Monthly Archives: mars 2020

Les pendants de Wilkie

31 mars 2020

David Wilkie, un des peintres les plus côtés de la période de la Régence, commença à faire fortune avec des scènes de genre imitées des hollandais (Teniers, Van Ostade). Il réalisa ainsi plusieurs pendants pour le Régent (devenu ensuite le roi George IV), qui appréciait beaucoup cette formule. Après 1828, son style évolua vers un romantisme à la Delacroix, sans qu’il cesse pour autant de sacrifier à la mode des pendants.

 

 

Wilkie 1809 The sick lady gravure de Engleheart 1838La jeune malade (The sick lady), gravure de Engleheart, 1838 wilkie 1809 The cut finger coll privLe doigt entaillé (The cut finger), collection privée

Wilkie, 1809

Conçus comme des pendants, les deux tableaux n’ont été ni exposés ni vendus ensemble. Le premier réalisé montre une maladie grave dans une demeure bourgeoise, le second un bobo dans une cuisine  campagnarde :

  • le docteur prend d’un air soucieux le pouls de la jeune malade, tandis que la grand mère panse le doigt du benjamin (qui s’est taillé en confectionnant des petits bateaux) ;
  • le chien empathique contraste avec le chat indifférent  ;
  • les objets suspendus se répondent par symétrie ; aux objets manufacturés et futiles (le vide-poches d’où s’échappe un ruban, la guitare, le baromètre et la cage à oiseaux) font écho des objets simples et utiles (la flasque de vin, la lanterne, l’ardoise et la volaille)  ;
  • au lit clos qui sent déjà la mort, avec sa bougie coiffée d’un éteignoir, s’oppose  la cheminée avec sa marmite qui chauffe.


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Edward Bird 1810 Village Choristers Rehearsing an Anthem for SundayChoeur villageois  répétant un hymne pour le Dimanche (Village Choristers Rehearsing an Anthem for Sunday)
Edward Bird, 1810, The Royal Collection
Wilkie 1812 Blind Man BluffLe Colin-Maillard (Blind Man Bluff)
Wilkie,  1812, The Royal Collection

Wilkie peignit  le Colin-Maillard pour faire pendant au tableau de Bird, que le Régent possédait déjà. Le thème commun est celui d’une communauté villageoise qui s’organise autour d’un meneur de jeu, soit pour chanter (le bedeau) soit pour s’amuser (l’homme aux yeux bandés).

D’amusantes scènes secondaires sont à découvrir :

  • chez Bird :
    • le marmot qui ne veut pas aller au lit,
    • la cage à serin collée au plafond et aveuglée par un linge pour ne pas gêner les chanteurs ;
  • chez Wilkie :
    • le gamin qui s’est fait mal au pied avec la chaise renversée,
    • le chien écrasé, l’homme au balai attendant sa proie,
    • le gamin plaqué contre le mur,
    • le couple qui profite du tohu-bohu pour s’embrasser.


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Wilkie 1812 Blind Man BluffLe Colin-Maillard (Blind Man Bluff)
Wilkie,  1812, The Royal Collection
Wilkie 1818 The Penny WeddingLe mariage à  un  Penny (The Penny Wedding )
Wilkie,  1818, The Royal Collection

En 1813, pour remplacer le tableau de Bird, le prince demanda un nouveau pendant à Wilkie qui, submergé par les commandes, ne le livra qu’en 1818. Le titre fait allusion à la coutume écossaise de donner un penny par invité, pour contribuer aux frais du mariage et à l’installation du jeune ménage.


Wilkie 1818 The Penny Wedding detail

Le marié incite la mariée à rentrer dans la danse, tandis qu’une fille se penche pour rajuster son soulier. Derrière eux , un second trio leur fait écho : un jeune homme remet son gant d’un air entendu en proposant de danser à une fille dubitative , tandis que son amie assise la pousse à y aller. Entre les deux trios de jeunes gens, une vieille femme s’intéresse surtout à la boisson.

Ce nouveau pendant insiste sur la cohésion et la gaieté naturelle d’une communauté de gens simples, toujours prêts à pousser les chaises pour se réjouir tous ensemble.

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Wilkie-1850-the-gentle-shepherdLe doux berger (The gentle shepherd)
Wilkie, 1823, National Galleries of Scotland, Edimbourg
Wilkie-1850-the-cottage-toilet.La toilette à la ferme (The cottage toilet)
Wilkie, 1824, The Wallace Collection, Londres

Ces tableaux sont inspirés de la comédie pastorale écossaise de Allan Ramsay, The gentle shepherd (1725). La composition est très simple : dans chacun,  deux filles au premier plan à gauche,  un homme et un chien en arrière-plan à droite. Ces pendants en parallèle, et non en miroir, sont fréquents chez Wilkie, et laissent toute liberté pour l’accrochage.

Dans le premier tableau, en extérieur, Roger joue de la flûte pour Jenny. On a de la peine aujourd’hui à comprendre l’émotion intense qu’a pu produire cette oeuvre chez les contemporains en proie à la scottishmania  :

« Je n’y ai jeté qu’un coup d’oeil ; mais j’ai vu la nature si joliment représentée, qu’en dépit de tout, , les larmes jaillirent de mes yeux, et les impressions qu’elle me fit sont aussi puissantes maintenant qu’alors. […] Jamais rien de ce genre ne m’a fait une telle impression. [1]


Dans le second  tableau, en intérieur, Glaud, son chien entre les jambe, regarde ses filles qui font la toilette .

« Tandis que Peggy lace son corsage,
Avec un noeud bleu Jenny attache sa chevelure.
Glaud près du feu du matin jette un oeil
Le soleil levant brille à travers la fumée
La pipe en bouche, les chéries le réjouissent,
Et de temps en temps il ne peut s’empêcher
une plaisanterie.’ »
 « While Peggy laces up her bosom fair,
With a blew snood Jenny binds up her hair;
Glaud by his morning ingle takes a beek,
The rising sun shines motty thro’ the reek,
A pipe his mouth; the lasses please his een,
And now and than his joke maun interveen.’ »
The Gentle Shepherd, Act V, Scene II

Ainsi, sous le rustique béret écossais,  la  pipe de l’amour paternel fait écho au pipeau de l’amour pastoral.

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Wilkie 1826 The pifferrariLes  pifferrari
Wilkie, 1826, The Royal Collection
Wilkie 1827 A Roman Princess Washing the Feet of PilgrimsPrincesse romaine lavant les pieds des pélerins (A Roman Princess Washing the Feet of Pilgrims)
Wilkie, 1827, The Royal Collection  

Encore un pendant en parallèle : deux escaliers, en extérieur et en intérieur, montent de droite à gauche vers une image sainte.

Dans le premier tableau, deux femmes s’agenouillent devant la Madonne, but de leur pélerinage. Des pifferari lui rendent hommage avec leur musique lancinante que Wilkie avait pu comparer, les entendant jouer à Rome pour Noël, avec les cornemuses écossaises.

Dans le second tableau, deux autres femmes pèlerin, avec leur coiffe plate caractéristique, se retrouvent  maintenant assises en position dominante, tandis qu’une jeune fille noble s’agenouille pour leur  laver les pieds, une autre debout tenant la serviette. La scène est censée se passer dans l’église de la Sainte Trinité des Pèlerins, à Rome, la fille agenouillée serait  la princesse Doria. Deux des femmes essuient leur visage en sueur, preuve d’un chaleur qui les accable même dans l’église.

Ce pendant est typique du renouvellement radical de Wilkie tant pour le style – qui rompt complètement avec le fini à la hollandaise, que pour le sujet – qui abandonne le folklore écossais pour l’exotisme méditerranéen, assaisonné de piment catholique.

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Sir David WilKie The guerilla departure 1828 Royal Collection TrustLe départ pour la guérilla
Sir David Wilkie, 1828
Sir David WilKie The guerilla return 1830 Royal Collection TrustLe retour de la guérilla
Sir David Wilkie, 1828

Royal Collection Trust

D’un voyage sur le continent, Wilkie ramène en 1828 un changement de style (plutôt Delacroix que Teniers) et des scènes de genre participant à l’hispanophilie ambiante, qui évoquent la guerre contre Napoléon avec un parti-pris espagnol.


Le départ

« La  référence au jeune mendiant de Murillo assure la couleur locale… Devant une église, un moine carmélite, peut-être son confesseur, donne du feu à un guérillero. Le geste est une couverture leur  permettant de chuchoter . Peut-être s’agit-il d’informations secrètes ou d’instructions venant du moine. Ou bien est-ce une confession privée, le guérillero se voyant accorder une sorte d’absolution a priori. L’allumage du cigare suggère également la mise à feu d’une mèche, comme si le moine était par procuration l’auteur de l’ explosion ». Notice du Royal Collection Trust.


Le retour

« Le Guérillero revient blessé sur sa mule, le bras gauche en écharpe. Il est accueilli par sa femme horrifiée, tandis qu’une autre femme agenouillée près d’une cuvette se prépare à laver ses plaies. Le confesseur l’aide à descendre pour qu’il puisse se  cacher dans la maison (ou est-ce l’église) avant le jour. Comme pour beaucoup de ces scènes de genre, il existe de curieuses réminiscences  religieuses : ici, un écho ironique de l’Entrée du Christ à Jérusalem. » Notice du Royal Collection Trust


La logique du pendant

Départ le matin, retour le soir, sans doute pas le même jour puisque le guérilléro a changé de pantalon. Parti debout à côté du moine assis, il rentre assis à côté du moine debout. Le jeune garçon armé seulement d’un balai (le pauvre peuple qui rêve de balayer l’étranger) est remplacé par une autre figure du nettoyage et de l’absolution : la femme à la cuvette. Au feu qui allume les combats s’oppose l’eau qui lave les blessures  : toute la question de la guerre résumée en deux tableaux.


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Wilkie 1837 Grace before meat Birmingham Museums TrustLe bénédicité (Grace before meat)
Wikie 1837 Birmingham Museums Trust
Wilkie, David, 1785-1841; The Cottar's Saturday NightSamedi soir chez les cotters (The Cotter’s Saturday Night)
Wikie 1837

Ces deux pendants rembranesques sont inspirés par un poème de Robert Burns,  Address to the Haggis (Hommage à la panse de brebis farcie) [2]. La composition est  toujours en parallèle : à  gauche la cheminée, à droite la table familiale où l’on dit le Bénédicité à midi, et où l’on lit les Ecritures le samedi soir.

« Le thème est celui des « cotters », paysans auxquels le propriétaire fournissait un cottage en échange de travail,  plutôt que d’un loyer. Ce système avait disparu dans les années 1820. avec la réforme agraire. Il était lié  à la tradition du culte à la maison, qui disparaissait tout aussi rapidement. En 1836, l’Église d’Écosse avait distribué à tous ses ministres une lettre pastorale les invitant à encourager parmi leurs paroissiens cette pratique mourante. Au cœur du presbytérianisme se trouvait l’aspiration de laisser  la gouvernance de l’Eglise au soin des chefs de famille , plutôt qu’aux propriétaires fonciers locaux,  comme c’était, grossièrement parlant, le cas dans la pratique anglicane. Ces tableaux , comme d’autres  de Wilkie, mettent en valeur la vertu domestique comme une caractéristique particulière et spéciale des Ecossais. » [3]


Références :
[1] « I got only one short look of it; but I saw nature so beautifully depicted, that in spite of all I could do the tears burst from my eyes, and the impressions made by it is as powerful at this moment as it was then. […] There was never anything of the kind made such an impression on me25. » Hogg, The Art-Union, mai 1839, no 4, p. 74.
[2] On trouvera une traduction documentée dans http://www.address-to-a-haggis.c.la/

Les pendants d'Ochtervelt

31 mars 2020

 Parmi les sept pendants d’Ochtervelt, seuls deux sont totalement confirmés [1]. L’originalité des sujets mérite néanmoins ce court article.

Ochtervelt, Jacob, 1634-1682; The Embracing CavalierLe cavalier qui embrasse (The Embracing Cavalier) (44.6 x 35.6 cm) Jacob-Ochtervelt-1660-65-The-Sleeping-Cavalier-Manchester-Art-Gallery-46.0Le cavalier qui dort (The Sleeping Cavalier) (46 x 37.7 cm)

Jacob Ochtervelt, 1660-65, Manchester Art Gallery

Malgré la légère différence de taille, il est probable que ces deux tableaux, qui montrent les mêmes personnages, aient été conçus comme pendants.


Le cavalier qui embrasse

L’ardoise au mur, biffée de nombreux traits, et la pipe cassée sur le sol, indiquent que le cavalier et son compagnon – qui dort affalé sur le jeu de backgammon – ont largement bu et fumé. La cage à oiseau identifie l’auberge comme un bordel (voir La cage hollandaise) : tandis que la tenancière amène un dernier verre, l’entraîneuse, tout en évitant un baiser, lève le bras gauche du cavalier pour vérifier qu’il est à point.


Le cavalier qui dort

Au matin, il s’agit de vider les lieux : la tenancière approche probablement une braise sous le nez du cavalier, tandis qu’un compère lui corne à l’oreille. Le coussin a été replacé sur le tabouret, et un chien dort par terre à sa place, rappelant avec humour le joueur assommé par le vin.


La logique du pendant (SCOOP !)

 L’événement mis entre parenthèses est non pas une nuit d’amour dans les bras d’une fille – comme le cavalier l’espérait – mais un sommeil lourd seul sur la chaise.



Ochtervelt 1668 Cavalier in a window Staedel Museum, Frankfurt am MainCavalier à sa fenêtre, Städel Museum, Francfort (29 X 23 cm) Ochtervelt 1668 Young woman singing in a window collection priveeFemme chantant à sa fenêtre, collection privée (26 X 19,5 cm)

Ochtervelt, 1668

Ce pendant probable (malgré la légère différence de taille) se rattache à la formule des demi-figures de l’Ecole d’Utrecht, et en particulier aux musiciens vus dans une fenêtre de Honthorst, en 1623 (voir Les pendants caravagesques de l’Ecole d’Utrecht).

L’ordre d’accrochage héraldique est le plus intéressant d’un point de vue narratif, puisque l’homme au béret rouge apparaît écoutant la main sur le coeur, et sans qu’elle ne s’en doute, le chant de la jeune femme qu’il aime.


Ochtervelt 1666–70 Violonist in a window coll priv 26,9 x 19,5Violoniste à sa fenêtre, collection privée  (26,9 x 19,5 cm), Ochtervelt 1668 Young woman singing in a window collection privee

Une autre possibilité est d’apparier la chanteuse avec un violoniste peint par Ochtervelt à la même époque : à noter que la fenêtre du violoniste, abîmée, a été restaurée récemment sur le modèle de l’autre, ce qui force artificiellement la ressemblance. [2]


Ochtervelt 1668-69 Poultry seller at the door loc inconnueVendeur de volailles à la porte, localisation inconnue (77,5 x 62 cm) Ochtervelt 1668-69 Cherry seller at the front door Museum Mayer van den Bergh, AntwerpVendeuse de cerises à la porte, Museum Mayer van den Bergh, Anvers (78 x 62,9 cm)

Ochtervelt, 1668-69

Dans les deux tableaux,la lumière vient du même point, en haut à gauche. Les compositions sont symétriques :

  • la maîtresse de maison, debout, paye le marchand ou supervise la pesée ;
  • une servante présente une volaille (interceptée par le chien) ou un plat vide pour les cerises (interceptées par la petite fille) ;
  • deux objets circulaires se répondent en pleine lumière : le paillasson et le panier de cerises.



Ochtervelt 1668-69 Cherry seller schema
Le système perspectif montre une différence notable, et probablement délibérée, de point de vue :

  • dans le premier tableau, le spectateur regarde la scène du point de vue de la maîtresse de maison ;
  • dans le second, il la regarde du point de vue de la vendeuse agenouillée.

A noter que les deux portes, rectangulaire à battant plein ou en arc de cercle à demi-battant, ont la même largeur et à peu près le même position, ce qui contribue fortement à l’unification des deux scènes.


Ochtervelt 1669 Grape seller at the door ErmitageVendeuse de raisins à la porte (81 x 66,5 cm) Ochtervelt 1669 Woman selling fish at the door of a house ErmitageVendeuse de poissons à la porte (81,5 x 63,5 cm)

Ochtervelt, 1669, Ermitage, Saint Pétersbourg

Ce second cas en revanche me semble très douteux du point de vue du fonctionnement en pendant :

  • trop d’éléments redondants (la vieille marchande, le chien, le panier par terre, la servante qui présente le plat vide) ;
  • éclairage incohérent : venant de la gauche puis du centre (voir les ombres convergentes du baquet et du chien).



Ochtervelt 1669 Woman selling fish schema
Enfin le système perspectif, très approximatif dans chaque tableau (les erreurs sont en rouge) ne montre aucune intention d’ensemble.

Je pense donc que ces deux tableaux ne sont vraisemblablement pas des pendants, mais des variantes sur le thème de la vente sur le pas de la porte.

Ochtervelt 1670-74 Merry company with a violinist. Chrysler Museum of Art, NorfolkJoyeuse compagnie avec un violiniste, Chrysler Museum of Art, Norfolk (115 x 102 cm) Ochtervelt 1670-74 Music making company and woman with tray in a garden coll privMusiciens et femme avec un plateau dans un jardin, collection privée (118,7 x 107 cm)

Ochtervelt, 1670-74 ou 1655 (Kuretsky 1979)

Ce pendant présumé met en scène deux joyeuses tablées, en intérieur et en extérieur.

Il est vrai que certains éléments se répondent :

  • le violoniste en cuirasse, debout vu de dos ou assis vu de profil :
  • la porteuse de plat et le porteur d’huîtres.

Mais la composition ne révèle aucune forme d’unité :

  • d’un côté le violoniste se situe en position centrale, entre deux couples ;
  • de l’autre il est intégré dans un trio musical.

La taille et la provenance différente militent également en faveur d’un faux pendant


Ochtervelt 1671-73 Man in cuirass, offering a young woman money loc inconnueHomme en cuirasse offrant de l’argent à une jeune femme (89 x 73 cm) Ochtervelt 1671-73 Young woman at the virginal and a lute player loc inconnueJeune femme au virginal avec un joueur de luth (89,5 x 69 cm)

Ochtervelt, 1671-73, localisation inconnue

Ce pendant confirmé montre en revanche une grande symétrie :

  • la même jeune femme (ou du moins portant la même robe) est vue de trois quart arrière ou de trois quarts avant ;
  • le même chien est vu de face, puis de dos.

En revanche l’homme assis ne porte pas les mêmes vêtements dans les deux scènes : en cuirasse, bottes et chapeau dans la première, en habits d’intérieur dans la seconde.


La logique du pendant

Pour Cornelia Moiso-Diekamp ([1], p 404) le pendant serait à lire chronologiquement :

  • d’abord l’accueil (une pièce contre un verre de vin… ou plus) ;
  • ensuite la partie de musique.

Je pencherais quant à moi plutôt pour une interprétation morale, qui rend mieux compte des habits différents de l’homme, et de la position du chien :

  • la relation vénale (ou l’union charnelle) : la femme s’est avancée entre les cuisses du soldat, le chien assis derrière son maître souligne la subordination de l’homme, réduit à tendre la patte à sa belle maîtresse ;
  • la relation amicale (ou l’union spirituelle) : les deux sont séparés par la table et ne se touchent que par le regard et la musique de leurs cordes ; au beau milieu le chien lève son museau vers le haut, symbole de fidélité et de désir d’élévation.



Ochtervelt 1675 The gallant drinker coll privLe buveur galant, collection privée (63,5 x 51,4 cm) Ochtervelt-1675-Doctors-visit-Manchester-Art-GalleryLa visite du docteur, Manchester Art Gallery (62,5 x 50 cm)

Ochtervelt, 1675

Terminons par un pendant confirmé, pour lequel les symétries sont flagrantes :

  • la servante pétant de santé, debout et décolletée se transforme en une jeune fille riche, assise et frileuse ;
  • le soldat assis en médecin debout ;
  • la vieille femme complaisante en mère inquiète ;
  • le chien intéressé par le verre de vin en chien dégoûté par le pot de chambre ;
  • la flasque de vin en fiole d’urine ([3], N° 26).

Une première lecture consistait à voir dans le pendant une admonestation moraliste contre la débauche, en montrant sa conséquence désastreuse : la grossesse.



Ochtervelt-1675-Doctors-visit-Manchester-Art-GalleryLa visite du docteur, Manchester Art Gallery (62,5 x 50 cm) Ochtervelt 1675 The gallant drinker coll privLe buveur galant, collection privée (63,5 x 51,4 cm)

Mais comme l’a montré Laurinda S. Dixon [4], la lecture est en fait inverse :

  • le premier tableau montre la furor uterinus, maladie causée chez les jeunes filles de bonne famille par une abstinence trop prolongée ;
  • et le second son remède facile.



Ochtervelt 1675 Doctor's visit Manchester Art Gallery detail

Le galon de la robe, qui conduit le regard de la main posée sur l’entrejambe à la chaufferette béante, avec son fourneau repli de braises, donne une bonne idée de la source du problème.



Références :
[1] Liste des pendants étable d’après la thèse de Cornelia Moiso-Diekamp, « Das Pendant in der holländischen Malerei des 17. Jahrhunderts ».
[3] Susan Donahue Kuretsky, The Paintings of Jacob Ochtervelt, 1634-1682: With Catalog Raisonné
[4] Laurinda S. Dixon, « Perilous Chastity: Women and Illness in Pre-Enlightenment Art and Medicine », p 166 et ss https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=jE7Sz7oDKbwC&q=pendants#v=snippet&q=pendants&f=false

 

 

Les pendants de Schalcken

24 mars 2020

Schalcken est un « peintre fin », spécialiste des éclairages à la bougie. Six de ses sept pendants en contiennent une, souvent portée à hauteur du visage de manière assez artificielle : le sujet, parfois obscur, n’est que le prétexte à la mise en scène du savoir-faire de l’artiste [1].

Autoportraits

Schalcken 1679 Autoportrait Liechtenstein MuseumAutoportrait Schalcken 1679 Francoise_van_Diemen,Liechtenstein MuseumSon épouse Françoise van Diemen

Schalcken, 1679, Liechtenstein Museum

Dans ce pendant marital réalisé probablement à l’occasion de son mariage en 1679, Schalcken se présente en peintre-gentleman, portant des habits raffinés et comblé par une resplendissante épouse : les deux portent la main droite sur leur coeur, signe de promesse d’amour.


 

Schalcken 1679 Autoportrait Liechtenstein Museum detailAutoportrait Schalcken 1679 Francoise_van_Diemen,Liechtenstein Museum detailSon épouse Françoise van Diemen

Les détails du fond dénotent une union idéalisée [2] :

  • derrière l’époux (36 ans), le tableau avec Vénus endormie signifie ostensiblement que la déesse du Sexe s’est effacée devant les joies du mariage, tout en rappelant aux amateurs les capacités du peintre à peindre noblement de belles femmes ;
  • derrière l’épouse (19 ans) , la statue de Diane rend hommage à sa chasteté.

Le couple aura dix enfants, dont un seul leur survivra.



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Schalcken 1706 Self_portrait coll privAutoportrait Schalcken 1706 Francoise Van Diemen coll privSon épouse Françoise van Diemen

Schalcken, 1706, Collection privée 

Dans ce second pendant marital réalisé l’année de sa mort, Schalcken a 63 ans. Il tient fièrement un médaillon à l’effigie de son patron, l’électeur palatin Johann Wilhelm, qui l’avait fait venir à Düsseldorf. [3]


van dyck Autoportrait au tournesol 1632 Coll part

Autoportrait au tournesol
Van Dyck, 1632, Collection particulière

La pose s’inspire ouvertement du célèbre autoportrait de van Dyck (gravé en 1644).  Schalcken se montre ici à la fois

  • courtisan – en égalant son patron allemand au Roi d’Angleterre, que symbolise le tournesol (voir Substituts du miroir)
  • et courtois – en comparant son épouse, en robe orange et cape vert foncé, à la rayonnante fleur solaire.



Pendants mythologiques

 

Schalcken 1690 Venus_overhandigt_Amor_een_brandende_pijl_-_GK_307_-_Museumslandschaft_Hessen_KasselVénus donne à l’amour une flèche enflammée, ou L’effet de la lumière artificielle Schalcken 1690 Venus_aan_haar_toilet_in_gezelschap_van_Amor Museumslandschaft_Hessen_KasselVénus à sa toilette, ou L’effet de la lumière du Jour

Schalcken, 1690, Museumslandschaft Hessen, Kassel

Deux sujets mythologiques classiques sont ici enrôlés au service des effets d’éclairage :

  • flèche enflammée sur ciel d’orage,
  • rais de lumière tombant sur l’épaule et la chevelure blonde de la Déesse.


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Schalcken 1691 Jupiter_en_Semele Schloss_WeissensteinJupiter et Sémélé Schalcken 1691 Pan_en_Syrinx_Schloss_WeissensteinPan et Syrinx

Schalcken, 1691, Schloss Weissenstein, Pommersfelden

Même recherche d’éclairages rares et contrastés dans ces deux scènes de demoiselles en danger :

  • la foudre de Zeus va carboniser Sémélé terrorisée (union fulminante dont naîtra Dionysos) ;
  • sous un ciel fuligineux, la chaste nymphe Syrinx va se transformer en roseaux pour échapper à la convoitise de Pan.

Le rideau et le manteau rouges mettent en valeur les anatomies recto verso.

Assez subtilement, un troisième personnage ajoute du piment et de la complexité aux deux scènes :

  • la femme derrière le rideau n’est pas juste une voyeuse : le geste de son index nous fait reconnaître  Héra (l’épouse jalouse de Jupiter) qui, déguisée en servante, avait conseillé à Sémélé de demander à Zeus de lui montrer sa foudre et ses éclairs ;
  • à droite Cupidon semble aider à dégager les roseaux : mais son geste (n’embrasser que des tiges) préfigure surtout ce qui va arriver à Pan.



Scènes de genre

 

Schalcken 1690 ca A useless Moral Lesson MauritshuisAllégorie de la Chasteté, ou L’avertissement inutile Schalcken 1690 ca The Medical Examination MauritshuisL’examen médical

Schalcken, 1680-85, Mauritshuis, La Haye

Ce pendant moralisateur se déchiffre en deux temps.

Une femme âgée (la canne) et sage (le livre) morigène (l’index) une jeune fille qui rêve à l’amour (l’Hermès derrière la tête) et se prépare à laisser envoler l’oiseau qu’elle garde précieusement dans sa boîte (sur cette métaphore de la virginité, voir L’oiseau envolé).



Schalcken 1690 ca The Medical Examination Mauritshuis detail
Un médecin voit dans l’urine de la même jeune fille affligée la preuve irréfutable qu’elle est enceinte, et non malade : le clystère posé sur la table symbolise à la fois le mal qui l’a frappée, et l’impossibilité d’un remède.



Schalcken 1690 ca The Medical Examination Mauritshuis detail 1
Son jeune frère rigole en faisant, près d’un montant de chaise évocateur, le geste obscène de la figue (voir Faire la figue).


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Schalcken 1670-75 Every one his fancy RijksmuseumA chacun sa fantaisie (Every one his fancy) Schalcken 1670-75 Verschil van smaak RijksmuseumDes goûts différents

Schalcken, 1670-75, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce pendant plus énigmatique repend un peu le même thème.

Dans l’enfance, les préférences sont simples : se goinfrer de bouillie à la cuillère, ou gober un oeuf salement (voir la coulure sur sa serviette). Le grand frère au bel habit, admiré par sa soeur et son grand-père, se moque ouvertement de la naïveté gloutonne du petit : car il y a sans doute un sous-entendu sexuel dans l’oeuf brisé (comme plus tard chez Greuze, voir Les pendants de Greuze), synonyme de défloraison pour une fille, et de vigueur sexuelle pour un garçon.

Le second tableau illustre les préférences qui se présentent à un garçon plus âgé : fumer sa pipe en solitaire en rêvant à on sait bien quoi, ou courtiser une jolie fille au coin du feu.



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Schalcken 1682 Meisje_en_jongen_die_een_varkensblaas_opblazen_-_G_2340_-_Staatliches_Museum_SchwerinJeune garçon faisant souffler une vessie de porc à une jeune fille Schalcken 1682 Girl_about_to_take_a_bite_of_a_piece_of_apple_Staatliches_Museum_SchwerinJeune fille mangeant une pomme à la chandelle

Schalcken, 1675-80, Staatliches Museum, Schwerin

Ce pendant assez déconcertant oppose un couple d’enfants, en lumière naturelle, et une petit fille solitaire, à la bougie. Formellement, l’appariement des deux scènes repose uniquement sur le geste de la jeune fille de porter un objet à sa bouche.

Mais il y a probablement un arrière-plan symbolique, les jeux d’enfants dénonçant ce qui guette les adultes : la futilité des plaisirs (la vessie) et l’appétit coupable (à voir le geste suspendu de cette petite Eve, surprise en flagrant délit de gourmandise).


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Schalcken 1685-90 Brieflesendes Madchen_Gal.-Nr._1786_-_Staatliche_Kunstsammlungen_DresdenJeune fille lisant une lettre à la chandelle Schalcken 1685-90 Ein Madchen mit brennender Kerze Staatliche_Kunstsammlungen_DresdenJeune fille à la chandelle

Schalcken, 1685-90, Staatliche Kunstsammlungen, Dresde

Le fait qu’il s’agisse du même modèle dans les deux tableaux laisse imaginer là encore une histoire en deux temps [4] :

  • la jeune fille rêve en lisant une lettre d’amour ;
  • puis elle s’est établie (collier de perles, coiffe, tableau au mur) mais rêve toujours à l’amour, en jetant un coup d’oeil sur le spectateur.



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Schalcken attr 1690-1706 Een_meisje_plaatst_een_kaars_in_een_lantaarn_en_een_jongen_verzorgt_een_vuurtest_voor_een_stoof_Rijksmuseum_SK-A-370Jeune fille mettant une bougie dans une lanterne et jeune garçon préparant une chaufferette Schalcken attr 1690-1706 Een man met een pijp en een man, die zich een glas inschenkt Rijksmuseum SK-A-371Homme avec une pipe et homme qui se verse un verre

Schalcken (attribution), 1690-1706, Rijksmuseum

Dans ce pendant tardif désormais attribué à Arnold Boonen, un élève de Schalcken [5], l’appariement est de plus en plus gratuit :

  • à l’office, une jeune fille prépare une lanterne et un jeune garçon souffle sur le brasero qu’il va glisser dans la chaufferette ;
  • au tripot (cartes sur la table), un buveur se verse un verre et un fumeur allume sa pipe a un petit brasero portatif qu’il tient à bout de bras.

La principale justification à ce pendant semble purement formelle, les gestes se répondant deux à deux :

  • remplir la lanterne et remplir le verre ;
  • amorcer la chaufferette et à allumer la pipe.

Mais puisque le second tableau représente ouvertement les Plaisirs (le jeu, la boisson, le tabac), il est fort probable que le premier fasse allusion, avec l’hypocrisie propre aux scènes d’enfants, à des activités moins innocentes : « ranimer la braise » et « combler la lanterne ».



Références :
[1] Liste des pendants étable d’après la thèse de Cornelia Moiso-Diekamp, « Das Pendant in der holländischen Malerei des 17. Jahrhunderts ».
[4] Thierry Beherman,« Godfried Schalcken «  , 1988
[5] Nicole Elizabeth Cook, « GODEFRIDUS SCHALCKEN (1643-1706) : DESIRE AND INTIMATE DISPLAY », p 39 http://udspace.udel.edu/bitstream/handle/19716/20679/2016_CookNicole_PhD.pdf

Les pendants de David

20 mars 2020

 Les quatre pendants de David sont intéressants moins par leur structure que par leur valeur de témoignage sur quatre moments particuliers de l’Histoire.

En 1793, David est montagnard, chargé de l’organisation des fêtes civiques et révolutionnaires, ainsi que de la propagande. Du 16 au 19 janvier 1793, il vote pour la mort du roi Louis XVI, ce qui provoque la procédure de divorce intentée par son épouse Marguerite, née Pécoul.

Un pendant militant

David Les Derniers moments de Michel Lepeletier 1793 reconstitutionLes Derniers moments de Michel Lepeletier
reconstitution
David Marat assassine 1793 Musee Royal Beaux Arts Bruxelles 165 x 128Marat assassiné
Musée Royal des Beaux Arts, Bruxelles (165 x 128 cm)

David , 1793

Les Derniers moments de Michel Lepeletier

Le royaliste Philippe Nicolas Marie de Pâris a l’intention de tuer Philippe Égalité, qu’il considère comme un régicide. Il l’attend au Palais Royal, mais comme il ne paraît pas,  Pâris se rend chez le traiteur Février où dîne un autre régicide : le conventionnel Le Peletier et il le tue. Le 29 mars 1793, David présente à la Convention le tableau qu’il a peint (aujourd’hui disparu).


Marat assassiné

La royaliste Charlotte Corday assassine chez lui le 13 juillet 1793 Jean-Paul Marat, révolutionnaire français. À la suite de l’annonce à la Convention de la mort de Marat, le député Guiraut réclame à David de faire pour Marat ce qu’il avait fait pour Lepeletier de Saint-Fargeau, à savoir, représenter la mort du conventionnel par ses pinceaux. Le 14 novembre 1793, David offre à la Convention le portrait de Marat, dès lors exposé et reproduit avec le tableau précédent dans un but avoué de propagande.


La logique du pendant

Peinte en premier, La mort de Lepeletier obéit à une logique ascensionnelle : le regard dépasse le glaive infâme, orné d’une couronne royale et tourné vers le bas, jusqu’à la lumière en hors champ en haut et à droite (voir la direction de l’ombre sous le nez du cadavre).

Pour Marat assassiné, réalisée six mois plus tard, David est contraint de situer la source lumineuse unique au centre des deux pendants, plongeant dans l’ombre de manière dramatique le buste et la blessure de Marat, ce qui n’a pas peu fait pour la célébrité du tableau.

La connaissance du pendant disparu nous donne accès à la valeur symbolique de cette Lumière révolutionnaire qui baigne le front des martyrs, accolés dans leur fraternité  tragique.


Un pendant de couple

Après la chute de Robespierre, David est emprisonné d’août à décembre 1794.
« Pendant l’incarcération de l’artiste, son ex-épouse Marguerite reprend contact avec lui. A sa libération, David se réfugie dans la ferme de Saint-Ouen, à Favières, près de Paris. Émilie Pécoul, épouse de Charles Sériziat et sœur de Marguerite, avait hérité de cette demeure. Les désordres politiques de l’époque conduisent à une nouvelle incarcération du peintre en 1795, à l’issue de laquelle il retourne à la ferme de Saint-Ouen. » [1]

david 1795 portrait-d-emilie-seriziat-et-son-fils-LouvrePortrait d’Emilie Seriziat et son fils Emile david 1795 portrait-de-pierre-seriziat LoivrePortrait de Pierre Seriziat

David, 1795, Louvre

C’est pendant ce second séjour chez sa belle-soeur et son beau-frère qu’il réalise leurs deux portraits , en mai et août 1795. L’enfant représenté avec sa mère est leur fils Emile (2 ans). Ce retour à la famille aura une conclusion inattendue, puisque David et Marguerite Pécoul se re-épouseront en 1796.


La logique du pendant (SCOOP !)

Il s’agit d’un pendant intérieur-extérieur :

  • l’épouse est représentée assise sur un canapé rouge, rentrant de promenade avec son fils, son bouquet de fleurs et son chapeau de paille ;
  • l’époux est quant à lui assis sur un rocher, en tenue de grand air : culotte à l’anglaise en peau de chamois, bottes cavalières, cravache en main et sur la tête un chapeau à la Bourdaloue portant la cocarde nationale [2] .

Loin de toute solennité, les deux affectent des poses conformes à la vogue du naturel :

  • la bonne mère de famille, soucieuse d’éduquer son enfant au contact des fleurs ;
  • l’homme d’action, en tenue élégante mais pratique, maître de lui-même et de la nature (la cravache pour dompter le cheval, la houppelande pour domestiquer le rocher).

Mais l’aspect le plus flagrant de ce pendant de couple est la rupture avec le traditionnel ordre héraldique (voir Pendants solo : homme femme), qui vaut certainement ici comme une proclamation d’égalité, voire même de renversement des rapports de préséance entre les sexes : la place d’honneur va à la Mère.



David 1788 Portrait_of_Monsieur_Lavoisier_and_His_Wife MET 

Antoine Laurent Lavoisier et son épouse Marie Anne Pierrette Paulze
David, 1788, MET

Sept ans plus tôt, David avait peint ce double portrait, emblématique de la position de l’épouse à l’extrême fin de l’Ancien Régime, du moins dans la très haute société. Marie Anne Paulze était par ailleurs une de ses anciennes élèves. Debout, épouse indispensable en robe blanche, elle domine et enveloppe l’époux en habits noirs :

« Pour Lavoisier, soumis à vos lois / Vous remplissez les deux emplois / Et de muse et de secrétaire » (vers de Jean-François Ducis) [3].

Le tableau va encore plus loin dans l’inversion des rôles, en nous montrant Lavoisier tenant la plume en véritable secrétaire.. Afin de rendre cette subordination moins choquante, David a gommé la différence d’âge entre les deux : en 1788, Marie Anne a 30 ans et Antoine 45 ans (elle l’avait épousée en 1771, à peine âgée de 13 ans).


David 1812 Portrait_Mongez Louvre

Portrait de Monsieur et Madame Mongez
David, 1812, Louvre

A comparer avec ce double portrait réalisé sous l’Empire, lorsque le modèle marital sera redevenu plus conventionnel : Angélique Mongez est une femme-peintre, elle-aussi élève de David et son époux est Antoine Mongez, un naturaliste célèbre, de 28 ans plus âgé qu’elle : la différence d’âge, ici bien marqué, conforte le mari dans sa double position d’honneur, par l’âge et par le sexe. Ce couple persévérant a pour particularité amusante de s’être marié trois fois :

  • en 1792 par une simple déclaration de mariage ;
  • en 1793 pour régularisation suite aux nouvelles lois sur l’Etat Civil ;
  • en 1814, pour se conformer aux canons de l’Eglise [4].



Un pendant putatif

David 1787-95 Psyche abandonnee coll priv 80 x 63 cmPsyche abandonnée, 1787-95  

David 1787 La Vestale coll priv 81,3 × 65,4 cmLa Vestale, 1784-87

 David, collection privée (80 x 63 cm)

Je résume ici l’hypothèse de Guillaume Faroult [4a].sur ces deux tableaux, dont on ne sait pas grand chose.

Psyché se désespère, abandonnée par l’Amour qu’elle a épié pendant son sommeil : cette toile inachevée aurait pu être commencée vers 1787, comme pendant à La Vestale, puis reprise par David en 1795, en écho à la solitude et au désespoir durant son emprisonnement.

L’autre tableau nous montre une jeune vestale qui, distraite par une lettre d’amour, en oublie ses devoirs et laisse s’éteindre la lampe à côté d’elle.

La logique de ce pendant, extérieur – intérieur et nu – habillé, serait donc de confronter deux images antiques de la Faute.



Deux pendants officiels

 

David 1807 Le sacre de Napoleon LouvreLe sacre de Napoléon (Sacre de l’empereur Napoléon Ier et couronnement de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804), 1805-08, Louvre [5]

L’intronisation

 

En 1804, David avait reçu la commande de quatre toiles de très grand format pour illustrer les quatre cérémonies qui avaient marqué le couronnement de Napoléon. Ces toiles étaient destinées à décorer les murs de la salle du Trône, mais pour des raisons politiques seule la deuxième et la troisième toile furent réalisées ; la première n’a pas été commencée et la dernière est restée au stade de l’étude préparatoire.

Dans le Sacre, l’avancée du cortège vers le choeur de Notre Dame correspond au sens de la lecture.

L’Intronisation aurait prolongé cette lecture, tout en se situant topographiquement à l’autre bout de la nef : on devait y voir de gauche à droite un dais, Joséphine assise en arrière de Napoléon assis, prêtant sur l’Evangile le Serment constitutionnel devant les quatre Présidents du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat et du Conseil d’Etat, et à droite les portes ouvertes de la cathédrale. [6]


David 1810 Serment_de_l'armee_fait_a_l'Empereur_apres_la_distribution_des_aigles,_5_decembre_1804 VersaillesLa Distribution des Aigles (Serment de l’Armée fait à l’Empereur après la distribution des aigles, 5 décembre 1804), 1810, Versailles [7] Jacques-Louis David, Arrivee de Napoleon Ier à l'Hotel de Ville, 1805, dessin à la plume sur papier (c) RMN-Grand Palais (musee du Louvre) - Stephane MarechalleArrivée de Napoléon Ier à l’Hotel de Ville le 16 décembre 1804, 1805, (c) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) – Stéphane Maréchalle. [8]

Le second pendant aurait eu quant à lui une composition plus statique, bloquée entre les deux façades opposées de la tribune impériale et de l’Hotel de Ville.


La logique de la série

Les quatre toiles respectaient l’ordre chronologique des quatre cérémonies (deux à Notre Dame, une au Champs de Mars et la dernière à l’Hôtel de Ville), mais leur progression avait aussi une signification politique.On sait par une lettre du 19 juin 1806 de David au ministre Daru que les quatre toiles entendaient rendre hommage aux différents ordres de la société française :

  • à l’Empereur (Le Sacre)
  • aux Corps Constitués (l’Intronisation, serment prêté par l’l’Empereur de les respecter)
  • à l’Armée (la distribution des Aigles) ;
  • et en dernier au Peuple (L’Arrivée à l’Hôtel de ville).

Un pendant antique

David 1799 Sabines LouvreLes Sabines, 1785-99 [9] David 1814 Leonidas aux Thermopyles LouvreLéonidas aux Thermopyles, 1800-14 [10]

David, Louvre (531 x 395 cm)

La réalisation de ces deux immenses toiles s’étale sur 19 ans : commencée juste après la première, la seconde toile fut interrompue par les commandes officielles durant la période napoléonienne, et David ne la termina qu’en 1814.

Les deux sujets, l’un tiré de l’Histoire romaine et l’autre de l’Histoire grecque, montrent un moment d’arrêt dans une bataille :

  • les Sabines s’interposent pour arrêter le combat entre Sabins et Romains ;
  • les Spartiates se préparent à se sacrifier pour arrêter l’armée perse.


Les Sabines

David 1799 Sabines Louvre schema
La composition distingue clairement trois zones, chacune marquée par un personnage principal :

  • à gauche les Sabins, conduits par Tatius ;
  • à droite les Romains, conduits par Romulus ;
  • au centre les Sabines autour d’Hersilie, figure emblèmatique d’une division sacrilège, puisqu’elle est la fille de Tatius et l’épouse de Romulus.

La composition est décentrée, de sorte que les Romains apparaissent à l’offensive sous les murs de leur propre ville, tandis que les Sabins reculent. L’antagonisme entre Tatius et Romulus est traduit par l’opposition des postures (de face / de dos) et des armes (glaive / javelot). Tandis que les bras en croix d’Hersilie symbolisent son écartèlement entre les deux camps.


Léonidas aux Thermopyles

David 1814 Leonidas aux Thermopyles Louvre schema

La composition est elle-aussi ternaire :

  • à gauche, trois groupes forment un mouvement circulaire autour de l’autel à Hercule, depuis Eurytus l’aveugle brandissant sa lance jusqu’au soldat qui grave sur le rocher cette inscription : « passant qui va à Sparte, va dire que nous sommes morts pour obéir à ses lois » ;
  • à droite, trois autres groupes forment un autre mouvement circulaire autour de l’arbre, jusqu’à l’archer qui désigne aux Spartiates la direction de l’ennemi ;
  • au centre, Léonidas parfaitement immobile et les yeux tournés vers le ciel échappe à toute cette agitation, encadré de part et d’autre par deux figures statiques : le jeune homme qui renoue sa sandale et Aégis, le beau-frère de Léonidas, mime son attitude pensive.


La logique du pendant (SCOOP !)

David 1799 Sabines Leonidas schema
David devait harmoniser une scène binaire et une scène unitaire : il y parvient par une composition sous-jacente identique, autour d’un grand losange central.

Quelques personnages se répondent :

  • postures de Tatius et Eurytus sur la gauche, personnages nus sur la droite (en vert) ;
  • boucliers ronds de Romulus et Léonidas , en position recto verso (en jaune) ;
  • femme élevant son enfant, soldats élevant leurs couronnes (en vert).

Mais les deux tableaux obéissent chacun à leur logique interne et aux contraintes de la reconstitution archéologique plutôt qu’à une conception unifiée.



Références :

[6]

« L’Intronisation. 2e tableau. L’Empereur assis, la couronne sur la tête, et la main levée sur l’Evangile, prononce le serment constitutionnel, en présence du président du Sénat, du président du Corps législatif, de celui du Tribunat, du plus ancien des présidents du Conseil d’Etat, qui lui en a présenté la formule. Le chef des hérauts d’armes, averti par l’ordre du grand maître des cérémonies, dit ensuite d’une voix forte et élevée : « Le très-glorieux et » très-auguste Empereur Napoléon, Empereur des » Français, est intronisé : Vive l’Empereur ! Les assistants répètent le cri de : « Vive l’Empereur, vive l’Impératrice ! » Les portes du temple sont ouvertes; on aperçoit, au travers, le peuple par son attitude exprimer le même cri, au bruit d’une décharge d’artillerie. Le clergé attend près du trône Sa Majesté pour la reconduire sous le dais. »

Augustin Jal, « Dictionnaire critique de biographie et d’histoire: errata et supplément pour tous les dictionnaires historiques, d’après des documents authentiques inédits », 1872, p 477
https://books.google.fr/books?id=HHlSAAAAcAAJ&pg=RA1-PA477

Les pendants de Van Gogh (1/2)

13 mars 2020

Van Gogh a fait de nombreuses séries et ses toiles ont en général des formats standards. Ce n’est donc pas parce qu’elles ont le même sujet, la même taille et la même date qu’on peut les considérer comme des pendants [1].

Je n’ai retenu ici que les cas avérés  où Van Gogh a, dans ses lettres, déclaré explicitement qu’il s’agissait de pendants, ou les a décrits ensemble. Il se trouve qu’ils datent tous de la période mouvementée de son séjour en Provence : ce qui va nous donner l’occasion d’un parcours différent dans cette histoire tellement racontée.

Van gogh 1887 ete Self-Portrait-with-Grey-Felt-Hat Van Gogh Museum (F 296) 19.0 cm x 14.1 cmAutoportrait au chapeau en feutre gris (F 296) Van gogh 1887 ete Portrait de Theo-with-Straw-Hat F 294 Van Gogh Museum 19.0 cm x 14.1 cmAutoportrait (ou portrait supposé de Théo) au chapeau de paille (F 294)

Van Gogh, été 1887, Van Gogh Museum (19.0 cm x 14.1 cm)

En 2011, l Van Gogh Museum a émis l’hypothèse retentissante que ces deux petites huiles ne seraient pas deux autoportraits de Vincent, mais un double portrait de lui avec son frère. Cette hypothèse a pour principal argument la criante absence de tout portrait de ce frère bien-aimé, ainsi que de menues différences morphologiques.

Invérifiable, l’hypothèse se heurte à trois arguments convaincants :

  • la veuve de Théo, qui possédait les deux huiles, les a toujours considérées comme deux autoportraits de Vincent, et son fils Vincent Willem a toujours repoussé avec véhémence l’hypothèse chaque fois que quelqu’un l’a avancée [2] ;
  • il est étrange que le peintre ait revêtu le chapeau de bourgeois et le marchand de tableaux celui du peintre en extérieur (le Van Gogh Museum invoque une ironie) ;
  • l’orientation identique des deux portraits (trois quart gauche) supprime toute idée d’interaction entre les deux frères, et va à l’encontre de la longue tradition des pendants de couple (voir par exemple le double portrait des frères Giamberti da Sangallo, Les pendants de Piero di Cosimo).

Il aurait fallu une intention bien étrange pour que Van Gogh représente son frère comme un alter-ego superposable, tout en inter-changeant les habits.



Van-Gogh-1888-Orchard-Bordered-by-Cypresses-Yale-University-Art-Gallery.Verger bordé par des cyprès, Yale University Art Gallery (F 513) Van Gogh 1888 orchard-with-peach-trees-in-blossom coll privVerger avec des pêchers en fleur, collection privée (F 551)

Van Gogh, Mai 1888

Trois lettres montrent que Van Gogh considérait ces  toiles comme des pendants.

« Une grande étude sans chassis et une autre sur chassis où il y a beaucoup de pointillé sont inachevées, ce que je regrette car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. L’etude de verger dont tu parles – où il y a beaucoup de pointillé – est la moitié du motif principal de la decoration. L’autre moitié est l’etude de même format sans chassis. »

Lettre 608, A Théo van Gogh. Arles, 10 Mai 1888


« Et à eux deux elles donneraient une idée de l’agencement des vergers d’ici. Seulement moi je considerais une etude trop molle, l’autre trop brutale, toutes les deux manquées. Le temps changeant y était certes aussi pour quelque chôse et puis j’étais comme le russe qui voulait gober trop de terrain dans une journee de marche. »

Lettre 615, A Théo van Gogh. Arles, 28 Mai 1888


« Je suis presque reconcilié avec le verger qui n’était pas sur chassis et son pendant au pointillé. »

Lettre 631, A Théo van Gogh. Arles, 25 Juin 1888.

Une phrase de la seconde lettre suggère une intention panoramique : « car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. » Et effectivement la palissade et la planche sur la rigole prouvent bien l’intention de peindre le même lieu avec des cadrages différents.

Mais l’intention principale reste purement graphique et expérimentale : à une composition centrée sur la rigole et à une touche rapide mais classique, s’opposent une composition décentrée. et une touche pointilliste, qui épouse la floraison blanche et envahit tout le paysage.



La série des « Jardins du poète »

Le pendant de Septembre

Van Gogh 1888 public_garden_shrub_weeping_tree Art Institute of Chicago, ChicagoLe Jardin du poète, Art Institute of Chicago (F468) Van Gogh 1888 public_garden pendantJardin du poète II, perdu, reconstitué d’après le dessin F1465, inclus dans la lettre du 17 septembre 1888 

Van Gogh, Septembre 1888

Je me suis risqué à reconstituer le pendant d’après les croquis qui figurent dans deux lettres à Théo, et qui donnent une bonne description des couleurs. Ce tableau perdu était particulièrement important pour Van Gogh, puisqu’il l’encadra et l’accrocha dans la chambre destinée à Gauguin.

« A partir de 7 heures du matin j’etais assis devant pourtant bien pas grand chôse – un buisson de cèdre ou de cyprès en boule – planté dans l’herbe… Le buisson est vert un peu bronzé et varié, l’herbe est très très verte, du veronèse citronné, le ciel est très très bleu.
La rangée de buissons dans le fond sont tous des laurier roses fous furieux. Ces sacrés plantes fleurissent d’une façon que certes elles pourraient attrapper une ataxie locomotrice. Elles sont chargées de fleurs fraiches et puis de tas de fleurs fanées, leur verdure également se renouvelle par de vigoureux jets nouveaux, inépuisable en apparence.
Un funébre cyprès tout noir se dresse là-dessus et quelques figurines colorées se baladent sur un sentier rose.
Cela fait pendant à une autre toile de 30 du même endroit seulement d’un tout autre point de vue, où tout le jardin est coloré de verts très différents sous un ciel jaune citron pâle. Mais n’est ce pas vrai que ce jardin a un drole de style qui fait qu’on peut fort bien se representer les poetes de la renaissance, le Dante, Pétrarque, Boccace, se baladant dans ces buissons sur l’herbe fleurie. Il est maintenant vrai que j’ai retranché des arbres mais ce que j’ai gardé dans la composition se trouve reellement tel quel. Seulement on l’a surchargé de certains buissons pas dans le caractère, d’ailleurs pour trouver ce caractere plus vrai et plus fondamental voilà la troisième fois que je peins le même endroit.
Or voilà pourtant le jardin qui est tout juste devant ma maison.
Mais ce coin de jardin est un bon exemple de ce que je te disais, que pour trouver le caractère réel des choses d’ici il faut les regarder et les peindre très longtemps.
Car peut être verras tu rien que par le croquis que la ligne est simple maintenant.
Ce tableau ci encore est fort empâté comme son pendant à ciel jaune. » Lettre à Théo du 26 Septembre 1888.

« 3 vues du jardin public devant ma maison. En voici une de ces vues. Un buisson de cyprès ou de Cèdre en boule. d’un vert bouteille. Dans le gazon vert citronné.Derriere une rangée de lauriers roses et 2 figurines. Un ciel bleu de cobalt cru. » Lettre à Théo du 2 octobre 1888


Un prélude en Juillet

Van Gogh 1888 juillet Jardin avec saule pleureur coll priv F428Pelouse ensoleillée: Jardin public de la Place Lamartine, début juillet 1888 , collection privée (F428) Van Gogh 1888 public_garden_shrub_weeping_tree Art Institute of Chicago, ChicagoLe Jardin du poète, septembre 1888, Art Institute of Chicago (F468)

Ces deux vues du même couple arbuste rond / saule pleureur montrent qu’il y avait en fait deux arbustes ronds, le second n’étant plus évoqué que par son ombre au premier plan à gauche. La comparaison illustre bien les quelques libertés que se permet Van Gogh :

« Il est maintenant vrai que j’ai retranché des arbres mais ce que j’ai gardé dans la composition se trouve reellement tel quel. »


Jardins_Lamartine_Plans A.Veran

Jardins Lamartine, Plan A.Véran, 1875

Les vues sont prises en direction du Sud, en direction du clocher de Saint Trophime qu’on voit à gauche du deuxième tableau. Pour autant que les allées des jardins Lamartine aient été réalisés comme prévu par A.Véran, il est possible de situer le parterre aux deux arbres, et l’endroit où Van Gogh se plaçait.


Du pendant à la série

Van Gogh 1888 public_garden_shrub_weeping_tree Art Institute of Chicago, Chicago

Le Jardin du poète, Art Institute of Chicago (F468)

Van Gogh 1888 public_garden pendant

Jardin du poète II, perdu, reconstitué d’après le dessin F1465, inclus dans la lettre du 17 septembre 1888 

Il est possible que les bâtiments à l’arrière-plan du second tableau soient les tours de la porte de la Cavalerie qui feraient ainsi écho, dans ce jardin pétrarquien,  à l’autre élément médiéval que constitue le  clocher.

Les vues sont prises  à des moments consécutifs : tôt le matin (ombres longues et ciel jaune) et dans la matinée (les premiers promeneurs saluent les premières promeneuses). Le buisson en boule sert de motif de jonction. De part et d’autre des lauriers roses, la composition apparie cette forme ronde :

  • horizontalement avec le saule pleureur ;
  • verticalement avec le cyprès funèbre.


Van Gogh 1888 Couple dans un parc a Arles Jardin du Poete IIICouple dans un parc à Arles (Jardin du Poète III), collection privée (F479) Van Gogh 1888 Jardin du Poete IV recoloriseRangée de cyprès avec un couple se promenant, Nationalgalerie, Berlin, détruit en 1937 (F485)

Van Gogh, octobre 1888

 

« Suppose maintenant un sapin bleu vert immense etendant des branches horizontales sur une pelouse tres verte et du sable tacheté de lumiere et d’ombre. Ce coin de jardin fort simple est egayé par des parterres de geraniums mine orange dans les fonds sous les branches noires. Deux figures d’amoureux se trouvent à l’ombre du grand arbre. »

Lettre à Théo du 13 octobre 1888

Voici croquis bien vague de ma derniere toile. Une rangée de cyprès verts contre un ciel rose avec un croissant citron pâle. Avant plan de terrain vague et du sable et quelques chardons. Deux amoureux, l’homme bleu pâle à chapeau jaune, la femme a un corsage rose et une jupe noire. Cela fait la quatrieme toile du “jardin du poete” qui est la décoration de la chambre à Gauguin.

Lettre à Théo du 21 octobre 1888

Le pendant initial se complète ici :

  • en une progression temporelle selon les quatre parties du jour,
  • en une progression narrative : le jardin vide, les premiers promeneurs, les amoureux se rencontrant, les amoureux rentrant chez eux,
  • et probablement en une progression symbolique illustrée par les différents arbres :
    • le saule pleureur (solitude) à côté de la boule (le monde),
    • le cyprès (funèbre) surplombant la boule,
    • le sapin (protecteur des amoureux),
    • la haie de cyprès (frontière entre le jardin public et le terrain vague avec des chardons (paradis perdu).


Une géographie amoureuse

Van Gogh Jardin de la cavalerie plan

Plan du quartier de la Cavalerie, carte de 1907

La connotation érotique des Jardins de la Cavalerie, pour Van Gogh, n’est pas douteuse, puisqu’il les traversait chaque fois qu’il sortait de chez lui pour se rendre aux maisons de tolérance, rue de la Glacière et rue d’Arles.

« C’est un jardin public où je suis, tout près de la rue des bonnes petites femmes, et Mouries par exemple n’y entrait guere lorsque pourtant presque journellement nous nous promenions dans ces jardins mais de l’autre côté (il y en a 3). Mais tu comprends que juste cela donne un je ne sais quoi de Boccace à l’endroit. Ce côté-là du jardin est d’ailleurs pour la meme raison de chastete ou de morale, degarni d’arbustes en fleur tel que le laurier rose. C’est des platanes communs, des sapins en buissons raides, un arbre pleureur et de l’herbe verte. Mais c’est d’une intimité. Il y a des jardins de Monet comme cela. » Lettre à Théo, 18 septembre 1888

Ce passage suggère que le premier pendant (aux lauriers roses) est pris dans le jardin bienséant, côté Rhône ; et le second pendant dans le jardin dangereux, côté bordels Il est malheureusement impossible de s’en assurer, aucune photographie de ces jardins n’ayant été conservée.


La sublimation esthétique

L’idée d’en faire une décoration pour la chambre du compagnon tant attendu sublime la série en un hommage poétique aux poètes amoureux du passé :

« Pour la chambre où vous logerez j’ai bien exprès fait une décoration, le jardin d’un poète… Le banal jardin public renferme des plantes et buissons qui font rever aux paysages où l’on se représente volontiers Botticelli, Giotto, Petrarque, le Dante et Boccace. Dans la décoration j’ai cherché à démêler l’essentiel de ce qui constitue le caractere immuable du pays. Et j’eusse voulu peindre ce jardin de telle façon que l’on penserait à la fois au vieux poete d’ici (ou plutôt d’Avignon), Petrarque, et au nouveau poète d’ici – Paul Gauguin ». Lettre à Gauguin du 3 octobre 1888

Ainsi sur le mur de sa chambre Gauguin pourrait voir « l’essentiel » du jardin, et le comparer, par la fenêtre, avec la réalité


La répétition comme acte créatif

Ce cas est emblématique pour cerner la notion de répétition chez Van Gogh :

  • début juillet, l’arbuste en boule attire son attention pour le premier tableau ;
  • début septembre, il s’en sert comme motif de jonction dans un premier pendant célébrant la floraison des lauriers roses, à visée essentiellement plastique et chromatique ;
  • en octobre, il le prolonge par un second pendant dont le motif de jonction est maintenant le conifère (l’opposé symbolique de la boule, introduit dans le deuxième tableau).

Ainsi se constitue progressivement, sans projet préétabli, une série de quatre dont la finalité est maintenant décorative et démonstrative, motivée par l’arrivée de Gauguin :

« …j’ai tout de même poussé aussi avant que j’ai pu ce que j’avais en train dans le grand désir de pouvoir lui montrer du neuf. et de ne pas subir son influence (car certes il aura j’espère de l’influence sur moi) avant de pouvoir lui montrer indubitablement mon originalité propre. Quand même celle là il la verra dans la décoration telle qu’elle est maintenant. » Lettre à Théo, 21 octobre 1888

Cette absence d’intention préalable empêche la série d’acquérir une signification univoque, comme le note David J.Getsy [2a] :

« ‘il n’y a pas de thème unifié ni unique de l’amour qui organise la série. Elle semble plutôt rejouer un problème récurrent dans la pratique de Van Gogh : comment équilibrer le désir de complexité symbolique et la foi en une peinture basée sur l’observation et non sur l’invention. »

Dans la même période, Van Gogh a peint, toujours dans le même format 30, trois autres vues du même jardin (les entrées) , mais qui ne se constituent pas en série (F470, F471, F472) [2b])



A l’automne de la même année, Van Gogh va peindre deux pendants très connus, non plus sur les arbres fleuris , mais sur les feuilles qui tombent. Entre les 28 et 31 octobre (juste avant qu’une période de fortes pluie les confinent à l’atelier), Van Gogh et Gauguin se rendent au cimetière antique d’Arles peindre « l’allée des amoureux » (les Arlésiennes étaient célèbres pour leur beauté).

Les toiles qui en résultent (quatre pour Vincent, deux pour Paul) sont les premières qu’ils peignent ensemble. D. Druick and P. Zegersont pu reconstituer avec précision le déplacement des deux peintre durant ces journées [3].: nous allons les suivre pas à pas.

van gogh 1888 les alyscamps F 568(vers Saint Honorat) (F568) Basil and Elise Goulandris Foundation, Athens, Greece Van Gogh L'allee des Alyscamps (F 569)(vers la sortie) (F569) Collection privée

Allée des Alyscamps
Van Gogh, 1888

Pour peindre la première toile, Van Gogh s’est placé à l’entrée de l’allée : le regard s’enfonce jusqu’à l’église Saint Honorat, croisant au passage une femme et un militaire qui ont terminé la visite et se dirigent vers la sortie en se rapprochant l’un de l’autre.

L’autre vue en prend l’exact contre-pied ; elle est prise dans l’autre sens, en direction de la sortie, et le regard croise deux passants qui se dirigent séparément vers l’église.

Remarquer à gauche de l’une et à droite de l’autre le talus qui sépare l’allée du canal de Craponne des ateliers du chemin de fer  situées derrière.


Gauguin 1888 Les Alyscamps Musee d'OrsayLes Alyscamps, Musée d’Orsay Gauguin 1888 Allee des Alyscamps Museum of Art, Tokyo.Allée des Alyscamps, Museum of Art, Tokyo

Gauguin, 1888

Pendant que Van Gogh peignait à l’entrée de l’allée, c’est sur ce talus que Gauguin s’était placé pour peindre lui-aussi une vue vers l’église, ne mentionnant la présence des ateliers que par une discrète fumée. Quand Van Gogh  Quand celui-ci vint le rejoindre pour son deuxième tableau, il se plaça dos à dos avec lui pour peindre son second tableau, le porche d’entrée de Saint Honorat. On peut constater que contrairement aux vues opposées de Van Gogh, les deux toiles de Gauguin n’ont rien pour faire des pendants : vues dans le même sens, format vertical et horizontal.

Plus tard, Gauguin remonta sur le talus pour continuer son premier tableau, et Van Gogh vint le rejoindre pour peindre deux vues plongeantes, qui suivent la même logique que pour le premier pendant : l’une en direction de l’église, l’autre en direction de la sortie.



Van Gogh Alyscamps schema
Ce schéma récapitule les positions des peintres pour les six toiles.


 

van gogh 1888 falling-autumn-leaves-2Feuilles mortes aux Alyscamps (vers Saint Honorat), Rijksmuseum Kröller-Müller, Otterlo (F486) Les Alyscamps Falling Autumn Leaves by Van Gogh.jpgFeuilles mortes aux Alyscamps (vers la sortie) Collection Niarchos, en prêt au Kunsthaus, Zürich (F487)

Van Gogh, 1888 

« Moi j’ai fait deux études d’une chûte des feuilles dans une allée de peupliers et une troisieme étude de l’ensemble de cette allee, entièrement jaune. Je déclare ne pas comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure alors que théoriquement il m’est parfois si difficile de concevoir la peinture de l’avenir comme autre chose qu’une nouvelle serie de puissants portraitistes simples et comprehensibles à tout le grand public…. Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’ecrire aussi et te serre bien la main en pensee.

« Vincent a fait deux études de feuilles tombantes dans une allée qui sont dans ma chambre et que vous aimeriez bien. sur toile à sac très grosse mais très bonne »

Lettre 716, Vincent van Gogh et Paul Gauguin à Emile Bernard. Arles, 1 ou 2 Novembre 1888.


« Moi j’ai fait deux toiles d’une chûte des feuilles que Gauguin aimait je crois… Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite. C’est des troncs de peupliers lilas coupés par le cadre là où commencent les feuilles. Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite & à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu.– Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche epaisse de feuilles orangées et jaunes – tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.

La deuxieme toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule »

Lettre 717, à Théo Van Gogh, Arles, 6 novembre 1888


Van Gogh révèle entre les lignes l’arrière plan symbolique de ces deux études : le cadrage étroit permet la métaphore entre les troncs et des colonnes. Ainsi, cette allée antique où l’on défile entre les tombes est elle-même un long tombeau, dans lequel une mort jaune tombe comme une neige.

La lettre n’emploie pas explicitement le mot  « pendant », mais souligne une opposition entre les personnages : d’un côté un couple d’amoureux, de l’autre un vieillard et une femme ayant perdu ses charmes.


La logique du pendant (SCOOP !)

 

van gogh 1888 falling-autumn-leaves-2 Les Alyscamps Falling Autumn Leaves by Van Gogh.jpg

 

La symétrie entre les deux compositions (le talus, huit troncs, deux sarcophages, un couple de passants) souligne leur caractère construit et symbolique : le couple d’amoureux se dirigeant vers l’église (le mariage) s’oppose au couple de vieillards se dirigeant vers la sortie (le cimetière) : les amoureux passent entre deux bancs (où l’on s’allonge pour se conter fleurette), les vieux entre deux sarcophages (où l’on se couche définitivement).



van gogh 1888 falling-autumn-leaves-1 detail
Cette belle femme qui les suit, dans une robe dont la couleur rouge semble émaner du tapis de feuilles mortes, pourrait bien une image discrète, élégante et citadine de la Mort.

L’intense charge symbolique portée par ces personnages schématiques est sans doute une des réponses à la question que Vincent lui-même se pose : « comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure ».



Van Gogh 1888 12 Vincent's-Chair-with-His-Pipe The National GalleryLa chaise de Vincent avec sa pipe, National Gallery (F 498) Van Gogh 1888 11 Paul-Gauguin's-Armchair Van Gogh Museum AmsterdamLe fauteuil de Paul Gauguin, Museum Amsterdam (F 499)

Van Gogh, novembre 1888 à janvier 1889

Vincent a entrepris ce pendant durant sa cohabitation avec Gauguin (arrivé à Arles le 23 octobre) :

« En attendant je peux toujours te dire que les deux dernieres etudes sont assez drôle. Toiles de 30, une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour). Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siege deux romans et une chandelle. »

Lettre 721, A Théo van Gogh. Arles, 19 November 1888

La lettre indique clairement le sens d’accrochage : les deux sièges ne se tournent pas le dos, comme certains l’ont spéculé, compte-tenu des relations conflictuelles entre les deux artistes.

La logique première du pendant, du moins celle que Vincent affiche, est purement plastique : effet de jour pour Vincent, effet de nuit pour Paul.

On ne peut manquer d’en voir d’autres, qui ont chacune leur part de vérité (sauf la dernière) :

  • déférence de l’hôte (chaise de paille et carrelage) envers l’invité (fauteuil et tapis) ;
  • critique implicite de l’artiste proche des petites gens (la caisse d’oignons avec la signature) envers un bourgeois, même bohême ;
  • caractère hollandais (tabac et pipe) contre caractère français (romans et chandelle) ;
  • inspiration par la nature (bulbes au soleil) ou par la culture (livres sous le bec de gaz) ;
  • désir homosexuel latent de Van Gogh pour un Gauguin bisexuel (bougie phallique et fauteuil utérin) [4]

Le thème des chaises vides comme symbolisant la Mort est présent depuis longtemps dans les écrits de Van Gogh [4a], mais l’idée initiale du pendant est sans doute l’inverse : exorciser cette inquiétude par une présence symbolique massive. C’est ainsi que le bec de gaz au mur, avec sa commande mise en évidence (c’est Vincent qui avait fait installer en octobre cette nouveauté onéreuse, dans l’atelier et dans la cuisine) , peut être vu comme l’antidote à la consumation inexorable de la bougie.

Lorsque Vincent reparle du pendant, c’est depuis l’autre côté du drame : Gauguin a quitté Arles à Noël, Vincent vient de sortir de l’hôpital après l’épisode de l’oreille coupée, et est en train d’achever sa propre chaise, qu’il appelle maintenant « le pendant » :

« Je voudrais bien que de Haan voie une étude de moi d’une chandelle allumée et deux romans (l’un jaune, l’autre rose) posees sur un fauteuil vide (justement le fauteuil de Gauguin), toile de 30 en rouge et vert. Je viens de travailler encore aujourd’hui au pendant, ma chaise vide à moi, une chaise de bois blanc avec une pipe et un cornet de tabac. Dans ces deux etudes comme dans d’autres j’ai moi cherché un effet de lumière avec de la couleur claire – de Haan comprendrait probablement ce que je cherche si tu lui lis ce que je t’écris à ce sujet. »

Lettre 736 A Théo van Gogh. Arles, 17 Janvier 1889.

L’adverbe « justement » souligne que que le fauteuil a inversé sa signification : il ne célèbre plus la présence symbolique de Gauguin, mais traduit son manque physique. Et on peut se demander si l’expression « ma chaise vide à moi » ne signifie pas une autre forme d’absence, celle de Vincent à lui-même.


Un auto-portrait symbolique

Van Gogh 1889 janvier Nature morte avec planche a dessin et oignons musee Kroller-Muller Otterlo (F 604)

Nature morte avec planche a dessin et oignons
Van Gogh, janvier 1889; musée Kröller-Müller, Otterlo (F 604)  [4b]

Dans les jours qui suivent sa sortie de l’hôpital d’Arles (le 7 janvier), il dispose sur une planche à dessin, comme des offrandes sur un autel :

  • au centre les objets provenant de sa propre chaise (oignons, blague à tabac et pipe) ;
  • à gauche les symboles de ses excès (la bouteille d’absinthe vide, la cruche pleine de café) :
  • à droite ceux de ses espoirs :
    • le soutien fraternel (un bâton de cire à cacheter, une lettre de Théo -probablement celle du 23 décembre 1888, qui contenait un billet de 100 francs),
    • la santé (le Manuel de la Santé de Raspail, qui préconise l’oignon comme remède à tous les maux),
    • le retour à la vie (la boîte d’allumettes, la bougie et l’allumette qui a servi à la rallumer désignant la lettre de Théo).

Une sorte d’exorcisme (SCOOP !)

Van Gogh 1889 janvier Nature morte avec planche a dessin et oignons musee Kroller-Muller Otterlo (F 604) detail

D’après les oblitérations, il s’agit probablement de celle reçue au matin du 23 décembre 1888 qui lui annonçait les fiançailles de son frère : un événement inquiétant pour Vincent, et capital pour le déclenchement de sa crise de folie le soir même ([5], p 227). Mais elle contenait également un élément consolant, un billet de 100 francs (lettre à Théo du 17 janvier 1889). Placer la lettre fatidique du côté ouvert sur l’avenir serait ainsi une manière de tourner la page sur cette histoire.

Il est tout aussi significatif que les deux objets symboliques de la chaise de Gauguin (le livre, la bougie allumée) soient ici placés dans le camp de Théo :

l’amour fraternel remplace l’amitié déçue.


Van-gogh 1885 Nature morte a la Bible ouverte Musee van Gogh Amsterdam
Nature morte a la Bible ouverte
Van Gogh, 1885, Musée Van Gogh, Amsterdam

La place de cette lettre ambivalente en bas à droite évoque celle de la « Joie de Vivre » de Zola, dans cet autre tableau-bilan où la bougie, cette fois éteinte, renvoyait à la mort récente de son père. Le petit livre jaune au pied du livre d’Isaïe peut à la fois être interprété comme un rejet de la religion et le manifeste d’une liberté retrouvée, que comme le symbole d’une foi personnelle et renouvelée.


Sa place vide

Moins d’un mois plus tard, Vincent est à l’asile à Saint-Rémy-de-Provence et, pour le critique Albert Aurier, il reconstruit l’histoire a posteriori :

« Quelques jours avant de nous séparer, alors que la maladie m’a forcée d’entrer dans une maison de Santé, j’ai essayé de peindre “sa place vide”. C’est une étude de son fauteuil en bois brun rouge sombre, le siège en paille verdâtre et à la place de l’absent un flambeau allumé et des romans modernes. Veuillez à l’occasion, en souvenir de lui, un peu revoir cette étude laquelle est toute entière dans des tons rompus verts et rouges. »

Lettre 853, A Albert Aurier, Saint-Rémy-de-Provence, 9 ou 10 février 1890.



 

Van Gogh 1889 April Dortoir a l'hopital d'Arles , Sammlung Oskar Reinhart, Winterthur (F646)Dortoir a l’hôpital d’Arles (F646) Van Gogh 1889 April Jardin de l'hopital d'Arles Sammlung Oskar Reinhart, Winterthur F519Jardin de l’hôpital d’Arles (F519)

Van Gogh, Avril 1889, Sammlung Oskar Reinhart, Winterthur

Ces deux toiles sont attestées comme pendants dans la lettre à Théo du 28 avril et 2 mai 1888 :

Je travaille cependant et viens de faire deux tableaux de l’hospice. l’un une salle, une très longue salle avec les rangées de lits à rideaux blancs où se meuvent quelques figures de malades. Les murs, le plafond aux grandes poutres, tout est blanc d’un blanc lilas ou d’un blanc vert. Ca et là une fenêtre à rideau rose ou vert clair.Le carreau en briques rouges. Au fond une porte surmonté d’un crucifix. c’est très très simple. 

Et alors comme pendant, la cour intérieure.– C’est une galerie à arcades comme dans des batiments arabes, blanchie à la chaux. Devant ces galeries un jardin antique avec un étang au milieu et 8 parterres de fleurs, du myosotys, des roses de noël, des anémones, des renoncules, de la giroflée, des marguérites. Et sous la galerie des orangers et des lauriers roses. C’est donc un tableau tout plein de fleurs et de verdure printanière. Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant le traversent comme des serpents et sur le premier plan quatre grands buissons tristes de buis sombres. »

La composition oppose une vue en perspective frontale, scandée par les lits et les poutres, et une vue latérale en plongée, scandée par les arcades. La seconde montre ce qu’on verrait depuis la première, si on sortait sur le balcon : les malades en étoile autour du poêle se métamorphosant en parterres de fleurs autour du bassin, et le tuyau branché sur le poêle en tronc jouxtant le bassin.

Bien que Vincent ne le mentionne pas, il s’est probablement représenté dans le malade en chapeau de paille qui lit son journal à côté du poële. Et le bac à charbon anodin est celui dans lequel il avait tenté de sa laver lors de sa seconde crise, en décembre ([5], p 258)

L’autre tableau est également peuplé de souvenirs personnels : soeur Marie-Coeur de Jésus sortant du dispensaire, le jardinier Louis Auran portant une pelle et, au premier étage, les malades prenant le soleil devant la Salle des Hommes ([5], p 270).



Van Gogh 1888 Entree du Jardin Public Philipps collection Washington F566Entrée du Jardin public, Octobre 1888, Philipps collection Washington (F566) Van Gogh 1889 mai Allee de marronniers en fleurs collection privee F517Allée de marronniers en fleurs, Mai 1889, collection privée (F517)

Un pendant est mentionné dans la lettre à Théo du 2 Mai 1889 :

« Cependant la santé va fort bien et je travaille un peu. j’ai en train une allée de maronniers à fleurs roses avec un petit cérisier en fleur et une plante de glycine et le sentier du parc tâcheté de soleil et d’ombre. Cela fera pendant au jardin qui est dans le cadre en noyer. »

L’identification du « jardin qui est dans le cadre en noyer » est discutée : on sait que deux des tableaux de la série du Jardin du poète avaient un cadre en noyer, mais ils formaient déjà des pendants, comme nous l’avons vu. Il y a toute les chance que l’Entrée du Jardin d’été ait eu aussi un tel cadre, et que Van Gogh ait voulu apparier ces deux compositions optimistes, dans un contraste automne / printemps mettant entre parenthèse la période sombre de son internement.


Van Gogh 1888 La chambre à coucher Van Gogh Museum F482La chambre à coucher, 1888, Van Gogh Museum (F482) Van Gogh 1889 Champ de ble apres l'orage Ny Carlsberg Glyptotek Copenhague F611Champ de ble après l’orage, juin 1889, Ny Carlsberg Glyptotek Copenhague (F611)


« Que te dirai-je de neuf, pas grand chôse. J’ai en train deux paysages (toiles de 30) de vues prises dans les collines. l’un est la campagne que j’aperçois de la fenêtre de ma chambre à coucher. Sur l’avant plan un champ de blé ravagé et flanqué par terre après un orage. Un mur de cloture et au dela, de la verdure grise de quelques oliviers, des cabanes et des collines. Enfin dans le haut de la toile un grand nuage blanc & gris noyé dans l’azur. C’est un paysage d’une simplicité extrême – aussi de coloration. Cela irait comme pendant à cette étude de chambre à coucher qui est endommagée« .
Lettre à Théo du 9 juin 1889

Il est clair que l’idée d’appariement est ici ironique et mélancolique : La chambre à coucher avait été endommagée par l’humidité dans l’atelier délaissé pendant la maladie de Vincent ; le champ de blé ravagé par l’orage fournit une triple association pessimiste :

  • avec la chambre à coucher de la Maison Jaune remplacée par celle de l’asile,
  • avec la toile endommagée ;
  • avec la santé dévastée.



Van Gogh 1889 mai Starry_Night_ Moma 73 x 92.La nuit étoilée, MOMA, New York (73,7 x 92,1 cm) (F 612) Van Gogh 1889 Olives with Les Alpilles in the Background, Saint-Remy coll privOliviers avec les Alpilles dans le fond, Saint-Rémy, collection privée (72 x 92 cm) (F 712)s

Van Gogh, juin 1889

Van Gogh ne mentionne pas explicitement ces toiles comme étant des pendants, mais les cite ensemble dans sa lettre à Théo du 18 juin 1889. En l’absence de toute autre indication de sa part, la célébrissime Nuit étoilée a fait l’objet d’un déluge d’interprétations [5a], tandis que l’autre est en général passé sous silence.

M.Shapiro interprète La Nuit étoilée comme une référence au « thème apocalyptique de la femme dans les douleurs de l’accoucheement, ceinte du soleil et de la lune et couronnée d’étoiles, dont le nouveau-né est menacé par le dragon » ; et voit, en contrepartie, dans le nuage de l’autre toile, une mère avec son enfant.

Sans aller aussi loin, Pickwance ([5b], p 101) note que les deux toiles, qui s’opposent par la méthode de composition (La nuit étoilée est un patchwork d’oeuvres antérieures, l’autre toile est peinte sur le motif) est aussi une opposition Nuit et Jour. Il note également que le clocher exagérément pointu en fait moins une vue de Saint Rémy qu’une réminiscence des villages néerlandais.


Van Gogh 1889 juin Starry_Night dessin Shchusev State Museum of Architecture.F1540, Shchusev State Museum of Architecture, Moscou Van Gogh 1889 Olives with Les Alpilles in the Background dessin MomaF 1544, MOMA, New York

Les deux dessins que Vincent a réalisés pour Théo en juin ont l’avantage de souligner les points-clés des deux compositions, moins sensibles dans les peintures :

  • dans la vue de nuit, Vincent à rajouté les fumées des cheminées, qui montent vers le ciel en escalier depuis le clocher ;
  • dans la vue de jour, les deux oliviers font écho aux deux rochers.

La logique du pendant (SCOOP !)

Les contrastes entre les deux toiles en font des pendants très probables :

  • abstraction en atelier, réalisme sur le motif ;
  • nuit d’hiver « à la hollandaise », jour d’été provençal ;
  • trois quart de ciel sans nuages, un quart de ciel nuageux ;
  • un unique arbre des mort, un couple d’arbres de la paix ;
  • élévation solitaire vers le ciel, double ancrage dans la terre.

On ne peut non plus exclure une interprétation religieuse :

  • l’olivier évoque pour Van Gogh le Christ au Jardin de Gethsémani, un tableau qu’il avait détruit en octobre 1888 : donc l’échec et la douleur ;
  • le cyprès (arbre funèbre, mais toujours vert), le clocher et les étoiles sont quant à eux des symboles de permanence et de consolation.



Van Gogh 1889 The Reaper Kroller-Muller Museum, Otterlo, Netherlands

Le faucheur, Kroller-Muller Museum, Otterlo, Netherlands (F 617)
Van Gogh, , juin 1889 (73 x 92 cm)

« J’ai un champ de blé tres jaune et très clair, peut etre la toile la plus claire que j’aie faite. Les cyprès me preoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols parce que cela m’étonne qu’on ne les aie pas encore fait comme je les vois. C’est beau comme lignes et comme proportions, comme une obelisque egyptienne. Et le vert est d’une qualité si distinguée. C’est la tache noire (sombre) dans un paysage ensoleillé mais elle est une des notes noires les plus interessantes, les plus difficiles à taper juste que je puisse imaginer. Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire. Pour faire la nature ici comme partout il faut bien y être longtemps. »

Lettre 783, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 25 Juin 1889

Dans une autre lettre, il précise que la toile « représente l’extrême chaleur«  (Lettre 784, A Theo van Gogh,. Saint-Rémy-de-Provence, 2 juillet 1889.

« Le travail va assez bien – je lutte avec une toile commencée quelques jours avant mon indisposition. Un faucheur, l’étude est toute jaune, terriblement empâtée mais le motif était beau et simple. J’y vis alors dans ce faucheur – vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne – j’y vis alors l’image de la mort, dans ce sens que l’humanité serait le blé qu’on fauche. C’est donc si tu veux l’opposition (l’opposé) de ce semeur que j’avais essayé auparavant. Mais dans cette mort rien de triste, cela se passe en pleine lumière avec un soleil qui inonde tout d’une lumière d’or fin. Bon m’y revoila, je ne lâche pourtant pas prise et sur une nouvelle toile je cherche de nouveau. Ah, je croirais presque que j’ai une nouvelle periode de clair devant moi. »

Lettre 800, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 5 et 6 Septembre 1889.

Vincent associe clairement la clarté de la toile aux périodes de rémission dans sa maladie.


« à Présent pour ce faucheur – d’abord je croyais que la repetition (copie) en grand format que je t’envoie était pas mal – mais ensuite lorsque les jours de mistral et de pluie sont venues j’ai préféré la toile faite sur nature qui me paraissait un peu drôle. Mais non, quand il fait un temps froid et triste c’est precisement celle là qui me fait ressouvenir de cette fournaise d’été sur les blés chauffés à blanc et donc l’exagération n’y est pas tant que ça. »

Lettre 806, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 28 Septembre 1889.

La « répetition » est la copie du Faucheur, faite en atelier, qui se trouve au Van Gogh Museum (F 618)

« As tu vu une étude de moi avec un petit faucheur. Un champ de blé jaune et un soleil jaune.– Ca n’y est pas – et pourtant là-dedans j’ai encore attaqué cette diable de question du jaune.–Je parle de celle qui est empatée et fait sur place, non de la repetition à hachures où l’effet est plus faible. Je voulais faire cela en plein souffre.« 

Lettre 822, A Emile Bernard. Saint-Rémy-de-Provence, 26 Novembre 1889.



Début Octobre 1889, Vincent revient au même champ du Faucheur pour entreprendre une autre toile.


Van Gogh 1889 Landscape_at_Saint-Remy_(Enclosed_Field_with_Peasant) Indianapolis Museum of Arts

Paysage à Saint-Remy (Champ labouré avec un homme portant une gerbe de paille), Indianapolis Museum of Art
Van Gogh, 1889 (73 x 92 cm) (F 641)

Il en parle tout de suite à Emile Bernard :

« Ainsi il y a aussi une toile de 30 avec des terrains labourés lilas rompu et fond de montagnes qui montent tout en haut de la toile, donc rien que des terrains rudes et rochers avec un chardon et herbes sèches dans un coin et un petit homme violet et jaune. Cela te prouvera j’espère que je ne suis pas ramolli encore ».

Lettre 809, A Emile Bernard, Saint-Rémy, 8 Octobre 1889.

Et le même jour, à son frère qui a déjà le Faucheur à Paris;, il indique sa motivation profonde :

« Je viens de rentrer une toile à laquelle je travaille depuis quelque temps representant encore le même champ du faucheur. À present c’est des mottes de terre et le fonds les terrains arides puis les rochers des Alpines. Un bout de ciel bleu vert avec petit nuage blanc & violet. Sur l’avant plan: Un chardon et des herbes sèches. Un paysan trainant une botte de paille au milieu. C’est encore une etude rude et au lieu d’être jaune presqu’entierement cela fait une toile violette presque tout à fait. Des violets rompus et neutres.Mais je t’ecris cela parce que je crois que cela complètera le faucheur et fera mieux voir ce que c’est. Car le faucheur parait fait au hasard et ceci avec le mettra d’aplomb. Aussitôt seche je te l’envoie avec la repetition de la chambre à coucher. Je te prie beaucoup de les montrer, si l’un ou l’autre verra les etudes, ensemble à cause de l’opposition des complémentaires. »

Lettre 810, A Théo Van Gogh , Saint-Rémy, 8 octobre 1889


« Champ labouré avec fond de montagnes – c’est le même champ du faucheur de cet été et peut y faire pendant; je crois que l’un fera valoir l’autre. »

Lettre 834, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 3 Janvier 1890


Van Gogh 1889 The Reaper Kroller-Muller Museum, Otterlo, Netherlands Van Gogh 1889 Landscape_at_Saint-Remy_(Enclosed_Field_with_Peasant) Indianapolis Museum of Arts

Au final, Vincent n’a pas utilisé l’opposition facile entre les symboles du faucheur et du semeur qu’il évoque dans sa lettre à Théo du 5 et 6 Septembre 1889. Le paysan qui ramène dans le champ labouré une brassée prise parcimonieusement dans la meule ressemble au peintre lui-même, retrouvant une touche de jaune rescapée des impressions de l’été, lorsqu’il taillait en pleine pâte dans la masse soufrée des blés.


Van Gogh 1889 Verger en fleurs avec une vue d'Arles Neue Pinakothek Munich F516Verger en fleurs avec une vue d’Arles, avril 1889, Neue Pinakothek, Münich (F516) Van Gogh 1889 Wheatfield at sunrise coll privChamp de blé au soleil levant, novembre 1889, collection privée (F 737)

« Je crois que les 6 tableaux pour les Vingtistes feront comme cela un ensemble, le champ de blé fera fort bien pendant au verger. » Lettre à Théo, 19 novembre 1889

C’est sans doute la composition en éventail ascendant, et l’opposition des lumières, et des saisons, qui justifie cet appariement a posteriori.Mais Vincent change d’avis quelques jours après, en proposant un appariement avec une nouvelle toile :

van Gogh 1889 Le jardin de l'asile Van Gogh Museum AmsterdamLe jardin de l’asile, Van Gogh Museum Amsterdam Van Gogh 1889 Wheatfield at sunrise coll privChamp de blé au soleil levant (71 x 90,5 cm) (F 737), collection privée

Van Gogh, novembre 1889

Théo les décrit comme des pendants dans sa lettre à Emile Bertrand du 26 Novembre 1889 :

Une sensation d’angoisse

« Une vue du parc de la maison de santé où je suis, à droite une terrasse grise, un pan de maison, quelques buissons de roses déflories, à gauche le terrain du parc – ocre rouge – terrain brulé par le soleil couvert de brindilles de pin tombées. Cette lisière de parc est plantée de grands pins aux troncs & branches ocre rouge, au feuillage vert attristé par un mélange de noir. Ces hauts arbres se détachent sur un ciel du soir strié de violet sur fond jaune. le jaune tourne dans le haut au rose, tourne au vert. Une muraille – ocre rouge encore – barre la vue et n’est dépassé que par une colline violette et ocre jaune.– Or le premier arbre est un tronc énorme mais ,Une branche laterale cependant s’élance très haute et retombe en avalanche de brindilles vert sombre.
Ce géant sombre – comme un orgueuilleux défait – contraste en tant que consideré comme caractère d’être vivant, avec le sourire pâle d’une dernière rose sur le buisson qui se fâne en face de lui. Sous les arbres des bancs de pierre vide, du buis sombre. le ciel se reflète jaune après la pluie dans une flaque. Un rayon de soleil – le dernier reflet – exalte jusqu’à l’orangé l’ocre sombre – des figurines noires rodent cà et là entre les troncs. Tu comprendras que cette combinaison d’ocre rouge, de vert attristé de gris, des traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d’angoisse, dont souffrent souvent certains de mes compagnons d’infortune, qu’on appelle “voir rouge”. »

Une impression de paix

« Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé.– Des lignes fuyantes de sillons montent haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas. Le champ est violet et jaune vert. Le soleil blanc est entouré d’une grande auréole jaune. Là-dedans j’ai par contraste à l’autre toile cherché à exprimer du calme, une grande paix. »


La logique du pendant

Dans sa lettre, Van Gogh ne s’appesantit pas les « trucs de cuisine » qu’il emploie (« Savoir diviser une toile ainsi en grands plans enchevêtrés, trouver des lignes, des formes faisant contraste ») mais ils sont assez évidents :

  • soleil couchant / soleil levant ;
  • ombre partout / ombre à la limite du mur ;
  • pins inutiles bouchant le ciel / blés féconds couvant la terre ;
  • silhouettes errantes / vide d’hommes ;
  • achèvement (« ciel du soir », « roses déflories », « terrain brulé « , « frappé par la foudre et scié »), renouvellement (« soleil levant sur un champ de jeune blé »)
  • enfermement (« Une muraille barre la vue ») / ouverture (« Des lignes fuyantes de sillons montent haut dans la toile ») .

A la terrasse étroite mitée par les flaques, coincée entre le parc désert et le long bâtiment opaque, s’oppose le champ immense uniformément vert, s’élargissant en éventail jusqu’à la petite maison.



Van Gogh 1890 avril Femmes cuillant des olives F656 NGA Washington2Femmes cueillant des olives, NGA, Washington (F656) Van Gogh 1890 avril Oliveraie Minneapolis Institute of Arts F710Oliveraie, Minneapolis Institute of Arts (F710)

Van Gogh, avril 1890

« Le reste des toiles c’est maigre, n’ayant pas pu travailler depuis deux mois je suis bien en retard. Tu trouveras que les oliviers à ciel rose sont le meilleur, avec les montagnes, je m’imagine; les premiers vont bien comme pendant à ceux au ciel jaune. » Lettre à Théo, 29 avril 1890

Le pendant se justifie chromatiquement par le contraste entre ciel rose et ciel jaune, et symboliquement par celui entre l’échelle et la montagne. Mais il reprend aussi d’une manière purement graphique la thématique enfermement/ouverture amorcée en novembre avec pendant Le jardin de l’asile / Champ de blé au soleil levant :

  • d’un côté une vue frontale au centre bloqué par les trois femmes sur l’échelle,
  • de l’autre une échappée vers le lointain et le haut : les montagnes et le soleil.

Van Gogh va retravailler cette idée dans ses deux derniers pendants.



Van Gogh 1890 juin Sous-bois avec couple F773Sous-bois avec couple, Cincinnati Art Museum (F773) Van Gogh 1890 juin La plaine d'Auvers Kunsthistorisches Museum Vienne F775La plaine d’Auvers, Kunsthistorisches Museum Vienne (F775)

Van Gogh, juin 1890

Dans sa lettre du 24 juin 1890 a Théo, Vincent désigne ces deux toiles comme pendants :

« Puis j’ai une toile longue d’un mètre sur 50 centimetres seulement de hauteur, de champs de blé et une qui fait pendant d’un sous bois, des troncs lilas de peupliers et là-dessous de l’herbe fleurie rose, jaune, blanche et verts divers. »

Le contraste graphique est puissant, entre les couleurs froides et chaudes, le cloisonnement vertical et horizontal. Symboliquement, ce pendant ne recoupe cependant pas l’opposition clôture/ouverture du pendant précédent,en tout cas pas aussi simplement : les deux paysages sont humanisés (tronc bien alignés, champs bien délimités), les deux sont féconds, les deux respectent la même proportion de ciel et de terre ; et celui qui pourrait exprimer la tristesse (le sous-bois) est lumineux, fleuri, et habité par le couple.

La logique est plutôt à rechercher dans les lignes de composition : tandis que La plaine d’Auvers nous propulse vers l’horizon par un réseau de fuyantes, Sous-bois avec couple obéit à une très originale perspective inversée, qui fait converger l’horizon vers le spectateur : en ce sens, on pourrait dire que le second tableau exprime l‘ouverture au monde, tandis que le premier manifeste l’enfermement dans la subjectivité, qui culmine dans le couple, On peut voir aussi dans le second l’aspiration à l’unité, tandis que le premier se perd dans la segmentation.


Van Gogh 1890 Lettre a Theo 24 juin

Lettre à Théo, 24 juin 1890

Pour des raisons purement plastiques, Van Gogh envisagera de remplacer le tableau avec couple par celui, en format vertical, de la fille du Docteur Gachet

« Hier et avant hier j’ai peint le portrait de Mlle Gachet que tu verras j’espère bientôt. la robe est rose, le mur dans le fond vert avec un point orangé, le tapis rouge avec un point vert, le piano violet foncé. Cela a 1 metre de haut sur 50 de large….j’ai remarqué que cette toile fait très bien avec une autre en largeur de blés, ainsi – l’une toile étant en hauteur et rose, l’autre d’un vert pâle et jaune vert complémentaire du rose. » Lettre à Théo, 24 juin 1890

Le croquis montre bien que Van Gogh considérait La plaine d’Auvers comme le second tableau, la résolution du pendant. Voici ce que cela aurait donné :

Van Gogh 1890 Fille Gachet schema

Marguerite Gachet au piano, Kunstmuseum, Bâle (F772) La plaine d’Auvers, Kunsthistorisches Museum Vienne (F775)

Van Gogh, juin 1890

Le papier peint vert à points orangés se déploie, dans le dos de la pianiste, en un clavier de notes colorées.


Van Gogh 1890_Wheat_Field_with_CrowsChamp de blé aux corbeaux, Musée Van Gogh, Amstrdam (F779) Van Gogh 1890 _Wheatfield_under_thunderclouds_-_Google_Art_ProjectChamp sous un ciel orageux, Musée Van Gogh, Amstrdam (F778)

Van Gogh, juillet 1890, 

« Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Vous verrez cela j’espère sous peu – car j’espère vous les apporter à Paris le plus tôt possible puisque je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles, ce que je vois de sain et de fortifiant dans la campagne. » Lettre à Théo et Jo, 10 juillet 1890

R.Pickwance ([5b], p 276) s’élève avec raison contre l’interprétation rétroactive de Champ de blé aux corbeaux [5c], qui voit dans cette oeuvre la dernière de Van Gogh avant son suicide (ce qui est loin d’être prouvé) et l’expression d’une menace imminente. En négligeant le fait que cette oeuvre n’est que la moitié d’un pendant.

Mises côté à côte, les deux toiles expriment à peu près le même contraste que le pendant précédent :

  • perspective inversée (les trois chemins convergent vers le spectateur) / appel de l’horizon ;
  • multiplicité (des corbeaux, des épis) / unité.

Le passage du ciel sombre et de l’horizon bouché, au ciel clair et à l’horizon dégagé, plutôt qu’une désespérance, traduit au contraire l‘optimisme de Van Gogh envers le côté « sain et fortifiant » de la campagne, qu’exprime la touffe de coquelicots au premier plan .



Article suivant : Les pendants de Van Gogh : les Tournesols (2/2)

Références :

[1] Un exemple de faux-pendants :

Van Gogh 1888 La vigne verte (F 475) Kröller-Muller Museum Otterlo 73,5 x 92,5 cmLa vigne verte, octobre 1888, Kröller-Muller Museum Otterlo, (F 475) (73,5 x 92,5 cm) Van Gogh 1888 La vigne rouge Musee des Beaux-Arts Pouchkine (F 495) 75 x 90La vigne rouge, novembre 1888, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou, (F 495) (75 x 90 cm)

Van Gogh a peint deux fois la vigne de Montmajour, à environ un mois de distance. Mais dans aucune de ses lettres il ne parle en même temps de ces deux tableaux.

[2] Pour l’historique de ces hypothèses, voir l’analyse très critique de Gary Scahwartz : http://www.garyschwartzarthistorian.nl/315-theo-in-the-picture/
[2a] David J.Getsy “Exalting the Unremarkable: Van Gogh’s Poet’s Garden and Gauguin’s Bedroom,” in Gloria Groom, ed., Van Gogh’s Bedrooms, Art Institute of Chicago (New Haven and London: Yale University Press, 2016), 36-49. https://static1.squarespace.com/static/5d40a0bea6305d0001bc1663/t/5dce1d827c70ce6ae5a05fd8/1573789069439/Getsy-Van+Gogh+Gauguin-2016.pdf
[2b] R.Pickwance « Van Gogh in Arles », 1984, MET https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Van_Gogh_in_Arles
[4] Albert Lubin, « Stranger on the Earth: A Psychological Biography of Vincent van Gogh »
[5] Bernadette Murphy, L’Oreille de Van Gogh, rapport d’enquête, 2017
[5b], R.Pickwance « Van Gogh in Saint-Rémy and Auvers », 1986, MET https://www.metmuseum.org/art/metpublications/van_gogh_in_saint_remy_and_auvers

Les pendants de Piero di Cosimo

6 mars 2020

Dans l’oeuvre peu nombreuses et très énigmatique de Piero di Cosimo, on connait sept pendants attestés [1]. Ces oeuvres, sur lesquelles on n’a pas de témoignages d’époque, sont décourageantes par le nombre d’interprétations qu’elles ont suscitées et le peu de certitudes obtenues.

Plutôt que de rentrer dans le maquis des interprétations, ja vais simplement présenter, dans l’ordre chronologique présumé, ces oeuvres d’autant plus intéressantes – et déconcertantes – qu’elles appartiennent à la préhistoire des pendants, bien avant que la formule ne commence à se normaliser.

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Portraits de Giuliano et Francesco Giamberti da Sangallo
Piero di Cosimo, 1482 -1485, Rijksmuseum, Amsterdam

Sur fond de paysage toscan, l’architecte en deuil s’est fait représenter face à son père musicien, récemment décédé.


Portraits of Giuliano and Francesco Giamberti da Sangallo Piero di Cosimo 1482 - 1485 Rijksmuseum detail

Un article récent [1a] a expliqué la scène de l’arrière-plan à droite : on y voit Francesco, reconnaissable à son béret rouge, jouant de l’orgue dans l’église de l’Hopital de Sangallo ; les volailles suspendues sont l’enseigne de l’hôpital (gallo signifiant le coq).


L’idée-choc d’un dialogue visuel entre un vivant et un mort a un précédent en Italie :

Piero_della_FrancescaBattista_sforza Piero_della_Francesca_-_Portrait_of_Federico_da_Montefeltro_-_WGA17629

Double Portrait des Ducs D’Urbino (Battista Sforza et Federico da Montefeltro)
Piero della Francesca, 1467-72, Offices, Florence

Le duc contemple sa défunte épouse devant une vue panoramique sur le paysage d’Urbino.


Mais la composition de Piero trouve aussi un antécédent dans les nombreux diptyques de dévotion apparus en Flandres à partir de 1450 (voir 6-7 Le donateur à taille humaine dans les Pays du Nord. La charnière du diptyque y autorise la cohabitation entre deux personnages appartenant à des niveaux de réalité différents, tels que la Vierge et le donateur

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

Diptyque de Marteen van Nieuwenhove
Memling, 1487, Musée Memling, Bruges

Le parapet portant les attributs des deux frères, et le tapis accentuant l’effet de relief, retrouvent les solutions de Memling à la même époque : cependant les diptyques flamands ne se risquent jamais à l’interaction visuelle entre les deux personnages, que la vue de profil suggère.



Portraits of Giuliano and Francesco Giamberti da Sangallo schema
Le paysage continu (au niveau du nuage, et la colline et de la route) s’accommode de l’écartement que règlent les fuyantes du tapis : nous ne sommes clairement pas devant un diptyque à charnière, mais devant deux panneaux indépendants, destinés à être accroché à courte distance l’un de l’autre.


Piero di Cosimo 1481-85 Pugliese-Altar Saint Louis Art Museum
Retable  du Pugliese
Piero di Cosimo, 1481-85, Saint Louis Art Museum

Ce retable a été réalisé pour l’autel de Saint Nicolas, dans la chapelle édifiée à Lecceto par Piero del Pugliese.


Une composition rigoureuse (SCOOP !)

Les quatre saints du panneau central obéissent à une logique hiérarchique :

  • à gauche Saint Pierre, chef de l‘Eglise, surplombe Saint Dominique, patron de l’ordre monastique dont dépendait la chapelle ;
  • à droite Saint Jean Baptiste, patron de Florence, surplombe le portrait du patricien Piero del Pugliese déguisé en Saint Nicolas de Bari (avec ses trois boules dorées).

Sur les cas relativement rares de personnages connus jouant un rôle dans une scène sacrée, voir 1-5 Donateurs incognito.


Piero di Cosimo 1481-85 Pugliese-Altar schema
La hiérarchie est double :

  • ecclésiastique : le pape gouverne l’ordre qui gère la chapelle (flèches blanches)
  • politique : le patron de Florence est aussi celui du patricien del Pugliese (flèche bleue)

L’étoile à huit branches donne l’idée d’une lecture diagonale, plus personnelle (trait vert) : Saint Pierre et le patron éponyme de Piero.

Les trois panneaux de la prédelle reprennent les mêmes personnages :

  • dans les panneaux latéraux, les saints subordonnés ; Saint Dominique et Saint Nicolas ;
  • au centre les personnages principaux : à gauche Saint Pierre au dessus de Saint Jean Baptiste enfant, à droite la Vierge au dessus  de Jésus enfant.


 

Piero di Cosimo 1485-90 Pugliese-Altar Predella, linke Szene Verbrennung der AlbigenserschriftenMise au bûcher des écrits des Albigeois Piero di Cosimo 1485-90 Pugliese-Altar, Predella, rechte Szene Hl. Nikolaus von Bari und die GötzenbilderSaint Nicolas de Bari et les idoles
 
Prédelle de l’autel du Pugliese
Piero di Cosimo, 1481-85
 

Le premier panneau de la prédelle montre les Albigeois hérétiques (à droite) jetant au feu un livre avec la vraie doctrine chrétienne, donnée par Saint Dominique (à gauche) ; par trois fois les flammes rejettent le livre sans se blesser.

Le troisième panneau de la prédelle montre un épisode raconté par la Légende Dorée : « Des paysans avaient gardé la coutume de pratiquer certains rites païens, sous un arbre consacré à Diane. Pour mettre fin à cette idolâtrie, le saint fit couper cet arbre. »

Piero travaille la lisibilité de chaque scène :

  • en montrant un second livre dans le feu (qui représente quant à lui la doctrine albigeoise), les deux renvoyant par ailleurs au grand livre que Saint Dominique tient dans ses mains dans le panneau principal) ;
  • en rajoutant dans l’arbre païen un petit démon (le distinguant de l’arbre chrétien.derrière Saint Nicolas).

Mais le trait le plus remarquable est la réutilisation du temple païen – qui se justifie dans la seconde image, au beau milieu de la première – truc purement graphique qui attire l’attention sur le livre en lévitation.

Ce « pendant » précoce de Piero est intéressant par sa recherche quelque peu forcée de symétrie :

  • à l’intérieur de chaque panneau (divisé en trois sections bien délimitées) ;
  • entre les panneaux (unifiés par le paysage et par un motif  de jonction central : le tempietto).

Nous retrouverons ces deux caractéristiques dans les pendants ultérieurs, où la symétrie pourtant ne saute pas aux yeux.


Piero di Cosimo 1499 Bacco_scoperto_miele ]Worcester Art MuseumLa découverte du vin par Bacchus, Worcester Art Museum Piero di Cosimo 1500 ca Disavventure_di_Sileno Fogg Art MuseumLes mésaventures de Silène,Fogg Art Museum,  Harvard University

Piero di Cosimo, 1499

Ces deux panneaux sont les seuls dont on connait de façon certaine l’origine : ce sont deux « spalliera » commandées par un membre de la famille Vespucci à l’occasion d’un mariage.


En aparté : le problème des spalleria

Ces panneaux décoratifs, souvent commandés par paire, faisaient partie de l’ameublement de la chambre à coucher florentine, qui était à l’époque non pas un lieu de l’intimité du couple, mais un espace d’apparat où on recevait les familiers.

Deux points rendent les tentatives d’interprétation particulièrement périlleuses :

  • aucune spalliera n’a été conservée in situ : on ne sait donc pas dans quels cas elles étaient disposées en angle, ou accrochés de part et d’autre du lit (avec une notion de différenciation masculin-féminin), ou sur les murs ;
  • destinées à un espace semi-public, elles offraient une grande liberté dans le choix des motifs, et comportaient probablement des éléments personnels qu’il nous est aujourd’hui impossible d’apprécier.


L’apport de Panofsky

C’est Panofsky qui a trouvé la source littéraire de ces deux panneaux. Ils illustrent un passage des Fasti dOvide (vers 3737-62) [2] , dans lequel :

  • Bacchus découvre le miel en enfermant dans un arbre creux un essaim d’abeilles attirées par le fracas des satyres ;
  • Silène, qui essaie de cherche du miel dans un autre arbre, tombe sur un nid de guêpes et se fait piquer.

Panofsky propose de lire les deux panneaux en terme de « paysages moralisés« , dans lesquels le miel symboliserait une force civilisatrice, et le pendant l’avancement progressif de l’humanité – interprétation qui a depuis été largement remise en question [3].

Ce qui reste certain est la signification personnelle du pendant pour la famille Vespucci (vespa signifie guêpe en latin).


Une histoire en deux temps

Piero di Cosimo 1499 Miel schema
Les deux panneaux sont liés par des personnages récurrents. Silène en premier lieu (en blanc), qui

  • fait son entrée sur un âne,
  • tombe de l’âne et de l’arbre,
  • est péniblement relevé par trois faunes (deux échouent à le tirer par devant, un troisième utilise un levier par derrière) ;
  • est soigné de ses piqûres.


Piero di Cosimo 1499 Bacco_scoperto_miele ]Worcester Art Museum detail Pan Piero di Cosimo 1500 ca Disavventure_di_Sileno Fogg Art Museum detail pan

Pan (en vert) met une main dans une bourse velue et de l’autre brandit une gousse d’ail, aphrodisiaque bien connu ; c’est sans doute le même ingrédient paradoxal qu’il écrase ensuite dans une coupe pour guérir les piqûres.


Un pendant de mariage (SCOOP !)

Piero di Cosimo 1499 Bacco_scoperto_miele ]Worcester Art Museum detail bacchus Piero di Cosimo 1500 ca Disavventure_di_Sileno Fogg Art Museum detail bacchus

Le couple de Bacchus et Ariane assiste en spectateur aux deux scènes.

  • D’un côté l’épouse contrariée, confisquant le vase de vin, tente d’attirer sur le spectacle l’attention de Bacchus ivre, qui tient une coupe dans son dos et s’appuie de l’autre main sur un gourdin enveloppé de pampres (évocation comique du thyrse).
  • De l’autre (pour autant qu’on puisse en juger vu l’état d’inachèvement), Ariane satisfaite enserre le poignet de Bacchus lequel, ayant recouvré son équilibre, s’appuie sur un gourdin maintenant en état de marche.

Le message d’encouragement à l’intention des jeunes mariés est assez clair (d’autant que plusieurs satyres portaient des attributs ithyphalliques qui ont été supprimés par la suite). Et la découverte du miel vaut pour la découverte du plaisir.


La logique du pendant (SCOOP !)

Il est remarquable que pour un sujet profane et dans une logique très différente (deux temps d’une même histoire et non pas deux histoires séparées), Piero remploie les deux même procédés que pour la prédelle du retable Pugliese :

  • division nette de chaque panneau en trois sections ;
  • présence centrale d’un motif de jonction : ici l’orme creux.

Piero a d’ailleurs sacrifié à cette symétrie la logique chronologique des quatre scènes avec Silène, qui aurait voulu que le second arbre se trouve à gauche (et non au centre) du second panneau.


Très différents dans leur conception sont les cinq panneaux que Panofsky a regroupés comme étant certainement ceux que Piero, d’après Vasari, avait réalisé pour décorer la villa de Francesco del Pugliese. Je renvoie à son analyse qui n’a pas pris une ride [4], et ne rajoute que quelques détails complémentaires, ainsi que des considérations sur la composition en pendants (les cinq se divisent en deux paires de dimensions différentes, plus un tableau isolé).

Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasse

Scène de chasse
Piero di Cosimo, 1494–1500, MET [5]

Des humains se mêlent à des faunes et des centaures pour abattre à coup de massue les animaux qui s’enfuient d’une forêt en feu.



Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasse detail2
Dans un extraordinaire cycle de prédation, une femme sauvage se bat au corps à corps avec un ours venu défendre sa femelle attaquée par un lion, lequel est lui-même capturé par un homme sauvage.


Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasse detail1 Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasse detail3

Résumant la violence de la scène, le cadavre d’un chien et d’un homme sont saisis dans des raccourcis extrêmes.


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Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasse

Retour de la chasse
Piero di Cosimo, 1494–1500, MET [5]

En contraste avec la scène dans la forêt, cette scène lacustre ne comporte que des humains (mis à part le centaure pour transporter ces dames). Deux bateaux ont accosté : dans l’un on a commencé à charger des carcasses, l’autre amène des femmes qui débarquent soit en sautant dans l’eau, soit en traversant la barque qui fait pont.



Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasse detail2
Dans le bateau d’apparat orné de crânes de cerf en totem, une femme fait essayer à une autre un manchon de fourrure.



Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasse detail3
A la poupe de l’autre bateau, un homme installe une barrière en croix pour préparer le chargement. Ce geste sert aussi à attirer l’attention sur la corde, seul moyen d’assemblage à ce stade de l’Humanité.



Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasse detail1
A noter deux visages étonnés dans le sous-bois : un clin d’oeil au commanditaire ?


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La logique du pendant ‘SCOOP !)

Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasseScène de chasse Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasseRetour de la chasse

Piero di Cosimo, 1494–1500, MET

Il est clair qu’aucune considération de symétrie n’a guidé Piero dans la conception de cette scène, qui fonctionne comme un panoramique en deux panneaux.


Piero di Cosimo 1494–1500 MET scene de chasse detail4 Piero di Cosimo 1494–1500 MET retour de la chasse detail4
  • A l’arrière-plan droit du premier, des centaures emportent les carcasses à embarquer.
  • A l’arrière-plan gauche du second, on distingue à l’extrémité de la forêt en feu une silhouette qui sonne de la trompe pour rameuter d’autres bateaux, tandis que les bêtes pourchassées cherchent refuge dans l’eau.

Pour Panofsky, ce pendant, représentant l’Humanité avant la maîtrise du feu (« ante vulcano ») devait décorer une première pièce dans la villa de Francesco del Pugliese.


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Piero di Cosimo 1505 ca La foret en feu ashmolean museum oxford

La forêt en feu
Piero di Cosimo, vers 1505, Ashmolean museum, Oxford [6]

Panofsky pensait que ce panneau, de même hauteur (70,5 cm) mais un peu plus long (202 au lieu de 169 cm) se rattachait au même cycle. Mais la technique différente (huile plutôt que mélange de détrempe et d’huile) et l’éclairage différent (de la droite plutôt que de la gauche) fait qu’il est maintenant considéré comme une oeuvre indépendante, ce qui n’en facilite pas l’interprétation.


L’influence de Lucrèce

Pris isolément, les éléments du tableau peuvent être retrouvés dans des passages du grand poème de Lucrèce, le De natura rerum, sans les illustrer précisément. Dans le livre V, Lucrèce parle de l’invention du feu et de ses usages notamment pour la déforestation « soit que, séduits par la bonté du terrain, ils voulussent s’ouvrir de grasses campagnes, et les rendre propres à leur nourriture. »



Piero di Cosimo 1505 ca La foret en feu ashmolean museum oxford detail3
Le tas de braises de gauche a été rapproché du passage qui vient immédiatement après [6a] :

« Au reste, quelle que fût la cause de ces embrasements qui, avec un bruit horrible, dévoraient les forêts jusque dans leurs racines, et dont les feux cuisaient en quelque sorte la terre, de ses veines brûlantes jaillissait un ruisseau d’argent et d’or, de plomb et de cuivre, qui s’amassait dans les cavités du sol. Plus tard les hommes, voyant la masse coagulée reluire sur la terre, l’enlevaient, saisis par le charme d’un aspect brillant et lisse. « 

Cependant le tas incandescent peint par Piero n’évoque guère une veine de métal en fusion.

Piero di Cosimo 1505 ca La foret en feu ashmolean museum oxford detail2

Lucrèce n’explique pas non plus pourquoi Piero a rajouté au dernier moment ces faces humaines (l’une avec des cornes et une barbiche de chèvre, l’autre avec des oreilles d’âne) sur un corps de biche et de sanglier.


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Le tableau montre quatre couples d’animaux :

  • les deux couples chimériques ;
  • le lion et la lionne ;
  • les deux ruminants qui s’enfuient (on voit distinctement le sexe du mâle), contrastant avec celui qui meugle au premier plan (les trois sont peut être des aurochs).


Piero di Cosimo 1505 ca La foret en feu ashmolean museum oxford detail1

J’aurais plutôt tendance à penser qu’il ne fuient pas l’incendie, mais le joug que l’homme tente de leur imposer. Il me semble aussi que les silhouettes du fond, qui puisent de l’eau ou regardent en compagnie d’un chien les bêtes sauvages qui fuient, ne sont pas particulièrement paniquées par un feu qui ne risque pas de les atteindre, mais plutôt intéressés par la bonne aubaine.

Un thème commun explique l’ensemble de ces éléments :

  • le tas de braises, qui réchauffe plutôt qu’il n’effraye les oiseaux, évoque un feu contrôlé ;
  • la forêt incendiée au milieu des près illustre l’usage de ce contrôle du feu : la déforestation par brûlis ;
  • les ruminants qui s’enfuient vers la maison vont rejoindre le chien domestique ;
  • les deux couples à tête d’homme rappellent que pour certains animaux la domestication échoue ;
  • les roi des animaux et sa femelle rugissent de voir leur domination contestée.

Ainsi le sujet pourrait être très précisément l’origine de l’agriculture : la déforestation et la domestication.



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Piero di Cosimo 1490 Chute de Vulcain, Wadsworth AtheneumChute de Vulcain sur Lemnos, Wadsworth Atheneum, Hartford Piero di Cosimo 1490 Vulcain et Eole National Gallery of CanadaVulcain et Eole, National Gallery of Canada

Piero di Cosimo, vers 1490

Ces deux oeuvres ont été rapprochés et élucidés par Panofsky, qui a identifié le personnage commun, et a interprété le pendant comme représentant l’âge sous Vulcain, soit après la maîtrise du feu. Pour lui,  ces deux deux panneaux de grande taille devaient décorer une pièce différente, mais toujours dans la villa de Francesco del Pugliese.


Chute de Vulcain

Le jeune Vulcain, jeté hors de l’Olympe par Jupiter à cause de sa jambe atrophiée, tombe au milieu de six nymphes interloquées et amusées (Panofsky explique lumineusement l’origine de la légende de Vulcain éduqué par les nymphes : une difficulté de traduction).


Un commentaire amusant (SCOOP !)

Piero di Cosimo 1490 Chute de Vulcain, Wadsworth Atheneum detail Piero di Cosimo 1490 Chute de Vulcain, Wadsworth Atheneum rapace

Le rapace du premier plan, qui plante ses serres dans un jeune perdreau,  commente plaisamment la situation du jeune dieu, tombé du ciel entre les griffes de la nymphe.


Vulcain et Eole

Le second tableau est nettement plus complexe :

« La scène représente probablement l’avènement de la civilisation, marqué par la découverte du feu. Vulcain, déité qui le représente, travaille à l’enclume, tandis qu’Éole, maître des vents, attise les flammes de ses soufflets. Bien en vue au centre de la composition, le cavalier et le cheval blanc symbolisent la domestication de l’animal, tandis qu’à l’arrière-plan, des hommes construisent une maison rustique à partir de troncs d’arbres grossièrement taillés. En ces temps-là, humains et animaux vivaient en parfaite harmonie. » [7]


Le progrès humain (SCOOP !)

Je rajouterai deux détails  détail qui vont dans le même sens.

Piero di Cosimo 1490 Vulcain et Eole National Gallery of Canada dteial constuction
Tandis que le charpentier du premier étage utilise un marteau à l’imitation de Vulcain, l’homme du bas, qui utilise vainement sa massue, représente le stade premier de l’humanité.



Piero di Cosimo 1490 Vulcain et Eole National Gallery of Canada girafe
La girafe, qui regarde d’un sale oeil la tour plus haute qu’elle que l’homme est désormais capable d’élever, donne une date minimale pour la réalisation du panneau : après 1487, année où arrive à Florence de la girafe donnée par le sultan d’Egypte à Laurent le Magnifique.


La logique du pendant (SCOOP !)

 

Piero di Cosimo 1490 Chute de Vulcain, Wadsworth Atheneum
Piero di Cosimo 1490 Vulcain et Eole National Gallery of Canada

 

Ici encore aucune symétrie n’apparaît entre les deux tableaux : le lien est simplement l’histoire de Vulcain, plus l’opposition entre d’un côté tomber du ciel et de l’autre élever une tour vers le ciel.




Piero di Cosimo Tritons_and_Nereids 37_x158_cm Collection of Catherine B. and Sydney J. Freedbergi Piero di Cosimo,_Tritons_and_Nereids 37_x158_cm,_Milano,_Altomani_collection

Tritons et Nereïdes
Piero di Cosimo, 1505-10, collection Altomani, Milan (158 x 37 cm)

Dans ces deux frises décoratives, Piero mélange aux deux créatures marines que sont les Tritons et les Néréides des faunes, des faunesses, des amours et même une humaine.



Piero di Cosimo Tritons_and_Nereids schemai
Les deux panneaux ne sont pas symétriques entre eux, mais chacun l’est par rapport à son propre centre, si l’on s’en tient au nombre de personnages de chaque groupe (le seul écart à la symétrie est indiqué en rouge).


piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee alte pinakothek munichAlte pinakothek, Münich piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourgMusée des Beaux Arts, sStrasbourg

Histoire de Prométhée
Piero di Cosimo, vers 1515

Ce dernier pendant, à l‘iconographie très complexe, a été diversement interprété souvent de manière contradictoire. Je tente ici une synthèse en piochant dans trois interprétations récentes, celles de Dennis Geronimus (2006) [8] , celle de Peter Lüdemann (2010) [9] et celle de Patricia Simons ‘2015) [10].



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L’Histoire de Prométhée : première scène

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee alte pinakothek munich schema
Prométhée, reconnaissable à son manteau brun, à ceinture rouge et à son tablier blanc d’artisan, est représenté deux fois (en blanc) :

  • en bas à droite, félicité par la déesse Athéna (en jaune) ;
  • en haut à droite, emporté au ciel par la même déesse.

On a beaucoup hésité sur la signification des deux statues, toutes deux masculines (nous sommes avant la création de Pandore, la première femme) :

  • celle debout au centre est l’Homme, tel que façonné avec de la glaise par le titan Prométhée, mais auquel il manque encore la vie ;
  • celle assise à gauche est aussi l’Homme, mais façonné par le frère de Prométhée, Epiméthée

Car selon Boccace Epiméthée est le premier à avoir réalisé un homme en glaise, ce pourquoi Jupiter le transforma en singe :

« Cet homme ingénieux fut le premier à façonner une statue d’homme en glaise, ce pourquoi, d’après Theodonte, Jupiter irrité le changea en singe et l’exila aux îles Pytacuses. On voit ici qu’Epiméthée a voulu faire l’homme à la manière de la nature et ainsi, puisqu’il ressemble à la nature du singe, il est nommé singe. », [11]

On voit bien le singe sur l’arbre de gauche, fixant son alter ego.

Ainsi il faut reconnaître :

  • dans le personnage habillé presque comme Prométhée (et comme le singe) son frère Epiméthée (en orage). ;
  • dans le personnage christique, en robe rouge et manteau bleu, Jupiter en personne (encadré en bleu sombre).

Ainsi déchiffré, le panneau gagne en symétrie : les deux personnages en habits colorés s’équilibrent :

  • à gauche Jupiter punit Epiméthée (en le transformant en singe) ;
  • à droite Athéna aide Prométhée (en l’enlevant au ciel).

Les deux chars dans le ciel, de part et d’autre de la statue, s’inscrivent dans la même symétrie :

  • à gauche une femme en rouge précédée par Cupidon avec son arc : c’est Vénus ;
  • à droite un homme avec une faux sur un char tiré par des dragons : c’est Saturne, le père de Jupiter.


Le geste ambigu de Jupiter

Pour Geronimus, Jupiter est en train de détruire la statue faite par Epiméthée. Mais Lüdemann propose une interprétation plus profonde, basée sur le texte de Boccace : celui-ci ne parle pas de destruction de la statue, mais introduit un peu plus loin, l’idée très originale que Prométhée représente en fait deux personnes :

« <Prométhée> est en effet double, tout comme est double l’homme qu’il a produit. Le premier n’est autre que Dieu vrai et tout puissant, qui a composé le premier homme à partir du limon de la terre, de la même manière qu’on (les païens) a prétendu que Prométhée l’avait fait, c’est-à-dire par la nature des choses… ». [12]

Le second Prométhée, explique ensuite Boccace, est le Titan qui apporte à l’homme la science et la culture. Car l’homme lui-aussi est double, « un homme naturel (naturalis) et aussi un homme social (civilis), les deux vivants grâce à une âme rationnelle » [13]



piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail Jupiter
Pour Lüdemann, Piero a voulu condenser en une seule image les deux passages de Boccace :

  • d’une part il montre Epiméthée dédoublé (en humain et en singe), en faisant l’ellipse sur la statue qu’il avait réalisée ;
  • d’autre part il montre Jupîter/ Dieu le Père/Premier Prométhée, en train de façonner l' »homo naturalis » : un jeune homme assis, qui penche la tête vers la Terre.



piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail promethee
A côté il nous montre le « second Prométhée », qui vient de façonner à son image (remarquer l’identité des postures) l' »homo civilis », debout sur ses deux jambes et la main levée vers le ciel.

L’interprétation de Lüdemann, est la seule qui  explique la différence des postures entre les deux statues.


L’énigme de l’homme enlisé (SCOOP !)

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail homme enlise
En avant du village, des passants vont au secours d’un personnage tombé dans l’eau jusqu’à mi corps. Ce minuscule détail est peut être une réitération de l’histoire : lointain descendant de la créature prométhéenne, l’homme d’aujourd’hui est à nouveau tiré du limon.



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L’Histoire de Prométhée : seconde scène

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg schema
Dans cette seconde partie de l’histoire, Prométhée apparaît trois fois (en blanc) :

  • en haut au centre, allant ravir du feu au char d’Apollon ;
  • en bas à gauche, insuflant ce feu dans la poitrine de sa statue ;
  • en bas à droite, condamné par Jupiter à voir son foie éternellement dévoré par un aigle ; Mercure (en vert) est chargé d’exécuter la sentence.

Les six convives du centre ont été diversement interprétés. Le seul facilement identifiable est le premier à gauche (en bleu sombre), qui porte le même vêtement rouge et bleu que Jupiter dans le premier tableau.


La controverse sur Pandore

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg six dieux
La plupart des commentateurs reconnaissent dans cette scène l’histoire de Pandore : après avoir châtié Prométhée, Jupiter réunit les Dieux afin de punir les hommes en leur envoyant un fléau mortel façonné avec de la terre et de l’eau : la Femme.

Cette interprétation a été vigoureusement contestée par Panofski (ainsi que par Lüdemann) pour les raisons suivantes :

  • une histoire aussi misogyne aurait été déplacée dans un contexte nuptial (les deux panneaux étant probablement des cassoni, cadeau de mariage courant) [14] ;
  • l’histoire de Pandore, cadeau empoisonné pour Epiméthée, ne concorde pas avec la transformation de celui-ci en singe dans le premier panneau ;
  • l’histoire n’était connue à l’époque que de seconde main, à travers la traduction en vers latins, par Niccolò Della Valle (1471), du texte grec d’Hésiode.

Je pense que ces arguments ne sont pas décisifs :

  • le contexte nuptial n’est pas clairement établi ; en revanche, le thème du premier panneau étant la double création de l’Homme à partir de l’eau et de la terre, il serait étonnant que le second ait omis la création de la Femme à partir des mêmes matériaux  ;
  • si le second panneau est dédié aux deux châtiments qui découlent de la faute de Prométhée, il suffisait de faire visuellement l’impasse sur le personnage d’Epiméthée [15] ;
  • contrairement à ce qu’on pourrait attendre, la traduction par Niccolò Della Valle est très fidèle au texte d’Hésiode.

Je suis donc reparti de cette traduction, que l’on trouvera ci-après.


La création de Pandore

«En achevant ces mots, le père des dieux et le roi des hommes sourit,
Regarda Vulcain et lui commanda ceci :
Va et sans délai confectionne, avec un mélange de terre et d’eau,
Une espèce de mortelle à qui tu donneras la voix et la force,
Ainsi que la forme d’une jeune fille virginale et céleste.
Selon le bon vouloir de chacun, que la savante déesse Pallas
Lui apprenne comment parcourir de son peigne des toiles variées.
Que Vénus à la parure d’or répande sur sa tête la grâce,
Et veille à ce qu’elle soit en permanence aiguillonnée par le désir.
Et que le messager des Dieux, le vainqueur d’Argus,
Lui ajoute un esprit fallacieux et des paroles mensongères.
Ainsi parla Jupiter, et la volonté des Dieux se conforma à ses ordres.
Aussitôt tu façonnas, Vulcain, une jeune fille semblable à une déesse vierge ;
la déesse aux yeux bleus, Minerve, l’orna d’une ceinture
Et la para de tout ce qui brille.
Les divines Grâces et l’auguste Persuasion
lui passèrent des colliers d’or brillant,
et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps.
De même Pallas Athénienne la décora d’un hommage particulier à sa beauté.
Et le messager des Dieux, le vainqueur d’Argus,
Lui ajouta un esprit fallacieux et des paroles mensongères.
Ainsi le Père, maître du tonnerre, avait commandé aux Dieux.
Chacun des dieux lui ayant fait un présent,
Mercure dit qu’elle méritait bien le nom de Pandore,
Mal fatal pour les mortels et peste pour le fauve.

Hésiode, « Les travaux et les jours », d’après les vers latin de Niccolò Della Valle [16]


piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg six dieux
On reconnaît donc :

  • Jupiter discutant avec un vieil homme barbu : ce pourrait être Vulcain, mais par cohérence avec le premier panneau, je pense plutôt qu’il s’agit de Saturne : dans le texte de Niccolo delle Valle, il est nommé « pater Saturnius » juste avant le passage concernant Pandore et il n’est pas illogique, dans cette histoire d’engendrement, que Piero ait montré Jupiter demandant son avis à son propre père.
  • Mercure, ici représenté en meurtrier d’Argus, avec son armure et sa lance ;
  • Vénus en robe rouge (comme dans le premier panneau) qui « répand sur sa tête la grâce » (d’où le geste de son bras étendu) ;
  • Minerve, qui « l’orna d’une ceinture et la para de tout ce qui brille’.


piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail Jupiter piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg pandore
  • et enfin Pandore, dans une pose désarticulée qui fait écho à celle de l »‘homo naturalis ».


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L’énigme de l’homme au serpent (SCOOP !)

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail homme au serpent

Ce détail énigmatique montre,dans une caverne où brûle un feu, un homme portant un bâton, avec un serpent qui s’enroule autour de sa cheville. Son manteau rouge et son pétase noir le désignent clairement comme étant Mercure. Piero a peut être voulu coaguler trois épisodes : Mercure quittant sa grotte natale, Mercure inventant le caducée (en séparant avec un bâton deux serpents qui se battaient), et Mercure inventant le feu dans un antre.

Qui qu »il en soit il est clair que cet homme an bâton et ce feu dans la Terre commentent visuellement le geste de Prométhée enfonçant le tison dans la statue de terre, de même que, dans l’autre panneau, l’homme enlisé faisait allusion au limon.



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Des personnages récurrents

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee schema1
Ce schéma d’ensemble montre avec quelle économie de moyen Piero a réutilisé les mêmes personnages dans les deux pendants :

  • Prométhée, 4 fois (en blanc),
  • Minerve, 3 fois (en jaune),
  • Jupiter, 2 fois (en bleu sombre),
  • Mercure, 2 fois (en vert),
  • Vénus, 2 fois (en violet),
  • Saturne, 2 fois (en bleu clair),
  • Epiméthée et son singe (en orange),
  • Pandore (en rose).

Reste à identifier l’homme à droite du premier panneau (en rouge)


L’énigme de l’homme écrasé (SCOOP !)

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee mba strasbourg detail sisyphe

Cet homme, écrasé sous une boule de terre, à coté d’un panier de champignons renversé, est en général passé sous silence. Je pense qu’il s’agit tout bonnement de Sisyphe. Les champignons sortis du panier sont une allusion érudite à un passage des Métamorphoses :

« Enfin, avec ses serpents ailés, elle atteignit Éphyre et la source de Pirène ;
c’est là, au dire des Anciens, qu’au premier âge du monde apparurent
des humains, nés de champignons produits par la pluie. » Ovide, Métamorphoses, 7, 391-93

Par ailleurs, le fondateur d’Éphyre n’est autre que Sisyphe :

« Sisyphe, fils d’Éole, fonda la cité d’Éphyre – celle qui aujourd’hui s’appelle Corinthe » Apollodore, Bibliothèque, Livre I, 9, 3

On peut proposer au moins trois raisons pour lesquelles Piero (ou son commanditaire érudit) a décidé de comparer Sisyphe et Prométhée :

  • à titre de compagnons d’infortune : les deux sont condamnés par Zeus à un châtiment perpétuel ;
  • à titre de créateur d’hommes (la population de Corinthe étant sortie de champignons) ;
  • à titre de manipulateur de glaise : car le « rocher » est ici, par la puissance visuelle d’une association d’idée, transformé en une boule de terre, qui fait de Sisyphe une sorte de bousier à quatre pattes, un anti-Prométhée condamné à transporter sans arrêt la même glaise sans que jamais rien n’en sorte.


La logique du pendant (SCOOP !)

piero di cosimo 1515 ca histoire de promethee schema2

Chaque panneau est divisé en trois sections bien délimitées, selon l’habitude de Piero. Le premier est centré autour de la statue, le second est vide au centre : contraste efficace dont Watteau, bien plus tard, fera un usage quasi systématique dans ses pendants (voir Les pendants de Watteau).

Patricia Simons fait l’hypothèse astucieuse que la double représentation de la même statue, de face et de profil, est une indication que les panneaux étaient présentés à angle droit. Mais il ne faut pas perdre de vue que la grande statue s’inscrit dans une série transversale, celle des quatre Créatures faites d’eau et d’argile :

  • l’homo naturalis,
  • l’homo civilis inanimé,
  • l’homo civilis animé,
  • Pandore.

Une seconde série présente les héros malheureux de cette évolution, chacun surmonté d’un arbre :

  • Epiméthée et le singe,
  • Sisyphe,
  • Prométhée et l’aigle.

Au final, ce dernier pendant de Piero apparaît comme un tour de force de composition, dense, harmonieuse et savant,.


Références :
[1] Pour un coup d’oeil rapide sur l’ensemble des oeuvres de Piero : https://commons.wikimedia.org/wiki/Piero_di_Cosimo_catalog_raisonn%C3%A9,_1976
[1a] Carl Doris, « New documents for Piero di Cosimo’s portrait of Francesco di Bartolo Giamberti », The Burlington Magazine,157.2015,1342, https://www.academia.edu/34633654/New_documents_for_Piero_di_Cosimos_portrait_of_Francesco_di_Bartolo_Giamberti_in_The_Burlington_Magazine_157.2015_1342_4-8
[2] Pour une analyse serrée sur la fidélité de Piero au texte d’Ovide : John F. Miller « Piero Di Cosimo’s Ovidian Diptych », Arion: A Journal of Humanities and the Classics, Third Series, Vol. 15, No. 2 (Fall, 2007), pp. 1-14 https://www.jstor.org/stable/29737338
[3] Etat des lieux récent sur la question : Bryn Schockmel, Université de Boston, » To Each His (or Her) Own: Piero di Cosimo’s Bacchanals for the Palazzo Vespucci », 15 avril 2016 https://northstreetreview.wordpress.com/tag/renaissance-art/
[4] Erwin Panofsky, « The Early History of Man in a Cycle of Paintings by Piero di Cosimo », Journal of the Warburg Institute Vol. 1, No. 1 (Jul., 1937), pp. 12-30 https://www.jstor.org/stable/750066
[6a]  Catherine Whistler, David Bomford « The Forest Fire by Piero di Cosimo », Ashmolean Museum, 1999
[9] Peter Lüdemann , « Vom Ursprung der Menschheit ins Florenz der Medici: Piero di Cosimos Prometheus-Tafeln in München und Straßburg », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft 37. Bd. (2010), pp. 121-149, https://www.jstor.org/stable/41445822
[10] Patricia Simons, « PIERO DI COSIMO’S CREATION OF PANDORA », Notes in the History of Art, Vol. 34, No. 2 (Winter 2015), pp. 34-40 Published by: The University of Chicago Press on behalf of the Bard Graduate Center https://www.jstor.org/stable/43233923
[11] « Hic ingenio valens hominis statuam primus ex luto finxit, quam ob rem dicit Theodontius indignatum Iovem et eum vertisse in symiam, atque religasse apud insulas Pytacusas…; sic visum est Epymetheum ad instar nature voluisse hominem facere et sic, symie imitatus naturam, Symia dictus est. » Boccace, Genealogia Deorum Gentilium, Livre IV, 42 https://books.google.fr/books?id=YGUhj8rcbm4C&pg=PA526#v=onepage&q&f=false
[12] « Qui quidem duplex est, sicut duplex est homo qui producitur. Primus autem Deus verus et omnipotens est, qui primus hominem ex limo terre composuit, ut Prometheum fecisse fingunt seu natura rerum … Secundus est ipse Prometheus, de quo ante quam aliam scribamus allegoriam, secundum simplicem sensum quis fuerit videndum est »
[13] « est enim homo naturalis, et est homo civilis, ambo tamen anima rationali viventes « 
[14] Voici l’interprétation alternative de Lüdemann, dans un contexte nuptial : « Jupiter et Saturne tiennent conseil sur le mariage à venir, Vénus invite Mars à la rejoindre pour intervenir en faveur de la nouvelle union, et Juno Pronuba, déesse du mariage, vêtue d’une modeste robe bleue, persuade une mariée encore hésitante de consentir à son mariage » Peter Lüdemann. [9]
[15] L’obligation de ne pas montrer Epiméthée invalide la proposition de Patricia Simons, qui le reconnaît dans le personnage en bleu et rouge, à la place de Jupiter.

[16]

« Subrisit fatus divum pater atque hominum rex
Vulcanum aspiciens atque illi talia mandat:
„Vade, celer speciem e terra mixtoque liquore
Confice, mortalem cui vocem et robora iunge,
Sitque ea virgineae caelestis imago puellae,
Quam sibi quisque velit, dea quam doctissima Pallas
Instruat et varias percurrere pectine telas.
Adiciat capiti facilem Venus aurea formam,
Curet ut assidua stimulata cupidine corpus.
Fallacemque addat mentem et fallacia verba
Interpres superum, victor Cyllenius Argi.
Dixerat; imperio Iovis annuit aequa voluntas
Coelicolum. Extemplo fingis, Vulcane, puellam
Virginis ora deae similem; quam glauca Minerva
Cinxit et ex omni fulgentem parte polivit.
Huic etiam Charites, etiam celeberrima Pitho
Aurea candenti posuere monilia collo,
Effusaeque comas Horae de flore coronam
Vernali tribuere deae; tamen Attica Pallas
Illam praecipuo formae decoravit honore,
Et superum interpres, victor Cyllenius Argi,
Fallacem attribuit mentem et fallacia verba.
Sic pater altitonans divino iusserat ore.
Quandoquidem dederat sua munera quisque deorum,
Mercurius merito Pandoram nomine dixit,
Exitiale malum mortalibus et fera pestis. »

https://archive.org/details/cataloguscodicum00stad_0/page/250/mode/2up

A comparer avec la traduction depuis le Grec :
http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/travaux.htm