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3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans

Cet artiste très original [1] a réalisé un manuscrit d’exception, dont les bordures, par leur richesse et leur inventivité, constituent non pas des collections de fleurs, mais d’extraordinaires jardins. Cet article en propose une classification, et examine quelques autres rares manuscrits influencés par cette mode, entre 1430 et 1450.

Article précédent : 2 Jeux avec le cadre dans les Très Riches Heures du duc de Berry



Les bordures florales

Dans les Heures de Marguerite d’Orléans, les bordures purement florales sont rares. Elles semblent destinées à créer un climat graphique particulier autour de certaines images.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 186r GallicaLa Pentecôte, fol 186r, Heures de Marguerite d’Orléans 1430 ca BNF Latin 1156B Gallica.

Le lapis lazuli de la bordure est une expansion luxueuse de la robe de Marie. Le semis de fleurs n’est pas statique : elles sont en fait déversées en haut par quatre anges, et recueillies en bas par trois femmes. Cette figure classique de la Largesse (voir 5.2 Quelques types de bordures) accompagne ici astucieusement la descente de l’Esprit Saint : dans l’image principale, la colombe lance des flammes ; à l’extérieur, les anges de Marie lancent des fleurs.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 141r GallicaLa Crucifixion, fol 141r

L’ambiance tragique de la mort du Christ impose à l’artiste une sobriété inhabituelle. Il faut regarder de près pour découvrir les minuscules oiseaux, de la même taille que les papillons, qui se cachent dans la moitié inférieure de la page.

Bien visibles en revanche, les deux grandes abeilles qui butinent des fleurs blanches, en haut de la tige de gauche, font écho aux deux saintes âmes du Bon Larron et du Christ. La mouche noire de droite, qui se trompe en butinant une feuille, est à l’image du mauvais Larron qui a refusé de reconnaître le Christ : son âme sombre est menacée par les deux grands oiseaux posés sur la tige de droite.

Par sa lourdeur inévitable, l’analyse ne rend pas justice à la subtilité de l’invention : le symbolisme du Maître de Marguerite d’Orléans est discret, à la limite de la perception, fait pour être humé plutôt que disséqué.



Les jardins en terrasse

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica

L’Annonciation, fol 31r

Une première manière d’organiser les plantations est de les disposer en strates horizontales : sept à dans la bordure droite, six dans la bordure gauche, dont en bas deux strates communes, avec des vignes sur treillis.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail
Ces « terrasses » n’ont rien de réaliste : la zone inférieure a deux sols (le second matérialisé par le vase) mais certaines tiges du treillis relient les deux étages, et se prolongent même vers le haut de la page.

Le caractère « onirique » vient aussi de la disproportion généralisée : la fileuse de gauche est géante par rapport aux quatre vendangeurs de droite, mais minuscule par rapport au coq et aux poules qui picorent, eux-mêmes supplantés par les fleurs.

L’analyse botanique de celles-ci est décevante : Mégumi Tanabé [2] a montré que certaines sont loin d’être représentées avec réalisme. Dans le cas de l’Annonciation, ni l’oeillet ni les fraises ni les grappes ne sont présentes à sa date, le 25 mars.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail oeillets
Quant à l’interprétation symbolique, on en voit bien ici les limites : de manière générale, on sait que la vigne évoque l’Eucharistie et les oeillets le sang de la Passion. Mais il serait abusif de voir, dans la couronne d’oeillets rouges et blancs que la mère confectionne avec sa fille, une anticipation de la couronne d’épines.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 82r GallicaL’Annonciation aux Bergers, fol 82r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r GallicaSainte Marguerite, fol 176r

Ces deux pages permettent de mieux saisir la valeur compositionnelle des « terrasses ».

Dans l’Annonciation aux Bergers, le ruisseau qui prend sa source dans l’image principale (noter la barrière demi-circulaire en bois tressé) se prolonge dans la marge droite, longeant la lisière de la forêt.

De même, dans la page de Sainte Marguerite, la forêt peuplée de monstres se poursuit dans la marge droite, créant une première terrasse. En dessous l’artiste a étagé un monstre globuleux (alter-ego du dragon de l’image centrale), puis une bergère en robe bleu et aux longs cheveux, qui garde ses moutons comme la sainte son dragon.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r Gallica schema
Cette logique de projection de l’image principale dans la bordure se poursuit avec les figures du haut : le pâtre jouant de la flûte et le porc-épic font voir le berger qui garde ses porcs.

La bordure inférieure en revanche se comporte en zone autonome, un peu comme le texte par rapport à l’image.



Les jardins à traverser

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica
Saint Matthieu, fol 15r

Cette logique d’autonomie de la bordure inférieure débouche sur un autre formule : celle où la bas de page devient une terrasse continue, où des personnages évoluent.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail
Ici c’est une frise aviaire (peut être une expansion de l’Ange) avec, de gauche à droite :

  • un couple, dont la femme tient sur son bras un coucou attaché par une fil, image qui semble déplaire à son mari ;
  • un engoulevent posé sur un tronc coupé, pris à partie par des parents ;
  • deux cages avec des oiseaux chanteurs ;
  • un oiseleur au sac empli de proies, lui aussi pris à partie par des parents.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail matthieu
La projection de l’image principale dans la bordure droite est ici bien dissimulée : il faut y regarder à deux fois pour voir que le bûcheron maniant sa hache à deux bras est l’explication, par antithèse, du geste discret de l’Evangéliste, affûtant sa plume au rasoir.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r GallicaL’Adoration des Roi, fol 89r

Dans le frise inférieure, les deux nobles à cheval partant à la chasse, précédés par un archer qui vise les bêtes sauvages,  sont un écho lointain du cortège des Mages.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r Gallica devidoir
Quant au dévidoir de la marge droite, il n’a ici aucun rapport évident avec la scène centrale : il entretient en revanche un lien purement graphique avec une invention spécifique à cette page : les quatre bouquets géants, ficelés et plantés comme des arbres.



Les jardins verticaux

Dans cette formule intermédiaire, le motif de la bordure inférieure remonte, par continuité, dans la bordure latérale.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 139r Gallica
La Mise en Croix, fol 139r

Ici des femmes et des enfants cueillent des graines de grenades. Mégumi Tanabé [2] a sans doute raison de voir dans la ces graines déformées l’image des gouttes de sang du Sauveur.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 175r GallicaMartyre de Sainte Catherine, fol 175r

Dans l’image principale, la machine infernale, bombardée par les anges de grandes gouttes d’acier qui ridiculisent les crocs, s’est transformée en une sorte de cage à hamsters pour les bourreaux. Les gouttes envahissent les marges, qui montrent en démultiplié l‘étape suivante du martyre : une fois les roues brisées en mille morceaux, l’épée de la décapitation.

En bas une population minuscule se protège des gouttes comme elle peut .


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 161v Gallica
Saint Jean baptisant le Christ, fol 161v

Le motif des bordures est ici celui de la moisson. En fait, deux thèmes se mêlent, en dégradé :

  • en haut on coupe des épis parmi les fleurs ( des bleuets des champs bleus et roses),
  • en bas on cueille les fleurs parmi les épis (mis à part les deux amoureux qui se bécotent).

Il est probable que la bordure fait allusion aux rites populaires de fertilité autour de la Fête de la Saint Jean [2a] :

  • fabrication de bouquets protecteurs des maisons, mêlant des herbes, des fleurs et des épis de la saison précédente ;
  • croyance en la pousse accélérée des blés dans les trois nuits entre la Saint Jean et la Saint Pierre.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 137r GallicaLe Portement de Croix, fol 137r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r GallicaSaint Jean l’Evangéliste, fol 168

Dans ces deux jardins verticaux, une plante, telle le haricot magique, sert de chemin vers les hauteurs : un palmier ou une vigne.

Dans le premier cas, la bordure prend le contrepieds, par la scène joyeuse de l’Entrée du Christ à Jérusalem, accueilli par la foule et les palmes, de la scène tragique de la Montée au calvaire.

Le même principe de contradiction régit également la seconde composition, mais de manière plus subtile : le cep noueux et le vin contrecarrent les serpents et la coupe de poison de Saint Jean l’Evangéliste.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r Gallica detail
A noter que l’artiste cultive ici l’ambiguïté graphique entre le cep et le sentier.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 160r GallicaDieu le fils, fol 160r

La bordure inférieure montre un combat à pied (à l’épée et à la hache) entre un seigneur de Rieux, en casaque bleue, et un seigneur de Richelieu, en casaque rouge. Cette idée de compétition remonte, par la bordure externe, des juges-diseurs Bleu et Rouge (avec leur bâton) aux cavaliers Bleus et Rouges, puis à un duel de libellules ; une fois passée la cloison dorée, l’oeil redescend, d’un duel de papillons à un duel d’oiseaux, puis à une discussion entre un Bleu et un Rouge, jusqu’à l’arbitre de tous ces affrontements courtois : Marguerite d’Orléans en personne, accompagnée de ses filles et de ses suivantes, et placée en signe de déférence à la droite de son époux Richard d’Étampes.

L’utilité de cette cloison dorée si voyante, redondante en bas avec la barrière en bois de la lice, ne se comprend que dans une intention courtisane : ainsi Marguerite trône non pas en dehors, mais au dessus du combat, dans un espace intermédiaire entre la joute et le Christ trônant.

Je n’ai pas trouvé d’explication pour les deux écuyers qui se présentent devant elle, l’arc à la main droite et la main gauche sur la garde.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 158v GallicaDieu le Père, fol 158v

Dans la page jumelle (Dieu le Père), la bordure inférieure montre un convoi seigneurial : un fauconnier caracole en tête, suivi par la voiture qui transporte les dames de compagnie (et le singe familier), les seigneurs et dames à cheval fermant la marche

Dans la bordure verticale, une escorte militaire est en route vers le château  : un archer, un soldat à pied ramenant une branche, deux cavaliers.

Les deux cortèges se raboutent logiquement, mais pas graphiquement. Le fauconnier ne sert pas véritablement de pivot, trop grand pour le cortège horizontal, et en position trop latérale pour le cortège vertical.

L’absence d’un chemin matérialisé, et la non-diminution des tailles avec l’éloignement, font de cette page une solution intermédiaire entre les « jardins verticaux » et la formule qui constitue la grande originalité  du manuscrit : un parcours continu dans les deux bordures.



Les jardins à voyager


En aparté : un précédent, le Codex Cocharelli

 

Ce traité gênois aux décorations exceptionnelles présente deux exemples d’un parcours continu menant de la marge inférieure à la marge supérieure. S’agissant d’un traité sur les Vices, ces voyages n’ont rien de plaisant.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14vCocharelli codex, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 14v

Le texte de cette page raconte l’histoire d’un riche héritier gênois qui perdit toute sa fortune pour cause de gloutonnerie. L’image principale montre deux chasseurs, dont un tient un faucon, effarouchant des canards et des hérons, les pattes de leurs chevaux dans un lac. La chasse au sanglier de la bordure basse se prolonge, dans la bordure verticale, par un sonneur de cor, un chien poursuivant un lapin, une biche morte et son mâle rescapé.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14v detailDans la bordure du haut, encore paisible, deux couples, chameaux et girafes, sont encore en paix.


1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2rCocharelli codex, 1330-40, BL Egerton 3127 fol 1r

Le texte, pour illustrer l’avarice, donne des exemples de trahisons et de meurtres dans le Royaume de Chypre.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail basLa bordure inférieure montre trois assassinats : un homme attaché à un arbre auquel on a volé son manteau rouge, un moine nu et un moine encore vêtu.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail hautMeurtres et vols se succèdent jusqu’au bout de la route.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 171r Gallica
Saint Laurent, fol 171r

Il y a dans cette page deux villes fortifiées : l’une en bas à gauche d’où sortent les Français, l’autre en haut à droite vers où rentrent les Anglais, nargués par des pies et attendus à la porte par deux bourgeois dépités. Pour Eberhard König ([3] , p92) :

« les Français réussissent une sortie d’une ville assiégée par les Anglais ; il est tentant de voir ici la première représentation de la libération d’Orléans le 8 mai 1429 et d’identifier dans le combattant de première ligne chez les Français le demi-frère de Marguerite, le Bâtard d’Orléans Jean de Dunois. »

A l’appui de cette hypothèse, rajoutons que cette dernière bataille, livrée par Dunois, eut lieu près du fort Saint Laurent, le dernier tenu par les Anglais.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 163r GallicaLa Trinité, fol 163r

Le ruisseau qui, en bas, borde la chasse à courre, se prolonge en S jusqu’en haut, où un arbalétrier met en joue les cygnes ou les canards.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r GallicaSainte Madeleine, fol 174r

L’image centrale est à elle seule puissamment onirique, avec cette sainte autour de laquelle des pèlerins minuscules circulent, comme autour d’un Bouddha géant. On notera le monastère avec ses latrines qui, pour raison de propreté, donnent sur l’extérieur ; et le petit ermitage en haut de la Sainte Baume, depuis laquelle la pénitente s’envole sept fois par jour aux heures canoniales, soutenue par les anges.

A ces circulations intérieures répond l’ambitieuse frise extérieure, depuis un quai, où l’on décharge les marchandise venus d’Orient, jusqu’en haut du port où les bateaux de commerce sont à l’arrêt, puis au chemin où circulent des dromadaires.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail
Une première croix, à coté d’un jardin que cultivent deux paysans surveillés par une guerrier maure, et une seconde, au fin bout de la route où cohabitent hommes et bêtes sauvages. signalent une terre chrétienne. Je pense, avec Paul Perdrizet [4] , que cette contrée perdue au fin bout de l’Asie n’est autre que le mythique royaume du prêtre Jean.

Pour Eberhard König, le prétexte de cette bordure géographique pourrait être le fait que Marie-Madeleine était arrivée en bateau depuis le Proche Orient. Il me semble que c’est Perdrizet qui a pressenti le véritable lien, en notant l’insistance sur le boîte de parfum en or que la Sainte ne lâche pas, qu’elle soit couchée ou assise. Or d’après la « Lettre du Prêtre Jean » [5] , les terres de celui-ci abritaient l‘Arbre de vie, qui produit le chrême ou le baume. Le thème commun à l’image et à la bordure est donc, en pleine époque de Jacques Coeur, un sujet propre à charmer la comtesse Marguerite : celui des parfums précieux venus d’Orient.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail barques
Les trois barques constituent un petit mystère iconographique : tandis que sur les rives ou sur le navire marchand les turbans orientaux se mélangent aux coiffes occidentales, ces trois barques qui se dirigent vers la ville ne portent que des occidentaux : des hommes, et peut être une femme sous la bâche de la première barque. La barque centrale, remplie de feuillages est très énigmatique : il s’agit peut être de la disproportion, habituelle au manuscrit, entre les végétaux et les humains. Mais il se trouve que ce motif des barques chargées de branches deviendra, cinquante ans plus tard, un standard des enluminures flamandes pour signifier le moi de Mai (voir 5.3 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque). Faute d’un chaînon intermédiaire, je pense que nous sommes en présence d’une pure coïncidence graphique : ces barques non mixtes de voyageurs revenant de l’Orient n’ont sans doute rien à voir avec les citadins flamands partis, hommes et femmes, cueillir le Premier Mai des branches à la campagne.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r GallicaMarguerite d’Orléans en prières devant la Madone, fol 25r

La miniature la plus importante du manuscrit est une double supplique:

  • à Marie (la prière « Obsecro te domina sancta » écrite en grand)
  • à Dieu (le psaume pénitentiel, « Domine ne in furore tuo arguas me » écrite en minuscule à peine lisible sur le livre).

Ces pieuses implorations s’harmonisent avec la bordure, des pèlerins sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r Gallica detail
La disproportion entre la dame sur son cheval et le pèlerin qui boit allongé à même la terre (toujours le même motif de la source) exclut à mon sens une interprétation biographique : ces nobles personnages ne partent pas eux-mêmes en pèlerinage, mais regardent avec respect les pèlerins qui traversent leur terre.

En ce sens, le voyage des pèlerins vers Compostelle constitue l’agréable pendant du voyage, dans l’autre sens, des parfums précieux depuis les terres du Prêtre Jean.



Une iconographie unique : la cueillette des lettres

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 135r GallicaPilate, Heures de Marguerite d’Orleans, vers 1430, BNF Latin 1156B fol 135r, Gallica

Cette bordure exceptionnelle montre non pas un alphabet comme parfois (voir WWW), mais des lettres en vrac. Danièle Alexandre-Bidon [6] l’a expliquée comme une devinette à but pédagogique :

« Dans cet alphabet désordonné, où les lettres sont tombées à terre et mélangées, et que balayent des serviteurs tandis que d’autres les mettent dans des paniers, des cheminements se distinguent : l’enfant n’avait-il pas à les remettre en ordre ? En outre, une lettre est cachée, le 0, initiale du « O mater dei memento mei ». On le trouve pourtant, si on ne le cherche pas parmi les lettres, dans l’image : les O sont les couronnes de fleurs qui décorent les marges. »

La solution est peut être suggérée par l’assonance avec « eau », celle qui lave les mains Pilate.

Il se peut également que la lettre qui manque soit une allusion à l’être qui manque : le frère de Marguerite, Charles d’Orléans, captif en Angleterre depuis Azincourt.



Autres manuscrits attribués au Maître de Marguerite d’Orléans

Parmi les rares manuscrits où l’on a reconnu sa main, aucun n’atteint à la richesse graphique des Heures de Marguerite d’Orléans.

Le manuscrit Rothschild 2534

Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 20v
La Résurrection, fol 20v, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Dans ce « jardin à voyager » très simple, un cornemuseux suit un couple d’amoureux vus de dos ; ils montent vers un personnage à tête de lion qui, de sa main droite, désigne l’image centrale. Les trois registres de celle-ci semblent renvoyer aux trois groupes marginaux :

  • le soleil de la Résurrection, à la crinière de lion ;
  • la Victoire sur la Mort, à l’amour ;
  • le sommeil des soldats, à la musique bruyante.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 31rL’Annonciation, fol 31r, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Ce jardin est traversé, à contresens de la lecture, par une chasse à l’ours et au cerf (ce dernier déjà mordu par un chien) : scène noble sans rapport avec l’image centrale.

Celle-ci trouve en revanche des échos profanes dans le reste de la bordure :

  • le paon en haut à gauche fait écho aux ailes ocellées de l’ange ;
  • le singe en haut à droite caricature l’Homme, lui-même à l’image de Dieu ;
  • l’oiseau en vol fait écho à la triple colombe ;
  • le fou offrant à la belle une fleur contrefait l’Annonciation.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 75rAnnonce aux Bergers, fol 75r Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 80rAdoration des Rois, fol 80r

A partir de cette étonnante scène nocturne, la charte graphique se modifie (avec quelques rares exceptions) : la bordure contient deux ou trois personnages « métallisés », de plus en plus fantaisistes et sans rapport avec la scène principale. L’effet graphique est identique à ceux des soldats vus de nuit, à l’arrière-plan de l’Adoration des Rois.



La postérité du Maître de Marguerite d’Orléans

Un certain nombre de manuscrits bretons sont influencés par la prodigalité florale du Maître. Les jardins avec personnages y restent rares, et beaucoup moins élaborés.

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan, vers 1435

Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 027Fol 27 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 071v Fuite en EgypteFuite en Egypte, Fol 71v

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan Rennes, BM 0034 bis

Ce manuscrit présente des « jardins en terrasses » très simples, avec quelques personnages sporadiques :

  • un chasseur et un couple de bergers au bord de l’eau ;
  • une chasse aux oiseaux, à l’arc et à l’arbalète.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 107Office des Morts, fol 107, Rennes BM 0034 bis

Cette bordure beaucoup plus complexe montre deux scènes en rapport avec le thème funéraire :

  • en bas la Mort poursuit un jeune vaniteux coiffé de plumes de paon ;
  • la bordure droite, élucidée par Sylvie Wuhrmann [7] montre une scène de la « Pacience de Job », un mystère du XVème siècle : le Diable, déguisé en mendiant (on voit ses pattes griffues) rend jalouse la femme de Job, lequel est couché sur son fumier sous le regard de Dieu.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0066 Bapteme du Christ
Baptême du Christ, Rennes BM 0034 fol 66

Cette bordure développe, autour de la scène du Baptême du Christ, deux scènes de la Mort du Baptiste :

  • la danse lascive de Salomé devant les démoniaques Hérode et Hérodiade ;
  • la décapitation de Saint Jean.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 001 Baiser de JudasBaiser de Judas, Rennes BM 0034 fol 1 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 ter fol 1 NativiteNativité, Rennes, Rennes BM 0034 ter, fol 1

Certaines bordures sont des extensions de l’image principale :

  • apôtres errant dans le Jardin des Oliviers ;
  • bergers et anges autour de la crèche.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0011v Le Christ devant HerodeLe Christ devant Hérode, BM 0034 fol 11v Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 88 Saint MichelSaint Michel, Rennes BM 0034 fol 88

D’autres sont des gloses fantaisistes :

  • le messager et le sommeil dérangé par des démons sont peut être des allusions à la mauvaise nouvelle apportée à Hérode (la naissance de Jésus) et à ses méfaits (le Massacre des Innocents) ;
  • un ange pourchasse un démon qui pourchasse l’Enfant Jésus.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 86 Saint JulienSaint Julien, Rennes BM 0034 fol 86

D’autres enfin sont de pure fantaisie : un couple de pèlerins précédé par un musicien.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 90 Saint Antoine
Saint Antoine, Rennes BM 0034 fol 90

La seule bordure qui se rapproche un peu des « jardins à voyager » est celle de Saint Antoine : trois malades montent, par la bordure, rejoindre le couple qui, dans l’image centrale, offre des cierges au saint guérisseur.


Heures de Pierre II

Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 71Présentation au Temple, Vue 71 Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 106Office des Morts, Vue 106

Heures de Pierre II, BnF. ms. lat. 1159, Gallica

Ce manuscrit contient deux « jardins à traverser » :

  • une promenade d’amoureux avec une chasse au sanglier ;
  • un enterrement (un démon et un ange se disputant l’âme du défunt) et la Mort pourchassant un jeune homme avec sa faux.


Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais

Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 vue 20La Vierge au croissant et la donatrice, vue 20 Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 vue 24La Vierge à l’Enfant et la donatrice, vue 24

Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 

Ces deux « jardins à traverser » montrent une rencontre de part et d’autre d’un cours d’eau.

Dans la première image, la position de la donatrice à droite contredit la « convention du visionnaire ». Cette infraction résulte ici, comme souvent (voir 3-3-3 : l’apparition à gauche) d’une convention graphique supérieure qui régit l’ensemble du manuscrit : toutes les miniatures pleine page sont des rectos (sauf trois), et la donatrice, en priant vers la gauche, ramène le regard du spectateur vers l’intérieur du livre.


Heures de Jean de Montauban

Heures de Jean de Montauban 1450 ca Rennes Ms 1834 fol 119r Saint Julien

Saint Julien, vers 1450, Rennes Ms 1834 fol 119r

Dans ce manuscrit, les images sont entourées de scènes secondaires : les cases florales ne constituent pas vraiment des jardins, mais plutôt des motifs de remplissage.


Article suivant : 4 Préhistoire des mouches feintes

Références :
[2] Mégumi Tanabé,« Les sources d’ornement végétal dans les Heures de Marguerite d’Orléans (Paris, BnF ms. lat. 1156B) » dans TRACES DU VÉGÉTAL, Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi, Cristiana Oghina-Pavie
https://books.openedition.org/pur/42302
[2a] Revue des traditions populaires, Volume 10, p 531 https://books.google.fr/books?id=aw3SPq6WknoC&pg=PA531
[3] Eberhard König « Les heures de Marguerite d’Orléans », 1991
[4] Paul Perdrizet, Le Calendrier parisien à la fin du moyen âge, d’après le Bréviaire et les Livres d’Heures , 1933, p 293 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Perdrizet_1933-Le%20calendrier%20parisien%20%C3%A0%20la%20fin%20du%20Moyen%20Age.pdf
[5] JP Albert « Le roi et les merveilles » 1991, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00333220/document
[6] Danièle Alexandre-Bidon, « La lettre volée. Apprendre à lire à l’enfant au Moyen Âge », Annales Année 1989 44-4 pp. 953-992 https://www.jstor.org/stable/27582592
[7] Sylvie Wuhrmann « Une étude en gris. Le Triptyque du déluge de Jérôme Bosch » , Artibus et Historiae, Vol. 19, No. 38 (1998), p 93 https://www.jstor.org/stable/1483587

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