5.2 Des gestes suggestifs
Les interprétations sexuelles sont comme les maladies transmissibles : des objets, elles sautent aux personnages, et tournent à l’obsession: jeux de jambes, jeux de mains…
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1 Jeux de jambes
La jambe gauche de Vénus
Le long de la jambe de Vénus, le regard se laisse captiver par un jeu de dévoilement en trois temps : transparence au niveau du genou, contrariée par le pan de voile qui retombe sur le mollet, puis résolue par la nudité du pied : un pied grec, bien sûr, comme il sied à une native de Cythère. Remarquons que ce pied se situe juste à l’aplomb du sexe de Mars, dissimulé par le pagne.
Ainsi, l’allongement télescopique de la cuisse, du genou, du mollet et du pied de Vénus compense sa frustration, son désir de toucher le membre introuvable que suggère son second orteil, outrancièrement allongé.
Et la jambe droite ?
Tandis que la jambe gauche occupe les deux tiers du panneau, la jambe droite est bizarrement absente, escamotée sous le bouillonnement des tissus [1]. En solidarité avec son boiteux de mari , Vénus serait-elle amputée ?
Lotto, dans Vénus et Cupidon, nous suggère une explication : il nous montre la jambe de la déesse repliée à angle droit vers l’arrière, dans une posture peu naturelle qui semble n’avoir pour but que de créer un point de contact avec la jambe de Cupidon.
Lotto explicite ainsi ce que Botticelli nous laisse deviner : la jambe cachée de Vénus part vers l’arrière, à la recherche d’un contact charnel avec Mars. D’ailleurs, les deux jambes de celui-ci ne sont pas horizontales, mais plus hautes sur la gauche : peut-être simple effet de perspective, ou bien indice qu’elles sont posées sur la jambe cachée de Vénus.
Ainsi, derrière leur posture figée, leur parallélisme pudique, les deux figures entretiendraient, en fait, une amoureuse proximité.
La jambe droite de Mars
Le genou à angle droit fait pendant, dans le plan vertical, à la position de la jambe cachée de Vénus dans le plan horizontal. L’endroit où elle croise l’autre jambe de Mars tombe juste derrière la main gauche de Vénus.
Ainsi, le point de contact entre les deux jambes de l’homme, est aussi le seul point du tableau où les peaux de l’homme et de la femme s’avoisinent, sans tissu de séparation. En ce point triple, Botticelli utilise l’ambiguité entre contact physique et contact visuel, pour créer, une zone de fusion, de collage, où toute profondeur s’abolit.
La jambe gauche de Mars
Elle se trouve en position d’extension, tout comme la jambe gauche de Vénus. Mais tandis que les orteils de celle-ci sont dénudés, ceux de Mars sont pris dans le drap rose, qu’ils étirent.
Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome
Ce détail a été relevé par David Clark, qui l’a interprété comme la citation d’une oeuvre antique, conduisant à une allusion sexuelle érudite :
« Il est certain que Botticelli a combiné tissu tendu et lance phallique pour suggérer le pénis de Mars en érection : en effet ce détail du tissu tendu par le pied est calqué sur une sculpture romaine antique (…). L' »Hermaphrodite endormi » représente un jeune homme se réveillant, étirant ses membres dans un mouvement de contraposto, tendant du pied gauche le tissu qui le couvre et relevant son bassin pour laisser voir l’érection qui a troublé son sommeil ». Clark [2]
Les membres inférieurs du couple divin obéissent à une composition symétrique : chacun montre un pied et cache l’autre, chacun a sa jambe gauche étendue, et sa jambe droite repliée à angle droit.
On remarque tout de suite le parallélisme entre les jambes gauche en extension. Toutes deux s’étirent jusqu’à l’aplomb du sexe du partenaire, et leur extrémité arbore une métaphore discrète : l’orteil grec de Vénus mime un membre viril, tandis que les orteils de Mars sont encapuchonnés dans un textile vaginal.
La symétrie entre les jambes droite repliées est moins évidente, puisque celle de Vénus est cachée. On doit deviner qu’elle touche celle de Mars à notre insu, au point singulier du tableau où les peaux du Dieu et de la Déesse donnent l’illusion d’un contact.
On pourrait résumer en deux phrases ce jeu subtil entre parallélisme et orthogonalité :
- deux jambes parallèles ne se rencontrent pas, sauf dans la métaphore ;
- deux jambes orthogonales se croisent, mais dans l’intimité.
2 Jeux de mains
La main droite de Mars
Venant en avant-plan, elle s’expose opportunément sur la cuisse gauche, juste à côté du sexe avec lequel son ombre portée crée une continuité visuelle. La position flaccide de l’index, au dessus des autres doigts repliés en boule donnerait, en ombres chinoises, l’image de la virilité après la bataille.
La main gauche de Mars
Le geste est très semblable à celui de la main droite, sinon que le majeur se déplie pour rejoindre la rigidité de la tige métallique, sur laquelle nous reviendrons (voir 6 Le mystère de la verge de fer).
La main gauche de Vénus
L’index gauche de Vénus imite l’index droit de Mars, dans un geste très éloquent qu’à bien noté Daniel Arasse [3] :
« Le pouce et l’index de Vénus ont une pose manifestement étudiée et, en pinçant le tissu, ils lui font perdre localement sa ‘diaphanéité’ pour y dessiner un repli ombreux pris entre deux gonflements parallèles et donner au vêtement une configuration peu équivoque. »
Pour Hans Körner [4], la masturbation féminine est délibérément suggérée sur plusieurs panneaux de mariage, en raison de la croyance, selon Gallien, qu’elle favorisait la bonne santé des enfants à naître.
La main droite de Vénus
L’index et le majeur s’écartent en toute discrétion, mais dessinent néanmoins l’image d’une fente vacante, complétée par un pli toujours aussi vulvaire du tissu.
Telles des ombres chinoises, les mains de Vénus et Mars projettent des images grivoises dont le but, dans un tableau de mariage, parait clairement didactique.
De part et d’autre de l’organe réel caché sous le tissu, elles illustrent, de gauche à droite, comment le sexe de l’homme et celui de la femme passent de l’état latent à l’état excité.
Ce que le pinceau ne peut pas montrer, la gestuelle des mains l’écrit distinctement : langage des signes sans dictionnaire, sans référence externe, valable pour ce tableau seulement, et dont la signification s’impose par le sens de la lecture, et celui de la symétrie.
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