice inconnue
Agnolo Gaddi, 1375, Galleria nazionale (Parma)

Destiné à une église dominicaine (Santa Maria Novella de Florence), le panneau fait figurer Saint Dominique en position d’honneur, juste derrière Saint Jean Baptiste, tandis que Saint Paul et Saint Laurent se contentent de la partie droite.

Le panneau est composé comme un triptyque [6] mais, de manière très originale, deux saints dominicains plus récents apparaissent en remplacement des colonnes : Saint Pierre Martyre et Saint Thomas d’Aquin. Autre originalité : la hiérarchie très précise dans les présentations à l’Enfant : de manière symétrique, chacun des deux saints majeurs présente un saint dominicain agenouillé.



1375 Agnolo_gaddi,_madonna_in_trono_e_santi,_,_da_s.m._novella_qa_firenze Galleria nazionale (Parma) detail
Mals la minuscule nonne rompt la symétrie : elle est présentée par Saint Pierre Martyre et, via celui-ci, par Saint Jean-Baptiste et par  la Vierge. Au plus bas de cette cascade, elle accumule trois intercessions prestigieuses qui légitiment le geste de bénédiction de Jésus.



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1380-90 Niccolo di Pietro, Madonna con Bambino con san Francesco d'Assisi e donatore coll priv
Vierge de l’Humilité avec saint François d’Assise et un donateur
Niccolò di Pietro,1380-90, collection privée

Ici encore le donateur accumule sur sa tête les présentations par son Saint Patron et par la Vierge.


1380-90 Niccolo di Pietro, Madonna con Bambino con san Francesco d'Assisi e donatore coll priv schema

L’artiste a ajouté une idée très originale : tandis que la main droite des trois personnages sacrés illustre le passage de l’intercession (cercles verts)  à la bénédiction (cercle jaune),  leur main gauche,   de la pomme d’Eve à la chair de Jésus, puis au stigmate de Saint François, trace un résumé en trois points de l’histoire de l’Incarnation (cercles rouges).

(Nous avons déjà  rencontré ce détail de la main tenant le  pied, en  anticipation de la Passion, chez Olivuccio di Ciccarello da Camerino, voir 3-3-1 : les origines).


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1380 ca Catarino Veneziano Humilite Walters Arts Gallery Baltimore

Vierge de l’Humilité avec des saints et un donateur (Polyptyque)
Catarino Veneziano, vers 1380, Walters Arts Gallery, Baltimore

Le donateur partage avec la Vierge le même paradoxe : à la fois humble (à même la terre) et somptueux (même bleu très onéreux de la robe).



1380 ca Catarino Veneziano Humilite Walters Arts Gallery Baltimore signature
Par sa position centrale, il partage également sa gloire avec l’artiste dont la signature, juste au-dessous, encadre son blason aujourd’hui effacé.


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1391-92 Enrique de Estencop donateur párroco de Longares don Francisco de Aguilon, Musee National d'Art Catalan, Barcelone
Vierge à l’Enfant avec le curé de la paroisse de Longares don Francisco de Aguilón,
Enrique de Estencop, 1391-92, Musée National d’Art Catalan, Barcelone

De la main gauche, Marie tient un lys et l’Enfant tient un oiseau ; de la main droite, Marie soutient l’Enfant qui bénit : le curé se trouve donc, très logiquement du côté du sujet, non de l’objet.


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1438-39 Blasco_de_Granen_-_Virgin_of_Mosen_Esperandeu_de_Santa_Fe_Museo Lazaro Galdiano

Vierge à l’Enfant avec le donateur Mosen Esperandeu de Santa Fe
Blasco de Granen, 1438-39, Museo Lazaro Galdiano, Madrid

Il s’agit du panneau central du retable qui décorait la chapelle funéraire de Mosen Esperandeu, dans l’église du couvent de San Francisco de Tarazona (Saragosse), dédiée à Notre Dame des Anges. Mais à la différence des exemples précédents, ni Jésus bénissant, ni Marie dont la main droite est occupée à tenir un lys, n’interagissent avec le donateur.

Nous rencontrons donc ici un contre-exemple de la tendance, dans un contexte funéraire, à placer le donateur sur la droite. L’inversion est peut-être liée à la présence de l’ange en position symétrique, qui tire le panneau vers la composition à deux donateurs (voir 4-4 …en couple) : dans le couple hybride formé par le chevalier (avec ses éperons) et l’ange qui porte son blason, ce dernier joue le rôle de l’écuyer, ce qui explique sa position subordonnée selon l’ordre héraldique.

Ainsi la présence du donateur à gauche, mais sans interaction avec les personnages sacrés, résulterait ici d’un compromis entre la formule funéraire habituelle (donateur à droite) et la composition à deux donateurs (supérieur hiérarchique à gauche).



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1400-49 Ventura di Moro attr Cristo crocifisso con santa Maria Maddalena, Madonna con Bambino e donatore Capodimonte, Napoli

Crucifixion, Vierge à l’Enfant avec un donateur
Ventura di Moro (attr), 1400-49, Musée de Capodimonte, Naples

Les deux volets de ce petit diptyque de dévotion mettent en parallèle deux réponses du divin à l’humain : le sang qui baigne Marie Madeleine en prières au pied de la Croix préfigure la bénédiction qui récompense le donateur en prières aux pieds de la Vierge.



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1440-Jacopo-Bellini-Vierge-dhumilite-adoree-par-un-prince-de-la-maison-dEste-Louvre
Vierge d’humilité adorée par un prince de la maison d’Este (Leonello, Ugo ou Melialuse) [7]
Jacopo Bellini, 1440, Louvre

Ce panneau est une exemple de « perspective signifiante », où la taille des différents éléments correspond à leur importance narrative, et non à leur éloignement. C’est ainsi que le cerf couché, en bas à droite, est de taille minuscule par rapport à la fraise des bois sous la robe de Marie. On pourrait le considérer comme un emblème, mais il forme une paire avec le second cerf qui broute à l’arrière-plan, (il ne s’agit pas d’une biche, vu ses cornes). A gauche, le donateur est immense par rapport au cerf, mais minuscule par rapport à l’Enfant :

rapports de taille qui traduisent la hiérarchie animal/humain/divin.



1440 Jacopo Bellini Vierge d'humilite adoree par un prince de la maison d'Este Louvre details
Une haie continue sépare la pelouse de la Vierge et la campagne, qui se développe derrière de manière symétrique : des cavaliers sortent des deux villes fortifiés ; un appentis adossé au rocher, à gauche, fait pendant à un édicule à côté d’une maisonnette, à droite. La scène de gauche est difficile a interpréter (des cavaliers passant devant un ermite ?), mais celle de droite montre une ruche sous abri ; une lance posée sur le puits semble désigner l’homme à l’arrière, la tête renversée vers le ciel, comme un soldat attaqué par les abeilles.


Deux mondes séparés (SCOOP !)

L’idée du panneau semble être de comparer deux espaces séparés : à l’arrière le monde humain d’après la Chute, où les hommes tout comme les abeilles, doivent se fortifier les uns contre les autres ; à l’avant, une clairière paisible, variante du Hortus conclusus marial, où les cerfs se reposent et broutent sans s’affronter.


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1465 Vivarini The Madonna of Humility (member of the Dominican Order), the Annunciation, the Nativity, and the Pieta MET

Triptyque de la Vierge de l’Humilité, avec une donatrice dominicaine
Vivarini, 1465, MET, New-York

Dans les Vierges de l’Humilité avec donateur, la proximité du couple divin est en général compensée soit par l’écartement de l’Enfant (situé à l’opposé du donateur) soit par la non-interaction. Cet exemple est le seul (sur 8 dans ma base de données) où la donatrice se trouve à la fois à proximité de l’Enfant, et bénie par lui : familiarité avec le divin qu’autorisent à la fois son statut de nonne, et le caractère privé de ce petit triptyque de dévotion [8].


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1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie Museum of Art

Saint Léonard, Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint François d’Assise et une donatrice
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, 1472 ,Carnegie Museum of Art

Dans cette oeuvre d’une grande préciosité, trois saints portent ostensiblement un livre et pointent tout aussi ostensiblement leur index, tandis que le quatrième, Saint François échappe à leur docte conversation, les mains jointes sur son livre fermé.


1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie Museum of 1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie lion

Les détails entretiennent entre eux des rapports tout aussi emphatiques, et passablement gratuits : la donatrice-souris montre son indifférence au lion blessé, que Saint Jérôme tient en respect de son index de géant.


1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie enfant 1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi Carnegie Museum detail

Car elle est sous la protection de la minuscule bénédiction de Jésus. L’artiste conclut sa démonstration d’habileté par le détail de la mouche à côté de la pomme, et passe du marbre au parchemin pour compléter sa signature.


 Donateur à gauche,

enfant non bénissant

Terminons par la formule la plus paradoxale, celle de l’intrusion, où le donateur se présente en position d’honneur sans avoir la justification d’y être invité par l’Enfant.




La formule apparaît très tôt, dans des images sans aucune interaction (l’Enfant tête ou s’intéresse à une fleur).

<1250 ca Amasbury psalter Ms. 6 All Sou
Vierge à l’enfant allaitant avec une donatrice inconnue
Psaultier Amasbury, vers 1250 Ms. 6 All Souls College, Oxford


Du côté du lion

Ici l’Enfant serre dans sa main droite la main de Marie qui presse son sein, et de sa main gauche la pomme du Péché : l’opposition lait/pomme se retrouve en bas, dans les deux animaux symboliques : le lion qui comme un chiot mordille le pied droit de Marie, et le basilic qu’elle écrase de son pied gauche. Le lion évoque le Christ (le « Lion de Juda« ) tandis que le basilic fait écho au serpent et à la pomme.

Dans cette forte polarité gauche/droite il est logique que la donatrice, une nonne, soit placée du côté positif. En outre, c’est aussi le côté privilégié pour présenter une supplique (voir 2-4 Représenter un dialogue) : or elle tient dans ses mains une banderole qu’elle tend à Marie, et qui porte le début de la salutation angélique : « Ave Maria gratia plena dominus tecum be <nedicta tua in mulieribus> »

Tandis qu’en général le suppliant présente une demande de salut pour lui-même, la nonne redit ici les paroles de l’Ange de l’Annonciation : et la fin qui manque dans la banderole : « Bénite entre toutes les femmes » se lit directement dans l’image de l‘allaitement.


Allaiter du sein gauche

Il est à noter que, bien que la droite soit fortement valorisée dans cette image, le fait que Marie donne son sein gauche n’a visiblement pas de connotation négative (sans doute parce qu’à la différence des mains, les seins sont identiques et interchangeables).


En aparté : la Vierge  Galaktotrophousa

XIIeme XIIIeme Vergine Galaktotrophusa Monastere S.Maria di Maniace SicileVierge Galaktotrophousa, XII-XIIIeme siècle, Monastère S.Mariadi Maniace, Sicile XIIIeme madonna_galaktotrophousa Eglise san_francesco aversaVierge Galaktotrophousa, XIIIème siècle, Eglise San Francesco, Aversa

L’iconographie de la Vierge au Lait s’est introduite en Italie via la Sicile à partir de l’art byzantin, avec des seins minuscules conformes au puritanisme de cet art [9]. L’allaitement par le sein gauche est une simple modification de la formule de la Vierge Hodigitria (vue à mi corps et portant l’Enfant du bras gauche), mais on rencontre dès le départ l’autre possibilité, l’allaitement par le sein droit.



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Virgin and Child with a Donor (oil on panel)1200-1300, Museo Horne, Florence 1325-30 Memmi Lippo di Filippuccio Madonna con Bambino in trono e donatore Museo d'Arte Sacra, Asciano Lippo Memmi, 1325-30,Museo d’Arte Sacra, Asciano.

Vierge à l’Enfant avec un donateur inconnu

Dans ces deux cas, le format très haut (sans doute la disproportion maximale entre la vierge et le donateur) évite l’effet d’intrusion dû à l’infraction de la règle héraldique.


1260-1264 Gradual, Sequentiary, Sacramentary Austria, perhaps Salzburg, Morgan Library MS M.855 fol. 110v

Graduel et Sacramentaire autrichien,
1260-1264, Morgan Library MS M.855 fol. 110v

Une fois cet effet éliminé (ici par la miniaturisation et la situation « hors cadre » du donateur), la formule du donateur à gauche offre tout son potentiel ascensionnel, dans le sens naturel de la lecture.


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1336 Andrea_orcagna ou Maso di Bianco _ss_Mattia,_Giorgio_e_un_donatore San Giorgio a Ruballa
Vierge à l’enfant, Saint Matthieu avec un donateur et Saint Georges
Andrea Orcagna ou Maso di Bianco, 1336, église San Giorgio a Ruballa

On ne connaît ici ni l’origine du panneau, ni l’identité du donateur, un ecclésiastique. La présence des saints complique la problématique : le donateur est probablement lié à Saint Matthieu, mais ce dernier ne fait ici aucun geste de présentation. Il est logique qu’il occupe la place d’honneur, en tant qu’Evangéliste, et que Georges se poste à la gauche de Marie pour monter la garde (c’est l’emplacement privilégié pour les saints militaires).

Dès lors, en admettant que la position du donateur soit liée à celle de l’Evangéliste, ce peut être soit parce que son prénom est Matthieu, soit parce que Mathieu est le saint patron de son église (peut être san Matteo di Gavignano). Il y a ici trop d’incertitudes pour pouvoir trancher.


Le bord ambigu

1336 Andrea_orcagna ou Maso di Bianco _ss_Mattia,_Giorgio_e_un_donatore San Giorgio a Ruballa detail
Le coin inférieur droit révèle une intéressante expérimentation graphique sur la notion de bord : tandis que la laisse entre Saint Georges et le dragon nous conduit en hors-champ, sa lance nous mène en avant-plan, laissant entendre d’une part que le donateur se trouve placé sur une étroite corniche devant le panneau, d’autre part que la lance sort de ce « tableau dans le tableau ». Il ne faut sans doute pas voir une grande profondeur théologique dans ce détail, mais plutôt un effet purement graphique, un « truc » de virtuosité qui anticipe les nombreux objets que les artistes de la Renaissance peindront en trompe-l’oeil, , mi-dedans mi dehors, au bas de leurs retables (pour un exemple d’objet-limite chez Crivellli, voir ).


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Bénédiction déguisée et donateur-oiseau (SCOOP !)

1356-72 Lorenzo Veneziano, Madonna con Bambino in trono e donatore The Fine Arts Museums of San Francisco

Vierge à l’enfant avec un donateur
Lorenzo Veneziano, 1356-72, The Fine Arts Museums of San Francisco

Vu de loin, l’Enfant semble esquisser une bénédiction, mais en fait il touche de la main droite l’encolure de sa mère. De l’autre main, il tient une grappe qu’un perroquet vient picorer, tandis que le donateur vient derrière. Ces idées de « bénédiction déguisée » et  de « donateur-oiseau »  attiré par l’Enfant pourraient être pure coïncidence, si elles n’étaient corroborée par d’autres exemples du même type

1390 Vanni Andrea, Madonna con Bambino in trono e donatore Chiesa di S. Spirito, SienaVierge à l’enfant avec un donateur
Andrea Vanni, 1390 , Museo diocesano, Siena (anciennement à l’église di S. Spirito)
 

 

 

   

 1440-60 Francesco d'Antonio da Viterbo, Madonna del cardellino Museo Civico, Viterbo église Santa Maria in GradiVierge au chardonneret (Madonna del cardellino)
Francesco d’Antonio da Viterbo, 1440-60 , Museo Civico, Viterbo (autrefois au dessus de la porte de la sacristie de l’église Santa Maria in Gradi)

 Ici, à la place du raisin pour attirer l’oiseau vers la droite, l’enfant utilise cette fois un fil pour le retenir tandis qu’il s’envole vers la gauche. Du coup la situation du donateur du côté du jouet prend une valeur moins précise que dans la métaphore du donateur-oiseau : la bénédiction déguisée vaut seulement comme un signe d’humilité, comme s’il n’était pas digne d’interrompre le jeu de l’enfant.



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1425-74 Cristoforo di Giovanni da Sanseverino, Andrea, Michele , GianBattista, Saba, Museo Piersanti, Matelica cardinale Brancaccio

Vierge à l’enfant avec le cardinal Rinaldo Brancaccio, et les Saints André, Michel, Jean Baptiste, et Saba
Cristoforo di Giovanni da Sanseverino, vers 1427 , Museo Piersanti, Matelica

Ce panneau a été probablement commandé par le cardinal Brancaccio (dont les armes apparaissent en bas) pour l’église romaine de Sant Andrea e Saba (d’où les deux saints) [10]. C’est à ma connaissance le premier exemple d’un polyptyque où un donateur à gauche quitte le compartiment latéral, et donc  la protection de son Saint patron (voir 1-4-1 Tryptiques italiens). Cette familiarité a sans doute à voir avec le haut rang du commanditaire.



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1440 Meister der Darmstadter PassionVierge_à_l'Enfant Berlin Gemaldegalerie 1440 Meister der Darmstadter Passion Trinite Berlin Gemaldegalerie

Retable de Bad Orb (revers des volets)
Meister der Darmstadter Passion, 1440, Gemäldegalerie, Berlin

Ce retable décorait le maître-autel de l’église Saint Martin de Bad Orb. Il comportait au centre une Crucifixion (détruite en 1983 dans l’incendie de l’église) encadrée par l’ Adoration des Mages et l’Exaltation de la Sainte Croix [11].

Les volets latéraux, détachés à l’époque baroque, ont été conservés à Berlin. Au revers, ils montrent, en miroir le début et la fin de l’histoire : la mère avec Jésus enfant, le Père Eternel avec le Christ mort. Un parallèle ingénieux associe le lys blanc, que la mère donne à l’Enfant, et la colombe blanche qui complète la Trinité : ainsi le Saint Esprit est présent dans les deux panneaux, en tant que troisième terme.


Une question d’éclairage (SCOOP !)

L’artiste a tenu compte du positionnement du retable pour faire coïncider son éclairage avec celui de l’édifice : la lumière vient de droite, donc du Sud, comme le montre le fort contraste entre les rideaux latéraux : bleu clair pour la face éclairée, bleu sombre pour la face à l’ombre.

Cette question d’éclairage est probablement la raison principale du positionnement du donateur (un chanoine inconnu), afin qu’il fasse face à la lumière, tout comme l’Enfant Jésus et le Christ. De plus, cette position à gauche est tout indiquée pour un revers de retable : placé en avant des deux trônes, le donateur embrasse du regard l’ensemble de l’oeuvre qu’il a offerte, tout en indiquant au spectateur le point de départ de sa contemplation.



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Dans les Vierges de l’Humilité, moins formelles et moins sensible théologiquement que les Vierges en majesté, les artistes sont plus libres dans leurs choix de composition : ainsi, dans les deux exemples qui suivent, l’Enfant est tantôt au dessus du donateur, et tantôt à l’opposé. Et  dans les deux cas,  cette formule favorise une forme de fraternité entre l’Enfant et le donateur.

Le donateur : un petit frère (SCOOP !)

1400-50 Zanino_Di_Pietro_-_Madonna_of_Humility_with_a_Donor_and_Angels_-coll priv

Vierge de l’Humilite avec des anges et un donateur
Zanino di Pietro, 1400-50 , collection privée

En plaçant son donateur en contrebas de l’Enfant, yeux et mains levées dans une posture similaire et portant le même tissu rose, Zanino di Pietro a soigné un effet de parallélisme visuel entre les deux silhouettes, comme si le donateur était une sorte de projection minuscule du divin Enfant : son petit frère sur la Terre .

Le donateur : un second fils  (SCOOP !)

1445 ca Giovanni di Paolo Vierge de l'Humilite avec deux anges et un donateur inconnu METVierge de l’Humilité avec deux anges et un donateur inconnu
Giovanni di Paolo, vers 1445, MET, New-York

Ici, le donateur, en « touchant » visuellement le manteau, fait écho à l’ange de gauche, qui le touche quant à lui physiquement. L’intéressant est que l’autre ange, en embouchant et tenant à deux mains sa trompette, mime quant à lui ce que fait Jésus avec le sein de Marie.

C’est donc ici un parallélisme logique entre les deux « fils » et les deux anges du tableau qui a dicté la position du donateur.



Madone de l'abbe Wolfhard Strauss 1440-1450-Church-of St Emmeran,RegensburgMadone de l’abbe Wolfhard Strauss, 1440-1450, Eglise de Saint Emmeran,Regensburg Van-Eyck 1435 The Lucca Madonna Staedel Museum FrancfortMadone de Lucques, Van Eyck, 1435 Staedel Museum, Francfort

En contraste, cette Madone allemande exactement contemporaine reste fidèle à l‘ancienne iconographie de la Vierge allaitante, assiste en Majesté sur son trône : le donateur en prières et les deux anges qui la couronnent restent à distance respectueuse. La madone de Regensburg est inpirée de la Madone de Lucques, de Van Eyck.


1435 Eyck_madonna_rolinLa Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris

On ne peut que constater l’abîme conceptuel entre le minuscule abbé de Regesnburg et le richissime chancelier Rolin qui, à la même époque, prie de plain-pied et à taille égale avec la Vierge (voir 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)).



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Crivelli

A une période où le donateur-enfant devenait courant, Crivelli n’a utilisé que la formule archaïsante du donateur-souris, dont la taille est souvent minorée par un objet-repoussoir.

1470 ca Crivelli_Madonna_and_Child_Enthroned_with_a_DonorNGA
Polyptique de Porto San Giorgio, Panneau central (Madonna Cook), 
Carlo Crivelli, vers 1470, NGA, Washington

 (Cliquer pour la reconstitution de l’ensemble) [12]



1470 ca Crivelli Polittico_di_Porto_San_Giorgio donateur
Ici l’écclésiastique albanais Prenta di Giorgio se trouve pris en sandwich entre la pomme d’Eve et la couronne de Marie, ce qui est en somme le sort de tout humain.


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1482 Crivelli,_Madonna_col_Bambino_e_piccolo_frate_francescano_orante Pinacoteca Vaticano
Vierge à l’Enfant avec un donateur franciscain
Crivelli, 1482 , Pinacoteca Vaticano, Rome

Ce panneau est la partie centrale d’un triptyque aujourd’hui perdu, réalisé pour le couvent de San Francesco in Force, et le frère franciscain n’a pas été identifié avec certitude.



1482 Crivelli,_Madonna_col_Bambino_e_piccolo_frate_francescano_orante Pinacoteca Vaticano detail perles
Suspendus à un collier de perles, le rubis proprement céleste de la Reine des Cieux fait écho à la branche de corail, accessoire protecteur d’un bébé bien terrestre.



1482 Crivelli,_Madonna_col_Bambino_e_piccolo_frate_francescano_orante Pinacoteca Vaticano detail franciscain
La position du franciscain attire l’oeil sur la fracture dans le marbre, matérialisation de la présence du Mal et de l’Imperfection sur cette Terre (Crivelli est bien connu pour ses mouches, qui remplissent le même rôle). La fracture, colmatée par le pied droit de la Vierge, rappelle de manière subtile que la pureté de Marie contrecarre la pomme d’Eve, tenue à distance par la main gauche de l’Enfant.


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1490 ca Crivelli,Virgin and Child with Saints and Donor, Walters Art Museum, Baltimore

Vierge à l’Enfant avec des saints et le donateur Fra Bernardino Ferretti
Carlo Crivelli, vers 1490, Walters Art Museum, Baltimore.

Dans cette compositions moins solennelle, sans trône et à mi-corps, une copie très proche de notre frère franciscain se trouve sur la même margelle que l’Enfant, tel un jouet sur une étagère : cette position à la fois extérieure et inférieure minore l’infraction à l’ordre héraldique.


Une Madonne franciscaine

Le panneau de Crivelli a été réalisé pour Fra Bernardino Ferretti (Fra Bernardino da Ancona, d’où les initiales F.B.D.A), probablement pour sa chapelle privée dans l’église de San Francesco ad Alto à Ancône. De part et d’autre de la Madonne couronnée, deux Frères éminents relaient auprès de la madonne la prière du minuscule franciscain :

  • en position d’honneur le fondateur de l’ordre, Saint François en adoration, les mains croisées sur sa poitrine (mais sans stigmates) ;
  • en pendant un autre franciscain célèbre, saint Bernardin de Sienne, tenant devant sa poitrine son signe distinctif (une plaque avec le monogramme du Christ entouré de flammes).

Le donateur a choisi un placement hiérarchique, sous le fondateur de son ordre plutôt que sous son saint homonyme. Position qui lui permet de se placer, à la limite du tapis, sous la protection du manteau de Marie.


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1491 Crivelli Saints Francis and Sebastian avec donatrice Oradea Becchetti, National Gallery

Vierge à l’Enfant avec Saint François, saint Sébastian et la donatrice Oradea Becchetti
Carlo Crivellli, 1491, National Gallery, Londres

Ce panneau a été commandé par Oradea Becchetti, veuve du marchand Giovanni Becchetti, afin de respecter le dernier voeu de son mari : fonder une chapelle dédiée à Sainte Marie de la Consolation dans l’église San Francesco de Fabriano. D’où la présence de Saint François en position d’honneur, présentant  la veuve en prières.


Une oeuvre d’utilité publique

Dans l’inscription gravée en bas du panneau dans le rebord de marbre, Oradea se révèle très fière de sa générosité envers les siens, aussi bien morts que vivants :

« A Marie pleine de bonté, mère des consolations, en compassion pour ses ascendants et ses descendants , avec une somme non modique de son propre argent, Oradea di Giovanni a dédié ceci. »

Il faut dire que Crivelli était alors un peintre célèbre et qui avait été fait chevalier, comme l’indique fièrement le mot MILES dans sa signature.

Mais au delà de la famille, le retable bénéficiait aussi aux visiteurs. Un panonceau autrefois posé devant le retable, mentionnant « l’Honorable Oradea di Giovanni Becchetti », promettait 140 jours d’indulgence à ceux qui prieraient certains jours, notamment pour la Saint Jean-Baptiste (le patron de son mari), la Saint François et la Saint Sébastien ([13], p 148).


1491 Crivelli Saints Francis and Sebastian avec donatrice Oradea Becchetti, National Gallery donatricel

Oradea, dont le prénom signifie littéralement « Je prie Dieu » servait donc d’exemple avec son chapelet, de complément visuel au panonceau.

Ces jours là, la veuve relayait à l’intérieur du tableau la prière du visiteur, qui se multipliait avec celle des Saints, dans une sorte d’amplificateur de piété.

Ainsi la position de la donatrice, certes humble (par sa taille) mais très honorable (entre la Vierge, dont elle frôle le manteau, et Saint François, dont elle frôle la bure) traduit la reconnaissance de sa situation sociale, bienfaitrice de sa famille et de sa ville.


Soigner les plaies (SCOOP !)

1491 Crivelli Saints Francis and Sebasti
L’escargot du premier plan a, comme souvent été interprété comme une métaphore de la Virginité de Marie. Mais dans le contexte particulier de ce tableau, entre les stigmates clairement cicatrisés de Saint François, et les plaies peu saignantes de Saint Sébastien, il semble plutôt posséder une valeur prophylactique. En pendant à la flèche brisée tombée sur le sol (qui complète celle qui traverse le genou gauche du martyr), sa coquille donne l’image d’une cuirasse, d’une protection moins fragile qu’il n’y paraît : on sait qu’un escargot peut reconstituer sa coquille brisée si on le nourrit avec des fragments de coquille. D’où la croyance antique de son efficacité, justement dans le traitement des blessures :

« Les flèches, les traits qu’il s’agit d’extraire du corps, sont attirés extérieurement par l’application d’un rat, d’un lézard coupés en deux. Les limaçons qui s’attachent par groupe aux feuilles des arbres sont pilés, chair et coquille, et appliqués sur la peau dans le même but. L’escargot qui paraît sur nos tables est bon aussi mais il faut mettre la coquille de côté. » Pline, Histoine Naturelle, XXX, XLII



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1522 Sabatini Andrea, Madonna con Bambino in trono tra santi e donatore coll priv
Vierge à l’enfant avec des saints et un donateur
Andrea Sabatini , 1522, collection privée.

Ce panneau retardataire n’a d’autre intérêt que d’être le tout dernier exemple d’un donateur-souris en Italie : il s’agit de Blaise Melanese, général de l’ordre bénédictin de Vallombreuse.


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1515 Simon Gotz, abbot of the monastery at Obermarchtal santa-ana-virgen-nino-donanteThyssen Exterior left wing
Triple Saint Anne avec le donateur Simon Götz, abbé du monastère de Obermarchtal
1515, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid
Cliquer pour voir l’ensemble

La formule du donateur-souris disparaît à la même époque dans les pays germaniques : celui-ci de trouve au revers d’un triptyque dont le panneau central a disparu [14]. A noter que la problématique de l’ordre héraldique n’a guère de sens ici, puisque la figure d’autorité est Sainte Anne debout, flanquée de Jésus bébé et de Marie enfant (iconographie de la Triple Sainte Anne).

Références :
[1] Etudes d’epigraphie medievale, Volume 1, Robert Favreau, p 89 https://books.google.fr/books?id=HxZr7pcpURQC&pg=PA89&lpg=PA89
[2] L’arte a Firenze nell’età di Dante (1250-1300), Angelo Tartuferi, Mario Scalini, 2004, p 98
https://books.google.fr/books?id=ucXz26HOwPgC&pg=PA98
[3] http://www.iluoghidelsilenzio.it/chiesa-di-santa-maria-assunta-cesi-tr/
aa voir INHA https://books.google.fr/books?id=I8AFWHCEMU0C&pg=PA141&dq=MUCCIA+CIANTARI&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiX-Mrcv9nfAhUxyIUKHdPFBQoQ6AEIKTAA#v=onepage&q=MUCCIA%20CIANTARI&f=false7
[4] « Thomas Aquinas’s relics as focus for conflict and cult in the Late Middle Ages: the Restless Corpse » Marika Räsänen, 2007, p 177
[9] Studies in the Iconography of the Virgin, Victor Lasareff, The Art Bulletin Vol. 20, No. 1 (Mar., 1938), p 35 https://www.jstor.org/stable/3046561
[10] Matelica Segni Di Vita E Di Luce, A. Trecciola, 2005, p 89 https://books.google.fr/books?id=et4NDhAOs7MC&pg=PA89
[12] Sur l’histoire du polyptique et de ses vissicitudes : https://it.wikipedia.org/wiki/Polittico_di_Porto_San_Giorgio
Sur la Madonne Cook : https://www.nga.gov/collection/art-object-page.41616.html
[13] Renaissance women patrons : wives and widows in Italy c. 1300-c. 1550 Catherine E.King, 1998

4-1 Le donateur-souris : seul, à droite

15 juin 2019

Lorsque le donateur se trouve seul en présence de la Madonne, les positions théoriquement privilégiées devraient être :

  • lorsque l’enfant ne bénit pas, à droite du panneau (position d’humilité) ;
  • lorsque l’enfant bénit, à gauche du panneau (position d’invitation).

Mais la convention du donateur-souris autorise une sorte d’exterritorialité : par son insignifiance, la silhouette minuscule échappe en partie à l’ordre héraldique, ce qui donne aux artistes une certaine liberté dans les variations. C’est ainsi qu’on trouvera, très tôt, les formules inverses : des donateurs à droite qui se font bénir , ou des donateurs arrivant par la gauche et non bénis.

En parcourant différents exemples de ces quatre formules, nous verrons que, malgré tout, quelques tendances se dégagent en fonction des époques et des lieux.

Commençons par les deux cas (non bénissant et bénissant) où le donateur se trouve à droite du panneau.



Le Donateur à droite, non béni

(position d’humilité)

1280 ca Ugolino di Nerio The-Madonna-and-Child-with-a-Donor-Chiesa della Misericordia - San Casciano in Val di PesaVierge à l’Enfant avec un donateur inconnu
Ugolino di Nerio, vers 1280, Chiesa della Misericordia, San Casciano in Val di Pesa
1310-30 Segna di Bonaventura, Madonna con Bambino in trono con san Bartolomeo, sant'Ansano e donatrice coll privVierge à l’Enfant , entre Saint Bartholomé et Saint Ansanus, avec une donatrice inconnue
Segna di Bonaventura, 1310-30, collection privée

Le panneau d’Ugolino di Nerio, le plus ancien que j’ai trouvé, est un représentant du type majoritaire : le donateur est dans la position la plus humble, à la fois à droite en au bas d’un trône démesuré, et l’Enfant est inconscient de sa présence (ici il lui tourne le dos et joue avec le voile de sa Mère).

Dans le panneau très similaire de Segna di Bonaventura, l’Enfant, qui joue avec le voile et un oiseau, amorce un mouvement vers le donateur, mais toujours sans le regarder ni lui donner de signe de reconnaissance.

Dans cette absence d’interaction, la situation de l’enfant, du même côté que le donateur, pourrait sembler une sorte de compensation, de « bénédiction » implicite par le corps plutôt que par la main. Nous verrons à la fin de ce chapitre, par l’approche quantitative, que cette situation n’a rien à voir avec une idée de compensation.



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1325-Martini-Simone-The-Madonna-and-Child-with-Saints-and-a-Donor-Isabella-Stewart-Gardner-Museum-BostonVierge à l’Enfant avec des saints et une donatrice dominicaine inconnue
Simone Martini, 1325, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston [1]
1330-70 Paolo Veneziano, Madonna con Bambino e donatore Museo Diocesano, ImolaVierge à l’Enfant avec le donateur Pietro Zizi (« D(OMI)N(U)S PETRUS D(E) CICIS »)
Cercle de Paolo Veneziano, 1330-70, Museo Diocesano, Imola

La composition a mi-corps, sans trône, comporte très rarement un donateur : sans doute à cause du caractère ostentatoire de ce type de figuration, qui cadre mal avec un objectif de dévotion privée.

Chez Simone Martini, la moniale qui a commandé ce petit panneau (28 X 20 cm) apparaît marginalement, dans une sorte de « prédelle » souterraine où elle se retrouve encore diminuée en taille<>

par la présence des saints à mi-corps.

Pour comparaison, la Madonne d’Imola, de format plus imposant (75 x 60 cm), montre un donateur en riches vêtements fourrés, qui ne cherche pas l’incognito : monté sur le « parapet » que constitue le bord du cadre, il se fait bénir les yeux dans les yeux avec l’Enfant.


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1300-5~1

Vierge à l’Enfant avec un dominicain, Saint Jacques, Saint Thomas d’Aquin, saint Léonard, et un donateur
Maestro dell’Incoronazione di Urbino, 1300-50, église San Domenico, Fano

Cette lunette peinte orne une niche funéraire, au dessus du sarcophage du Podeste de Rimini Ugolino de’ Pili, mais ne lui est pas contemporaine : le minuscule donateur en robe rouge, agenouillé à droite en avant du cadre cosmatesque, n’est donc pas identifié.

Il ne faut pas nécessairement chercher une différence « théologique » dans les deux personnages latéraux sur fond noir (les trois autres sont devant un drap d’honneur) et dont les auréoles sortent devant le cadre : c’est le format en lunette qui a obligé l’artiste à ce débordement (l’auréole de Saint Thomas d’Aquin sort aussi).


Un objet de transition

Les fers de Saint Léonard, constituent une « transgression visuelle » plus significative : on rencontre quelquefois de tels objets dans les compositions « en parapet », où le donateur se place sur un promenoir en avant de la scène sacrée (voir l’exemple de la lance de Saint Georges chez Orcagna en 1336, ci après). Remarquons qu’ici l’artiste s’est abstenu de faire « sortir » de la même manière le bâton de Saint Jacques, comme si cette structure en relief était destinée au donateur, sorte d’échelle, ou mieux, de « perchoir ». Dans une fresque funéraire, il n’est pas exclu que ces « fers », symboles de la libération des corps, aient ici une valeur symbolique particulière : celle d’amener à l’intérieur de la scène sacrée la petite âme du donateur, à l’image du chardonneret entre les mains de l’Enfant.


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1325-35 Ugolino di Nerio with Saints Peter, Paul, John the Baptist, Dominic and a donor, The Art Institute of ChicagoVierge à l’Enfant avec les Saints Pierre, Paul, Jean Baptiste, Dominique et un moine dominicain inconnu
Ugolino di Nerio, 1325-35, Art Institute of Chicago
   1333 Meo da Siena Madonna con Bambino in trono tra angeli e un donatore Stadel Francfort detail Vierge à l’enfant avec l’abbé bénédiction Ugolino
Meo da Siena, 1333, Städel Museum, Francfort
Cliquerpour voir l’ensemble

Dans le premier panneau, quatre saints viennent encadrer le trône : les deux fondateurs de l’Eglise, Saint Pierre et Saint Paul, au niveau de l’Enfant ; le plus ancien et le plus récent de ses serviteurs, Saint Jean Baptiste et Saint Dominique, debout sur l’estrade. La présence de ce dernier crée une continuité avec le moine donateur, que bénit son supérieur immédiat, par délégation de l’autorité supérieure.

Dans le retable de Meo da Siena, l’abbé s’introduit au centre du polyptyque, dans une familiarité avec la Vierge que rend plus évidente l’ange qui caresse sa tonsure, et la galerie de six saints derrière lui. Le polyptyque comporte sur l’autre face le Christ entouré des douze apôtres : il est logique que le donateur se soit fait représenter du côté le la Vierge et des Saints, intercesseurs par rapport à l’Autorité suprême.


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Museo Thyssen- Bornemisza

Vierge à l’Enfant avec un donateur inconnu
Master of the Memento Mori, vers 1360, Copyright Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid [2]

Voici un des tous premier exemples d’une iconographie très différente : non plus une Vierge en majesté – assise sur son trône, mais une Vierge dite de l’Humilité – assise sur le sol et allaitant. La taille microscopique du sein et le terme « Sancta Maria Humilitate«  inscrit sur le fond d’or montrent que cette représentation n’allait pas encore de soi. Cette innovation, qui accentue l’humanité de Marie, apparaît vers 1320 à Avignon (voir 3-3-1 : les origines) et se développe après la peste noire de 1348 : elle s’accompagne très souvent d’une inversion de la position de l’Enfant, porté désormais à gauche.

D’où ici un double effet d’humilité de la part du donateur : non seulement l’Enfant tête sans s’occuper de lui, mais de plus il se trouve à l’opposé.


Un Memento Mori (SCOOP !)

Mais le caractère unique de cette oeuvre tient à la présence du squelette derrière le donateur, et à la banderole tenue par l’Ange :

Tu es pris, tu ne peux t’échapper ; sois toujours prêt à devoir mourir I’ ti so’ p(re)so, no(n) potrai fucire  sta sempre presto p(er) dov(er) morire

La Mort qui pousse le donateur dans le dos illustre le premier vers ; le geste de l’Ange désignant l’Enfant illustre le second.


1398 Nicolo di Pietro Pushkin museum
Vierge à l’Enfant avec un donateur inconnu
Nicolo di Pietro, 1398, Pushkin museum

Pour comparaison, dans ce panneau très similaire, où des anges volettent de la même manière autour d’une Vierge d’Humilité – l’inversion de la position du donateur traduit une inversion du message, d’une vision tragique à une vision positive : plutôt que d’être amené à rebours, tiré par un Ange et poussé aux fesses par la Mort, le donateur se présente non plus dans la peur de la mort, mais dans l’Espérance de la Résurrection (illustrée au fronton par le Christ entre la Vierge et Saint Jean) ; et tout en continuant de téter, l’Enfant le récompense en le désignant à sa mère.



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1380-90 Andrea di Bartolo - Madonna dell'Umilta (davanti) National Gallery of Art, Washington revers crucifixon don inconnu
Vierge de l’Humilité avec une donatrice inconnue
Andrea di Bartolo, 1380-90, National Gallery of Art, Washington

Il serait hardi de déduire de ce seul exemple que la position du donateur sur la droite traduirait un « memento mori » implicite. Ce panneau biface porte sur une face la scène la plus négative, la Crucifixion ; et sur l’autre la scène positive de la Vierge de l’Humilité . Cependant au sein de cette scène positive, la robe blanche de la donatrice, faisant écho au linge qui protège Jésus, constitue tout comme ce linge une image ambivalente : à la fois symbole de pureté et prémonition du suaire.


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1473-Giovanni-Antonio-da-Pesaro-coll-privee

Vierge à l’Enfant avec Saint Onuphre, Saint Jean Baptiste, Saint Jérôme, un Saint Evêque, Saint Aiuto et un donateur agenouillés (retable de San’t Aiuto )
Giovanni Antonio da Pesaro, 1473, collection privée

Ce panneau pose deux énigmes iconographiques :

  • le rare Saint Onufre, à gauche (avec les deux lions qui selon la légende creusèrent sa sépulture dans le désert), est mis en balance avec un saint évêque portant un livre, sans autre attribut permettant de l’identifier ;
  • le rarissime saint franciscain Aiuto (il n’est connu que par son nom inscrit juste en dessous) est agenouillé en taille souris face au donateur, lui-même en taille super-souris !

Construit symétriquement, le panneau possède des éléments en pendant :

  • la croix de Saint Onuphre et la crosse de l’évêque ;
  • les deux lions de Saint Onuphre  derrière Saint Aiuto et le lion de St Jérôme derrière le donateur (qui semblent eux aussi prier à leur manière) ;
  • la banderole de Saint Jean Baptiste et le livre de St Jérôme ;
  • deux moines à gauche, deux docteurs de l’Eglise à droite.

Le saint évêque de droite est très probablement Saint Flaviano di Ricina, un Saint très populaire dans les Marches,


En aparté : Saint Onuphre et Saint Flaviano

1506-1508 Lorenzo_Lotto_Saint Thomas d'Aquin et Saint Fabiano Detail du polyptique de Recanati, Museo civico, RecanatiSaint Thomas d’Aquin et Saint Fabiano (Détail du polyptique de Recanati),
Lorenzo Lotto, 1506-1508, Museo civico, Recanati
    

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  


1508 Lorenzo_Lotto_Saint Fabiano et Saint Onuphre Gallerie Borghese RomeSaint Fabiano et Saint Onuphre

Lorenzo Lotto, 1508, Gallerie Borghese, Rome

Lotto l’a représenté avec la même absence d’attributs pour l’église de Recanati (sans palme), et en pendant avec Saint Onuphre dans sa très célèbre Madonne Borghèse. Saint Fabiano était connu pour s’être retiré dans une grotte, à côté de son tombeau.

Outre les lions qui lient directement Saint Onuphre et Saint Jérôme, le point commun sous-jacent entre les quatre grands saints du retable de San’t Aiuto est très certainement le passage au désert.



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1490–1520 Ecole danubienne l. Maria mit Kind; Hl. Barbara; Hl. Antonius; unkown donor Galerie nationale slovaque

Vierge à l’Enfant avec Sainte Barbe, Saint Antoine et un donateur inconnu
Ecole danubienne, 1490–1520, Galerie nationale slovaque, Bratislava

Voici l’exemple le plus tardif de la position d’humilité, dans ce qui est sans doute une autre épitaphe pour un ecclésiastique. A noter le collier de corail de l’enfant, protection courante pour les bébés de l’époque.


Une composition surprenante

On a reconnu avec raison la Sainte comme étant Sainte Barbe : elle porte ici non pas sa tour, mais son second attribut, un calice. C’est sa position à gauche qui est doublement étrange :

  • d’une part elle occupe la place d’honneur par rapport au Saint masculin ;
  • d’autre part sa place traditionnelle, lorsqu’elle forme un couple avec une autre sainte, est toujours la plus modeste, à droite.

En aparté : la position standard de Sainte Barbe

1465-1470 master-of-the-pottendorf-votive-panel-the-virgin-and-child-enthroned-with-angels,-with-saints-dorothea-and-barbaraLa Vierge à l’Enfant avec Sainte Dorothée et Sainte Barbe
Master of the Pottendorf votive panel, Autriche, 1465-70, collection privée
  Master of Hoogstraten 1520-30 The Virgin and Child with Saints Catherine and Barbara Royal Collection TrustLa Vierge à l’Enfant avec Sainte Catherine et Sainte Barbe
Master of Hoogstraten, 1520-30, Royal Collection Trust

Dans l’exemple de gauche, c’est Sainte Catherine qui offre un fruit à l’Enfant (une poire en l’occurrence). Dans l’exemple de droite, Sainte Dorothée offre une rose à l’enfant, dont le rouge est assorti avec son collier de corail.


Offrir une grenade (SCOOP !)

Si notre artiste danubien a fait prendre cette place inhabituelle à Sainte Barbe, c’est clairement pour la mettre en position de donation. Et ce qui est très original, c’est la nature du fruit qu’elle offre : ni pomme ni poire, mais une grenade.

A cause des nombreux grains qu’elle contient, la grenade est le symbole de l’Eglise en tant que communauté de croyants. Mais elle est aussi « le symbole de la prêtrise parce qu’elle porte des fruits riches dans sa peau dure (métaphore de l’élévation spirituelle dans l’ascèse) » [3]. Associée au calice, c’est sans doute ici la valeur particulière qu’elle prend : représenter une seconde fois le donateur, mais de manière symbolique : en tant que prêtre s’offrant à Jésus.

Il ressort de ces quelques exemples que le donateur-souris, en position d’humilité , lorsque l’Enfant ne le bénit pas , représente très souvent un défunt .

Voyons maintenant si l’on trouve les mêmes connotations funéraires dans le cas de l’Enfant bénissant.



La rétro-invitation : l’enfant accueille

ou bénit sur la droite


1311-1313 Ecole de Duccio Tabernacle35 Pinacoteca Siena
Tabernacle 35
Ecole de Duccio, 1311-1313, Pinacoteca, Siena

Les spécialistes ont remarqué depuis longtemps le caractère exceptionnel de cette composition, et ont surtout discuté de l’identification du roi (voir [4], p 242 et ss). Mais non moins importante est la raison de cette toute première bénédiction par la droite, clairement intentionnelle, puisque Marie double le geste de l’Enfant en tendant de la main droite une fleur blanche vers le roi.


Un « couronnement » terrestre (SCOOP !)

Notons que la position de l’Enfant Jésus, à droite pour nous par rapport à Marie, est cohérente dans toutes les scènes du triptyque : comme si l’artiste avait voulu propager dans l’ensemble de la composition l’idée explicité dans la scène-clé du Couronnement, où Marie siège en position d’honneur à la droite de son Fils.


1311-1313 Ecole de Duccio Tabernacle35 Pinacoteca Siena schema
Il est clair que l’artiste a voulu opposer cette scène du Couronnement céleste, qui se déroule de droite à gauche, avec la scène terrestre de la « bénédiction de la couronne », qui se lit dans l’autre sens. D’ailleurs, en plaçant de manière inhabituelle Saint Paul sur la gauche, et en le croisant avec Saint Jean l’Evangéliste, l’autre saint porteur de livre (cercles blancs), l’artiste nous indique, dans chaque registre, où doit commencer la lecture.

Ainsi la position d’humilité du roi se trouve mise en parallèle, non pas avec la scène où Marie est la Reine des Cieux, mais avec celle de l’Annonciation, encore plus haut, où elle est la Servante du Seigneur.


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1320 Niccolo e Francesco di Segna, Madonna à trono con bambino e donatrice MUCCIA Ciantari wife of Guerino Ciantari , Lucignano, Museo
Vierge à l’Enfant avec la donatrice Muccia Ciantari
Niccolo e Francesco di Segna, 1320, Lucignano, Museo

Peu de temps après apparaît cette donatrice, identifiée par l’inscription :

Dame Muccia, qui fut la femme de Guerino Ciantari. «MONA MUCCIA MOGLIE CHE FU DI. GUERINO CIANTARI ».

Le passé simple, tout autant que l’habit de deuil, suggèrent qu’il s’agit d’une épitaphe. Le fait que la silhouette se superpose, dans l’inscription, non pas à son propre prénom, mais au nom de son mari, suggère que Dame Muccia est vivante, et que l’épitaphe est destinée à commémorer son époux.



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1377 Spinello Aretino - Madonna con Bambino in trono, Santi e donatore - - affresco staccato - Museo Diocesano, Arezzo
Vierge à l’Enfant avec Saint Jacques et Saint Antoine Abbé avec Clemente Pucci di Montecatino
Spinello Aretino, 1377, Museo Diocesano, Arezzo (provient du cloître de l’église Saint Augustin)

L’inscription du bas indique que Clemens Pucci de Monte Catino a fait faire cette oeuvre et a été enterré à cet endroit du cloître en 1377 [5]. La présence de saints complique la logique du positionnement, qui n’est plus régie uniquement par l’interaction entre l’Enfant et le donateur. La position d’honneur de Saint Jacques s’impose par son ancienneté et son prestige d’apôtre, souligné par le livre. Le choix de Saint Antoine comme présentateur est énigmatique, puisqu’il ne correspond ni au prénom du donateur, ni à sa qualité de militaire ni au patron de l’église.

La composition se rattache aux épitaphes de chevaliers, présentés par Saint Georges ou Sainte Catherine, dont il existe à la même époque de nombreux exemples à Vérone ou à Milan, mais toujours à taille humaine (voir Vierge à l’Enfant ). Les particularités sont ici le choix de saints moins héroïques, et la taille-souris.


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1378 Simone di Filippo Madonna col Bambino, angeli e il donatore Giovanni da Piacenza Pinacoteca Bologna
Vierge à l’enfant avec le donateur Giovanni da Piacenza
Simone di Filippo , vers 1378, Pinacoteca Nazionale, Bologna

Plutôt que d’affronter la difficulté de la bénédiction sur la droite, l’artiste en reste ici à une interaction plus simple : l’Enfant désigne le donateur de la main gauche tout en s’accrochant de la droite au manteau de sa mère.

Le nom du donateur est connu par un document notarié.


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1485-90 Maestro del Cespo di Garofani Santa Maria Consolatrice Caterina d'Alessandria castelvecchio-verona
Vierge à l’Enfant avec un donateur, entre Sainte Marie Consolatrice et Sainte Catherine d’Alexandrie
Maestro del Cespo di Garofani, 1485-90 , Musée de Castelvecchio, Vérone (ancien maître-autel de l’église Santa Maria Consolatrice).

Sainte Marie Consolatrice est une sainte locale dont les deux attributs sont le lys de la pureté et une balance dont le plateau le plus haut porte deux minuscules momies : il s’agit des corps des saints martyrs Fermo et Rustico, que les Véronais avaient décidé de racheter à poids d’or aux habitants de Capo d’Istria : au moment de la pesée, la Sainte allégea miraculeusement les deux corps, économisant d’autant sur la somme convenue [6].

En tant que patronne de l’église, elle se trouve à droite de la Madonne ; en tant que bonne comptable, elle regarde venir avec sympathie le donateur. On peut penser que l’élévation du plateau préfigure le coup de pouce qu’elle est disposé à lui donner pour faciliter son ascension post-mortem.


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1450 avant Stefan_Lochner_-_Madonna_mit_dem_Veilchen Musee diocesain Kolumba Cologne

Madonne à la violette (Madonna mit dem Veilchen)
Stefan Lochner, avant 1450, Musée diocésain Kolumba, Cologne

Dans cet autre panneau destiné à servir d’épitaphe, l’abbesse Elsa von Reichenstein est agenouillée sur le sol, violette parmi les violettes, prête à se faire cueillir comme l’humble fleur que Marie tient déjà dans sa main pour la faire bénir par Jésus. Elle implore :

Douce vierge, demande pour moi la miséricorde de ton enfant.Lève-toi pour que je puisse te contempler et trouver avec toi la paix éternelle dulcis de nato veniam mihi virgo rogato ;insta ut te videam tecum sine fine quiescam


1450 avant Stefan_Lochner_-_Madonna_mit_dem_Veilchen Musee diocesain Kolumba Cologne detail
A l’image de la croix, la fleur coupée symbolise un sacrifice : sans doute pour l’abbesse celui de sa vie de femme, puisque, parmi toutes les nobles dames du couvent de Sainte Cécile de Cologne, elle fut en 1443 la seule à faire ses voeux perpétuels [7].

Les phylactères mettent dans la bouche des personnages sacrés des louanges qui, derrière Marie, s’adressent tout autant à l’abbesse.

Dieu le Père :

Je t’ai choisie dans un amour éternel, Jerémie 31:3 In caritate perpetua dilexi te


Le Saint Esprit :

Elle est mon repos dans les siècles des siècles, Psaumes 132:14 Haec requies mea in saeculum saeculi


Les anges :

Elle dont la couche ne connut pas la souillure, Sagesse 3:13 hec est q[u]e nescivit thorum in delicto


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1481 Crivelli possibly Ludovico Vinci, a noble of the town of Fermo MET
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Crivelli, 1481, MET, New York

De manière , Crivelli conserve et même renforce, la miniaturisation du donateur. Dans ce panneau central d’un triptyque disparu, ni la Vierge au regard vague, ni l’Enfant Jésus en position centrale ne s’intéressent au donateur (peut être Ludovico Vinci, noble de la ville de Fermo). Faisant à peine partie du décor, avec un degré de réalité moindre que le vase et le chardonneret qui l’encadrent, sa figurine se réduit à une sorte de signature en image, au positionnement indifférent.



Références :
[4] « Painted Piety: Panel Paintings for Personal Devotion in Tuscany, 1250-1400 », Victor M. Schmidt , 2005
[5] Come un prato fiorito: studi sull’arte tardogotica, Luciano Bellosi, 2000, p 37
https://books.google.fr/books?id=3jA9YnJaDGcC&pg=PA37&lpg=PA37
[6] « Dell’Identita De Sagri Corpi De’ Santi Fermo, Rustico, E Procolo, Che Si Venerano Nella Chiesa Cattedrale Di Bergamo », Antonio Tommaso Volpi, 1761, p 260 https://books.google.fr/books?id=wwZfAAAAcAAJ&pg=PA260