5 Portes dans un jardin danois
La clé était sur la porte… seule la porte manquait !
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Les piques du poteau central
Les piques fichées sur le poteau central ne peuvent être qu’un dispositif de protection qui dissuade de le contourner sur la gauche. En outre leur inclinaison vers le bas empêche de s’en servir comme échelle. Il s’agit donc bien d’une protection, non pas contre les bêtes mais contre les humains.
L’hypothèse de la palissade de protection
La haute palissade pourrait être une protection en haut d’une falaise ou d’un éboulement, empêchant les visiteurs du parc de tomber dans le ravin. Le fait qu’elle s’interrompe net au niveau du poteau central pourrait signifier que, plus à gauche, la pente est moins dangereuse ; et les piques empêcheraient les audacieux de se risquer (on ne sait trop pourquoi) de l’autre côté de la palissade.
L’hypothèse de la porte du parc
Le fait que le haut de la « palissade » soit en pente suggère qu’il pourrait plutôt s’agir d’une porte à deux battants dont nous ne verrions que le gauche, découpé en haut en arc de cercle. Pour que les piques empêchent de contourner la porte, il faut que celle-ci se situe au bout d’un passage balisé par des rambardes : un pont ou un escalier.
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L’illusion du « pont » coupé
Si nous ne regardons que la partie gauche du tableau sans nous intéresser au point de fuite, la porte du parc semble de situer dans le prolongement du « pont ». Friedrich veut donc nous faire croire que celui-ci est cassé ou inachevé, et que l’accès au parc est définitivement impossible.
L’hypothèse du pont caché
Très probablement, après le tournant, le chemin descend jusqu’en bas du ravin, et passe le ruisseau sur un pont. Sur l’autre rive, un escalier ou un sentier balisé permet de monter jusqu’à la porte du parc.
La preuve de la porte du parc
Il suffit se souvenir de l’astuce de composition relevée par Koerner : de part et d’autre du poteau central, les deux portes visibles dans l’aquarelle – le portail du tournant (2) , et la porte de la cabane (1) – sont exactement symétriques. Il est donc logique que l’axe central désigne lui-même une porte (4) : et même, très précisément, sa charnière !
La preuve du pont caché
Poursuivons la raisonnement : en divisant en deux la bande à gauche du poteau central, tomberons-nous sur une nouvelle porte ? Pas exactement une porte, mais en tout cas un accès : le pont caché (3), au fond du ravin dont nous avons postulé la présence.
La dernière porte
Ne nous arrêtons pas en si bon chemin, et divisons en deux la bande à droite du poteau central : cette fois, nous tombons au milieu de la façade du belvédère. Parmi les ouvertures presque entièrement cachées par le feuillage, nous savons maintenant que celle du milieu est une porte, la porte d’entrée du belvédère (5).
Friedrich géomètre
Pour résoudre l’énigme, il suffisait d’appliquer la bonne vieille méthode de la dichotomie : prendre l’intervalle entre les charnières des portes visibles, et diviser par deux : on trouve une porte parfaitement visible, mais difficile à identifier comme telle : celle du parc.
Puis diviser encore par deux pour trouver les deux accès cachés : le pont et la porte du belvédère.
La possibilité d’un chemin
Contrairement à ce que conclut une lecture superficielle, Friedrich ne se satisfait pas de l’opposition facile entre le terrestre et le céleste, l’humain et le divin, le limité et l’illimité, l’ici-bas et l’au-delà. Son programme est bien plus ambitieux : rien moins que nous proposer un chemin pour passer de l’un à l’autre : à savoir de l’intérieur de la cabane à la plateforme du belvédère.
Et mieux : il ne nous donne pas ce chemin : il nous incite à le construire, par l’observation attentive et l’intelligence des détails, en échappant aux petits pièges qu’il tend aux regard hâtifs.
La quête ascentionnelle
Le cheminement en question fait alterner des zones balisées où il suffit de suivre la voie tracée, des obstacles, et des accès à trouver ou ouvrir. Peut-être les cinq segments du parcours avaient-ils chacun un sens bien précis pour la sensibilité de Friedrich, mais nous ne nous permettrons pas à les interpréter : chacun porte en lui sa cabane et son ciel.
Il suffira de montrer, par un schéma, le caractère systématique de la construction intellectuelle, de l’escalier mental qu’il nous propose de bâtir avec lui.
Une composition limpide
Après tous ces efforts et détours, nous pouvons enfin saisir la force et la simplicité de la composition de Friedrich : le haut du tableau se découpe en deux carrés ; le bas se découpe en deux rectangles. La ligne horizontale qui en résulte est la ligne de fuite. Et c’est tout.
Une interprétation tout aussi limpide
Ici, pas besoin de pénétrer les méandres de la subjectivité de Friedrich pour comprendre ce que le diagramme veut dire.
Les deux rectangles du bas représentent… l’ici-bas ! A gauche la Nature (le chemin, le ravin, la forêt, les rochers…) que Dieu donne à l’homme pour qu’il la transforme , à droite les Choses (le pré, la cabane, le banc,le baquet, le vêtement), autrement dit tout ce que l’homme tire de la Nature.
Les deux carrés, formes parfaites, représentent ce qui est au-dessus de l’homme : à gauche le Ciel (le royaume inaccessible de Dieu), à droite le monde des Idées : géométrie, arithmétique, astronomie – symbolisées par le Belvédère, cet observatoire que l’Homme édifie pour pouvoir contempler plus largement la magnificence divine.
La place du peintre
Depuis son banc, le berger regarde le monde vers le Couchant : là où le jour et les choses finissent.
Juché sur sa petite éminence, à l’exacte limite entre le concret et l’abstrait, le jeune dessinateur regarde vers l’Orient : là où naissent le jour et les idées.
Sans doute songe-t-il que celui qui réussit à monter en haut du belvédère (le Sage, le Philosophe, le Savant.. ou l’Artiste) peut enfin regarder dans toutes les directions : ainsi verra-t-il ce que le dessinateur nous a caché, à nous spectateur, non pas par malice ou goût de l’énigme, mais simplement parce que, de là où il était placé, il ne le voyait pas lui-même : le troupeau, le berger, le ruisseau, le ravin… et surtout la mer, cette image de l’infini sur la terre.
L’aquarelle de 1797 contient, non pas en germe, mais déjà pleinement déployé, tout ce qui fait la particularité du symbolisme de Friedrich.
On pourrait le qualifier de « light », sans éléments ajoutés… et même avec éléments retranchés ! C ‘est à dire que l’artiste renonce à tout adjuvant de synthèse, extérieur à la scène qui se présente effectivement sous ses yeux. C’est par le point de vue, la composition, le cadrage – autrement dit sa propre prise de position face au réel – qu’il se fait fort d’insinuer en nous la suspicion d’un sens.
Ainsi que par les ellipses qui sont, comme des portes ouvertes, autant d’appels d’air pour l’esprit.
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