1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435) et son pavement asymétrique
La Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris [5]
Le tableau a été réalisé pour chapelle Saint-Sébastien de la collégiale Notre-Dame-du-Châtel à Autun : Rolin avait organisé la récitation de messes quotidiennes dans la chapelle, simultanément à la messe dite devant l’autel principal. Malgré sa petite taille et son caractère d’intimité, le tableau n’était donc pas destiné à une dévotion privée.
Comment prétendre dire quelque chose de neuf sur une oeuvre aussi commentée ? Peut être en nous focalisant sur les détails et en commençant par le décor, dans lequel on a depuis longtemps reconnu une construction à haute densité symbolique (comme souvent chez Van Eyck).
Pour une vue en macrophotographie :
http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#home/sub=map&modality=vis
La moitié gauche
Au dessus du chancelier Rolin, les chapiteaux racontent, dans l’ordre chronologique, trois épisodes de la Genèse :
- la Chute,
- l’offrande à Dieu d’Abel et de Caïn, et le meurtre de l’un par l’autre :
- le déluge et l’ ivresse de Noë (dont on voit clairement la nudité).
Autrement dit l’Humanité dans son côté le plus imparfait.
Derrière le chancelier on voit des coteaux plantés de vignes, au dessus du faubourg d’une ville avec une église et un monastère. On devine une pleine lune dans le ciel.
Au bas de la colonne de gauche, des lapins écrasés par le fût sont parfois interprétés comme symbolisant la Luxure vaincue.
La présence d’un renard, de l’autre côté du boudin, suggère une autre interprétation : le Mal qui ruse et qui menace.
La moitié droite
Au dessus de Marie, un ange soutient une couronne resplendissante, qui relègue dans l’ombre le chapiteau situé derrière.
Une ville aux nombreuses églises entourant une cathédrale, a été interprétée comme la Cité de Dieu. Des vignes montent jusqu’à un monastère.
L’enfant Jésus, en bénissant Rolin, sanctifie du même coup la colonne de droite, dont il masque la base (un repentir visible en infrarouge montre qu’auparavant son bras dépassait la colonne en direction du chancelier).
Le chapiteau-mystère
Pour la compréhension de l’ensemble, il devient crucial d’identifier le chapiteau qui fait pendant aux scènes négatives de la moitié gauche. La plupart des commentateurs le passent opportunément sous silence car, à la différence des autres, il ne renvoie pas à une scène biblique évidente. A cause de la robe du personnage agenouillé, Tolnay a suggéré Esther devant Assuerus (Le Maitre de Flemalle, 50, n. 67), Panofsky la Justice de Trajan (Early Netherlandish Painting, 139 and n. 2),
Comme l’épisode doit se situer chronologiquement juste après l’épisode de Noë dans le récit de la Genèse, un bon candidat est la rencontre d’Abraham et de Melchisédek : plusieurs historiens d’art ont souligné sa ressemblance avec le chapiteau de La Vierge au chanoine van der Paele: un guerrier debout avec un grand bouclier, devant lequel un personnage en robe s’agenouille.
Cependant, Christine Hasenmueller McCorke [6] a contesté cette assimilation : « les deux chapiteaux sont quasi contemporains et assez similaires, mais ils ne sont en aucun cas identiques ».
Solution 1 : David et l’Amalécite
David et l’Amalécite
Fouquet, Antiquites judaïques, vers 1470, Ms Fr 247 f059
Elle propose une solution astucieuse, par rapprochement avec cette miniature de Fouquet qui représente un épisode biblique dont l’iconographie est rarissime : après la mort du roi Saül dans une bataille contre les Amalécites, l’un d’entre eux rapporte sa couronne et sa cuirasse à David, qui de douleur déchire ses vêtements.
« Je m’approchai de lui et je lui donnai la mort, car je savais bien qu’il ne survivrait pas à sa défaite. J’ai pris le diadème qui était sur sa tête et le bracelet qu’il avait au bras, et je les apporte ici à mon seigneur. » Samuel 2:1-10.
Ainsi, en venant se superposer à la minuscule couronne de pierre que le chapiteau ne montre pas, la grande couronne de l’Ange viendrait donner la solution de l’énigme.
« De même que la couronne fait référence aux vertus auxquelles la Vierge doit sa position dans la moitié droite du tableau, de même les épisodes de l’Ancien Testament au dessus de la tête de Rolin rappellent ce qui a valu à l’Homme sa condition… Le Christ supprime les conséquences de la Chute, pourvu que l’Homme accepte le sacrifice fait pour lui. L’histoire des chapiteaux de gauche se termine sur l’ivresse de Noë et la réaction de ses fils, qui préfigure la Crucifixion et les trois réactions à celles-ci des Juifs, des Gentils et des Hérétiques. C’est précisément ce dilemme humain – la réponse appropriée à la Crucifixion – à laquelle Rolin se confronte, et dont la Vierge donne la solution « [6]
Ce que Christine Hasenmueller McCorke ne dit pas – et qui irait pourtant dans le sens de son hypothèse – c’est la portée de l’épisode dans la généalogie de Marie, descendante de David : de même que la couronne rapportée par l’Amalécite est celle qui l’a fait vraiment roi, de même celle apportée par l’ange est celle qui la fait vraiment reine.
Solution 2 : Abraham et Melchisédek
Malheureusement, si séduisante soit-elle pour l’esprit, la macrophotographie vient démentir cette hypothèse :
Chapiteau de droite : Abraham et Melchisédek
http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.
C’est bien un calice, et non une couronne, que présente l’homme agenouillé. Comment dès lors justifier cette scène au dessus de Marie, sans aucun rapport apparent avec elle ?
Notons que l’épisode Abraham/Melchisédek (Gen 14:18) s’insère bien plus naturellement que l’épisode Davide/Amalécite à la suite de l’Ivresse de Noë (Gen 9:20), puisqu’il s »agit de la suite de la Genèse.
En tant que préfiguration de l’Eucharistie, il s’insère aussi très bien dans le paysage, au dessus des vignes, de la ville aux nombreuses églises, et finalement de l’Enfant Jésus...
http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.
…dont l’index prolonge le pont avec sa croix, au dessus de trois moulins flottant qui évoquent la farine et la pain.
Pour une analyse en profondeur du thème de l’Eucharistie aux environs du chapiteau caché (notamment l’analogie de forme entre la Vierge à l’Enfant et la cathédrale, dont une des tours est opportunément cachée), voir John Ward [6a], p 32 et ss.
Une architecture réunifiée (SCOOP !)
La plupart des commentateurs opposent les deux moitiés du tableau :
- la gauche, avec ses chapiteaux négatifs et ses lapins luxurieux, représenterait la condition humaine, pécheresse ;
- la droite, avec sa Cité céleste, serait le lieu de la divinité.
Notons tout d’abord que mis à part les chapiteaux et le minuscule détail des lapins, tout le reste de l’architecture est rigoureusement symétrique.
De plus, un autre détail jamais remarqué met à mal cette interprétation quelque peu manichéenne : la colonne juste derrière la Vierge comporte elle-aussi un animal nuisible écrasé : un rat.
L’identification certaine du chapiteau de droite assure une cohérence et un continuité entre les deux moitiés : aux vignes du faubourg, à l’ivresse de Noë et à la lune, succèdent naturellement, les vignes de la ville, la proto-eucharistie de Melchisédek et la couronne solaire. Le rapport n’est pas d’opposition, mais de chronologie :
- le faubourg sans remparts, peu peuplé, et avec son église modeste, vient avant la ville fortifiée et sa cathédrale ;
- la découverte du vin (Noë) vient avant sa transsubstantiation (Jésus) ;
- la lune s’éclipse devant le soleil.
Le tableau ne nous montre pas deux pages qui s’opposent,
mais un récit qui se poursuit.
Cette impression d’une unité d’ensemble va être confortée par une analyse inédite : celle du pavement.
Un pavement à surprises (SCOOP !)
Le pavement comporte deux anomalies, qui n’ont pas été remarquées (peut être parce qu’il semble inconcevable que Van Eyck ait pu se tromper) :
- une travée tranche avec les autres : elle est composée de carreaux noirs et blancs, avec un seul carreau à motif ;
- le motif de base est une étoile à huit branches, alternativement noires et blanches : du coup, le carreau de droite devrait être à pointes blanches.
Bien sûr, Van Eyck ne s’est pas trompé. Mais il masque délibérément certains éléments, pour nous obliger à réfléchir, et tout en nous montrant juste ce qu’il faut pour que nous puissions trouver la solution. La voici…
Il y a en fait quatre motifs différents : les motifs en étoile, A et B, presque partout ; et deux motifs C et D qui d’y ajoutent, uniquement dans les cinq travées centrales.
Les carreaux unis
Le pavage mis au point par Van Eyck est très complexe : si l’on considère uniquement les carreaux unis, le motif de base est une maille comportant 8 carreaux blancs, 4 gris, 2 noirs et 2 blancs. Les deux axes de symétrie sont inclinés à 45°.
Les carreaux à motif
Si on considère maintenant les carreaux à motifs, ils se répartissent en deux moitiés symétriques autour de l’axe central.
Imaginons cependant qu’on supprime les carreaux C et D, et qu’on fusionne les trois colonnes de la zone centrale (celles sur fond violet).
On obtient un pavage ayant la même symétrie que celui des carreaux unis, avec une maille comportant deux motifs A et deux motifs B.
La logique du pavage
Le pavage complet a perdu toutes ses symétries et semble extrêmement complexe. On peut néanmoins le décrire comme la superposition de deux pavages réguliers (celui des carreaux unis, et celui des motifs A et B), puis comme l’insertion dans le second pavage des motifs C et D, le long de l’axe central.
Pure virtuosité gratuite, ou nouvelle construction symbolique ? Et dans ce dernier cas, comment pouvons-nous espérer accéder, sans aucun document ni référence, à la signification de cet agencement particulièrement abstrait ?
Nous allons voir qu’à six siècles de distance, Van Eyck a laissé à l’intérieur même de son oeuvre suffisamment d’indices pour une méditation fructueuse.
Les motifs en étoile
Les commentateurs ont déjà noté que l‘étoile évoque les litanies de la Vierge : Stella matutina (Etoile du matin) ou Stella Maris (Etoile de la mer). Mais dans le contexte particulier du tableau, la référence mariale est confirmée par la ressemblance avec la couronne, qui comporte elle-aussi huit pointes.
Remarquons que la présence des zones jaunes et rouges fait que les deux motifs ne sont pas exactement l’inverse l’un de l’autre : on ne donc peut pas dire, par exemple, que l’un symbolise Marie et l’autre l’anti-Marie, à savoir Eve. Postulons que le pavage est à prendre dans son ensemble, et qu’il symbolise la Vierge : appelons-le le pavage marial.
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid Cliquer pour voir l’ensemble
A noter que le même motif apparaît le pavement de « La fontaine de vie », sans aucune connotation mariale : c’est le contraste avec les deux autres motifs qui lui donne ici cette signification.
Les motifs excédentaires
Le motif isolé, à gauche, se situe à l’aplomb du missel du chancelier. Son symétrique caché est donc à l’aplomb de l’Enfant Jésus. Or le livre, fait de parchemin, est très souvent une métaphore du « verbe fait chair » (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).
Le caractère christique de ce motif est confirmé par le schéma inscrit dans le carreau bien lisible du premier plan. Ainsi, tout comme les motifs en étoile renvoient à la couronne de la Vierge, l’un au moins des deux motifs en losange renvoie à l’autre objet d’orfèvrerie du tableau : la croix qui couronne le globe de l’Enfant Jésus.
La symbolique du pavage
Comme nous l’avons vu en décrivant la logique de sa construction, le pavage constitué des motifs en étoile, que nous savons maintenant être le « pavage marial », est perturbé par l’insertion des motifs en losange, ou « pavage christique », qui lui fait perdre la plupart de ses symétries.
Sans doute faut-il comprendre que la régularité, la répétition, la prévisibilité, sont des caractéristiques humaines : l’irruption de l’Enfant Jésus transforme Marie, femme parmi les autres, en Marie mère de Dieu, échappant à l’humaine condition.
Quant au pavage régulier constitué par les carreaux unis (blanc, rouge, gris et noir comme chair, sang, poussière, et cendre), il représente un homme non touché par le divin, un homme comme les autres : à savoir le chancelier Rolin.
Une lecture d’ensemble (SCOOP !)
La baie du milieu, depuis le fleuve jusqu’à la bande de carrelage excédentaire qui sépare Rolin et Marie, définit un lieu de transition, à la fois vide (comme la transcendance) et empli de symboles christiques : de la croix minuscule au milieu du pont jusqu’au schéma cruciforme dans le carreau du premier plan.
De même que le pont permet aux créatures minuscules de passer du faubourg humain à la cité céleste, de même la bande centrale, déroulée comme un tapis somptueux aux pieds du spectateur, l’invite à pénétrer orthogonalement dans le Sacré.
La fusion de deux iconographies
Clément VII en oraison, après 1378, Archives iconographiques du palais du Roure, Avignon
Bien que dans les Vierges à L’Enfant, le donateur apparaisse le plus souvent en position d’humilité, à la gauche de la Vierge, il existe une iconographie où il se tient à sa droite : c’est lorsqu’il ne se trouve pas dans une pure contemplation, mais participe véritablement à la scène, en recevant la bénédiction de l’enfant (voir 6-1 …les origines )
Ici c’est Saint Clément avec son ancre qui effectue la présentation, tandis que deux anges simultanément viennent coiffer l’antipape de sa tiare et la Vierge de sa couronne.
Fra Angelico, Couronnement de la Vierge, 1430, Louvre (détail)
Une autre iconographie est celle du Couronnement de la Vierge, épisode qui se situe après sa mort : Jésus accueille officiellement sa mère au Paradis, laquelle la plupart du temps se présente à la fois en position d’honneur (à droite de Jésus) mais en posture d’humilité (agenouillée).
Rolin et Van Eyck ont fusionné ces deux traditions, celle de la bénédiction du donateur et celle du couronnement de la Vierge, en une iconographie originale, profondément méditée, un couronnement intimiste où c’est la Vierge qui trône et le chancelier qui s’agenouille.
Presentation animée sur le site du Louvre http://musee.louvre.fr/oal/viergerolin/indexFR.html
https://dokumen.tips/documents/the-role-of-the-suspended-crown-in-jan-van-eycks-madonna-and-chancellor-rolin.html
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