4 Quatre pressentiments picturaux
Une manière peu conventionnelle pour avancer dans la compréhension de l’aquarelle serait d’essayer d’éclairer le passé à la lumière de l’avenir, en une sorte d’analyse rétroactive. De faire comme si le jeune Friedrich avait, dès 1797, un pressentiment de ses futurs thèmes de prédilection.
Pour cela, nous allons partir de la structure mise en évidence par Koerner, qui découpe la composition en quatre bandes verticales : autant d’esquisses de futurs tableaux que nous allons balayer rapidement, de droite à gauche.
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Cabane sous la neige,
Caspar David Friedrich, 1823, Alte Nationalgalerie, Berlin
Thème 1 : La cabane sous l’arbre
Pour Börsch-Supan, toujours féru de symbolique chrétienne, il s’agirait d’une remise à foin, avec toute la symbolique de mort et de résurrection attachée au fauchage. Symbolique que renforceraient les saules, qui reprennent d’autant plus vigoureusement au printemps qu’ils auront été duement ététés à l’automne.
Seuls problèmes à cette interprétation positive : quel troupeau pourrait tenir tout un hiver avec cette quantité minuscule ? Et les saules, qui plus est, n’ont pas été ététés !
Plus récemment, Catherine Clinger a reconnu dans la cabane un puits de mine, ce qui rattacherait le tableau aux oeuvres souterraines, « chtoniennes » de Friedrich.
Quoiqu’il en soit, la cabane ruinée (symbole de chute s’il s’agit bien d’une mine, en tout cas d’obscurité et de fragilité) renforce l’idée d’abandon, de négligence, que donnent les saules non taillés, aux branches implorant inutilement le ciel.
La morale du tableau pourrait bien être une morale de combat. Pour affronter l’hiver, pour retaper la vielle cabane (au choix : l’humanité chrétienne ou l’Allemagne ancestrale), il ne faut pas rechigner à couper des branches.
Il est clair que, pour Friedrich, le thème de la cabane sous l’arbre s’est complètement inversé, entre l’asile pastoral de 1797, symbole d’harmonie avec la nature, et cette cabane sombre de 1823, reflet d’un regard pessimiste sur l’humanité.
Même l’arbre, qui dans l’aquarelle semblait un symbole de mort, prend rétrospectivement, comparé à ces bouleaux tragiques, une valeur positive : celle d’un belvédère de substitution, un arbre qui ne fait pas obstacle à la lumière et permettrait même, à celui qui monterait sur ses banches, d »observer la mer et le soleil levant.
Promeneur au dessus d’une mer de nuages,
Caspar David Friedrich , 1818, Hamburg, Kunsthalle
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Thème 2 : Le point de vue surplombant
La seconde bande constitue l’antithèse de la première : on pourrait l’appeler « L’arbre sous la tour », si un tel tableau existait dans l’oeuvre de Friedrich. Ce n’est pas le cas, mais en revanche, les « belvédères » y abondent : à savoir les oeuvres qui font l’apologie du point de vue surplombant. Ainsi, la plus célèbre Ruckenfigure de Friedrich nous montre un homme vu de dos, rivalisant avec les montagnes lointaines, et contemplant au-dessous de lui une mer presque aussi évanescente que la Baltique à Klampenburg.
« Première neige »
Caspar David Friedrich, 1828, Kunsthalle, Hamburg
Pour une analyse plus approfondie de ce tableau, voir A Mi-chemin : la lisière
Thème 3 : Le chemin balisé devant le bois
Ce qui nous intéresse ici, c’est la thématique du chemin bien balisé qui tourne à droite avant d’entrer dans la forêt – lieu de perte de tous les repères. L’idée est déjà en germe dans le tournant de 1797, protégé par ses rambardes et ses étais. Et la même ambiguité les réunit : le chemin pénètre-t-il vraiment dans la forêt, ou au dernier moment l’évite-t-il ?
La porte du cimetière
(Le cimetière de Priesnitz, près de Dresde)
Caspar David Friedrich, 1828, Kunsthalle, Brême
Pour une analyse plus approfondie de ce tableau, voir La fin du chemin
Thème 4 : Le chemin barré
Derrière ce portail au bout du chemin, il y a un enclos paisible, un cimetière dans la paix du Christ. Voilà qui amène de l’eau au moulin de H.Börsch-Supan : le portail comme symbole de la barrière de la mort, qui clôt le chemin tout en donnant un aperçu sur un Au-delà paradisiaque.
Sauf que, dans l’aquarelle de 1797, la barrière n’est destinée qu’au bétail, et que l’arrière-plan (ravin, parc, belvédère) révèle une topographie singulièrement plus complexe qu’un cimetière paroissial.
Cet exercice déloyal d’analyse rétroactive ne prouve bien sûr pas grand chose : les cabanes, les points de vue panoramiques, les tournants, les lisières et les barrières foisonnent, non seulement chez Friedrich, mais chez tous les romantiques allemands. Elle prouve même, a contrario, que la décomposition en quatre bandes verticales, si tentante soit-elle, n’est pas pertinente pour analyser l’aquarelle de 1797 : car aucun sens général ne se dégage de la lecture de droite à gauche.
Et pourtant, nous ne sommes plus très loin de la bonne méthode d’approche…
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