2 Argenteuil : le pont ferroviaire
Le Pont d’Argenteuil, temps gris
Monet, 1874, National Gallery of Art, Washington.
Tournons-nous désormais vers l’Est. Nous retrouvons au premier plan la maison jaune au centre du port de plaisance. Au fond apparaît le nouvel ouvrage d’art dont nous allons maintenant parler : le pont du chemin de fer d’Argenteuil, lui aussi détruit durant la guerre de1870 et reconstruit par la suite.
Voiliers à Argenteuil
Caillebotte, 1888, Musée d’Orsay, Paris
Dix ans après Monet, Caillebotte posera lui aussi son chevalet sur la rive du Petit Genevilliers. Dans cette vue prise de très loin, depuis le port de plaisance, le premier rôle est tenu par le ponton de bois qui semble capable de traverser la Seine, tandis qu’à l’horizon les ponts de pierre et d’acier jouent les utilités.
Le Pont d’Argenteuil et la Seine
Caillebotte, 1885-1887, Brooklyn Museum
Cette autre vue, prise au contraire de très près, est cadrée sur une seule arche. .Un bâteau à vapeur à aube unique s’éloigne, tirant une barque rempli de matériaux. Au fond, au centre, les maisons d’Argenteuil. A droite on voit comment le nouveau pont de chemin de fer s’insère au milieu des maisons.
La Seine à Argenteuil
Monet, 1874, Neue Pinakothek, Münich
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Revenons dix ans en arrière, à l’époque ou Monet découvrait Argenteuil et la modernité de ses ponts. Ce tableau, peint depuis la barque que Monet avait aménagée en atelier flottant, permet d’embrasser tous les éléments du paysage : le pont routier au premier plan et tout au fond, côté Argenteuil, le pont de chemin de fer auquel Monet va consacrer deux tableaux, en 1873 et 1874.
Le Pont du chemin de fer à Argenteuil
Monet, 1873, Collection particulière
L’emplacement
Une carte postale plus récente permet de vérifier l’exactitude du tableau (quelques bâtiments industriels ont été construits sur l’autre rive, là ou il n’y avait du temps de Monet que des champs
Se dédoubler
Depuis le point de vue choisi par Monet, les quatre couples de colonnes se détachent nettement, et semblent contraindre au dédoublement les autres éléments du paysage : deux piétons, entre deux rambardes, regardent deux bateaux qui passent sous le pont.
Se doubler
Les deux bateaux vont dans le même sens, de gauche à droite. Comme le montre la tenue légère des deux spectateurs, nous sommes un dimanche. Il y a probablement sur la Seine une de ces régates qui font la renommée d’Argenteuil, et l’instant choisi est celui où deux voiliers se doublent. A cet instant précis, deuxième coïncidence, un train passe là haut sur le pont.
Dans quel sens va le train ?
La silhouette du train est équivoque, avec une protubérance à chaque bout. La cheminée est nécessairement celle de droite, puisque la fumée s’en échappe. Mais alors, pourquoi le panache est-il dirigé vers l’avant, là ou le train n’est pas encore passé ?
En regardant mieux, comme tout va par deux dans le tableau, on découvre qu’il y a en fait deux panaches : le petit panache de fumée bleue qui se trouve, tout à fait logiquement, à l’arrière de la cheminée ; et un grand panache de nuages blancs à l’avant.
Se croiser
Le train rentre donc en direction de Paris : la ville des semaines laborieuses. Tout oppose les deux trajectoires qui se croisent en ce point et à cet instant : trajectoire louvoyante contre trajectoire rectiligne, voiles blanches contre train noir, bateaux libres contre wagons attachés. Le monde des loisirs à la campagne est orthogonal au monde du travail à la capitale.
Ce pont n’est pas destiné à réunir deux rives, mais à éviter la collision des contraires : lenteur et rapidité, blancheur et noirceur, eau et fer.
Se mélanger
Celle-ci se produit pourtant, mais ailleurs, collision purement picturale dans l’espace fusionnel de la touche impressioniste : au-dessus du pont, le panache de vapeur chaude et sale se confond et se dissout avec les nuages immaculés. Ainsi, ce qui reste de l’énergie mécanique du train se trouve soumis à la même énergie lente, éolienne, que les bateaux.
Le Pont de chemin de fer, Argenteuil
1874, Art Museum, Philadelphie.
Pour ce tableau, Monet s’est éloigné un peu plus vers l’Est et a dépassé le pont de chemin de fer. La lumière du soir illumine le voilier qui rentre vers Argenteuil, tandis que sur le pont se présente, en contre-jour, le train qui rentre vers Paris.
Le point de vue choisi a une particularité : sous le pont, les croisillons qui relient les paires de colonnes apparaissent contigus, comme s’ils formaient une barrière sur la Seine. Le pont semble refuser le passage au voilier blanc qui se présente.
Quant au train, pas de double panache équivoque : la fumée part bel et bien vers l’avant du train. Deux possibilités seulement : soit le train revient en marche arrière vers Argenteuil, soit il s’est arrêté au milieu du pont et le vent est suffisamment fort pour envoyer sa fumée où il veut.
Le message du pont est « on ne passe pas ». En bas il barre la route au bateau, en haut il arrête ou fait reculer le train. Et pour rendre visible ce message, Monet a pris soin de rajouter le long de la berge, entre le bateau et le train, un modèle réduit, en bois, de ce pont-barrière…
Bonjour,
quel magnifique travail mis ainsi à disposition de tous! Merci pour cela! J’ai un problème d’ordre technique, il m’est impossible d’accéder au corpus de l’article dédié aux déchargeurs de charbon de Monet. Ne s’affichent que les illustrations dans la marche gauche, l’espace dédié à l’article est vide. C’est le seul article qui me pose ce problème. Est-ce de mon fait? Comment accéder à cet article? Merci
Marceline
Bonsoir
Problème corrigé. Merci de me l’avoir signalé et de votre intérêt pour le site. Je me consacre en ce moment à la rédaction d’une trentaine d’articles sur Melencolia I de Dürer : la véritable raison d’être du site, une sorte d’entraînement avant le morceau de bravoure. Car, pour cette gravure très particulière, la sur-interprétation « contrôlée » n’est pas un simple jeu, mais la seule approche qui nous reste, me semble-t-il, pour débroussailler sa complexité voulue.
excellent article , comme d’habitude, magnifiquement illustré et plein d’érudition.. Merci et bravo