4 Mandorle double pathologique
Après avoir distingué deux grandes catégories de mandorles doubles, les dissymétriques et les symétriques, il convient de vérifier si cette distinction résiste à l’épreuve des inclassables, ces cas particuliers qui à première vue tiennent de l’un et de l’autre type.
Cet article examine plusieurs types de « pathologies » de la mandorle double, et montre qu’elles résultent souvent, non pas d’une erreur ou d’une mauvaise compréhension, mais d’une intention particulière.
Article précédent : 3 Mandorle double symétrique
1 Le globe plus l’arc en ciel
Commençons par cette formule de transition, où le globe paléochrétien subsiste malgré l’introduction du nouveau type de siège importé de l’art byzantin : l’arc-en-ciel. On ne la rencontre, à ma connaissance, qu’en Angleterre et France du Nord.
Le Roi Edgar d’Angleterre offrant sa charte de refondation du New Minster de Winchester, vers 966, Cotton MS Vespasian A VIII ff. 3v–33v British Library
On peut considérer ce cas comme une erreur logique, ou bien comme une marque de richesse, le cumul des deux sièges ajoutant à la Majesté divine.
Une Trinité discrète (SCOOP !)
Boèce, Angleterre, 1050-75, BNF Lat 6401 fol 158v, gallica
L’autre exemple connu, réalisé lui-aussi en Angleterre, ajoute à l’arc-en-ciel non seulement le globe-siège vert, mais aussi un « dossier » en amande. L’image est très sophistiquée, puisque dans le registre inférieur Boèce est représenté nimbé, écrivant à la guise d’un Evangéliste l’incipit de son De trinitate :
une question étudiée depuis longtemps. |
Investigatam diutissime (questionam) |
Dans ce contexte trinitaire, il n’est pas impossible que le cumul d’éléments mobiliers soit ici intentionnel :
- le globe terrestre vert pour le Fils ;
- le dossier ovale, avec l’alpha et l’oméga, pour le Père ;
- l’arc-en-ciel, symbole d’alliance associé à la colombe (fin du Déluge), pour le Saint Esprit.
L’objet cylindrique vert, que le Seigneur tient dans sa main gauche voilée, se situe en dans la même opposition chromatique que deux autres couples d’objets : l’escabeau et le globe, le rideau relevé et le manuscrit de Boèce, où la couleur rouge semble connoter le Divin et le vert le Manifesté. Cet objet vert est un rotulus triplement scellé, contenant probablement les secrets de la Trinité, que Dieu montre à Boèce afin qu’il le retranscrive.
Majestas Dei, p II
Genèse de Caedmon, Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11
Cet attribut très particulier du Seigneur se retrouve dans plusieurs pages d’un autre manuscrit anglo-saxon de l’époque, une Genèse versifiée en ancien anglais. Ici le rotulus comporte quatre sceaux, et Dieu n’a pas de livre.
Dieu précipite Satan en Enfer, p 3 | Dieu maudit le serpent, ainsi qu’Adam et Eve, p 49 |
---|
Genèse de Caedmon, Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11
Dans ce manuscrit graphiquement très inventif, Dieu est toujours identifié par son nimbe crucifère ; ses autres attributs, barbu ou imberbe, livre ou rotulus, varient sans logique discernable.
Mais dans aucun dessin le livre ne redouble le rotulus : ce qui confirme la signification trinitaire de ce dernier dans l’illustration du Boèce.
Capitulaire vers 1100, France du Nord, BM St Omer MS 56 fol 35
Cette étrange Majestas exhibe trois redondances :
- tabouret (vu de dessus) plus globe terrestre ;
- arc-en-ciel plus globe-siège ;
- lentille englobante plus cercle englobant.
2 La mandorle plus le trône
Pour Walter W. S. Cook ([1], p 50), cette formule rare, où les deux sièges semblent se cumuler, résulte d’une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien. En fait, il semble bien que ces cas révèlent plutôt une intention particulière.
Devant d’autel de Saint Denis
Messe de St Gilles (détail), vers 1500, Master of St Gilles, National Gallery
Ce devant d’autel disparu avait probablement été offert par Charles le Chauve à l’abbaye de Saint Denis, après 867. Le tableau qui nous le restitue reproduit jusqu’à l’inscription : Sanctus dominus Deus sabaoth
Le caractère prestigieux de la réalisation exclut ici qu’il s’agisse d’une mauvaise compréhension par l’orfèvre de la signification du globe-siège carolingien.
L’inscription, les deux séraphins, le Temple avec ses arcades et ses lustres sont trois références à la vision d’Isaïe. Le globe-siège, métaphore isaïenne, s’inscrit donc de manière naturelle dans ce programme. Le trône, dont on ne voit que le montant, est bien trop bas pour que le Seigneur soit assis dessus : le globe continue bien de jouer son rôle de siège mais à l’insu du regard, comme si l’invisibilité du divin Séant ajoutait à sa Majesté. Les montants du trône ajoutent au décorum, aussi merveilleux et superflus que les deux mains célestes qui tiennent les lustres latéraux.
Traditio legis et clavium, Ivoire, Leon, 1060, Louvre, Paris
Dans cette reprise romane des thèmes paléochrétiens de la traditio legis et de la traditio clavium (voir 2 Epoque paléochrétienne), Le Christ remet de la main droite les clés à Saint Pierre et de la main gauche le Livre de la Loi à Saint Paul.
La formule est aussi syncrétique côté décor, puisqu’elle cumule le mobilier réel (trône avec coussin et tabouret hexagonal porté par un long pied), et un reliquat de globe-siège décoré de plis.
On a reconnu en bas [2] les quatre fleuves du paradis, au dessus de l’arbre de vie. Je pense qu’il faut relier ces quatre fleuves au « globe » du dessus, bassin circulaire qui serait leur véritable source.
Les quatre anges du bas n’ont pas été expliqués. Ils pourraient constituer une personnification des quatre fleuves, dans une iconographie totalement originale et très difficile à étayer, vu l’extrême rareté des exemples : le seul qui s’en rapprocherait est la mosaïque romane de Die, où les fleuves ont pour attribut une clé, un couteau, un ciseau à tondre et une rosace [3]
On remarque qu’ici les quatre anges forment des couples :
- les anges latéraux, aux gestes parallèles et aux ailes tournées vers le bas, portent deux objets oblongs, l’un au dessus et l’autre au dessous de la main ; il est tentant de les associer aux deux personnages qui les surplombent : l’objet situé sous Saint Pierre pourrait être une serrure ou un étui pour les clés, celui situé sous Saint Paul une bourse destinée à protéger le livre ;
- les deux anges centraux, aux gestes en miroir et aux ailes tournées vers le haut, portent quant à eux ce qui pourrait être un bandeau roulé, l’autre un bandeau déroulé.
Toutes ces symétries suggèrent une intention précise, bien difficile à interpréter faute d’une iconographie comparable ou d’une source textuelle. Les quatre anges ne semblent pas en tout cas être associés aux quatre fleuves (seuls les deux du milieu ont les pieds dans l’eau) mais plutôt servir d’auxiliaire aux trois personnes du registre supérieur : le Christ, Saint Pierre et Saint Paul.
Couverture de livre en argent niellé, 12ème siècle, Camera santa, cathédrale d’Oviedo
Le trône est très particulier, puisque les pattes des lions sont à l’intérieur du globe tandis que les têtes, à l’échine couverte de tissu, s’échappent à l’extérieur. Dans le contexte espagnol très marqué par l’iconographie « littéraliste » des Beatus, il est raisonnable d’interpréter ce décor dans un sens apocalyptique :
- le « globe » est en fait un anneau lumineux dont les dents évoquent les rayons autour du trône ;
- la mandorle avec ses motifs liquides évoque la mer d’émeraude ;
- le livré fermé et les deux lampes participent à la même évocation apocalyptique.
Beatus de Gérone, 975 | Fresque provenant de la Chapelle de Campublic, près Beaucaire, Vers 1200, Taiona Gallery of Ireland, Dublin |
---|
Le miniaturiste du Beatus de Gérone s’est inspiré de la mandorle en huit carolingienne, en remplaçant le globe-siège par le trône (voir 3 Mandorle double symétrique) : il ne s’agit donc nullement d’une mauvaise compréhension, mais au contraire d’une clarification.
La même compréhension de la mandorle en huit comme un halo autour du trône se retrouve encore, deux siècles plus tard, dans la fresque rustique de Campublic.
3 Marie, porte du ciel (SCOOP !)
Vers 500, Eglise de Panagia Kanakaria, Lythragkomi,Cyprus | 1150 Admont, Benediktinerstift, Cod. 549 fol 4v |
---|
Le motif byzantin de la Vierge à l’enfant dans une mandorle arrive en Occident au milieu du XIème siècle. André Grabar [4] l’explique par l’idée que Jésus, étant divin dès sa naissance, pouvait inclure sa Mère dans son auréole agrandie :
« La Vierge porte ici une figure divine, et c’est à ce titre qu’elle est incluse dans la mandorle, exactement comme l’est le trône ou le char de Dieu dans l’iconographie des visions prophétiques. »
Augustin, Enarrationes in Psalmos CI, 1130-40, Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r.
Si les « Majestas virginis » sont rares, celles où la mandorle n’est pas en amande sont encore plus rares.
Cette composition unique comporte, en plus de la mandorle en huit, un trône à deux têtes de lion : le cercle supérieur le prolonge par une sorte de « dossier » circulaire, de même taille et de même couleurs que le « tapis ». Seule miniature importante du manuscrit, cette image royale n’a aucun lien avec le commentaire du Psaume 101 qui commence au verso : « Voici un pauvre qui prie, et qui ne prie pas en silence (Jésus-Christ) ».
La Sagesse (détail)
Augustin, De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS Plut 12-17 fol 2v
On peut en revanche rapprocher la couronne et le sceptre en fleuron portant l’oiseau du Saint Esprit, avec cette illustration un peu postérieure d’un autre manuscrit d’Augustin : ainsi Marie, en position de « sedes sapientiae », emprunte tout simplement à l’iconographie de la Sagesse.
Vierge portière, 12ème siècle, Saint Savin.
On retrouve dans cette fresque un globe-siège dégénéré, devenu simple motif décoratif à l’arrière du trône, et qui sert ici à mettre à distance de respect les deux donateurs prosternés. Au dessus, sortant du ciel vert par des ouvertures en quart de cercle, deux anges répercutent à la Vierge la prière des suppliants.
Relevé de H.L. Laffilée, 1889, Musée de l’Architecture
La partie haute de la mandorle, pratiquement circulaire et entourée de nuages, prolonge la courbe du trône curule en une sorte de dossier. Mais ce qui est particulier ici est son fond vert : le dossier est en fait un oculus ouvrant sur le ciel étoilé.
Graduel de l’abbaye de Prum, 975-1000, BNF MS Lat 9448 fol 62v
Cette image d’une Vierge assise devant un oculus, figure dans un graduel ottonien, entre différents hymnes à Marie. Sur la page en regard on peut lire en particulier, un hymne chanté pour la Nativité de la Vierge :
Du roi nourricier porte lumineuse, reçois les implorations de tes serviteurs |
Almi regis janua lucida famulorum suscipe vota placabilia |
Cette rare représentation de Marie seule, assise sur un globe et devant une mandorle, est donc bien distincte de l’auréole christique étendue dont parle Grabar : elle illustre une autre idée, celle de Marie « porte lumineuse » ouverte vers le ciel et donnant accès au Seigneur qui siège au delà.
Raison pour laquelle la « Vierge portière » de Saint Savin se trouve dans une situation très particulière, formant un tympan intérieur au-dessus du portail d’entrée.
1128-1151, cloître de l’abbaye Saint Aubin, Angers
Eric Palazzo [5] a montré que la figure de la Vierge fait ici système avec la porte close représentée juste en dessous. Car d’après une exégèse ancienne relative à la virginité de Marie, celle-ci est assimilée à la porte close du temple de Jérusalem, décrite par Ezéchiel :
Et Yahweh me dit: « Ce portique sera fermé; il ne s’ouvrira point, et personne n’entrera par là, car Yahweh, le Dieu d’Israël, est entré par là; et il sera fermé. Ezéchiel, 44,2-3
Cette symbolique de la Vierge-porte, close ici-bas mais ouverte là haut, conforte l’interprétation de ce type très particulier de mandorle mariale, non pas comme une ouverture permettant la descente du Sacré, mais comme une fenêtre vers le Ciel.
A noter en bas à gauche la scène des Rois Mages offrant un disque doré, iconographie assez rare que j’ai étudiée par ailleurs (voir 8 Autres significations).
4 Le Christ assis dans le ciel (SCOOP !)
Vers 1180, Eglise de Gargilesse, Poitou
La différence de taille entre les deux parties de la mandorle montre qu’il ne s’agit pas d’une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique) mais d’une mandorle dissymétrique pour laquelle on a remplacé l’amande par un cercle pour faciliter son inscription dans l’arcature de la fenêtre.
La relative proximité géographique avec Saint Savin suggère l’hypothèse que l’idée de la Vierge assise devant le Ciel aurait pu se propager au Christ lui-même : le fond bleu du cercle supérieur serait donc ici un oculus ouvrant sur le ciel.
L’intersection des deux cercles est masquée par les pans noir du manteau du Christ, de sorte qu’il est impossible de savoir quel cercle passe devant l’autre.
Salle capitulaire, Marcilhac-sur-Célé, vers 1125
On retrouve exactement la même précaution sur ce chapiteau, où le masquage est assuré par les pans de l’étole que le Christ porte sur ses avant-bras.
Bible de St Aubin d’Angers, 1075-1100, Angers BM MS 4 fol 208
Cette image très atypique a souvent été rapprochée de la Vierge de Saint Aubin (proximité géographique et chronologique) ou du Christ de Gargilesse (à cause des deux cercles). Mais tandis que ces compositions maintenaient graphiquement l’indécision quant à la superposition des deux parties de la mandole, il nous est ici clairement montré que l’anneau supérieur passe devant l’anneau inférieur. Walter Cook ([1], p 55), qui a recensé ces cas atypiques, considère qu’il s’agit simplement d’une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien.
Or ici, les quadrillages très élaborés confèrent aux deux anneaux une sorte de relief, tels des oculus creusés dans un mur. Le motif audacieux de l’escabeau posé sur le vide suggère, plutôt qu’une incompréhension, un jeu savant avec les formules bien connues.
Fol 207 | Fol 207v |
---|
Cette miniature pleine de fantaisie et d’originalité graphique vient d’ailleurs conclure, en apothéose, les « drôleries » et les décors complexes qui ornent les pages précédentes.
Dieu en Majesté, fol 14 | Dieu envoyant l’Archange Gabriel à Marie, fol 12v |
---|
Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1130-40, British Library Lansdowne 383
Ce psautier anglais baigne dans l’imagerie royale : couronne ou chrisme marqué REX. Dans les deux images, le repose-pieds n’est plus le symbole de la Terre, puisque celle-ci est, au XIIIème siècle, représentée par le globe-crucifère dans la main du Seigneur (ce point est développé dans 5 L’âge d’or des Majestas ).
Dans la première image, Dieu en Majesté apparaît au dessus de la donatrice prosternée : pour cette image officielle, l’enlumineur a eu recours à la mandorle lenticulaire standard.
Dans l’autre image, Dieu montre à l’Ange de l’Annonciation le globe terrestre, pour lui indiquer la direction qu’il doit rejoindre. Pour ce sujet rare (voir aussi le Psautier de Winchester, 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines) , l’artiste a souligné que le palais se trouve dans le ciel (le cadre bleu avec son motif de nuages), et il a ouvert la cloison sur le firmament pour que l’Ange puisse sortir.
5 Les mandorles inversées
A la lumière du « Christ assis dans le ciel » de la Bible de Saint Aubin, il vaut la peine de revisiter les rares cas, recensés par Cook, où la partie supérieure de la mandorle passe devant la partie inférieure.
Le moine Guntfridus offrant son livre à saint Vaast
Evangiles de Saint Vaast, 1000-50, Boulogne BM MS 9 fol 1v
Cette composition, où le véhicule divin perce carrément la voûte pour venir à la rencontre de Saint Vaast, illustre clairement la même idée de descente de Dieu vers les hommes.
Reliquaire, Limoges ([1], fig 45)
12ème s, British museum
C’est probablement la même idée de descente (plutôt que de porte dans le ciel) qui explique cette rare composition, où la Vierge à l’Enfant est posée à terre entre deux saints, chacun abrité sous son arcade. La forme atypique de la double mandorle sert aussi à la distinguer de celle du Seigneur en gloire.
1050-1100, British Museum, Goldschmidt vol II table XXXIX fig 131 [6]
Ce fragment de la bordure d’un autel portatif a pour particularité de montrer, aux pieds du Seigneur, un couple de donateurs. La transformation du globe-siège en un motif rayonnant situé à l’arrière-plan permet ici de les rapprocher du Seigneur, tout en créant une symétrie visuelle avec les deux anges en vol qui soutiennent la partie en amande. La composition suggère que les anges transportent cette partie mobile tandis que le cercle inférieure est un halo lumineux qui accompagne l’atterrissage : manière astucieuse de placer les donateurs au plus près du rayonnement de Dieu, sans les inclure dans sa Gloire.
Plutôt que dans une porte, le Seigneur est ici assis dans un ascenseur descendu du haut du ciel.
On trouve plusieurs exemples de « mandorles inversées » en Catalogne, dans la zone d’influence des abbayes de Ripoll et Roda
Moïse reçoit les tables de la Loi
1015-1020, Bible de Ripoll, Vat Lat 5729 fol 6v, Gallica
Le Dieu de l’Ancien Testament porte une auréole cruciforme, selon la convention graphique consistant à représenter le Père sous les traits du Fils. Si le copiste a assis Dieu le Père dans la partie haute de la mandorle, c’est probablement pour manifester qu’ici, il descend par la porte du ciel, et non qu’il trône au sommet du monde.
1030-1060, Bible de Roda, BNF Lat 6-4 fol 103v, Gallica
A titre de confirmation, on remarquera que dans cette illustration de la situation opposée – Jean monte au ciel rejoindre le Seigneur de l’Apocalypse – la mandorle retrouve sa forme habituelle.
Création du monde
Bible de Roda 1025-50 BNF Lat 6-1 fol 6v, gallica
Cette image très atypique et incomplète (deux fragments ont été découpés) est très énigmatique. Elle est sensée montrer la Création du monde, comme le prouve la phrase écrite en haut « « In principio creavit Deus… ». Le mot « caelum » devait se trouver dans les fragments manquants et « et terram » est inscrit dans les quatre arcades du bas.
Mais l’image comporte aussi certains éléments d’une Majestas Dei :
- la structure quadripartite (le grand quadrilobe, avec les quatre vents entre les feuilles) ;
- la mandorle, particulièrement complexe, puisque elle est du modèle inversé, et avec trône ;
- les deux séraphins qui la flanquent.
Les éléments totalement originaux sont :
- le groupe de neuf anges ;
- le décentrage de la figure divine, laissant place à droite à un objet quadrangulaire et à trois oiseaux ;
- la présence dans le quadrilobe inférieur d’un homme malheureusement coupé ;
- la série de six oiseaux voletant au dessus des arcades ;
- la répartition fantaisiste des animaux dans les arcades.
Selon Andreina Contessa [7] :
- le grand quadrilobe serait le Temple tel que plusieurs Beatus le représentent (en référence aux quatre portes du Temple décrit par Ezéchiel) ;
- l’objet quadrangulaire serait un autel dans ce Temple ;
les trois oiseaux pourraient être les âmes des martyrs, tels que les représentent les Beatus (Apocalypse 20,4-6).
Création du Monde et vision de Daniel (SCOOP !)
Dans un autre article consacré au cycle de Daniel, Andreina Contessa [8] décrit une autre « théophanie » de la Bible de Roda, qui à mon avis fournit un élément de comparaison plus fructueux que les lointains Beatus :
Vision de l’Ancien et du fils de l’homme
Bible de Roda, 1030-60, BNF Lat 6-3 fol 66v (détail)
L’image illustre Daniel 7,9-14 :
- les quatre roues : « Son trône était des flammes de feu; les roues, un feu ardent. » (7,9)
- les deux groupes d’anges : « mille milliers le servaient, et une myriade de myriades se tenaient debout devant lui. » (7,10)
- l’homme dans le second cercle : « voici que sur tes nuées vint comme un Fils d’homme; il s’avança jusqu’au vieillard, et on le fit approcher devant lui. » (7,13)
- le Livre qui lui est donné : l’inscription « Dedit pater potestatem Filio suo » interprète librement :
- « Le Juge s’assit, et des livres furent ouverts. » (7,10)
- « Et il lui fut donné domination, gloire et règne » (7,14)
Vision des quatre bêtes
Bible de Roda, 1030-60, BNF Lat 6-3 fol 66v (détail)
Le registre juste au dessus représente la première partie de la Vision de Daniel, celle des quatre bêtes :
« Daniel prit la parole et dit: » je voyais dans ma vision pendant la nuit, et voici que les quatre vents du ciel fondaient sur la grande mer, Et quatre grandes bêtes montèrent de la mer, différentes l’une de l’autre. » Daniel 7,2-3
Une interprétation par analogie (SCOOP !)
Mon hypothèse est que l’image de la Création représente
- la Terre par la structure à quatre arches,
- le Ciel par le quadrilobe porté par les quatre vents,
- la ligne des six oiseaux marquant la séparation.
Pour développer le texte très succinct, dans la Genèse, de la Création du Ciel et de la Terre, l’artiste a construit une analogie visuelle avec la Vision de Daniel. Ainsi donc :
- les quatre arches emplies d’animaux évoquent les quatre bêtes (en vert sombre) ;
- les « quatre vents du ciel » ont trouvé leur place logique (en vert clair) ;
- le quadrilobe évoque les quatre roues du trône (en bleu clair) ;
- l’objet quadrangulaire est le Livre de la Puissance transmise du Père au Fils (en violet).
Quant aux trois oiseaux de couleur bleue placés entre le Père et le Fils, juste en dessous du Livre, ils représentent très logiquement le Saint Esprit, et leur nombre la Trinité.
Cette lecture d’ensemble nous permet de mieux comprendre la structure de la mandorle, qui reflète la difficulté de la représentation conjointe du Père et du Fils (pour la solution trouvée par le Psautier d’Utrecht, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht ) :
- dans les deux images, le cercle du Père passe devant celui du Fils, de manière à exprimer la primauté de l’un sur l’autre (d’où la mandorle inversée) ;
- devant la difficulté graphique de placer le Fils dans son cercle (place où les psautiers figurent habituellement les ennemis foulés aux pieds), l’illustrateur a préféré le décaler sur le côté ;
- le livre du Pouvoir conjoint, assimilé à celui du Saint Esprit, est placé au niveau de l’intersection des cercles.
Cette mandorle très élaborée est le seul cas que je connaisse qui exprime la binarité Père-Fils.
Devant d’autel d’Hix, vers 1130, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone,
Deux autres exemples catalans ont justifié la monumentale et remarquable étude de Cook sur les mandorles doubles. Ce devant d’autel se compose de deux registres, séparés par une inscription :
Soleil et lumière de saints et de nobles / je demeure dans le plus haut |
sol et lvx sanctorvm/maneo preclara bonorvm () |
Les saints et les nobles figurent dans les deux registres haut et bas, à l’intérieur desquels s’inscrit équitablement la mandorle. Il est donc vain d’isoler la partie basse et d’y voir une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien.
Cook a cependant raison de noter l’influence carolingienne, évidente dans le globe digital. Mais comme il ne fait pas de distinction entre les mandorles double symétriques et dissymétriques, il rapproche implicitement celle-ci d’une mandorle dissymétrique, de type globe-siège plus dossier.
Or le véritable modèle est ici la mandorle en huit de la Première Bible de Charles la Chauve, qui s’ajoute autour du globe-siège sans se confondre avec lui (sur l’explication de cette formule, voir 3 Mandorle double symétrique ). Le globe-siège y est indispensable, puisque l’intersection des cercles se situe au niveau du ventre, donc bien trop haut pour s’asseoir.
La mandorle d’Hix n’est pas une dégénérescence du modèle carolingien, mais au contraire une rationalisation : l’artiste a vu que la partie haute du huit, une fois refermée, passait suffisamment bas pour servir de siège.
Cette explication purement graphique n’exclut pas la possibilité que la mandorle ait, comme dans la Bible de Ripoll, la signification de « Dieu le Père descendu sur Terre ».
Un indice est que Saint Martin, le patron de l’église d’Hix, apparaît dans les deux cases en haut à droite :
- en évêque tonsuré bénissant un laïc (lequel offre peut être une bourse) ;
- en centurion découpant son manteau pour l’offrir à un infirme (lequel porte bizarrement son bâton en bandoulière).
La présence de ces compagnons sans auréole exclut que les deux registres se situent dans le Ciel : il faut les voir plutôt comme les compartiments d’un reliquaire, illustrant le pouvoir des saints ici-bas.
Devant d’autel de la Seu d’Urgell
Vers 1120, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone,
Le second devant d’autel étudié par Cook est très proche du précédent. La mandorle reprend le même schéma, à ceci-près que les deux moitiés sont légèrement en amande, et que celle du haut se distingue par son contour interne rouge.
Cette légère dissymétrie est totalement insuffisante pour interpréter les deux moitiés comme la Terre et le Ciel, ainsi qu’on le lit souvent [9] : d’autant que le globe terrestre est clairement figuré, comme d’habitude, par le demi-disque aux pieds du Christ, orné de motifs végétaux.
Les personnages latéraux, disposés en pyramide (trois, puis deux puis un) sont ici les douze apôtres, dont Saint Pierre avec ses clés en position d’honneur.
On remarquera que, dans le compartiment central, le fond rouge est orné de deux motifs alternés dorés (trois gros points séparés par trois petits, huit petits points autour d’un gros). Ces motifs restent les mêmes dans les compartiments latéraux, mais en inversant les couleurs (rouge sur fond doré).
Le devant d’autel de la Seu d’Urgell se rapproche beaucoup d’une autre oeuvre catalane antérieure d’un siècle, le linteau de Saint Génis les Fontaines, que Cook classe aussi parmi les mésinterprétations du globe-siège carolingien. La mandorle double, avec le Christ bénissant, est transportée par deux anges au centre d’une rangée de six apôtres. Or les deux épisodes où le Christ monte ou descend au milieu des apôtres sont l’Ascension (son départ vers le ciel) ou la Parousie (le moment inverse, celui de son retour sur terre à la fin des Temps). Nous consacrerons le chapitre suivant à examiner dans le détail ce linteau très particulier.
Dans le devant d’autel d’Urgell, les anges manquent, mais on peut relever quatre détails discrets :
- la mandorle n’est pas posée sur le sol (à la différence du devant d’autel d’Hix) ;
- le liseré de points latéral est interrompu par le panneau central ;
- une des auréoles est coupée par le panneau central ;
- sur le panneau de gauche, le motif du haut devrait être celui à neuf points.
Au risque de la surinterprétation, l’idée qui s’en dégage est que la partie centrale « flotte » devant les panneaux latéraux, les contredit (par l’inversion des couleurs) voire les corrige (si l’anomalie sur le motif de gauche est volontaire). Ces indices ténus ne permettent pas deconclure de manière certaine que le devant d’autel d’Urgell représente une Ascension ou une Parousie, mais c’est une hypothèse raisonnable.
Il n’est pas invraisemblable que l’atelier dit « de La Seu d »Urgell », à qui on attribue ces deux oeuvres pratiquement contemporaines [10], ait utilisé le même schéma graphique pour traiter deux sujets radicalement différents :
- Dieu régnant sur la terre par l’entremise des saints (devant d’autel d’Hix) ;
- Le Christ montant ou descendant du ciel au milieu des Apôtres (devant d’autel de La Seu d’Urgell) .
Article suivant : 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines
https://www.academia.edu/4403381/Contessa_CSMC_L_iconographie_des_cycles_de_Daniel_et_Ez%C3%A9chiel_dans_les_Bibles_de_Ripoll_Cahiers_de_Saint_Michel_de_Cuxa_2009_165_176
https://www.academia.edu/14339176/162_L_%C3%A9tude_des_panneaux_peints_en_Catalogne_artiste_apprentissage_et_techniques_dans_Arts_picturaux_en_territoires_catalans_XII%C3%A8_XIV%C3%A8_si%C3%A8cle_Approches_mat%C3%A9rielles_techniques_et_comparatives_dir_G_Mallet_A_Leturque_PULM_Montpellier_2015_pp_19_40
Aucun commentaire to “4 Mandorle double pathologique”